Barnabé Rudge/72

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Hachette (p. 281-287).
CHAPITRE XXX.

En effet, le Lion-Noir était si loin, et il fallait tant de temps pour y arriver, que, malgré les fortes présomptions que Dolly trouvait en elle-même de la réalité des derniers événements, dont les effets étaient bien visibles, elle ne pouvait pas se débarrasser de l’idée que ce ne pouvait être qu’un rêve qui durait toute la nuit. Elle se défiait de ses yeux et de ses oreilles, même quand elle vit, à la fin des fins, la voiture s’arrêter au Lion-Noir, l’hôte de cette taverne approcher à la lueur éclatante d’une prodigalité de flambeaux, pour les aider à descendre, et leur souhaiter une cordiale bienvenue.

Ce n’est pas le tout : à la portière de la voiture, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, étaient déjà Édouard Chester et Joe Willet : il fallait qu’ils fussent venus par derrière dans une autre voiture, procédé si étrange, si bizarre, si inexplicable, que Dolly n’en était que plus disposée à se bercer de l’idée qu’elle dormait de plus en plus profondément. Mais quand M. Willet apparut aussi…. le vieux John lui-même…. avec sa grosse caboche têtue et son double menton si copieux que l’imagination la plus téméraire, dans ses conceptions les plus extravagantes, n’aurait jamais rêvé un menton avec de si vastes proportions…. alors elle reconnut son erreur, et fut bien obligée de s’avouer qu’elle était, ma foi ! bien éveillée »

Et Joe, qui n’avait plus qu’un bras ! … Joe, ce joli garçon si bien tourné, si bel homme ! Quand Dolly jeta un regard de son côté, et qu’elle pensa au mal qu’il avait dû souffrir, aux pays lointains où il était allé se perdre, et qu’elle se demanda qui est-ce qui avait été sa garde-malade, souhaitant dans son cœur que cette femme, quelle qu’elle fût, l’eût soigné avec autant de bonté et de ménagement qu’elle l’eût fait elle-même, les larmes montèrent à ses beaux yeux, une par une, petit à petit, si bien qu’elle ne put plus les retenir, et se mit à pleurer devant tout le monde, comme une Madeleine. « Nous voilà tous maintenant, Dolly, lui dit son père avec douceur : nous ne serons plus séparés ; courage, ma chérie, courage ! »

La femme du serrurier devinait peut-être mieux que lui la cause du chagrin de sa fille. Mais Mme Varden n’était plus du tout la même femme ; c’était toujours cela qu’on devait à l’émeute : elle joignit donc aussi ses consolations à celles de son mari, et adressa à sa fille des représentations amicales du même genre.

« Peut-être bien, dit M. Willet senior, en regardant la compagnie à la ronde, peut-être bien qu’elle a faim. Ça doit être ça, soyez-en sûrs… c’est comme moi. »

Le Lion noir qui, à l’exemple du vieux John, avait prolongé l’attente du souper au delà de tout délai raisonnable et tolérable, applaudit à cet amendement comme à la découverte philosophique la plus profonde et la plus fine à la fois ; et, comme la table était toute servie, on se mit au souper à l’instant même.

La conversation ne fut pas des plus animées, et il y avait bien quelques convives qui n’avaient pas un gros appétit. Mais le vieux John ne laissa languir ni l’un ni l’autre, et, si quelqu’un eut ce double tort, il fut bien réparé par le vieux John, qui ne s’était jamais tant distingué.

