Barnabé Rudge/46

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Hachette (p. 32-38).

CHAPITRE IV.

Quand Barnabé revint avec le pain demandé, la vue du bon vieux pèlerin fumant sa pipe et se mettant à son aise avec si peu de cérémonie, parut lui causer, même à lui, beaucoup de surprise, surtout lorsqu’il vit ce digne et pieux personnage, au lieu de serrer précieusement et avec soin son pain dans son bissac, le repousser négligemment sur la table, et tirer sa bouteille en l’invitant à s’asseoir pour boire un coup avec lui.

« Car, dit-il, je ne m’embarque jamais sans biscuit, comme vous voyez. Goûtez-moi ça. Est-ce bon ? »

Les yeux de Barnabé en pleuraient et il toussait comme un malheureux, tant le grog était fort, ce qui ne l’empêcha pas de répondre que c’était excellent.

« Encore une goutte, dit l’aveugle ; n’ayez pas peur, vous n’en prenez pas comme cela tous les jours.

— Tous les jours, cria Barnabé, dites donc jamais !

— Vous êtes trop pauvre, reprit l’autre avec un soupir. Voilà le mal. Votre mère, la pauvre femme, serait plus heureuse si elle était plus riche, Barnabé.

— Tiens ! comme cela se trouve ! C’est justement ce que je lui disais quand vous êtes venu ce soir, en voyant tout l’or qui brillait au ciel, dit Barnabé rapprochant sa chaise, et regardant attentivement l’aveugle en face. Dites-moi donc. N’y aurait-il pas quelque moyen de devenir riche, que je pourrais apprendre ?

— Quelque moyen ? il y en a cent.

— Vraiment ? Comme vous dites ça ! Eh bien ! quels sont-ils ?… ne vous tourmentez pas, mère, c’est pour vous que je fais cette question, ce n’est pas pour moi… quand je vous dis que c’est pour vous… Quels sont-ils, voyons ? »

L’aveugle tourna sa face, où perçait un sourire de joie triomphante, du côté où la veuve se tenait en grand émoi.

« Mais, répondit-il, mon bon ami, ça ne se trouve pas comme ça à rester le derrière sur sa chaise.

— Sur sa chaise ! cria Barnabé s’étirant les manches ; ce n’est toujours pas moi que vous voulez dire ; ou bien vous vous trompez joliment, moi qui suis souvent à courir avant le lever du soleil, pour ne rentrer à la maison qu’à la nuit. Vous me trouveriez dans les bois avant que le soleil en ait chassé l’ombre, et j’y suis bien des fois encore après que la lune brille au ciel, et regarde à travers les branches pour voir l’autre lune qui demeure dans l’eau. En allant à droite, à gauche, je cherche bien à trouver, dans l’herbe et dans la mousse, s’il n’y a pas quelqu’une de ces pièces de monnaie pour lesquelles elle se donne tant de mal à travailler et verse tant de larmes. Et, quand je suis couché à l’ombre, où je m’endors, c’est encore pour en rêver… Je rêve que j’en déterre des tas, que j’en vois des cachettes dans les broussailles, que je les vois étinceler dans le feuillage, comme des gouttes de rosée. Mais, avec tout cela, je n’en trouve jamais. Dites-moi donc où il y en a. Fallût-il un an pour y aller, j’y vais ; parce que je sais bien comme vous qu’elle serait plus heureuse si elle m’en voyait revenir chargé. Parlez donc, je vous écoute, dussé-je vous prêter l’oreille toute la nuit. »

L’aveugle passa légèrement sa main sur toute la personne du pauvre diable ; et, voyant qu’il avait les coudes plantés sur la table, le menton appuyé sur ses deux mains, qu’il se penchait avidement en avant, montrant dans toute son attitude l’intérêt et l’impatience dont il était animé, il s’arrêta une minute avant de lui répondre, pour laisser la veuve considérer la chose à loisir.

