Barnabé Rudge/26

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Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 238-243).

CHAPITRE XXVI.

« Et vous entendez ceci sans surprise, Varden ? dit M. Haredale. Fort bien ! Vous et elle avez toujours été les meilleurs amis, et, s’il est quelqu’un qui puisse la comprendre, ce doit être vous.

— Je vous demande pardon, monsieur, répondit le serrurier ; je ne vous ai pas dit que je la comprisse. Je n’aurais pas la présomption de dire cela d’aucune femme. Ce n’est déjà pas si facile. Mais je ne suis pas aussi surpris, monsieur, que vous vous y attendiez, certainement.

— Puis-je vous demander pourquoi vous ne l’êtes pas, mon bon ami ?

— J’ai vu, monsieur, répliqua le serrurier en se faisant évidemment violence, j’ai vu chez elle quelque chose qui m’a rempli de défiance et d’inquiétude. Elle a contracté de mauvaises liaisons ; quand ou comment, je l’ignore ; mais que sa maison soit le refuge d’un voleur et d’un coupe-jarret, au moins, je n’en suis que trop sûr. Voilà, monsieur. Maintenant, le mot est lâché.

— Varden !

— J’en appelle, monsieur, au témoignage de mes propres yeux ; je voudrais, pour l’amour d’elle, être à demi aveugle et avoir le bonheur de douter de mes yeux. J’ai gardé le secret jusqu’à ce moment, et il restera entre vous et moi, je le sais ; mais je vous déclare que de mes propres yeux, et bien éveillé, j’ai vu, dans le corridor de sa maison, un soir, après la brune, le voleur de grand chemin qui a volé et blessé M. Édouard Chester, et qui, cette nuit-là même, m’avait menacé.

— Et vous n’avez pas fait d’effort pour l’arrêter ? dit vivement M. Haredale.

— Monsieur, répliqua le serrurier, elle-même m’en empêcha, me retint, de toute sa force, se pendit autour de moi jusqu’à ce qu’il se fut échappé. »

Et ayant poussé la confidence si loin, il raconta d’une manière circonstanciée la scène qui s’était passée le soir en question.

Ce dialogue avait lieu à voix basse dans la petite salle à manger du serrurier, où l’honnête Gabriel avait introduit M. Haredale à son arrivée. Celui-ci était venu le prier d’être son compagnon dans sa visite à la veuve ; il désirait avoir le concours de son influence persuasive, et c’est cette demande qui avait été l’origine de la conversation.

« Je me suis abstenu, dit Gabriel, de répéter un seul mot de ceci à qui que ce soit, car c’était de nature à ne lui faire aucun bien, mais à lui faire plutôt un grand mal. Je pensais et j’espérais, pour dire la vérité, qu’elle viendrait vers moi, me parlerait de cela et me dirait ce qui en était ; mais, quoique je me sois à dessein placé moi-même plusieurs fois sur son passage, elle n’a jamais touché ce sujet, sauf par un regard. Et vraiment, dit le brave homme de serrurier, il y avait beaucoup de choses dans ce regard, plus qu’on n’aurait pu en mettre dans un grand nombre de mots. Ce regard disait entre autres choses : « Ne me faites aucune question, » d’un air si suppliant, que je ne lui fis aucune question. Vous pensez, monsieur, je le sais, que je suis un vieux fou. Si ça vous soulage de m’appeler ainsi, ne vous gênez pas.

— Ce que vous venez de me dire me jette dans un désordre d’esprit extrême, dit M. Haredale après un moment de silence. Comment vous expliquez-vous ça ? »

Le serrurier secoua la tête, et regarda par la fenêtre avec incertitude le jour qui tombait. « Elle ne saurait s’être remariée, dit M. Haredale.

— Pas sans que vous en soyez instruit, monsieur, assurément.

— Elle pourrait me l’avoir caché, dans la crainte que ce projet ne l’exposât, étant connu, à quelque objection ou à quelque marque de répugnance. Supposons qu’elle se soit mariée imprudemment, ce qui n’est pas improbable, car son existence a été depuis bien des années une existence solitaire et monotone, et que l’homme soit devenu un scélérat, elle aurait un vif désir de le protéger, et cependant serait révoltée de ses crimes. Cela est possible. Cela s’accorde avec l’ensemble de sa conversation d’hier, et nous expliquerait entièrement sa conduite. Supposez-vous que Barnabé soit initié à ce mystère ?