Ce n’est pas que M. Willet soutint une conversation bien suivie ; ce n’est pas par là qu’il brilla au souper ; il n’avait pas là un seul de seul de ses vieux camarades d’enfance à « asticoter, » et il n’osait trop s’y risquer avec Joe : il avait à son égard quelque vague pressentiment que ce gaillard-là, au premier mot qui ne lui plairait pas, flanquerait par terre le Lion noir et s’en irait tout droit en Chine, ou dans quelque autre région lointaine également inconnue, pour le restant de ses jours, ou au moins jusqu’à ce qu’il se fût débarrassé du bras qui lui restait et de ses deux jambes, peut-être même d’un œil ou de quelque chose comme ça par-dessus le marché. Le beau de la conversation de M. Willet, c’était une espèce de pantomime dont il animait chaque intervalle de silence, et qui faisait dire au Lion noir, son ami intime depuis longues années, qu’il ne l’avait jamais vu comme ça, et qu’il dépassait l’attente et l’admiration de ses amis les plus émerveillés de son esprit.

Le sujet qui occupait toutes les méditations de M. Willet et qui occasionnait ces démonstrations mimiques, n’était autre que le changement corporel qu’avait subi son fils ; il n’avait jamais pu prendre sur lui d’y croire et de s’en rendre raison. Peu de temps après leur première entrevue, on s’était aperçu qu’il s’en était allé, d’un air égaré, dans un état de grande perplexité, tout droit à la cuisine, dirigeant son regard sur le feu de l’âtre, comme pour consulter son conseiller ordinaire en matières de doute et dans les cas embarrassants. Seulement, comme il n’y avait pas de chaudron au Lion noir, et que le sien avait été si bien arrangé par les insurgés, qu’il était tout à fait hors de service, il sortit encore d’un air égaré, dans un effroyable gâchis de confusion morale, et dans son incertitude il avait recours aux moyens les plus étranges pour dissiper ses doutes : par exemple, d’aller tâter la manche de Joe, comme s’il croyait que le bras de son fils était peut-être caché dedans, ou de regarder ses propres bras et ceux de tous les autres assistants, comme pour s’assurer que c’était bien deux, et non pas un, qui étaient le lot ordinaire de chacun, ou de rester assis une heure de suite dans une méditation profonde, comme s’il essayait de se remettre en mémoire l’image de Joe quand il était plus jeune, et de se rappeler si c’était réellement un bras qu’il avait dans ce temps-là, ou s’il avait bien la paire ; enfin de se donner une foule d’occupations et d’imaginer une foule de vérifications du même genre.

Se voyant donc, au souper, entouré de visages qu’il avait si bien connus dans son vieux temps, M. Willet reprit son sujet avec une nouvelle vigueur : on voyait qu’il était décidé à savoir le fin mot aujourd’hui ou jamais. Tantôt, après avoir mangé deux ou trois bouchées, il déposait sa fourchette et son couteau, pour regarder fixement son fils de toute sa force, surtout du côté mutilé. Puis il promenait ses yeux tout autour de la table, jusqu’à ce qu’il eût rencontré ceux de quelque convive, et alors il remuait la tête avec une grande solennité, se donnait une petite tape sur l’épaule, clignait de l’œil, pour ainsi dire, car un clin d’œil n’était pas chez lui synonyme d’un mouvement rapide : il y mettait le temps ; il serait plus exact de dire qu’il se mettait à dormir d’un œil pendant une minute ou deux. Puis il donnait encore à sa tête une secousse solennelle, reprenait son couteau et sa fourchette, et se remettait à manger. Tantôt il portait à sa bouche un morceau d’un air distrait, et, concentrant sur Joe toutes ses facultés, le regardait, dans un transport de stupéfaction, couper sa viande d’une seule main, jusqu’à ce qu’il fût rappelé à lui par des symptômes d’étouffement qui finissaient par lui rendre sa connaissance. D’autres fois, il imaginait une foule de petits détours, comme de lui demander le sel, ou le poivre, ou le vinaigre, ou la moutarde, tout ce qu’il voyait du côté mutilé, et observait comment son fils faisait pour lui passer ce qu’il lui avait demandé. À force de répéter ces expériences, il finit par se donner pleine satisfaction et se convaincre si bien, qu’après un intervalle de silence plus long que tous les précédents, il remit sa fourchette et son couteau aux deux côtés de son assiette, but une bonne gorgée au pot d’étain qu’il avait près de lui (toujours sans perdre Joe de vue), et se renversant sur le dos de sa chaise avec un gros soupir, dit en regardant les convives à la ronde :

« C’est coupé.

