Barnabé Rudge/67

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 229-242).
CHAPITRE XXV.

Quand les ténèbres commencèrent à faire place au jour, la ville avait un aspect étrange.

C’est à peine si personne avait songé à se coucher de toute la nuit. L’inquiétude générale était si visible sur les visages des habitants, avec une expression si altérée par le défaut de sommeil (car tous ceux qui avaient quelque chose à perdre étaient restés sur pied depuis le lundi), qu’un étranger qui serait tombé dans les rues, sans rien savoir, aurait pu croire qu’il y avait quelque peste ou quelque épidémie qui désolait la ville. Au lieu de l’animation qui égaye d’habitude le matin, tout était mort et silencieux. Les boutiques restaient fermées, les bureaux et les magasins étaient clos, les stations de fiacres et de chaises à porteurs étaient désertes ; pas une charrette, pas un wagon qui réveillât de ses cahots les rues paresseuses ; les cris des marchands ne se faisaient pas entendre ; partout régnait un silence morne. Un grand nombre de gens étaient dehors dès avant le point du jour ; mais ils glissaient plutôt qu’ils ne marchaient, comme s’ils avaient peur du bruit même de leurs pas : on aurait dit que la voie publique était plutôt hantée par des revenants que fréquentée par la population, et on voyait, autour des ruines fumantes, des ombres muettes écartées les unes des autres, qui n’osaient pas se risquer à blâmer les perturbateurs ou à en avoir seulement l’air par leurs chuchotements.

Chez le lord président à Piccadilly, dans le palais Lambeth, chez le lord chancelier dans Great-Ormond-Street, à la Bourse, à la Banque, à Guildhall, dans les Inns de la Cour, dans les salles de justice, dans chaque chambre ayant sa façade sur les rues des environs de Westminster et du Parlement, il y avait des détachements de soldats, postés là avant le jour. Un corps de Horse-Guards était en parade devant Palace-Yard. On avait formé dans le Park un camp où quinze cents hommes et cinq bataillons de la milice étaient sous les armes ; la Tour était fortifiée, les ponts-levis étaient dressés, les canons chargés et pointés, avec deux régiments d’artillerie occupés à renforcer la forteresse et à la mettre en état de défense. Un fort détachement de soldats stationnait sur le qui-vive à New-River-Head, que le peuple avait menacé d’attaquer, et où l’on disait qu’ils avaient l’intention de couper les conduits, afin qu’il n’y eût pas d’eau pour éteindre les flammes. Dans le marché à la volaille, à Corn-Hill, sur plusieurs autres points principaux, on avait tendu à travers les rues des chaînes de fer ; des escouades avaient été distribuées dans quelques vieilles églises de la Cité, pendant qu’il faisait encore nuit, ainsi que dans un certain nombre de maisons particulières, comme celle de lord Buckingham à Grosvenor-Square : on les avait barricadées comme pour y soutenir un siége, avec des canons pointés aux fenêtres. Le soleil, en se levant, éclaira des appartements somptueux remplis d’hommes armés ; les meubles mis en tas dans les coins, à la hâte et sans précaution, au milieu de la terreur du moment ; les armes qui brillaient dans les chambres de la Cité, au milieu des pupitres, des tabourets, des livres poudreux ; les petits cimetières enfumés dans les ruelles tortueuses et les rues de traverse, avec des soldats étendus parmi les tombes, ou flânant à l’ombre de quelque vieil arbre, et leurs fusils en faisceau étincelant au jour ; les sentinelles solitaires se promenant de long en large dans les cours de la Cité, maintenant silencieuses, mais hier encore animées par le bruit et le mouvement des affaires ; enfin partout des postes militaires, des garnisons, des préparatifs menaçants.

