Barnabé Rudge/37

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Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 336-348).
CHAPITRE XXXVII.

Environner quelque chose de monstrueux ou de ridicule d’un air de mystère, c’est l’investir d’un charme secret, et d’un pouvoir d’attraction qui est irrésistible pour la foule. Faux prêtres, faux prophètes, faux docteurs, faux patriotes, faux prodiges de toute sorte, enveloppant leurs actes dans le mystère, se sont adressés avec un immense profit à la crédulité populaire, et ont été plus redevables peut-être à cette habile manœuvre d’avoir gagné et gardé pour un temps l’avantage sur la vérité et le sens commun, qu’à n’importe quelle demi-douzaine d’articles les plus accrédités dans tout le catalogue de l’imposture.

Si un homme s’était tenu sur le pont de Londres, à appeler les passants à gorge déployée, pour les inviter à se joindre à lord Georges Gordon, fût-ce même pour un objet incompris de tout le monde, ce qui lui aurait donné un charme particulier, il est probable qu’il aurait pu faire une vingtaine de prosélytes en un mois. Si tous les zélés protestants avaient été publiquement pressés de se joindre à une association ayant pour but avoué de chanter une hymne ou deux dans l’occasion, d’entendre quelques discours médiocres, et en dernier lieu de pétitionner au parlement, afin qu’il n’y passât pas d’acte pour l’abolition des lois pénales contre les prêtres catholiques romains, de la pénalité de l’emprisonnement perpétuel portée contre ceux qui élevaient les enfants dans la foi catholique, et de l’interdiction de tous les membres de l’Église romaine, désormais inhabiles à posséder des biens immeubles dans le Royaume-Uni par acquêt ou par héritage, toutes ces matières étrangères aux occupations et aux goûts des masses n’auraient peut-être pas ému une centaine de gens. Mais lorsque des bruits vagues coururent au dehors que dans cette association protestante un pouvoir occulte essayait ses forces contre le gouvernement pour de grands desseins indéterminés ; lorsque l’air fut rempli de sourdes rumeurs au sujet d’une confédération des puissances papistes pour dégrader et asservir l’Angleterre, établir une inquisition à Londres, et convertir les barrières du marché de Smithfield en bûchers et en chaudières ; lorsque des terreurs et des alarmes que personne ne comprenait furent répandues, à l’intérieur ainsi qu’à l’extérieur du parlement, par un enthousiaste qui ne les comprenait pas lui-même ; lorsqu’enfin d’antiques fantômes, qui avaient été couchés tranquillement depuis des siècles dans leurs tombeaux, furent évoqués pour obséder les gens ignorants et crédules ; lorsque tout cela se fut machiné, en quelque sorte, dans les ténèbres, que des invitations secrètes de se joindre à la grande Association protestante pour la défense de la religion, de la vie et de la liberté, furent semées sur la voie publique, jetées sous les portes des maisons, glissées à l’intérieur des appartements par les fenêtres, fourrées dans les mains des passants, la nuit ; lorsqu’elles étincelèrent à chaque muraille, et brillèrent sur chaque poteau, sur chaque pilier, au point que le bois et les pierres paraissaient infectés de la fièvre commune, excitant tous les hommes à se réunir en aveugles pour résister sans savoir à quoi, sans savoir pourquoi : alors la folie se propagea sans obstacles, et bientôt, croissant de jour en jour, l’association présenta une force de quarante mille membres.

Du moins c’est le chiffre déclaré au mois de mars 1780 par lord Georges Gordon, son président ; qu’il fût exact ou non, peu de gens le surent ou se soucièrent de s’en assurer. Elle n’avait jamais fait de démonstration publique, on ne l’avait jamais vue, il y avait même encore des personnes qui ne voulaient y voir qu’une pure création de son cerveau détraqué. Il était habitué à parler longuement à des multitudes, stimulé, à ce qu’on pouvait croire, par certains troubles qui avaient réussi en Écosse l’année précédente sur le même sujet.

