Barnabé Rudge/74

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Hachette (p. 299-307).
CHAPITRE XXXII.

M. Dennis, ayant été fait prisonnier à une heure avancée le même soir, fut emmené pour la nuit seulement au violon voisin, et le lendemain, samedi, on le fit comparaître devant un juge de paix. Comme les charges qui s’élevaient contre lui étaient nombreuses et importantes, qu’en particulier, il fut prouvé par le témoignage de Gabriel Varden qu’il avait manifesté bonne envie de lui ôter la vie, il fut renvoyé devant les assises. De plus, il eut l’honneur distingué de se voir considérer comme un chef de révoltés, et de recevoir de la bouche même du magistrat la flatteuse assurance qu’il était dans une position d’un danger imminent, et qu’il ferait bien de s’attendre à tout.

Dire que la modestie de M. Dennis ne fut pas un peu émue par ces honneurs insignes, ou qu’il fût bien préparé à une réception si obligeante, ce serait lui prêter un plus grand fonds de philosophie stoïque qu’il n’en posséda jamais. À dire vrai, le stoïcisme de ce gentleman était de ceux (combien en voit-on comme cela !) qui mettent un homme en état de supporter avec un courage exemplaire les afflictions de ses amis, mais qui, par une espèce de compensation, le rendent, en ce qui le concerne, très-sensible à ses maux, et d’un égoïsme très-susceptible. On peut donc, sans calomnier ce fonctionnaire intéressant, déclarer sans réserve et sans déguisement qu’il commença par se montrer très alarmé tout d’abord, et qu’il manifesta des émotions qui ne faisaient pas honneur à son héroïsme, jusqu’à ce qu’il eut appelé à son aide ses facultés ratiocinatives, qui lui firent entrevoir une perspective moins désespérée.

À mesure que M. Dennis exerçait les qualités intellectuelles dont la nature l’avait doué à passer en revue ses chances les plus favorables de se tirer d’affaire bellement et sans grand désagrément personnel, il sentait renaître ses esprits et augmenter sa confiance. Quand il se rappelait la haute estime dans laquelle était tenu son ministère, et le besoin constant qu’on avait de ses services ; quand il se considérait lui-même, dont le Code pénal avait fait une espèce de remède universel, applicable aussi bien aux femmes qu’aux hommes, aux vieillards qu’aux enfants, aux gens de tout âge, de toute variété de criminalité ; quand il songeait à la haute faveur dont il jouissait, par titre officiel, près de la Couronne, et des deux Chambres du parlement, de la Monnaie, de la Banque d’Angleterre et des Juges du territoire ; quand il repassait dans son esprit tous les ministres successifs dont il était resté toujours la panacée favorite ; quand il réfléchissait que c’était à lui que l’Angleterre devait de rester isolée dans la gloire de la pendaison parmi les nations civilisées de la terre ; quand il se représentait tous ces titres et qu’il les pesait dans son esprit, il n’avait pas l’ombre d’un doute qu’il y allait de l’honneur de la nation reconnaissante de l’acquitter des conséquences de ses dernières escapades, et qu’elle ne pouvait manquer de lui rendre son ancienne place dans le bienheureux système social.

Il en était donc resté, comme on dit, sur sa bonne bouche, quand il prit place au milieu de l’escorte qui l’attendait, et il se rendit à la prison avec une indifférence héroïque. En arrivant à Newgate, où on avait réparé à la hâte les ruines de quelques cachots pour y tenir en toute sûreté les révoltés, il reçut un accueil chaleureux des porte-clefs, charmés de voir un cas extraordinaire, un cas intéressant, qui rompait agréablement la monotonie de leur service uniforme. Aussi, sous l’empire de cette aimable surprise, lui mit-on les fers avec un soin tout particulier, avant de le coffrer dans l’intérieur de la prison.

« Camarade, dit le bourreau, pendant que, sous la conduite d’un officier de la geôle, il traversait, dans cet attirail nouveau pour lui, tous les corridors qu’il connaissait si bien, est-ce que je vais rester longtemps avec quelqu’un ?

— Si vous nous aviez laissé plus de cellules debout, on vous en aurait donné une pour vous tout seul, lui répondit-on ; mais, pour le moment, la place nous manque, et nous sommes obligés de vous donner de la compagnie.