À mesure que le jour faisait fuir l’ombre, on voyait dans les rues des spectacles encore plus inaccoutumés. Les portes du Banc du roi et des prisons de Fleet, quand on vint les ouvrir à l’heure ordinaire, se trouvèrent placardées d’avis annonçant que les émeutiers reviendraient cette nuit pour les réduire en cendres. Les directeurs, sachant qu’ils ne tiendraient que trop bien, selon toute apparence, leur parole, ne demandaient pas mieux que de lâcher leurs prisonniers et de leur permettre de déménager. De sorte que, tout le long du jour, ceux qui avaient quelques meubles s’occupèrent à les emporter, les uns ici, les autres là, la plupart chez des revendeurs, pour en tirer le plus d’argent qu’ils pourraient. Parmi ces débiteurs incarcérés pour dettes, il y en avait qui étaient si abattus par le long séjour qu’ils avaient fait en prison, si misérables, si dénués d’amis, si morts au monde, sans personne qui eût conservé leur souvenir ou qui leur eût gardé quelque intérêt, qu’ils suppliaient leurs geôliers de ne pas leur rendre leur liberté, et de les diriger sur quelque autre maison de force. Mais les geôliers n’en avaient garde : ils craignaient trop de s’exposer à la colère de la populace, et les mettaient à la porte, où ils erraient çà et là dans les rues, se rappelant à peine les chemins dont leurs pieds avaient depuis si longtemps perdu l’habitude ; et ces pauvres créatures dégradées et pourries jusqu’au cœur par le séjour de la prison s’en allaient, la larme à l’œil, ratatinées dans leurs haillons, et traînant la savate tout le long de la chaussée.

Parmi les trois cents prisonniers eux-mêmes qui s’étaient échappés de Newgate, il y en avait…. un petit nombre, il est vrai, mais quelques-uns pourtant…. qui cherchaient partout leurs geôliers pour se remettre entre leurs mains, préférant l’emprisonnement et une punition nouvelle aux horreurs d’une nuit à passer encore comme la dernière. Plusieurs détenus, ramenés au lieu de leur ancienne captivité par quelque attrait indéfinissable, ou par le désir de triompher de sa chute et de repaître leur ressentiment du plaisir de le voir réduit en cendres, ne craignaient pas d’y retourner en plein midi et de flâner autour des cachots. Ce jour-là, on en reprit cinquante dans l’enceinte de la prison : ce qui n’empêcha pas les autres d’y retourner, malgré tout, et de s’y faire prendre, tout le long de la semaine, plusieurs fois par jour, par groupes de deux ou trois. Sur les cinquante dont nous venons de parler, il y en avait quelques-uns d’occupés à essayer de ranimer le feu ; mais en général ils ne semblaient avoir d’autre objet que de venir errer et se promener autour de leur ancienne résidence : car souvent on les trouva là endormis au milieu des ruines, ou assis à causer ensemble, ou même occupés à boire et à manger, comme dans un lieu de plaisir.

Outre les placards affichés aux portes des prisons de Fleet et du Banc du roi, on déposa plusieurs avis pareils, avant une heure de l’après-midi, à la porte de quelques maisons particulières ; et plus tard l’émeute proclama son intention de se saisir de la Banque, de la Monnaie, de l’Arsenal de Woolwich et des palais royaux. Ces avis étaient presque toujours distribués par un porteur seul, qui tantôt, si c’était une boutique, entrait pour le déposer, avec des menaces sanglantes peut-être, sur le comptoir ; tantôt, si c’était une maison bourgeoise, frappait à la porte, et le remettait à la servante. Malgré la présence de la force armée dans chaque quartier de la ville, et de la troupe nombreuse campée dans le Park, ces messagers continuèrent la distribution de leurs manifestes avec impunité, tout le long de la journée. On vit de même deux jeunes garçons descendre Holborn, armés de barreaux pris aux grilles de la maison de lord Mansfield, et quêtant de l’argent pour les émeutiers. On vit aussi un homme de haute taille aller à cheval dans Fleet-Street, faire une collecte pour le même objet : celui-là refusait de recevoir autre chose que des pièces d’or.

Il circulait aussi, dans ce moment, une rumeur qui répandait encore plus de terreur dans toute la ville de Londres que ces intentions même annoncées publiquement d’avance par l’émeute, quoique tout le monde ne doutât pas que la réussite de ces machinations ne dût entraîner une banqueroute nationale et la ruine générale. On disait qu’ils étaient résolus à ouvrir les portes de Bedlam et à lâcher les fous. C’était là ce qui présentait à l’esprit de la population des images si effrayantes, et qui menaçait en effet d’un attentat si fécond en horreurs d’un nouveau genre, dont l’imagination même ne pouvait se rendre compte, qu’il n’y avait pas de perte si importante ni de cruauté si barbare dont on n’eût plus volontiers couru le risque, et que beaucoup d’hommes jouissant de leur bon sens quelques heures auparavant furent sur le point d’en perdre la tête.

