Barnabé Rudge/11

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Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 103-108).



CHAPITRE XI.

Grandes nouvelles ce soir-là pour les habitués réguliers du Maypole ! Quand chacun d’eux entrait séparément pour occuper la place qui lui était échue en partage dans le coin de la cheminée, John, avec une lenteur de débit très frappante et un chuchotement apoplectique, lui communiquait que M. Chester était seul dans l’appartement d’en haut, et qu’il y attendait M. Geoffroy Haredale, auquel il avait envoyé une lettre (sans doute d’une nature menaçante) par les mains de Barnabé, qui se trouvait là.

Pour un petit noyau de fumeurs et de cancaniers affamés, rarement à pareille fête, c’était la plus admirable des aubaines. Il y avait là un bon mystère, bien sombre, et qui se développait sous le toit même qui les abritait, servi tout chaud, pour ainsi dire, au coin du feu, et dont ils allaient se régaler sans le moindre trouble, la moindre peine. On ne saurait croire quel goût, quelle saveur cela donnait à la boisson, quel nouveau parfum au tabac. Chacun fumait sa pipe avec une figure pleine de graves et sérieuses délices, et en regardant son voisin avec une sorte de paisible congratulation. Oui, on sentait si bien que c’était une soirée spéciale, une véritable fête, que, sur la motion du petit Salomon Daisy, chacun (y compris John lui-même) déboursa ses six pence pour un pot de flip[1], breuvage agréable qui fut préparé le plus diligemment possible, et placé au milieu d’eux sur le carreau de brique, afin de le faire bouillir doucement et mijoter à petit feu, pour qu’en même temps l’odorante vapeur, s’élevant parmi eux et se combinant avec les guirlandes de fumée qui sortaient de leurs pipes, les enveloppât d’une délicieuse atmosphère de leur goût, et les dérobât au monde entier. L’ameublement même de la salle en devenait plus moelleux et prenait une teinte plus foncée ; les plafonds et les murs avaient l’air plus noirs et d’un plus beau poli ; les rideaux semblaient d’un rouge plus éclatant ; les flammes étaient plus vives et plus hautes, et les grillons gazouillaient dans l’âtre avec plus de satisfaction qu’à l’ordinaire.

Il y avait là pourtant deux personnages qui prenaient une bien petite part au contentement général. L’un était Barnabé lui-même, qui dormait, ou, pour éviter d’être assiégé de questions, feignait de dormir dans l’encoignure de la cheminée ; l’autre était Hugh, qui dormait aussi, étendu sur le banc du côté opposé, à la pleine lueur du feu flamboyant.

La lumière qui tombait sur cette forme inerte la montrait dans toutes ses musculeuses et élégantes proportions. C’était celle d’un jeune homme au robuste corps d’athlète, à la vigueur de géant, dont la figure brûlée par le soleil et le cou basané, couverts d’une chevelure d’un noir de jais, eussent pu servir de modèle à un peintre. Vêtu, de la manière la plus négligée, d’un costume des plus grossiers et des plus rudes, avec des brins de paille et de foin, son lit habituel, attachés çà et là et mêlés à ses boucles vierges du peigne, il s’était endormi dans une posture aussi sans façon que son habillement. La négligence et le désordre de toute sa personne, avec quelque chose de farouche et de sombre dans ses traits, lui donnaient une pittoresque apparence qui attira les regards, même des clients du Maypole, quoiqu’ils le connussent bien, et fit dire au long Parkes que jamais Hugh n’avait plus ressemblé que ce soir à un coquin de braconnier.

« Il attend ici, je suppose, dit Salomon, afin de prendre le cheval de M. Haredale.

— En effet, monsieur, répliqua John Willet. Il n’est pas souvent dans la maison, vous savez ; il est mieux à son aise parmi les chevaux que parmi les hommes. Je le considère lui-même comme un animal. »

Accompagnant cette opinion d’un haussement d’épaules qui avait l’air de vouloir dire : « Nous ne pouvons pas espérer que chacun nous ressemble, » John remit sa pipe dans sa bouche, et fuma comme quelqu’un qui sent sa supériorité sur le commun des hommes.

« Ce gaillard-là, monsieur, dit John ôtant de nouveau sa pipe de ses lèvres, après un entracte assez long et en montrant Hugh avec le tuyau, quoiqu’il ait en lui toutes ses facultés, mises en bouteilles et bien bouchées, par exemple, si je peux m’exprimer ainsi…

— Très bien ! dit Parkes en inclinant la tête. Excellentes expressions, Johnny. Vous allez empoigner quelqu’un tout à l’heure. Je vois que vous êtes en veine, ce soir.