« C’est dans le monde, mon brave Barnabé, c’est dans les joyeux amusements du monde : ce n’est pas dans des endroits solitaires comme ceux où vous passez votre temps ; c’est dans les foules, au milieu du bruit et du tapage.

— Bravo ! bravo ! cria Barnabé, en se frottant les mains. À la bonne heure ! Voilà ce que j’aime. Et Grip aussi. Voilà ce qu’il nous faut à tous les deux. Bravo !

— Dans les endroits, continua l’autre, comme il en faut à un jeune gars qui aime sa mère et qui peut faire là pour elle, et pour lui, par-dessus le marché, en moins d’un mois, ce qu’il ne ferait pas ici dans toute sa vie… c’est-à-dire avec un ami, vous comprenez, pour lui donner de bons conseils.

— Vous entendez, mère ? cria Barnabé, se retournant vers elle avec délice. Et puis maintenant venez donc me dire qu’il ne vaut pas seulement la peine qu’on le ramasse, quand même il serait là reluisant à nos pieds ! Et pourquoi donc alors le recherchons-nous tant à présent, que, pour en avoir un peu, nous nous tuons de travail du matin jusqu’au soir ?

— Certainement, dit l’aveugle, certainement…. La veuve, n’avez-vous pas encore votre réponse prête ? Est-ce que, ajouta-t-il tout bas, vous n’êtes pas encore décidée ?

— Je veux vous dire un mot… à part.

— Mettez votre main sur ma manche, dit Stagg se levant de table, et je vous suivrai où vous voudrez. Courage, mon brave Barnabé ! Nous reparlerons de ça. J’ai un caprice pour vous. Attendez-moi là un peu, je vais revenir…. Allons, la veuve ! »

Elle le mena à la porte, puis dans le petit jardin, où ils s’arrêtèrent.

« Il a bien choisi son commissionnaire, dit-elle à demi-voix ; vous êtes bien l’homme qu’il faut pour représenter celui qui vous envoie.

— Je lui dirai cela de votre part, répondit Stagg. Comme il a beaucoup de considération pour vous, l’éloge que vous voulez bien faire de moi ne pourra que me relever dans son estime. Mais il nous faut nos droits, la veuve.

— Des droits ! savez-vous qu’un seul mot de moi… ?

— Pourquoi ne continuez-vous pas ? répliqua l’aveugle avec calme, après un long silence. Est-ce que vous croyez que je ne sais pas bien qu’un mot de vous suffirait pour faire faire à mon ami le dernier pas de danse qu’il pût jamais faire dans ce monde ? Que si, que je le sais bien. Eh bien, après ? ne sais-je pas bien aussi que ce mot-là, vous ne le direz jamais, la veuve ?

— Vous croyez ça ?

— Si je le crois ! j’en suis si sûr que je ne veux pas seulement que nous perdions notre temps à discuter cette question. Je vous répète qu’il nous faut nos droits, ou un dédommagement. Ne vous écartez pas de là, ou je retourne à mon jeune ami, car ce garçon-là m’intéresse, et j’ai envie de le mettre en bon chemin pour faire fortune. Bah ! je sais bien ce que vous allez dire, ajouta-t-il bien vite ; vous n’avez pas besoin de m’en parler, vous me l’avez déjà fait entendre. Vous voulez me demander si je ne devrais pas avoir pitié de vous, parce que je suis aveugle. Eh bien ! non. Faut-il, parce que je ne vois pas, que vous vous imaginiez que je dois mieux valoir que ceux qui voient ? et de quel droit ? Ne semble-t-il pas que la main de Dieu se manifeste plutôt à me priver de mes yeux qu’à vous laisser les vôtres ? Voilà bien votre jargon, à vous autres ! Oh ! quelle horreur ! c’est un aveugle et il a volé ; ou bien il a menti ; ou bien il a filouté. Voyez un peu la belle histoire ! Parce qu’il n’a pour vivre que les liards que vous lui jetez dans sa sébile, le long des rues, il est bien plus coupable que vous qui pouvez voir, travailler, vivre enfin indépendants de la charité d’autrui. Le diable soit de vous ! Parce que vous avez vos cinq sens, vous pouvez être aussi vicieux que vous voulez. Parce que nous n’en avons que quatre, et qu’il nous manque le plus précieux de tous, il faut que nous vivions bien moralement de notre infirmité. Voilà la justioe et la charité du riche pour le pauvre, comme on l’entend par tout le monde ! »