C’est ainsi que se passa la journée : les prisonniers déménageaient ; les gens couraient çà et là dans les rues, emportant ailleurs leurs meubles et leurs effets ; des groupes silencieux restaient debout autour des maisons ruinées ; tout commerce était suspendu ; et les soldats, disposés dans l’ordre que nous avons vu, restaient dans une complète inaction. C’est ainsi que se passa la journée, en attendant la nuit qu’on voyait approcher avec terreur.

Enfin, le soir, sur le coup de sept heures, le Conseil privé du roi publia une proclamation solennelle déclarant : qu’il était devenu nécessaire d’employer la force armée ; que les officiers avaient reçu l’ordre le plus direct et le plus formel de faire à l’instant usage de tous les moyens en leur pouvoir pour réprimer les troubles ; que tous les sujets honnêtes de Sa Majesté étaient invités à rester chez eux cette nuit-là, eux, leurs domestiques et leurs apprentis. Puis on distribua aux soldats de service trente-six cartouches par homme ; on battit le tambour, et toute la troupe fut sous les armes au soleil couchant.

Les autorités municipales, stimulées par ces mesures de vigueur, se réunirent en assemblée générale, votèrent des remercîments aux autorités militaires pour le concours qu’elles voulaient bien prêter à l’administration civile, l’acceptèrent et placèrent les corps désignés sous la direction des deux shériffs. Dans le palais de la reine, une double garde, les yeomen de service, les officiers des menus plaisirs, et tous les autres serviteurs, furent placés dans les corridors et sur les escaliers, à sept heures, avec la recommandation expresse de veiller à leur poste toute la nuit : puis on ferma toutes les portes. Les gentlemen du Temple et autres Inns montèrent la garde à l’intérieur de leurs bâtiments, et firent dépaver le devant de la rue pour barricader leurs portes. Dans Lincoln’s Inn, ils cédèrent la grand’salle et les communs à la milice du Northumberland, commandée par lord Algernon Percy ; dans quelques quartiers de la Cité, les bourgeois s’offrirent d’eux-mêmes et sans forfanterie, firent bonne contenance. Des centaines de gentlemen forts et robustes vinrent se jeter, armés jusqu’aux dents, au milieu des salles des diverses compagnies, fermèrent à double tour et au verrou toutes les portes, en disant aux factieux dont ils étaient entourés : « Venez-y, si vous l’osez, et vous allez voir. » Tous ces arrangements faits simultanément, ou à peu près, furent complétés, en attendant qu’il fît tout à fait noir : les rues se trouvèrent comparativement dégagées, gardées aux quatre coins et dans les abords principaux par les troupes, pendant que des officiers à cheval allaient dans toutes les directions, ordonnant aux traînards qu’ils pouvaient rencontrer de rentrer chez eux, et invitant les habitants à rester dans leurs maisons, et même, en cas de fusillade, à ne pas approcher des fenêtres. On doubla les chaînes dressées dans les carrefours où l’on pouvait craindre davantage l’invasion des masses, et on y établit des postes considérables de soldats. Quand on eut pris toutes ces précautions et qu’il fît tout à fait nuit, les commandants attendirent le résultat avec quelque anxiété, mais aussi avec quelque espérance que ces démonstrations vigoureuses suffiraient pour décourager la populace et prévenir de nouveaux désordres.

Mais ils s’étaient cruellement trompés dans leurs calculs : car, moins d’une demi-heure après, comme si la tombée de la huit eût été le signal arrêté d’avance, les émeutiers, ayant pris d’abord la précaution d’empêcher, par petites bandes, l’allumage des réverbères, se levèrent comme une mer en furie, se montrant à la fois sur tant de points différents, et avec une rage si inconcevable, que les officiers qui commandaient les troupes ne surent d’abord de quel côté se tourner ni que faire. De nouveaux incendies éclatèrent, l’un après l’autre, dans chaque quartier de la ville, comme si les insurgés avaient l’intention d’envelopper la Cité dans un cercle de flammes qui, se resserrant petit à petit, la réduirait en cendres tout entière ; la foule grouillait dans les rues comme une fourmilière, avec des cris affreux ; et, comme il n’y avait plus dehors que les perturbateurs d’un côté et les soldats de l’autre, ceux-ci pouvaient croire qu’ils voyaient là Londres tout entier rangé contre eux en bataille, et qu’ils étaient seuls contre toute la ville.