— À la bonne heure, répliqua Dennis, je n’ai pas de répugnance pour être en compagnie, camarade ; au contraire, j’aime assez la société. J’étais né pour la société, vrai.

— Quel dommage, n’est-ce pas ? dit son conducteur.

— Mais non, répondit Dennis, je ne trouve pas. Pourquoi donc serait-ce dommage, camarade ?

— Oh ! dame ! je ne sais pas, dit l’autre négligemment C’est que, comme vous dites que vous étiez né pour la société, et qu’on va vous en priver dans votre fleur, vous comprenez

— Dites-moi donc, reprit l’autre vivement, de quoi diable me parlez-vous là ? Qu’est-ce que c’est que ces gens-là qu’on va priver dans leurs fleurs ?

— Oh ! personne précisément : je croyais que c’était peut-être vous, » dit le geôlier.

M. Dennis s’essuya la face, qui était devenue tout à coup rouge comme le feu. « Vous avez toujours aimé à dire des farces, » dit-il à son conducteur d’une voix tremblante, et il le suivit en silence, jusqu’à ce qu’il se fût arrêté devant la porte.

— C’est là ma résidence, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’un air facétieux.

— Oui, voilà la boutique, monsieur, » répliqua l’autre. Dennis se disposait à y entrer, d’assez mauvaise grâce, quand tout à coup il s’arrêta et recula tout saisi. « Eh bien ! dit le geôlier, comme vous voilà ému !

— Hum ! dit Dennis à voix basse et fort alarmé. Il y a de quoi ! Fermez cette porte.

— C’est ce que je vais faire, quand vous serez entré.

— Mais je n’entrerai pas du tout. Je ne veux pas qu’on m’enferme avec cet homme-là. Est-ce que vous avez envie de me faire étrangler, camarade ? »

Le geôlier n’avait pas l’air d’avoir la moindre envie pour ou contre ; mais lui faisant observer en deux mots qu’il avait sa consigne, et qu’il voulait l’exécuter, il ferma la porte par-dessus lui, tourna la clef et se retira.

Dennis se tenait tout tremblant le dos contre la porte, et levant le bras par un mouvement involontaire pour se mettre en défense, les yeux fixés sur un homme, le seul locataire pour le moment du cachot, qui était étendu tout de son long sur un banc de pierre, et qui venait de suspendre sa respiration comme s’il était en train de se réveiller. Cependant il se roula sur le côté, laissa pendre son bras négligemment, poussa un long soupir et, murmurant quelques mots inintelligibles, retomba aussitôt dans le sommeil.

Légèrement rassuré par ce répit, le bourreau détourna un moment les yeux de son compagnon endormi, et jeta un coup d’œil autour du cachot pour voir s’il ne trouverait pas quelque endroit favorable ou quelque arme propice pour se défendre. Il n’y avait pas d’autre meuble qu’une mauvaise table, qu’on ne pouvait déranger sans faire du bruit, et une lourde chaise. Il se glissa sur la pointe du pied vers ce dernier article de mobilier, l’emporta dans le coin le plus reculé, et le mettant devant lui pour s’en faire un rempart, il surveilla de là les mouvements de l’ennemi avec la plus grande vigilance et une extrême défiance.

L’homme qui dormait là, c’était Hugh. Et naturellement Dennis devait se trouver dans un état d’attente assez pénible, et souhaiter à part lui que l’autre ne se réveillât jamais. Fatigué de rester debout, il s’accroupit dans son coin au bout de quelque temps, et finit par s’asseoir sur le pavé glacé. Cependant, quoique la respiration de Hugh annonçât toujours qu’il dormait d’un bon somme, il ne pouvait se résoudre à le quitter des yeux un instant. Il en avait si grand’peur, il redoutait tellement un assaut subit de sa part, que, non content d’observer ses yeux fermés au travers des barreaux de la chaise, il se levait en tapinois de temps en temps sur ses pieds pour le regarder, le cou tendu, et s’assurer qu’il était réellement bien endormi, et qu’il n’allait pas profiter d’un moment de surprise pour s’élancer sur lui.

Hugh dormit si longtemps et si profondément, que M. Dennis commença à croire qu’il ne se réveillerait pas avant la visite du porte-clefs. Déjà il se félicitait de cette supposition flatteuse, et bénissait son étoile avec ferveur, quand il se manifesta deux ou trois symptômes assez peu rassurants, comme par exemple un nouveau mouvement du bras, un nouveau soupir, une agitation incessante de la tête ; puis, juste au moment où le dormeur allait tomber lourdement à bas de ce lit étroit, les yeux de Hugh s’ouvrirent.