Il s’arrêta là-dessus un moment, et entendant sonner de l’argent dans la main de la veuve :

« Bon, s’écria-t-il, reprenant tout de suite son air posé, voilà qui peut arranger les affaires. Est-ce la somme, dites-moi, la veuve ?

— Je veux d’abord que vous répondiez à une question. Vous dites qu’il est près d’ici. Est-ce qu’il a quitté Londres ?

— S’il est près d’ici, la veuve, vous comprenez qu’il faut qu’il ait quitté Londres.

— Oui, mais, je veux dire, est-ce pour de bon ? Vous savez bien.

— Oui, ma foi ! c’est pour de bon. La vérité est que, s’il y était resté plus longtemps, cela pouvait avoir pour lui des conséquences désagréables. C’est la raison qui lui a fait quitter Londres.

— Écoutez, dit la veuve, faisant sonner des pièces de monnaie sur le banc près duquel ils étaient ; comptez.

— Six, dit l’aveugle en les écoutant attentivement à mesure. Comment ! pas davantage ?

— C’est l’épargne de cinq années. Six guinées. »

Il prit une des pièces dans sa main, la tâta soigneusement, la mit dans ses dents, la fit sonner sur le banc, et invita la veuve à continuer.

« Ces guinées-là, je les ai amassées sou par sou, pour les cas de maladie, ou dans la prévision de la mort qui pourrait m’enlever à mon fils. C’est le prix de cinq années de faim, de veilles et de travail. Si vous êtes disposé à les prendre, prenez-les, mais à la condition que vous quitterez la maison à l’instant, et que vous ne rentrerez plus dans cette chambre où mon fils est assis à vous attendre.

— Six guinées ! dit l’aveugle, secouant la tête ; il est vrai qu’elles sont de poids et de bon aloi, mais ce n’est pas les vingt guinées que je vous demande, la veuve ; nous sommes loin de compte.

— Vous savez bien que, pour une somme pareille, il faut que j’écrive loin d’ici. Envoyer une lettre, recevoir la réponse, tout cela demande du temps.

— Deux jours, peut-être ? dit Stagg.

— Davantage.

— Quatre jours ?

— Huit jours. Revenez d’aujourd’hui en huit, à la même heure ; mais pas ici : vous m’attendrez au coin de la ruelle.

— Et par conséquent, dit l’aveugle d’un air rusé, je suis sûr de vous retrouver encore ici ?

— Où voulez-vous que j’aille chercher un asile ailleurs ? N’êtes-vous pas encore content, après m’avoir réduite à la mendicité et m’avoir dépouillée du petit trésor si chèrement amassé, que je sacrifie, en ce moment, pour pouvoir au moins rester chez moi ?

— Hum ! dit l’aveugle après quelques moments de réflexion : mettez-moi la face tournée du côté que vous dites, et juste dans le chemin. Suis-je bien là ?

— Vous y êtes.

— Eh bien ! d’aujourd’hui en huit au coucher du soleil. N’oubliez pas le garçon qui est là dedans. Quant à présent, bonsoir ! »

Elle ne lui fit pas de réponse, et il n’en attendait pas. Il s’en alla lentement, retournant de temps en temps la tête, et s’arrêtant pour écouter, comme s’il était curieux de savoir s’il n’y avait pas quelqu’un par là qui l’observât. Les ombres de la nuit s’épaississaient rapidement ; il fut bientôt perdu dans leur obscurité. Cependant, ce ne fut qu’après avoir traversé la ruelle, d’un bout à l’autre, et s’être assurée qu’il était parti, qu’elle rentra dans sa cabane et se dépêcha de barrer la porte et la fenêtre.