En deux heures, trente-six incendies, trente-six conflagrations importantes, étaient signalés ; parmi lesquels on comptait Borough-Clink dans Tooley-Street, le Banc du roi, la prison de la Fleet, et le nouveau Bridewell. Chaque rue était un champ de bataille. Dans chaque quartier, le bruit des mousquets de la troupe dominait les clameurs et le tumulte de la populace. La fusillade commença dans le marché à la volaille, où on avait tendu une chaîne au travers de la chaussée ; c’est là que la première décharge tua du coup une vingtaine de factieux. Les soldats, après avoir à l’instant emporté leurs cadavres dans l’église Saint-Médard, firent feu une seconde fois, et, serrant de près la foule qui avait commencé à céder passage en voyant l’exécution commencer, se reformèrent en ligne dans Cheapside et chargèrent à la baïonnette.

Les rues offraient alors un horrible spectacle. Les huées de la canaille, les cris des femmes, les plaintes des blessés, le bruit incessant de la fusillade, formaient un accompagnement étourdissant et épouvantable aux diverses scènes étalées sous les yeux à chaque bout. Là où le chemin était barré par des chaînes était aussi le fort du combat et le plus grand nombre de victimes ; mais on peut dire qu’il n’y avait pas un carrefour important où l’affaire ne fût pas chaude et sanglante.

À Holborn-Bridge, à Holborn-Hill, la confusion était plus grande que partout ailleurs : car la foule qui débordait de la Cité en deux courants impétueux, l’un par Ludgate-Hill, et l’autre par Newgate-Street, se réunissait là et formait une masse si compacte, qu’à chaque décharge les gens semblaient tomber par tas. On avait posté en cet endroit un gros détachement de soldats qui tiraient tantôt du côté de Fleet-Market, tantôt du côté de Holborn, ou de Snowhill, balayant constamment les rues dans toutes les directions. Là aussi il y avait plusieurs incendies considérables, de sorte que toutes les horreurs de cette nuit terrible semblaient s’être donné rendez-vous sur ce seul et même théâtre.

Au moins vingt fois les assaillants, ayant à leur tête un homme qui brandissait une hache dans sa main droite, monté sur un gros et grand cheval de brasseur, caparaçonné avec les chaînes emportées de Newgate, dont le cliquetis accompagnait chacun de ses pas, firent une tentative pour forcer le passage et mettre le feu à la maison du négociant en vins. Au moins vingt fois ils furent repoussés avec perte, ce qui ne les empêcha pas de revenir à la charge ; et, quoique le bandit qui était à leur tête fût bien reconnaissable, et bien visible, car il n’y avait pas d’autre factieux à cheval, pas un coup ne put l’atteindre. Chaque fois que la fumée de la fusillade se dissipait, on était sûr de le trouver là, appelant ses compagnons de sa voix enrouée, brandissant toujours sa hache sur sa tête, et prenant un nouvel élan, comme s’il portait un charme qui protégeât sa vie, et qu’il fût à l’épreuve de la poudre et des balles.

C’était Hugh : c’était lui qu’on voyait se multiplier sur tous les points dans l’émeute. C’était lui qui avait dirigé deux attaques sur la Banque, qui avait aidé à renverser les barraques de péage sur le pont de Black-Friars, et en avait semé l’argent sur le pavé ; qui avait mis le feu de sa propre main à deux prisons ; qui, ici, là, partout et toujours, était à l’avant-garde, toujours en mouvement, frappant les soldats, encourageant la foule, faisant entendre la musique de fer de son cheval à travers les cris et le tapage, sans jamais être atteint ni arrêté un moment. Cerné d’un côté, il se faisait jour de vive force ailleurs ; obligé de se retirer sur ce point, il avançait sur cet autre à l’instant même. Repoussé de Holborn pour la vingtième fois, il poussait son cheval à la tête d’une grosse troupe d’insurgés droit à Saint-Paul, attaquait un poste de soldats chargés de la garde des prisonniers derrière les grilles, les forçait à la retraite, leur prenait les hommes dont ils devaient compte, et, avec ce renfort, revenait à la charge, dans le délire du vin et de la rage, les excitant de ses hourras comme un démon.