Le hasard voulut que sa figure se trouvât précisément tournée du côté de son visiteur inattendu. Il le regarda bien une douzaine de secondes tranquillement, sans avoir l’air d’être surpris ni de le reconnaître. Puis tout à coup il fit un bond et prononça son nom avec un gros juron.

« N’approchez pas, camarade, n’approchez pas, cria Dennis, se cachant derrière la chaise, ne me touchez pas. Je suis prisonnier comme vous. Je n’ai pas la liberté de mes membres. Je ne suis qu’un pauvre vieux. Ne me faites pas de mal. »

Il prononça les derniers mots d’un air si câlin et d’un ton si piteux, que Hugh, qui avait saisi la chaise et la tenait en l’air pour lui en asséner un coup, se retint et lui dit de se relever.

« Oui certainement, camarade, je vais me relever, cria Dennis, prompt à l’apaiser par tous les moyens en son pouvoir ; je ne demande pas mieux que de faire tout ce qui peut vous être agréable, bien sûr ; là ! me voici relevé. Qu’est-ce que je puis faire pour vous ? Vous n’avez qu’un mot à dire, et je le ferai.

— Ce que vous pouvez faire pour moi ? cria Hugh, en l’empoignant par le collet avec ses deux mains et le secouant aussi rudement que s’il voulait lui couper la respiration. Et qu’est-ce que vous avez fait pour moi ?

— J’ai fait de mon mieux, ce que je pouvais faire de mieux, » répondit le bourreau.

Hugh, sans répliquer, le secoua dans ses serres vigoureuses à lui faire branler les dents dans la mâchoire, le lança par terre, et alla se rejeter lui-même sur son banc.

« Si ce n’était pas le plaisir que je ressens au moins de vous voir ici, murmura-t-il entre ses dents, je vous aurais écrasé la tête contre la muraille ; oh ! oui, et ça ne serait pas long. »

Il se passa quelque temps avant que Dennis eût retrouvé sa respiration pour pouvoir parler ; mais sitôt qu’il put reprendre son langage humble et soumis, il n’y manqua pas.

« Oui j’ai fait de mon mieux, dit-il d’un ton caressant ; savez-vous que j’avais là deux baïonnettes dans les reins, et je ne sais pas combien de cartouches à mon service, pour me forcer à aller où vous étiez, et que, si vous n’aviez pas été pris, vous auriez été tué à coups de fusil ? Jugez un peu, la belle figure que vous auriez faite ! … un beau jeune homme comme vous !

— Je vais donc faire à présent plus belle figure, hein ? demanda Hugh, en relevant la tête avec une expression si terrible que l’autre n’osa pas lui répliquer pour le moment.

— Il n’y a pas de doute, dit Dennis d’un ton doucereux, après un instant de silence. D’abord il y a les chances du procès, et vous en avez mille pour vous. Nous pouvons nous en tirer les braies nettes : on a vu des choses plus extraordinaires que ça. Après cela, quand même ce ne serait pas, et que les chances tourneraient contre nous, nous en serons quittes pour être exécutés une bonne fois ; et ça se fait, voyez-vous, avec tant de propreté, d’adresse et d’agrément, si le terme ne vous paraît pas trop fort, que vous ne pourriez jamais croire qu’on ait pu porter la chose à ce point de perfection. Tuer un de nos semblables à coups de fusil…. Pouah ! » Et cette idée seule révoltait tellement sa nature, qu’il cracha sur le pavé du cachot.

La chaleur qu’il montrait sur ce sujet pouvait passer pour du courage aux yeux de quelqu’un qui ne connaissait pas ses goûts et ses préférences artistiques ; de plus, comme il se gardait bien de laisser percer ses espérances secrètes, et qu’il avait l’air au contraire de se mettre sur le même pied que Hugh, ce vaurien fut plus sensible à ces considérations pour se laisser attendrir, qu’il ne l’aurait été à tous les plus beaux raisonnements ou à la soumission la plus abjecte. Il reposa donc ses bras sur ses genoux, et, se baissant en avant, il regarda Dennis par-dessous les mèches de ses cheveux, avec une espèce de sourire sur les lèvres.