« Mère, dit Barnabé, qu’est-ce que vous faites donc ? Où est l’aveugle ?

— Il est parti.

— Parti ! cria-t-il en sursaut. Je voulais encore lui parler. Par où est-il allé ?

— Je ne sais pas, répondit-elle en le prenant à bras-le-corps. Il ne faut pas sortir ce soir : il y a des revenants et des rêves dehors.

— Ah ! dit Barnabé, frissonnant tout bas.

— Il ne fait pas bon à bouger d’ici ce soir, et demain nous quittons la place.

— Quelle place ? Cette cabane… avec le petit jardin, mère ?

— Oui, demain matin au lever du soleil. Il nous faut aller à Londres ; tâcher de nous perdre dans cette grande cohue : on nous suivrait à la trace dans toute autre ville : et puis, après cela, nous nous remettrons en route pour aller chercher quelque nouveau gîte. »

Il ne fallait pas grands efforts de persuasion pour réconcilier Barnabé avec l’idée d’un changement. Au premier moment il était fou de joie : le moment d’après il était accablé de chagrin, en songeant qu’il allait se séparer de ses amis les chiens. Le moment d’après, il était plus enchanté que jamais ; puis il frissonnait à l’idée que sa mère lui avait parlé de revenants pour l’empêcher de sortir ce soir, et rien n’égalait sa terreur et la singularité de ses questions. À la fin, grâce à la mobilité de ses sentiments, il surmonta sa peur, et se couchant tout habillé, pour être plus tôt prêt le lendemain, il s’endormit bientôt devant le triste feu de tourbe.

La mère ne ferma pas l’œil ; elle resta près de lui à veiller. Chaque souffle de vent qu’elle entendait au dehors retentissait à ses oreilles comme ce pas redouté qu’elle connaissait si bien à sa porte, ou comme cette main scélérate posée sur le loquet ; cette nuit calme de l’été fut pour elle une nuit d’horreur. Enfin, Dieu merci ! le jour parut. Quand elle eut fini les petits préparatifs nécessaires pour son voyage, et fait à genoux sa prière avec bien des larmes, elle éveilla Barnabé, qui, au premier appel, sauta gaiement sur ses pieds.

Son paquet d’habillements n’était pas bien lourd à porter, et Grip était plutôt un plaisir qu’une gêne. Au moment où le soleil darda sur la terre ses premiers rayons, ils fermèrent la porte de leur maison désormais abandonnée, et partirent. Le ciel était bleu et clair. L’air était frais et chargé de doux parfums. Barnabé, les yeux en l’air, riait à gorge déployée.

Mais, comme c’était un des jours qu’il avait l’habitude de consacrer à ses grandes excursions, un des chiens, le plus laid de tous, vint d’un bond à ses pieds et se mit à sauter autour de lui en signe de joie. Quand il fallut faire la grosse voix pour le faire retourner chez lui, cela coûta beaucoup a Barnabé. Le chien battit en retraite, reculant d’un air moitié incrédule, moitié suppliant ; puis, après avoir reculé quelques pas, il s’arrêta.

C’était le dernier appel d’un vieux camarade, d’un ami fidèle… repoussé désormais. Barnabé ne put supporter cette idée, et, quand il fit de la main, en secouant sa tête, à son compagnon de plaisir et de promenade, le dernier signe d’adieu pour le renvoyer chez lui, il éclata en un torrent de larmes.

« Ah ! ma mère, ma mère, comme il va avoir du chagrin, quand il viendra gratter à la porte et qu’il la trouvera toujours fermée ! »

Il n’était pas le seul à penser au logis ; elle-même, on voyait bien à ses yeux noyés dans les pleurs, qu’elle ne pouvait pas l’oublier ; d’ailleurs elle ne l’aurait pas voulu, ni pour lui, ni pour elle, quand on lui aurait donné tout l’or du monde.