Le plus habile cavalier aurait eu bien de la peine à rester à cheval au milieu d’une telle foule et d’un pareil tumulte ; mais, quoique ce furieux roulât sur la croupe (il n’avait pas de selle) comme un bateau ballotté par la mer, il n’était pas un instant embarrassé de se tenir ferme et de diriger sa monture partout où il voulait. Dans les rangs les plus épais et les plus pressés, sur les cadavres et les débris enflammés, tantôt sur les trottoirs, tantôt sur la chaussée, tantôt poussant son cheval sur les marches d’un perron pour mieux se faire voir de son parti, tantôt enfin se frayant un passage dans une masse d’êtres vivants, si serrée et si compacte qu’on n’aurait pas pu en couper une tranche avec la lame d’un couteau, il allait toujours, sûr de surmonter tous les obstacles à son gré. Et peut être est-ce à cette circonstance même qu’il devait de n’avoir pas encore reçu une balle : car son audace extrême, et la certitude où l’on était qu’il devait être un de ceux dont la proclamation officielle avait mis à prix la capture, inspiraient aux soldats le désir de le prendre vivant et détournaient bien des coups qui, sans cela, ne se seraient pas égarés loin de lui.

Le négociant et M. Haredale, ne pouvant plus rester tranquillement assis à écouter le bruit, sans voir ce qui se passait, avaient grimpé sur le toit de la maison, et là, cachés derrière une pile de cheminées, ils regardaient en bas avec précaution dans la rue ; ils avaient quelque espérance qu’après tant d’attaques toujours repoussées, les assaillants allaient céder, quand un grand cri leur annonça qu’un parti nouveau arrivait de l’autre côté, et quand l’effroyable fracas de ces fers maudits les avertit en même temps que c’était encore Hugh qui était à la tête de cette troupe. Les soldats s’étaient avancés dans Fleet-Market, où ils étaient occupés à disperser la foule devant eux ; ce qui permit aux assaillants de marcher sans rencontrer d’obstacle et d’arriver bientôt devant la maison.

« Tout est perdu maintenant, dit le négociant : dans une minute voilà cinquante mille livres sterling qui vont être jetées dans la rue. Il faut nous sauver. Nous ne pouvons plus rien faire, trop heureux si nous pouvons seulement échapper. »

Leur première idée avait été de se glisser comme ils pourraient le long des toits des maisons, et d’aller frapper à la fenêtre de quelque mansarde pour qu’on leur permît de passer par là, et de descendre dans la rue afin de se sauver. Mais un autre cri, plus furieux encore, monta de la populace, dont tous les visages en l’air étaient tournés vers eux, et leur apprit qu’ils étaient découverts, que même on avait reconnu M. Haredale : car Hugh, le voyant en plein, à la lueur du feu qui éclairait ce côté de la maison a giorno, l’appela par son nom, en jurant qu’il voulait avoir sa vie.

« Laissez-moi, dit M. Haredale au négociant, et au nom du ciel, mon bon ami, sauvez-vous…. Viens y donc, marmottait-il entre ses dents en se tournant du côté de Hugh, et en lui faisant face, sans prendre davantage aucun souci de se cacher. Le toit est haut et, si une fois je t’y tiens, je te réponds que nous mourrons ensemble.

— Folie ! dit l’honnête marchand en le tirant par derrière ; folie toute pure ! Entendez raison, monsieur ; mon bon monsieur, entendez raison. Je ne pourrais plus maintenant me faire ouvrir en allant cogner à quelque fenêtre, et, quand je le pourrais, je ne trouverais personne d’assez hardi pour favoriser ma fuite. Traversons les caves ; il y a là sur la rue de derrière une espèce de passage par où nous entrons et sortons les tonneaux. Ne perdez pas un instant : venez avec moi…. pour nous deux…. pour moi… mon cher monsieur. »