— Prenez garde, dit M. Willet, sans la moindre gratitude pour le compliment, que je ne vous empoigne tout le premier, monsieur ; c’est ce que je ne manquerai pas de faire si vous m’interrompez quand je fais des observations.

— Ce gaillard-là, disais-je, quoiqu’il ait toutes ses facultés au dedans de lui-même, d’un côté ou d’un autre, mises en bouteilles et bien bouchées, n’a pas plus d’imagination que Barnabé n’en a. Et pourquoi n’en a-t-il pas plus ? »

Les trois amis secouèrent leurs têtes l’un vers l’autre, comme pour dire par ce simple geste, sans se donner la peine d’ouvrir leurs lèvres : « Remarquez-vous l’esprit philosophique de notre ami ? »

« Pourquoi n’en a-t-il pas ? reprit John en frappant doucement la table de sa main étendue. Parce qu’on ne les lui a point débouchées lorsqu’il était petit garçon ; voilà pourquoi. Qu’aurait été chacun de nous, si nos pères ne nous avaient point débouché nos facultés ? Qu’aurait été mon petit garçon Joe, si je ne lui avais point débouché ses facultés ? Écoutez-vous ce que je suis en train de vous dire, messieurs ?

— Ah ! certes oui, nous vous écoutons, cria Parkes. Continuez pour notre instruction, Johnny.

— Conséquemment alors, dit M. Willet, ce gaillard-là, dont la mère, lorsqu’il était tout petit garçon, fut pendue avec six autres, pour avoir passé de faux billets de banque, et c’est une bénédiction de penser combien il y a de gens pendus par fournée toutes les six semaines, pour cela ou pour autre chose, car ça montre l’extrême vigilance de notre gouvernement ; ce gaillard-là, qui fut dès lors abandonné à lui-même, qui eut à garder les vaches, à servir d’épouvantail aux oiseaux, à faire je ne sais quoi pour gagner son pain, qui arriva par degrés à soigner les chevaux, et par la suite des temps à coucher dans les greniers et la litière, au lieu de dormir sous les meules de foin et les haies, jusqu’à ce qu’enfin il devînt le palefrenier du Maypole, pour sa nourriture, son logement et une modique somme annuelle ; ce gaillard-là qui ne sait ni lire ni écrire, et qui n’a jamais eu beaucoup de rapports avec autre chose que des animaux, et qui n’a jamais vécu en aucune manière autrement que comme les animaux parmi lesquels il a vécu, c’est un animal, et, ajouta M. Willet, en tirant des prémisses sa conclusion logique, il doit être traité en conséquence.

— Willet, dit Salomon Daisy, qui avait témoigné quelque impatience à voir l’intrusion d’un sujet si indigne dans le thème bien plus intéressant de leur conversation, lorsque M. Chester est arrivé ce matin, a-t-il demandé la grande chambre ?

— Il déclara, monsieur, dit John, qu’il désirait un vaste appartement. Oui, c’est certain.

— Eh bien ! voulez-vous que je vous dise ? reprit Salomon en parlant doucement et d’un air sérieux. Ils vont s’y battre en duel, lui et M. Haredale. »

Chacun regarda M. Willet, après cette insinuation alarmante. M. Willet regarda le feu, en pesant dans son propre esprit les résultats qu’une telle rencontre aurait, selon toute apparence, pour l’établissement.

« Possible, dit John, je ne sais pas…. Je suis sûr…. Je me rappelle que, la dernière fois que je suis monté là-haut, il avait mis les chandeliers sur les tablettes de la cheminée.

— C’est une chose aussi évidente, répliqua Salomon, que le nez de Parkes sur sa figure.

— M. Parkes, dont le nez était fort gros, le frotta, et eut l’air de considérer ceci comme une personnalité. C’est qu’ils se battront dans cette chambre. Rien de plus commun, vous le savez par les journaux, que les duels des gentlemen dans les cafés, sans témoins. L’un d’eux sera blessé ou peut être tué dans cette auberge.

— Alors c’était un cartel que la lettre dont Barnabé fut le porteur, hein ? dit John.