— Il est tout à fait impossible de le dire, monsieur, répondit le serrurier en secouant de nouveau la tête, et il est presque impossible de le savoir de lui. Si votre supposition est exacte, je tremble pour ce garçon ; il n’est que trop commode à entraîner au mal.

— N’est-il pas possible, Varden, dit M. Haredale, à voix plus basse encore qu’il n’avait parlé jusque-là, que nous ayons été aveuglés et trompés par cette femme depuis le commencement ? N’est-il pas possible que sa liaison ait été formée du vivant de son époux, et soit cause que lui et mon frère….

— Mon Dieu, monsieur, cria Gabriel en l’interrompant, n’entretenez pas un moment de si sombres pensées. Il y a vingt-deux ans, où auriez-vous trouvé une jeunesse comme elle, gaie, belle, riante, aux yeux brillants ? Souvenez-vous de ce qu’elle était, monsieur. Cela me remue encore le cœur à présent, oui, même à présent que je suis vieux, avec une fille bonne à faire une femme, de songer à ce qu’elle était et de voir ce qu’elle est. Nous changeons tous, mais c’est avec le temps ; le temps fait honnêtement son œuvre, et je ne m’en occupe pas. Nargue du temps, monsieur ! usez-en bien avec lui, et c’est un bon compagnon qui dédaigne de prendre sur vous trop d’avantages. Mais les soucis et les souffrances, voilà ce qui l’a changée, voilà les démons, monsieur, les démons secrets, clandestins, qui vous minent, qui foulent aux pieds les fleurs les plus éclatantes de l’Éden, et qui font plus de ravage dans un mois que le temps n’en fait dans une année. Représentez-vous une minute ce qu’était Marie avant qu’ils attaquassent son cœur et sa figure dans leur fraîcheur, rendez-lui justice, et dites si votre soupçon est possible.

— Vous êtes un brave homme, Varden, dit M. Haredale, et vous avez tout à fait raison. J’ai couvé si longtemps ce triste sujet, que le moindre accident m’y ramène. Vous avez tout à fait raison.

— Ce n’est pas, monsieur, répliqua le serrurier, dont les yeux s’animaient et dont la forte voix avait l’accent de la loyauté, ce n’est pas parce que je lui ai fait la cour avant Rudge, et sans succès, que je dis qu’elle valait mieux que lui. On aurait pu dire de même qu’elle valait mieux que moi. Mais c’est égal, elle valait mieux que ça ; il n’était pas assez franc ni assez ouvert pour elle. Je ne le reproche pas à sa mémoire, pauvre garçon, je veux seulement vous rappeler ce qu’elle était réellement. Quant à moi, je garde un vieux portrait d’elle dans mon esprit ; et, tant que je songerai à ce portrait et au changement qu’elle a subi, elle aura en moi un ami solide qui s’efforcera de lui faire retrouver la paix. Et Dieu me damne ! monsieur, cria Gabriel, pardonnez-moi l’expression, j’agirais de même, eût-elle épousé en un an cinquante voleurs de grand chemin ; et je pense que ça doit être dans le Manuel protestant. Marthe a beau me dire le contraire, je le soutiendrai mordicus jusqu’au jour du jugement dernier ! »

Quand l’obscure petite salle à manger aurait été remplie d’un épais brouillard qui, se dissipant en un instant, l’eût laissée pleine d’éclat et radieuse, elle n’aurait pas pu être plus soudainement égayée que par cette explosion du cœur de Varden. Presque aussi haut et presque aussi rondement, M. Haredale cria de son côté : « Bien dit ! » et l’invita à partir sans prolonger l’entretien. Gabriel y consentant très volontiers, ils montèrent tous deux dans une voiture de louage qui attendait à la porte, et qui partit aussitôt.

Ils descendirent au coin de la rue, et, congédiant leur véhicule, ils marchèrent jusqu’à la maison. Au premier coup qu’ils frappèrent à la porte, pas de réponse. Le second eut le même résultat. Mais en réponse au troisième, qui était plus vigoureux, le châssis de la fenêtre de la salle à manger fut levé doucement, et une voix musicale cria :

« Haredale, mon garçon, je suis extrêmement aise de vous voir. Votre santé me paraît bien améliorée depuis notre dernière entrevue. Je ne vous vis jamais plus belle mine. Comment vous portez-vous ? »

M. Haredale tourna les yeux vers la fenêtre d’où venait la voix, quoique cela ne fût pas nécessaire pour reconnaître l’orateur, et M. Chester, agitant sa main, l’accueillit courtoisement avec un sourire.