Membre de la chambre des Communes, on le regardait comme un cerveau brûlé qui attaquait tous les partis, sans être d’aucun, et ne jouissait pas d’une grande considération. On savait qu’un certain mécontentement régnait au dehors ; il y en a toujours. Lord Georges Gordon s’était fait une habitude àe s’adresser au peuple par des placards, des discours, des pamphlets, sur d’autres questions déjà. Rien n’était venu en Angleterre de ses tentatives passées en Écosse, et on n’appréhendait rien de celle-là. Tel qu’il vient de se montrer au lecteur, tel il avait paru de temps en temps devant le public, qui l’avait oublié le lendemain, lorsque soudainement, comme on le voit dans ces pages, après une lacune de cinq longues années, sa personne et ses actes commencèrent à s’imposer, vers cette période, à la connaissance de milliers de gens, qui s’étaient mêlés à la vie active durant tout l’intervalle, et qui n’étaient pourtant ni sourds ni aveugles aux événements contemporains, mais qui n’avaient jamais pensé à lui auparavant. « Milord, dit Gashford à son oreille, en venant le lendemain tirer de bonne heure les rideaux de son lit ; milord !

— Oui, qui est là ? Qu’est-ce que c’est ?

— L’horloge a sonné neuf heures, répondit le secrétaire, les mains croisées avec humilité. Vous avez bien dormi ? J’espère que vous avez bien dormi. Si mes prières ont été exaucées, vos forces doivent être réparées par le repos.

— À dire vrai, j’ai dormi d’un si profond sommeil, dit lord Georges en se frottant les yeux et regardant autour de la chambre, que je ne me rappelle pas bien où nous sommes.

— Milord ! dit Gashford avec un sourire.

— Oh ! répliqua son supérieur. Oui, vous n’êtes donc pas un juif ?

— Un juif ! s’écria le pieux secrétaire en reculant d’horreur.

— Je rêvais que nous étions des juifs, Gashford. Vous et moi… tous les deux des juifs avec de longues barbes.

— Le ciel nous en préserve, milord ! Autant vaudrait que nous fussions papistes.

— Je suppose que cela vaudrait autant, répliqua l’autre avec beaucoup de vivacité. N’est-ce pas ? c’est bien votre avis, Gashford ?

— N’en doutez pas ! cria le secrétaire d’un air de grande surprise.

— Hum ! marmotta son maître. Oui, cela me semble assez raisonnable.

— J’espère, milord… commença le secrétaire.

— Vous espérez ! répéta lord Georges en l’interrompant. Pourquoi dites-vous que vous espérez ? Il n’y a pas de mal à ces idées-là.

— En rêve, répondit le secrétaire.

— En rêve ! non, et pendant la veille non plus.

— Appelé, élu, fidèle, » dit Gashford, prenant la montre de lord Georges qui était sur une chaise, et paraissant lire d’une manière distraite la devise inscrite sur le cachet.

Dans cet incident indifférent en lui-même, il n’y avait rien, ce semble, qui dût attirer l’attention du maître ; ce n’était qu’une distraction sans but, qui ne valait pas la peine d’être remarquée : mais, lorsque les mots furent proférés, lord Georges, qui avait pris un ton impétueux, s’arrêta court, rougit et garda le silence. Feignant de ne s’être pas du tout aperçu de ce changement dans la conduite de son maître, l’astucieux secrétaire fit quelques pas à l’écart, sous prétexté de relever la jalousie, et revenant bientôt, lorsque l’autre eut eu le temps de se remettre :

« La cause sainte, dit-il, marche bravement, milord. Je n’ai pas été oisif, même cette nuit. J’ai jeté deux affiches avant d’aller me coucher, et toutes les deux ont disparu ce matin. Personne dans la maison n’en a soufflé mot, quoique j’aie été en bas une grande demi-heure. Elles nous vaudront une ou deux recrues, je gage et, qui sait s’il n’y en aura pas beaucoup plus, grâce à la bénédiction que le ciel peut répandre sur vos efforts inspirés ?