« Le fait est, camarade, dit le bourreau d’un ton de plus intime confiance, que vous vous étiez fourré là en assez mauvaise compagnie. Vous étiez avec un homme qu’on poursuivait bien plus que vous : c’était lui que je cherchais. Au reste, vous voyez ce que j’ai gagné à tout cela. Me voici ici comme vous : nous sommes dans la même barque.

— Tenez, gredin, lui dit Hugh en fronçant les sourcils, je ne suis pas assez dupe pour ne pas savoir que vous comptiez y gagner quelque chose, sans quoi vous ne l’auriez pas fait ; mais c’est une affaire finie. Vous voilà ici. Il ne sera bientôt pas plus question de vous que de moi ; et je ne tiens pas plus à vivre qu’à mourir, à mourir qu’à vivre : ce m’est tout un. Alors, pourquoi me donnerais-je la peine de me venger de vous ? Boire, manger, dormir, tout le temps que j’ai à rester ici, je ne me soucie pas d’autre chose. S’il pouvait seulement pénétrer un peu plus de soleil dans ce maudit trou, pour qu’on pût s’y réchauffer, je voudrais y rester couché tout le long du jour, sans me donner la peine de me lever ou de m’asseoir une fois : voilà comme je me soucie de moi. Pourquoi donc me soucier de vous ? »

Il finit cette harangue par un grognement qui ressemblait assez au bâillement d’une bête féroce, se remit tout de son long sur le banc, et ferma de nouveau les yeux.

Après l’avoir regardé quelques moments en silence, Dennis, tout heureux de l’avoir trouvé si bénin, approcha de sa couche grossière la chaise sur laquelle il s’assit près de lui ; pourtant il prit la précaution de ne pas se mettre à portée de son bras nerveux.

« Bien dit, camarade, on ne peut pas mieux dire, se risqua-t-il à répondre. Nous allons boire et manger tant que nous pourrons, dormir tant que nous pourrons, nous rendre la vie douce tant que nous pourrons ; et avec de l’argent on a tout : dépensons-le gaiement.

— De l’argent ! dit Hugh en se retournant dans une position plus commode…. où est-il ?

— Dame ! ils m’ont pris le mien à la loge, dit M. Dennis ; mais ils ne traitent pas tout le monde de même.

— Vous croyez ? Eh bien ! ils m’ont pris le mien aussi.

— Alors je vais vous dire, camarade, il faut vous adresser à vos parents.

— Mes parents ! dit Hugh se relevant en sursaut et se soutenant sur ses mains ; où sont-ils, mes parents ?

— Vous avez toujours bien de la famille ?

— Ha ! ha ! ha ! dit Hugh en éclatant de rire et balançant son bras au-dessus de sa tête. Ne va-t-il pas parler de parents, ne va-t-il pas parler de famille à un homme dont la mère a péri de la mort qui attend son fils, et l’a laissé, pauvre affamé, sans un visage de connaissance au monde ! Venez donc me parler de parents et de famille !

— Camarade, cria le bourreau, dont les traits éprouvèrent un changement subit, vous ne voulez pas dire que….

— Je veux dire, reprit Hugh, qu’ils l’ont pendue à Tyburn. Ce qui était bon pour elle est assez bon pour moi. Qu’ils m’en fassent autant quand ils voudront…. le plus tôt sera le mieux. Pas un mot de plus ; je vais dormir.

— Au contraire, j’ai besoin de vous parler ; j’ai besoin d’avoir là-dessus plus de détails, dit Dennis, changeant de couleur.

— Ne vous avisez pas de ça, répondit Hugh en grognant ; vous ferez bien de tenir votre langue. Quand je vous dis que je vais dormir ! »

Dennis s’étant risqué à dire quelques mots encore malgré cet avertissement, son camarade, furieux, lui lança de toute sa force un coup de poing qui pourtant ne l’atteignit pas, puis se recoucha en murmurant une foule de jurons et d’imprécations et en se tournant la face contre la muraille. Après avoir essayé encore une ou deux fois à ses risques et périls, malgré la terrible humeur de son compagnon, de le tirer tout doucement par la basque de son habit pour reprendre cette conversation dont M. Dennis, pour des raisons a lui connues, tenait tant à poursuivre le cours, il n’eut pas d’autre alternative que d’attendre, aussi patiemment qu’il le put, le bon plaisir du dormeur.