« On va ouvrir la porte tout de suite, dit-il. Personne ici n’est chargé de ces fonctions qu’une femme très-délabrée. Vous excuserez ses infirmités : si elle était plus élevée sur l’échelle sociale, elle se plaindrait de la goutte ; mais n’ayant pour état que de fendre du bois et de tirer de l’eau, elle se plaint seulement d’un rhumatisme. Mon cher Haredale, ce sont là les distinctions naturelles des classes, soyez-en convaincu. »

M. Haredale, dont la figure avait repris son air sombre et défiant dès qu’il avait entendu la voix, inclina sa tête avec roideur et tourna le dos à l’orateur.

« Pas ouvert encore ! dit M. Chester. Ah ! mon Dieu ! j’espère que l’antique créature ne s’est pas pris le pied en chemin dans quelque malencontreuse toile d’araignée. La voici enfin ! Entrez, je vous prie ! »

M. Haredale entra, suivi du serrurier. Se tournant, d’un air très étonné, vers la vieille femme qui avait ouvert la porte, il demanda Mme Rudge et Barnabé. Ils étaient partis ensemble tout de bon, répliqua-t-elle en secouant sa tête chenue. Il y avait dans la salle à manger un gentleman qui leur en dirait peut-être davantage. Pour elle, c’était tout ce qu’elle en savait.

« Veuillez, monsieur, dit M. Haredale, en se présentant devant ce nouvel occupant, me dire où est la personne que je venais voir ici.

— Mon cher ami, répliqua-t-il, je n’en ai pas la moindre idée.

— Vos plaisanteries sont intempestives, riposta l’autre d’un ton de voix étouffé, et le sujet est mal choisi. Réservez-les pour vos amis, au lieu de les perdre avec moi. Je ne me reconnais aucun titre à cette distinction, et j’ai le désintéressement de la refuser.

— Mon cher bon monsieur, dit M. Chester, la marche vous a échauffé. Asseyez-vous, je vous prie. Notre ami est… ?

— Tout uniment un honnête homme, répliqua M. Haredale, et tout à fait indigne de votre attention.

— Monsieur, je me nomme Gabriel Varden, dit le serrurier d’un ton un peu brusque.

— Un estimable yeoman anglais ! dit M. Chester, un très estimable yeoman, dont j’ai souvent entendu parler à mon fils Ned, cher garçon, et que j’ai souvent eu le désir de voir. Varden, mon bon ami, je suis enchanté de vous connaître. Vous êtes bien étonné, dit-il en se tournant languissamment vers M Haredale, de me trouver ici ? Allons, avouez que vous l’êtes. »

M. Haredale le regarda (ce n’était pas d’un regard bien tendre ni bien amical), sourit et resta silencieux.

« Le mystère va être dévoilé en un moment, dit M. Chester, en un moment. Allons un instant à l’écart, s’il vous plaît. Vous vous rappelez notre petite convention par rapport à Ned et à votre chère nièce, Haredale ? Vous vous rappelez la liste de ceux qui les aidaient dans leur innocente intrigue ? Vous vous rappelez que Barnabé et sa mère figuraient parmi eux ? Mon cher garçon, félicitez-vous et félicitez-moi. J’ai acheté leur départ.

— Vous avez fait cela ? dit M. Haredale.

— J’ai acheté leur départ, répliqua son souriant ami. J’ai jugé nécessaire de prendre quelques mesures actives pour en finir tout à fait avec l’attachement de ce garçon et de cette jeune fille, et j’ai commencé par éloigner ces deux agents. Vous êtes surpris ? qui peut résister à l’influence d’un peu d’or ? Ils en avaient besoin, j’ai acheté leur départ. Nous n’avons plus rien à craindre d’eux. Il sont partis.

— Partis ! répéta M. Haredale ; où ?

— Mon cher garçon, et vous me permettrez de vous dire encore que vous n’avez jamais eu l’air si jeune, si positivement jouvenceau que ce soir, le Seigneur sait où ; Colomb lui-même, je crois, en serait pour ses frais. Entre nous, ils ont leurs raisons cachées, mais sur ce point je me suis engagé au secret. Elle vous avait donné rendez-vous pour ce soir, je le sais ; mais elle a trouvé qu’il y avait de l’inconvénient et qu’il lui était impossible de vous attendre. Voici la clef de la porte. Je crains qu’elle ne vous paraisse d’une grosseur assez gênante ; mais comme la maison est à vous, votre bon naturel m’excusera, j’en suis sûr, Haredale, de vous donner cet embarras. »