— C’est une fameuse idée que nous avons eue là dans le principe, répliqua lord Georges ; une fameuse idée, et qui a rendu d’excellents services en Écosse. Elle était bien digne de vous. Vous me rappelez, Gabsford, que je ne dois pas lambiner, quand la vigne du Seigneur est menacée de destruction, et qu’elle se voit en danger d’être foulée aux pieds des papistes. Faites seller les chevaux dans une demi-heure. Debout et à l’œuvre ! »

Il avait, en parlant ainsi, la figure très colorée, et un tel accent d’enthousiasme que le secrétaire crut inutile de rien ajouter, et se retira.

« Il a rêvé qu’il était juif, dit-il d’un air pensif, lorsqu’il ferma la porte de la chambre à coucher. Il pourrait bien en venir là avant de mourir. C’est assez vraisemblable. Ma foi ! on verra plus tard, et, pourvu que je n’y perde rien, je ne dis pas que cette religion ne me conviendrait point autant qu’une autre. Il y a des gens riches parmi les juifs ; et puis c’est si ennuyeux de se faire la barbe. Oui ! ça me convient assez. Quant à présent, toutefois, nous devons être chrétiens dans l’âme. Notre devise prophétique s’accommodera à toutes les croyances tour à tour ; c’est ce qui me console. »

En réfléchissant sur cette source de consolation, il se rendit au salon, et sonna pour le déjeuner.

Lord Georges fut promptement habillé (sa toilette était assez simple pour n’être pas longue à faire), et, comme il n’était pas moins sobre dans ses repas que dans son costume puritain, il eut bientôt expédié sa part. Mais le secrétaire, moins négligent des bonnes choses de ce monde, ou plus attentif à soutenir sa force et son entrain en faveur de la cause protestante, ne cessa pas de manger, de boire en conscience jusqu’à la dernière minute ; il lui fallut trois ou quatre avertissements de John Grueby avant qu’il pût se résoudre à s’arracher aux abondantes tentations de la table de M. Willet.

Enfin, il descendit l’escalier en essuyant sa bouche graisseuse, et, après avoir payé la note de John Willet, il grimpa sur sa selle. Lord Georges, qui s’était promené de long en large devant la maison en se parlant à lui-même avec des gestes animés, monta à cheval ; et, répondant à la révérence cérémonieuse du vieux John Willet, aussi bien qu’aux salutations d’adieu d’une douzaine de flâneurs que la nouvelle d’un vrai lord en chair et en os, prêt à quitter le Maypole, avait rassemblés autour du porche, il s’éloigna avec son monde, le robuste John Grueby formant l’arrière-garde.

Si John Willet avait trouvé, la veille au soir, que lord Georges Gordon avait l’air d’un grand seigneur assez fantasque, ce fut bien autre chose ce matin-là. Perché tout droit comme une pique sur une rossinante, avec ses longs cheveux plats pendillant autour de sa figure et voltigeant au vent ; tous ses membres roides et pointus, ses coudes collés de chaque côté d’une façon disgracieuse, et tout son corps cahoté et secoué à chaque mouvement des pieds de son cheval, c’était bien le personnage le plus gauche et le plus grotesque qu’on pût voir. Au lieu de cravache, il avait à la main une grande canne à pomme d’or, aussi haute que celles que portent aujourd’hui les laquais ; et ses diverses évolutions dans le maniement de cette arme pesante, tantôt droite devant sa figure comme un sabre de cavalerie, tantôt sur son épaule comme un mousquet, tantôt entre son doigt et le pouce, et toujours de l’air le plus maladroit du monde, ne contribuaient pas peu à lui donner un extérieur ridicule. Empesé, maigre, solennel, habillé en dépit de la mode, et déployant avec ostentation, soit à dessein, soit par pur hasard, toutes les singularités de son port, de ses gestes et de sa tenue, toutes les qualités, naturelles et artificielles, qui le distinguaient des autres hommes, il aurait excité le rire de l’observateur le plus grave ; jugez s’il excita les sourires et les chuchotements railleurs qui saluèrent son départ de l’auberge du Maypole. Pour lui, sans se douter le moins du monde de l’effet qu’il avait produit, il trotta à côté de son secrétaire, se parlant à lui-même presque tout le long de la route, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à un ou deux milles de Londres. Là, de temps en temps, ils rencontrèrent quelque passant qui le connaissait de vue, et qui le montra à quelque autre, s’arrêtant peut-être pour le considérer, ou pour crier par plaisanterie ou autrement : « Hourra, Geordie[1] ! Pas de papisme ! » Il ôtait alors gravement son chapeau et saluait. Quand on eut atteint la ville et qu’on chevaucha par les rues, ces reconnaissances devinrent plus fréquentes ; quelques-uns riaient, quelques-uns sifflaient, quelques-uns tournaient la tête et souriaient, quelques-uns demandaient avec étonnement qui c’était, quelques-uns couraient le long du trottoir auprès de lui et l’applaudissaient. Lorsque cela arrivait au milieu d’un embarras de chariots, de chaises et de voitures, il s’arrêtait tout d’un coup, et ôtant son chapeau, il criait : a Gentlemen, pas de papisme ! » Les gentlemen répondaient à ce cri par trois salves de hourras bien nourries, et puis il continuait d’avancer avec une vingtaine des plus déguenillés, qui suivaient à la queue de son cheval et poussaient des cris sauvages à plein gosier.