— Par saint Georges ! dit de son côté le Lion noir en frappant sa main contre la table, il a trouvé ça.

— Oui, monsieur, reprit M. Willet, de l’air d’un homme qui sentait qu’il avait bien gagné le compliment qu’on faisait de sa sagacité, et qu’il le méritait. On dira ce qu’on voudra ; c’est coupé.

— Racontez-lui donc où ça vous est arrivé, dit le Lion noir à Joe.

— À la défense de la Savannah, mon père.

— À la défense de la Savaigne, répéta M. Willet tout bas, en jetant encore un regard autour de la table.

— En Amérique, dans le pays qui est en guerre, dit Joe.

— En Amérique, dans le pays qui est en guerre, répéta M. Willet. On l’a coupé à la défense de la Savaigne en Amérique, dans le pays qui est en guerre. » Après avoir continué de se répéter en lui-même ces paroles à voix basse (notez que c’était bien la cinquantième fois qu’on lui avait déjà donné auparavant ce renseignement dans les mêmes termes), M. Willet se leva de table, tourna autour de Joe, lui tâta sa manche tout du long, depuis le poignet jusqu’au moignon, lui donna une poignée de main, alluma sa pipe, en tira une bonne bouffée, se dirigea vers la porte, se retourna quand il y fut, se frotta l’œil gauche avec le dos de son index, et dit d’une voix défaillante : « Mon fils a eu le bras…. coupé…. à la défense de la…. Savaigne…. en Amérique…. dans le pays qui est en guerre. » Là-dessus, il se retira pour ne plus revenir de toute la nuit.

Au reste, sous un prétexte ou sous un autre, chacun en fit autant à son tour, excepté Dolly qu’on laissa là toute seule, assise sur sa chaise. Elle était bien soulagée de se trouver seule, pour pleurer tout son content, quand elle entendit au bout du corridor la voix de Joe qui souhaitait bonne nuit à quelqu’un. Elle l’entendit encore marcher dans le corridor et passer devant la porte ; seulement sa marche trahissait quelque hésitation. Il revint sur ses pas…. comme le cœur de Dolly se mit à battre ! … et regarda dans la chambre.

« Bonne nuit ! … » Il n’ajouta pas : « Dolly ; » mais c’est égal, elle était bien aise qu’il n’eût pas dit non plus : « Mademoiselle Varden.

— Bonne nuit ! sanglota Dolly.

— Je suis bien fâché de vous voir encore si affectée de choses qui sont maintenant passées pour toujours, dit Joe avec bonté. Ne pleurez donc pas. Je n’ai pas le courage de vous voir si triste. Voyons ! n’y pensez plus. Vous voilà maintenant sauvée et heureuse. »

Dolly n’en pleurait que de plus belle.

« Vous avez dû bien souffrir pendant ce peu de jours…. et pourtant je ne vous trouve point du tout changée, si ce n’est peut-être en bien. On m’avait dit que vous étiez changée ; mais moi, je ne vois pas ça. Vous étiez… vous étiez déjà très-jolie, mais vous voilà plus jolie que jamais. C’est vrai comme je vous le dis. Vous ne pouvez pas m’en vouloir de vous faire ce compliment ; car enfin, vous le savez bien vous-même, et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on vous l’a dit, bien sûr. »

La vérité est que Dolly le savait bien, et que ce n’était pas la première fois qu’elle se l’entendait dire ; loin de là. Mais il y avait des années qu’elle avait reconnu que le carrossier n’était qu’un âne bâté ; et, soit qu’elle eût peur de faire la même découverte chez les autres, ou que, à force d’entendre, elle se fût blasée en général sur les compliments, il est sûr et certain que, tout en pleurant bien fort, elle se sentait plus flattée de celui-là, dans ce moment, qu’elle ne l’avait jamais été de tout autre auparavant.