— Contenant une bande de papier avec la mesure de son épée dessus, je parierais une guinée, répondit le petit homme. Nous connaissons le caractère de M. Haredale. Vous nous avez raconté ce que Barnabé avait dit de ses regards, quand il revint. Croyez-moi, je suis dans le vrai. Maintenant, attention. »

Le flip n’avait pas encore eu de saveur. Le tabac n’avait été qu’un vil produit du sol anglais, comparé à son parfum d’à présent. Un duel dans la grande vieille chambre au premier étage, et le meilleur lit de l’hôtel commandé d’avance pour le blessé !

« Mais sera-ce à l’épée ou au pistolet ? dit John.

— Dieu le sait. Peut être au pistolet et à l’épée, répliqua Salomon. Ces messieurs-là portent l’épée, et ils peuvent aisément avoir des pistolets dans leurs poches ; il est fort probable, ma foi, qu’ils en ont. S’ils tirent l’un sur l’autre sans se toucher, alors ils dégaineront, et se mettront à en découdre sérieusement. »

Un nuage passa sur la figure de M. Willet, lorsqu’il réfléchit aux vitres cassées, aux rideaux endommagés ; mais s’étant expliqué à lui-même que l’un des deux adversaires survivrait probablement et payerait le dégât, sa figure redevint rayonnante.

« Et puis, dit Salomon, regardant tour à tour chaque figure, nous aurons alors sur le plancher une de ces taches qui ne s’en vont jamais. Si M. Haredale gagne, croyez-moi, ce sera une tache profonde ; ou, s’il perd, c’en sera une plus profonde encore, car jamais il ne cédera qu’il ne soit abattu. Nous en savons quelque chose, hein ?

— Ah ! oui, nous en savons quelque chose, chuchotèrent-ils tous ensemble.

— Quant à jamais disparaître, continua Salomon, je vous dis que jamais cela ne pourra se faire. Ne savez-vous pas qu’on a essayé pareille chose dans une certaine maison que vous connaissez ?

— La Garenne ! cria John. Non, bien sûr !

— Si, bien sûr ; si, vraiment. Seulement il y a très peu de gens qui le sachent. Et, avec tout cela, on en a assez causé. On rabota le parquet pour la faire disparaître : mais elle y resta. Le rabot entama le parquet profondément, elle glissa plus profondément. On posa de nouvelles planches ; mais une grande tache perça encore, et se montra à l’ancienne place. Et… Écoutez ; approchez-vous. M. Geoffroy Haredale fit de cette chambre son cabinet d’étude, et c’est là qu’il s’assoit, ayant toujours (à ce que j’ai entendu dire) son pied sur la tache, parce qu’il a la conviction, après y avoir longtemps et beaucoup pensé, que jamais elle ne s’effacera qu’il ne découvre l’homme qui commit le crime. »

Ce récit finissait, et ils se rapprochaient tous du feu en cercle, lorsque retentit au dehors le piétinement d’un cheval.

« C’est lui ! cria John, se levant avec précipitation. Hugh ! Hugh ! »

Le dormeur bondit sur ses pieds, tout chancelant, et s’élança derrière son maître.

John revint presque aussitôt, introduisant avec des marques d’extrême déférence (car M. Haredale était son propriétaire) le visiteur longtemps attendu. Celui-ci entra à grands pas dans la salle, en faisant résonner ses grosses bottes sur le carreau ; il parcourut d’un œil perçant le groupe qui le saluait, et il souleva son chapeau pour reconnaître leur hommage de profond respect.

« Vous avez ici, Willet, un étranger qui m’a envoyé quelqu’un, dit-il d’une voix dont le timbre était naturellement grave et sévère. Où est-il ?

— Dans la grande chambre d’en haut, monsieur, répondit John.

— Conduisez-moi. Votre escalier est sombre, autant que je me rappelle. Messieurs, bonsoir. »

En disant cela, il fit signe à l’aubergiste d’aller devant ; et, lorsqu’il sortit de la salle, on entendit résonner ses bottes sur l’escalier. Le vieux John, dans son agitation, éclairait ingénieusement tout autre chose que le chemin, et trébuchait à chaque pas.

« Arrêtez ! lui dit M. Haredale, quand ils eurent atteint le palier. Je peux m’annoncer moi-même. Je n’ai plus besoin de vous. »

Il mit la main sur la porte, entra, et la referma pesamment. M. Willet n’était pas du tout disposé à rester là tout seul pour écouter, d’autant plus que les murs étaient fort épais. Il descendit donc plus vite qu’il n’était monté, pour aller rejoindre en bas ses amis.


  1. Mélange de bière, de liqueurs spiritueuses et de sucre, le tout chauffé à l’aide d’un fer brûlant (webstar).