Et les vieilles dames, donc ! car il y avait un grand nombre de vieilles dames dans les rues, et elles le connaissaient toutes. Quelques-unes d’entre elles, non pas celles du plus haut rang, mais celles qui vendaient du fruit dans des éventaires ou qui portaient des fardeaux, faisaient claquer leurs mains ridées, et poussaient un cri aigu, perçant, essoufflé : « Hourra, milord ! » D’autres agitaient leurs mains ou leurs mouchoirs, ou bien elles secouaient leurs éventails et leurs parasols, ou bien elles ouvraient leurs fenêtres et criaient précipitamment à ceux de l’intérieur de venir voir. Toutes ces marques d’estime populaire, il les recevait avec une profonde gravité et un respect profond, saluant très bas et si souvent, que son chapeau n’était presque jamais sur sa tête, et regardant les maisons devant lesquelles il passait de l’air d’un homme qui faisait une entrée triomphale, mais qui n’en était pas plus fier pour cela.

Ils chevauchèrent de la sorte (John Grueby en ressentait un dégoût extrême, inexprimable) tout le long de Whitechapel, de Leadenhall-Street, de Cheapside et de Saint-Paul. En arrivant près de la cathédrale, il fit halte, parla à Gashford, et regardant en haut le dôme superbe, il secoua la tête, comme s’il disait : « L’Église est en danger ! » C’est pour le coup que les spectateurs s’éraillèrent le gosier ; puis il continua de nouveau sa route, au milieu des acclamations furibondes de la populace, qu’il saluait plus bas que jamais.

Il s’avança ainsi par le Strand, Swallow-Street, Oxford-Road, et de là jusqu’à sa maison dans Welbeck-Street, près Cavendish-Square, où il fut accompagné par une douzaine de traînards dont il prit congé sur les marches avec ce bref adieu : « Gentlemen, pas de papisme ! Bonjour. Dieu vous bénisse ! » Comme on s’était attendu à une allocution plus substantielle, on l’accueillit avec quelque déplaisir, en criant : « Un speech ! un speech ! » et il allait faire droit à leur demande, si John Grueby, en faisant sur eux une furieuse charge avec les chevaux qu’il menait à l’écurie, n’eût déterminé ces braillards à se disperser dans les champs voisins, où ils se mirent tout de suite à jouer à pile ou face, à la fossette, à pair ou non, à des combats de chiens et autres récréations protestantes.

Dans l’après-midi, lord Georges sortit de nouveau, vêtu d’un habit de velours noir, pantalon large et gilet écossais du clan de Gordon, le tout de la même coupe quakeresse ; et sous ce costume, qui lui donnait un air vingt fois plus étrange et plus singulier qu’auparavant, il alla à pied à Westminster. Gashford, pendant son absence, resta à la maison, et il y travaillait encore lorsque, peu de temps après la brune, John Grueby vint lui annoncer un visiteur. « Faites-le entrer, dit Gashford.