« Je bénirai votre nom, dit en sanglotant la bonne petite fille du serrurier, tant que je vivrai. Je ne l’entendrai jamais sans me sentir briser le cœur. Je ne l’oublierai jamais dans mes prières, soir et matin, jusqu’à la fin de mes jours !

— Vraiment ? fit Joe avec vivacité : est-ce bien vrai ? cela me rend… vous ne sauriez croire comme cela me rend heureux et fier de vous entendre dire de ces choses-là. »

Dolly sanglotait toujours en tenant son mouchoir devant ses yeux ; et Joe restait toujours là debout, à la regarder.

« Votre voix, dit-il, me reporte avec tant de plaisir à mon bon vieux temps, que, pour le moment, il me semble comme si cette soirée… je peux bien en parler, n’est-ce pas, maintenant, de cette soirée-là…. comme si cette soirée était encore là, et qu’il ne fût rien arrivé dans l’intervalle. J’ai oublié toutes les peines que j’ai endurées depuis, et il me semble que c’est hier que j’ai rossé ce pauvre Tom Cobb, et que je suis venu vous voir, mon paquet sur l’épaule, avant de décamper…. Vous rappelez-vous ? »

Si elle se rappelait ! mais elle ne dit mot ; elle leva seulement les yeux un petit instant. Ce ne fut qu’un coup d’œil, un petit coup d’œil timide et larmoyant, mais qui fit garder à Joe le silence… bien longtemps.

« Bah ! finit-il par dire résolûment, il fallait que ça arrivât comme c’est arrivé. Je suis donc allé bien loin me battre tout l’été, et me geler tout l’hiver, depuis ce temps-là. Me voilà revenu, la bourse aussi vide qu’en partant, et estropié par-dessus le marché. Mais voyez-vous, Dolly, c’est égal ; j’aimerais mieux encore avoir perdu l’autre bras…. j’aimerais mieux avoir perdu ma tête… que d’être revenu pour vous voir morte, et non pas telle que je me figurais toujours vous voir, telle que je n’ai pas cessé d’espérer et de souhaiter vous retrouver. Ainsi, au bout du compte, Dieu soit loué ! »

Ah ! comme la petite coquette d’il y a cinq ans était devenue sensible depuis ce temps-là ! Elle avait fini par se trouver un cœur. C’est parce qu’elle n’en connaissait pas tout le prix, qu’elle avait tant méconnu le prix du cœur de Joe ; mais à présent elle ne l’aurait pas donné pour tout l’or du monde.

« N’ai-je pas eu autrefois, dit Joe avec son ton de franchise un peu brusque, l’idée que je pourrais revenir riche et me marier avec vous ? Mais dans ce temps-là j’étais un enfant, et il y a longtemps que je ne suis plus si bête. Je sais bien que je ne suis qu’un pauvre soldat licencié et mutilé, trop heureux maintenant de traîner son existence comme il pourra. Pourtant, là ! vrai ! même à présent, je ne peux pas dire que ça me fera plaisir de vous voir mariée, Dolly ; mais c’est égal, je suis content…. Oui, je le suis, et je suis bien aise de l’être… en songeant que vous êtes admirée et courtisée, et que vous pouvez, quand vous voudrez, choisir à votre goût un homme pour vous rendre heureuse. C’est une consolation pour moi de savoir que vous parlerez quelquefois de moi à votre mari ; et je ne désespère pas d’en arriver un jour à l’aimer, à lui donner une bonne poignée de main, à venir vous voir quelquefois, comme un pauvre ami qui vous a connue petite fille. Que Dieu vous bénisse ! »

Sa main tremblait ; mais, avec tout ça, il sut bien la contenir, et quitta Dolly.