Tout en parlant, tout en tirant M. Haredale, il put, comme lui, jeter un coup d’œil sur la rue ; un simple coup d’œil, mais qui suffit pour leur montrer la foule se resserrant et se pressant contre la maison : les uns avec des armes courant au premier rang pour enfoncer les portes et les fenêtres ; les autres apportant des tisons du feu voisin ; d’autres, le nez en l’air, suivant des yeux leur course sur les toits et les montrant à leurs compagnons ; tous, furieux et mugissants, comme les flammes qu’ils avaient allumées. Ils virent des hommes avides des trésors de liqueurs fortes qu’ils savaient entassés là ; ils en virent d’autres, qui avaient été blessés, étendus par terre pour y mourir, dans les allées d’en face, misérables abandonnés, au milieu de ce vaste rassemblement ; ici une femme tout effrayée qui cherchait à s’échapper ; là un enfant perdu ; plus loin un ignoble ivrogne, qui, sans s’apercevoir seulement d’une blessure mortelle qu’il avait reçue à la tête, criait et se battait jusqu’à la fin. Ils virent tout cela distinctement, même avec une foule d’incidents vulgaires, comme un homme qui avait perdu son chapeau, ou qui se retournait, ou qui se baissait, ou qui donnait une poignée de main à un autre, mais d’un coup d’œil si rapide que, rien que le temps de faire un pas pour se retirer, ils avaient perdu de vue tout ce spectacle, et ne voyaient plus que leur pâleur mutuelle, et le ciel en feu sur leurs têtes.

M. Haredale céda aux prières de son compagnon, plutôt parce qu’il était résolu à le défendre, que par souci de sa propre vie et pour assurer sa fuite : ils rentrèrent donc dans la maison et redescendirent ensemble l’escalier. Les coups roulaient comme le tonnerre sur les volets ; les pinces travaillaient déjà sous la porte ; les vitres tombaient des croisées : une lumière éclatante brillait par les plus minces ouvertures, et ils entendaient parler les meneurs si près de chaque trou de serrure ou autre, qu’on aurait dit que ces brigands leur murmuraient à l’oreille d’une voix enrouée des menaces de mort. Ils n’eurent que le temps d’arriver au bas des degrés de la cave et de fermer la porte derrière eux : la populace était entrée dans la maison.

Les voûtes étaient d’une obscurité profonde, et, comme ils n’avaient ni torche ni chandelle (ils se seraient bien gardés de trahir ainsi leur lieu de refuge), ils étaient obligés de chercher leur chemin à tâtons. Mais ils ne furent pas longtemps sans y voir clair : car ils n’avaient encore fait que quelques pas, lorsqu’ils entendirent l’émeute forcer la porte, et, en jetant derrière eux un regard sous les arcades du corridor, ils purent les voir de loin se précipiter çà et là avec des flambeaux, mettre les tonneaux en perce, défoncer les cuves, tourner à droite à gauche dans les celliers, et se jeter à plat ventre pour boire aux ruisseaux de spiritueux qui déjà coulaient sur le sol.

Les deux fugitifs n’en pressaient que mieux le pas, et déjà ils avaient pénétré jusqu’à la dernière voûte qui les séparait du passage, quand tout à coup, dans la direction où ils allaient, une vive lumière vint éclairer leurs visages, et, avant même qu’ils eussent pu se jeter sur le côté, ou faire un pas en arrière, ou chercher une cachette, deux hommes, dont l’un portait une torche, arrivèrent sur eux et s’écrièrent, dans une espèce de murmure de saisissement : « Les voilà ! »

Au même instant ils jetèrent la coiffure postiche dont ils s’étaient affublés. M. Haredale vit devant lui Édouard Chester, et puis après, quand le négociant étonné eut la force d’ouvrir la bouche pour prononcer ce nom… Joe Willet.

Vraiment oui ! c’était bien Joe Willet en personne, le même Joe (avec un bras de moins pourtant), qui, tous les ans, faisait à chaque trimestre un voyage sur la jument grise pour venir payer le mémoire du rougeaud marchand de vins. Et c’était ce même rougeaud marchand de vins, ci-devant de Thomas-Street, qui en ce moment le regardait en face et l’appelait par son nom.