— Ici ! entrez ! dit John en grognant à quelqu’un qui était dehors. Vous êtes protestant, n’est-ce pas ?

— Je vous en réponds, répliqua une voix forte et bourrue.

— Ça se voit bien, dit John Grueby. Je vous aurais reconnu pour un protestant, n’importe où. » Cette remarque faite, il introduisit le visiteur, se retira et ferma la porte.

L’homme qui se trouvait maintenant en face de Gashford était un personnage trapu, ramassé, avec un front bas et fuyant, une tignasse semblable au poil d’un caniche, et des yeux si petits et si proches l’un de l’autre, que son nez brisé paraissait seul empêcher leur rencontre et leur fusion en un œil de grandeur ordinaire. Une cravate de couleur sombre, tortillée autour de son cou comme une corde, laissait voir ses grosses veines, gonflées et saillantes, comme si elles regorgeaient de malice et de méchanceté. Son habillement de velours râpé, terni, était couleur de rouille, d’un noir blanchâtre, semblable aux cendres d’une pipe ou d’un feu de charbon éteint depuis vingt-quatre heures, souillé d’ailleurs de marques nombreuses d’anciennes débauches, et exhalait encore une forte odeur de cabaret. Au lieu de boucles à ses genoux, il portait des brides inégales de ficelle d’emballage ; et dans ses mains sales il tenait un bâton noueux, dont le gros bout sculpté offrait une grossière image de son ignoble figure. Tel était le visiteur qui ôta son chapeau à trois cornes en présence de Gashford, et attendit, en jetant des regards de côté, qu’on fît attention à lui.

« Ah ! c’est vous, Dennis ? cria le secrétaire. Asseyez vous.

— Je viens de voir milord là-bas, cria l’homme en lançant son pouce dans la direction du quartier dont il parlait, et il m’a dit, qu’il dit : « Si vous n’avez rien à faire, Dennis, allez chez moi, vous causerez avec maître Gashford. » Naturellement je n’avais rien à faire, vous savez. Ce n’est pas l’heure où je travaille. Ha ha ! je prenais l’air quand j’ai vu milord : voilà tout ce que je faisais. Je prends l’air le soir, comme les hiboux, maître Gashford.

— Et quelquefois aussi pendant le jour, n’est-ce pas ? dit le secrétaire ; quand vous sortez en grande compagnie, vous savez.

— Ha ha ! rugit le gaillard en frappant sa jambe. Parlez-moi de maître Gashford pour savoir manier la plaisanterie ; il n’a pas son pareil à Londres ni à Westminster ! Ce n’est pas pour mépriser milord, mais ce n’est qu’un imbécile auprès de vous. Ah ! vous avez raison… quand je sors en grande cérémonie.

— Avez-vous votre carrosse ? dit le secrétaire ; et votre chapelain, et le reste ?

— Vous me faites mourir, cria Dennis avec un autre éclat de rire. Mais qu’est-ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui, maître Gashford ? demanda-t-il d’une voix un peu rauque. Hein ! sommes-nous sur le point de recevoir l’ordre de démolir une de leurs chapelles papistes, ou bien quoi ?

— Chut ! dit le secrétaire en laissant errer sur sa figure un faible sourire. Chut ! comme vous y allez, Dennis ! Notre association, vous savez, ne veut que la paix et le respect de la loi.

— Connu ! connu ! Dieu vous bénisse ! répliqua l’homme en soulevant sa joue avec sa langue. Je n’y suis entré que pour ça, n’est-ce pas ?

— Sans doute, » dit Gashford, souriant comme avant. Dennis à ces mots fit un nouvel éclat de rire et se frappa la jambe encore plus fort ; il riait aux larmes et s’essuya les yeux avec le coin de sa cravate en criant : « Maître Gashford n’a pas son pareil dans toute l’Angleterre… Ho la la ! »

« Lord Georges et moi nous parlions de vous la nuit dernière, dit Gashford après une pause. Il dit que vous êtes un garçon très zélé.