« Donnez-moi la main, dit Joe doucement et, qui plus est, la prenant de lui-même bon gré mal gré, n’ayez pas peur de secouer la mienne : elle est à vous de bon cœur ; malheureusement elle n’a plus sa camarade. Mais, avez-vous bonne mine ! quel gaillard vous faites ! Et vous…. que Dieu vous bénisse, monsieur. Prenez courage, prenez courage. Nous les retrouverons, allez ! n’ayez pas peur ; nous n’avons pas perdu notre temps. »

Il y avait dans le langage de Joe quelque chose de si franc et de si honnête, que M. Haredale, involontairement, lui mit la main dans la main, quoique leur rencontre ne laissât pas de lui être un peu suspecte. Mais le regard qu’il lança en même temps à Édouard Chester, la discrétion avec laquelle ce jeune gentleman se tenait à l’écart, n’échappèrent pas à Joe, qui se mit à dire hardiment, en jetant aussi un coup d’œil du côté d’Édouard :

« Les temps sont bien changés, monsieur Haredale, et voilà le moment venu de distinguer nos amis de nos ennemis et de ne pas prendre les uns pour les autres. Permettez-moi de vous dire que, sans ce gentleman, il est bien probable que vous ne seriez plus en vie à cette heure, ou que vous seriez pour le moins grièvement blessé.

— Que dites-vous là ? lui demanda M. Haredale.

— Je dis premièrement qu’il ne fallait déjà pas être capon pour aller dans la foule, déguisé comme un gueux de leur clique : mais passons là-dessus, j’y songe, puisque je me trouvais dans le même cas ; secondement, que c’est une action brave et glorieuse (voilà comme je l’appelle), d’avoir porté à ce gredin-là un coup qui l’a descendu de son cheval, et sous leurs yeux.

— Quel gredin ? sous les yeux de qui ?

— Quel gredin, monsieur ! dit Joe. Un gredin qui ne vous veut guère de bien et qui a bien en lui l’étoffe de vingt gredins, ou plutôt de vingt diables. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je le connais. S’il avait été une fois dans la maison, il vous aurait bien trouvé, lui, n’importe où. Les autres n’ont pas de rancune particulière contre vous, et, tant qu’ils ne vous verront pas, ils ne songeront qu’à boire à mort. Mais nous perdons là notre temps. Êtes-vous prêt ?

— Oui, dit Édouard. Éteignez la torche, Joe, et en avant. Surtout du silence, et vous serez un bon garçon.

— Silence ou pas, murmura Joe en jetant la torche allumée par terre et en l’écrasant avec son pied, en même temps qu’il prenait M. Haredale par la main ; c’est égal : c’était toujours une action brave et glorieuse…. ça y est. »

M. Haredale et le digne négociant étaient trop étonnés et trop pressés pour faire d’autres questions : ils suivirent donc leurs guides en silence. Seulement, d’après deux mots de chuchotement entre eux et le brave marchand sur le moyen le plus sûr de sortir de là, il apprit qu’ils étaient entrés par la porte de derrière, grâce à la connivence de John Grueby, qui faisait le guet dehors avec la clef dans sa poche et qu’ils avaient mis dans leur confidence. Comme il y avait justement une bande d’insurgés qui arrivaient de ce côté au moment où ils venaient d’entrer, John avait refermé la porte à double tour, et était allé chercher des soldats pour couper la retraite à ces malfaiteurs.

Cependant, comme la porte de devant était enfoncée, et que cette petite troupe, impatiente de se ruer sur les liquides, n’avait pas envie de perdre son temps à en enfoncer une autre, elle avait fait le tour et était entrée par Holborn avec les autres, laissant tout à fait libre et déserte l’étroite ruelle sur laquelle donnait le derrière de la maison. Ainsi donc. quand M. Haredale et ses compagnons eurent rampé par le passage qu’avait indiqué le négociant (ce n’était qu’une espèce de trappe mobile pour passer les tonneaux), et qu’ils eurent réussi, avec quelque difficulté, à déchaîner et lever la porte du fond, ils débouchèrent dans la rue sans avoir été observés ni interrompus par personne. Joe, qui n’avait pas lâché M. Haredale, et Édouard, qui tenait bon aussi avec le négociant, se dépêchèrent de filer par les rues d’un pas rapide ; se jetant seulement, par occasion, à l’écart, pour laisser passer quelques fugitifs, ou pour ne pas embarrasser la marche de quelques soldats qui arrivaient derrière eux au pas de course, et dont les questions, quand ils s’arrêtèrent pour leur en faire, furent tout de suite satisfaites par un mot de réponse que Joe leur glissa à l’oreille.