— Oui, je le suis, répondit le bourreau.

— Et que vous haïssez les papistes de tout cœur.

— Si je les hais ! » Et il confirma son dire par un bon gros juron. « Regardez ici, maître Gashford, dit le sacripant en plaçant son chapeau et son bâton sur le parquet, et frappant lentement la paume d’une de ses mains avec les doigts de l’autre. Remarquez ! je suis un officier constitutionnel qui travaille pour vivre et qui fait sa besogne honorablement. Est-ce vrai ? est-ce faux ?

— C’est incontestable.

— Très bien. Attendez une minute. Ma besogne est solide, protestante, constitutionnelle, une besogne anglaise. Est-ce vrai ? est-ce faux ?

— Il n’y a pas l’ombre d’un doute à cela.

— Voici ce que dit le parlement, qu’il dit : « Si un homme, une femme ou un enfant, fait quelque chose de contraire à un certain nombre de nos lois… » Combien pouvons-nous avoir actuellement, maître Gashford, de lois qui condamnent à être pendu ? cinquante ?

— Je ne sais pas exactement combien, répliqua Gashford en se penchant en arrière sur sa chaise et en bâillant ; je sais seulement que le nombre en est considérable.

— Bien. Mettons cinquante. Le parlement dit, qu’il dit : « Si un homme, une femme ou un enfant, fait quelque chose contre l’un de ces cinquante actes, l’homme, la femme ou l’enfant sera exécuté par Dennis ! » Georges III intervint lorsque cela monta à un chiffre trop élevé à la fin de la session, et dit : « Il y en a trop pour Dennis, je vais en garder la moitié pour moi, et Dennis en aura la moitié pour sa part ; » et quelquefois il m’en jette un de plus par-dessus le marché, comme il y a trois ans, quand j’eus Marie Jones, une jeune femme de dix-neuf ans, que je menai à Tyburn avec son enfant au sein. Elle fut exécutée pour avoir pris une pièce d’étoffe au comptoir d’une boutique de Ludgate-Hill. Elle était en train de la remettre quand le marchand l’aperçut. Elle n’avait jamais fait de mal auparavant, et n’avait essayé cette fois que parce que son mari, enlevé par la presse[2] depuis trois semaines, l’avait laissée réduite à mendier avec deux jeunes enfants, comme depuis ça fut prouvé dans le procès. Ha ha ! qu’est-ce que ça fait ? Avant tout, les lois et coutumes de l’Angleterre, c’est la gloire de notre pays. N’est-ce pas, maître Gashford ?

— Certainement, dit le secrétaire.

— Et dans l’avenir, poursuivit le bourreau, si nos petits-fils pensent à l’époque de leurs grands-pères et trouvent tout ça changé, ils diront : « C’était ça, un temps ! et nous n’avons fait que dégringoler depuis. » N’est-ce pas qu’ils diront ça, maître Gashford ?

— Je n’en doute pas, répliqua le secrétaire.

— Eh bien donc, voyez un peu, dit le bourreau, si ces papistes s’emparent du pouvoir et qu’ils se mettent à bouillir et rôtir les gens au lieu de les pendre, que devient ma besogne ? S’ils touchent à ma besogne, qui fait partie de tant de lois, que deviennent les lois en général, que devient la religion, que devient le pays ? Êtes-vous allé parfois à l’église, maître Gashford ?

— Parfois ? répéta le secrétaire avec quelque indignation ; sans doute.

— Bien, dit le sacripant, c’est comme moi : j’y suis allé aussi une ou deux fois, en comptant celle où j’ai été baptisé…. Si bien donc que, lorsqu’on vint me dire qu’on allait supplier le parlement, et que je pensai au grand nombre des nouvelles lois de pendaison qu’il faisait à chaque session, je me suis considéré moi-même comme supplié par la même occasion ; parce que vous comprenez, maître Gashford, continua-t-il en reprenant son bâton et l’agitant d’un air de menace, je n’ai pas envie qu’on vienne toucher à ma besogne protestante, ni rien changer à cet état de choses protestant, et je ferai tout ce que je pourrai pour l’empêcher. Je n’ai pas envie que les papistes viennent se mêler de mes affaires, à moins qu’ils n’aient recours à moi pour se faire exécuter d’après la loi. Je n’ai pas envie qu’on fasse ni bouillir, ni rôtir, ni frire ; je veux qu’on se borne à pendre. Milord peut bien dire que je suis un garçon zélé. Pour soutenir le grand principe protestant d’avoir des pendaisons à gogo, à la bonne heure ; je saurai (et il frappa de son bâton le parquet) brûler, combattre, tuer, faire tout ce que vous me commanderez, si hardi et si diabolique que ce soit, quand je devrais, en fin de compte, devenir de pendeur pendu. Voilà ! maître Gashford. »

Il avait accompagné, comme de raison, cette fréquente prostitution du noble mot de protestant aux plus vils desseins, en vomissant, dans une sorte de frénésie, une vingtaine au moins des plus terribles jurons ; après quoi il essuya sa figure échauffée sur sa cravate ; et se mit à crier : « Pas de papisme ! je suis un homme religieux, nom de Dieu !

Gashford s’était penché en arrière sur sa chaise, le regardant avec des yeux si creux et si ombragés par ses épais sourcils, que pour ce qu’en voyait le bourreau, l’autre eût aussi bien pu être complétement aveugle. Il resta encore un peu de temps à sourire en silence, puis il dit d’une manière lente et distincte :

« Je vois décidément que vous êtes un garçon zélé, Dennis, un précieux sujet, l’homme le plus solide que je connaisse dans nos rangs ; mais il faut vous calmer, il faut être pacifique, légal, doux comme un mouton : n’oubliez pas cela.

— C’est bon, c’est bon, nous verrons, maître Gashford, nous verrons : vous n’aurez pas à vous plaindre de moi, répliqua l’autre en hochant la tête.

— J’y compte bien, dit le secrétaire du même ton plein de douceur et avec le même accent oratoire. Nous aurons, à ce que nous pensons, vers le mois prochain ou dans le mois de mai, quand ce bill en faveur des papistes viendra devant la Chambre, à rassembler notre corps tout entier pour la première fois. Milord a l’idée de nous faire faire une procession dans les rues, simplement pour nous montrer en force et pour accompagner notre pétition jusqu’à la porte de la chambre des Communes.

— Plus tôt ça se fera, mieux ça vaudra, dit Dennis avec un autre juron.

— Il nous faudra marcher par divisions ; notre nombre, sans cela, serait trop considérable ; et je crois pouvoir me hasarder à dire, reprit Gashford en affectant de ne pas avoir entendu l’interruption, quoique je n’aie pas d’instructions directes à ce sujet, que lord Georges a l’idée que vous feriez un excellent chef pour l’une de ces bandes ; et je n’en doute pas pour ma part.

— Vous n’avez qu’à essayer, dit le coquin en clignant de l’œil d’une manière atroce.

— Vous auriez du sang froid, je le sais, poursuivit le secrétaire toujours souriant et toujours faisant manœuvrer ses yeux de telle sorte, qu’il pouvait l’observer de près sans se laisser voir lui-même ; vous garderiez bien votre consigne et vous seriez d’une modération parfaite. Vous ne mèneriez pas votre colonne au danger, j’en suis certain.

— Je la mènerai, maître Gashford… » Le bourreau allait gâter tout, quand Gashford se releva en sursaut, mit son doigt sur ses lèvres et feignit d’écrire, juste au moment où John Grueby ouvrait la porte.

« Oh ! dit John en passant la tête ; voilà encore un protestant.

— Faites-le attendre ailleurs, John, cria Gashford de sa voix la plus aimable ; je suis occupé, quant à présent. »

Mais John avait amené à la porte le nouveau visiteur, qui entra sans façon, en même temps que Gashford donnait cet ordre. Ce n’était ni plus ni moins que le corps, les traits, le grossier costume et l’air tapageur de Hugh.


  1. Diminutif de Georges.
  2. Enrôlement maritime forcé.