Barnabé Rudge/78

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 340-346).
CHAPITRE XXXVI.

Le même jour, et presque à la même heure, M. Willet senior fumait sa pipe sur sa chaise, dans une chambre du Lion-Noir. Quoiqu’on fût en pleine chaleur d’été, M. Willet était assis tout contre le feu. Il était plongé dans une profonde méditation, tout entier à ses propres pensées, auquel cas il ne manquait jamais de se mijoter à l’étuvée, persuadé que ce procédé de cuisson était favorable pour mettre en fusion ses idées, qui, lorsqu’il commençait à mitonner, se mettaient quelquefois à couler assez copieusement pour l’étonner lui-même.

Mille et mille fois déjà, les amis et connaissances de M. Willet, pour le consoler, lui avaient donné l’assurance que, pour se récupérer des pertes et dommages qu’il avait soufferts dans le pillage du Maypole, il pouvait avoir « un recours sur le comté. » Mais comme cette manière de parler avait le malheur de ressembler à cette expression populaire : « avoir recours à la paroisse[1], » M. Willet ne voyait dans ces consolations prétendues qu’un paupérisme déguisé, sur une plus grande échelle peut-être, mais qui n’en était pas moins le signe de sa ruine à un point de vue plus étendu. En conséquence, il n’avait jamais manqué de recevoir ces communications par un mouvement de tête douloureux, ou par de grands yeux hébétés, de sorte qu’on le voyait toujours plus mélancolique après une visite de condoléance, qu’à tout autre moment des vingt-quatre heures de chaque journée.

Cependant le hasard voulut que, se trouvant assis devant le feu dans cette occasion particulière, soit qu’il fût déjà, pour ainsi dire, rissolé à point, soit qu’il fût dans un état d’esprit plus gaillard que d’habitude, soit par un heureux concours de ces deux circonstances combinées…. le hasard voulut que, se trouvant assis dans cette occasion particulière, M. Willet aperçût de loin, dans les profondeurs les plus reculées de son intellect, une espèce d’idée cachée, ou de faible probabilité qu’il y avait peut-être à tirer sur la bourse publique des fonds applicables à la restauration du Maypole, pour lui faire reprendre son ancienne splendeur parmi les tavernes de ce monde. Et ce rayon mystérieux de lumière encore incertaine se fit tout doucement si bien jour au dedans de lui, qu’il finit par y prendre feu, et par l’illuminer d’une pensée claire et visible à ses yeux, comme le brasier devant lequel il était assis. Enfin, bien convaincu qu’il avait les premiers honneurs de cette découverte ; que c’était lui qui avait levé, chassé, visé et abattu d’un bon coup à la tête une idée parfaitement originale, qui ne s’était jamais jusque-là présentée à aucun homme, mort ou vivant, il posa sa pipe pour se frotter les mains, et rit à gorge déployée.

« Eh mais ! père, lui cria Joe, qui entrait en ce moment, vous êtes bien gai, aujourd’hui !

— Oh ! rien de particulier, dit M. Willet, continuant de rire de bon cœur, rien du tout de particulier, Joseph. Voyons ! contez-moi quelque chose de cette Savaigne. »

Et, après avoir exprimé ce désir, M. Willet eut un troisième accès de rire, et interrompit ces démonstrations d’humeur légère qui ne lui étaient pas ordinaires, en remettant sa pipe entre ses dents.

« Que voulez-vous que je vous dise, père ? répondit Joe en posant la main sur l’épaule paternelle, et en regardant son visage en face ; que me voilà revenu plus pauvre qu’un rat d’église ? Ce n’est pas nouveau pour vous. Ou bien que me voilà revenu mutilé et estropié ? C’est encore quelque chose qui n’est pas nouveau pour vous.

— On l’a coupé, marmotta M. Willet, toujours les yeux fixés sur le feu, à la défense de la Savaigne, en Amérique, dans le pays où on fait la guerre.

— C’est bien cela, répliqua Joe, souriant et s’appuyant, avec le coude qui lui restait, sur le dos du fauteuil de son père. C’est justement le sujet dont je venais causer avec vous. Un homme qui n’a plus qu’un bras, père, ne peut pas servir à grand’chose dans l’activité générale de ce monde. »

C’était là une de ces propositions vastes auxquelles M. Willet n’avait jamais réfléchi et qui méritaient mûre considération. Aussi ne répondit-il pas.

« Dans tous les cas, reprit Joe, il n’est pas libre de prendre et de choisir ses moyens d’existence comme un autre. Il ne peut pas dire : « Je vais mettre la main à ceci, » ou : « Je ne veux pas mettre la main à cela ; » il faut qu’il prenne ce qu’il trouve, et encore qu’il se trouve heureux de n’être pas réduit à pis…. Plaît-il ? »

M. Willet venait, en effet, de se répéter tout bas à lui-même, d’un air rêveur, les mots : « Défense de la Savaigne, » mais il parut embarrassé d’avoir été entendu, et répondit : « Rien.

— Maintenant, écoutez bien, père. M. Édouard est revenu en Angleterre des Indes occidentales. À l’époque où on l’a perdu de vue (vous savez, père, le même jour où je me sauvai de mon côté), il a fait un voyage dans une île de ce pays-là, où s’était établi un de ses camarades de collège. Quand il l’eut retrouvé là, il ne se crut pas déshonoré de prendre un emploi dans son domaine et…. et, bref, il y a bien fait ses affaires ; il y prospère, il a fait ici un voyage pour son compte, et va y retourner au plus tôt. C’est un bonheur de toute manière que nous soyons revenus à peu près en même temps, et que nous nous soyons rencontrés dans les derniers troubles : car non-seulement ce fut pour nous l’occasion de rendre service à d’anciens amis ; mais cette circonstance m’a procuré l’avantage de pouvoir me tirer d’affaire sans être à charge à personne. En un mot, père, il peut me donner de l’occupation ; de mon côté, je me suis assuré que je peux lui être de quelque utilité, et je m’en vais emporter mon unique bras à son service pour en tirer le meilleur parti possible. »

Aux yeux intellectuels de M. Willet, les Indes occidentales, ou plutôt toute contrée étrangère, n’étaient habitées que par des nations sauvages qui ne faisaient toute la journée qu’enterrer le calumet de paix, brandir des tomahawks, et se tatouer sur le corps des dessins plus étranges les uns que les autres. Il n’eut donc pas plus tôt entendu cette déclaration qu’il se renversa sur son fauteuil, tira sa pipe de ses lèvres, et fixa sur son fils des yeux aussi effarés que s’il le voyait déjà attaché à un pieu, et livré aux plus cruelles tortures pour l’amusement d’une population folâtre. Quelle forme allait-il donner à l’expression de ce sentiment, c’est ce qu’on n’a jamais pu savoir ; mais peu importe, d’ailleurs : car, avant qu’il eût pu trouver une syllabe, Dolly Varden accourut dans la chambre, toute en larmes, se jeta sur le sein de Joe, sans un mot d’explication, et lui passa ses bras blancs autour du cou.

« Dolly ! cria Joe. Dolly !

— Oui, appelez-moi comme ça, toujours comme ça, s’écria la petite demoiselle du serrurier. Et ne me parlez plus avec froideur ; ne me tenez pas à distance, comme vous faisiez ; ne m’en veuillez plus jamais de mes folies, dont je me suis depuis longtemps repentie, ou vous me ferez mourir de chagrin, Joe.

— Moi vous en vouloir ! dit Joe.

— Oui…. car chaque mot de bonté et de sincère franchise que vous prononciez m’allait au cœur ; car vous, qui avez tant souffert avec moi…. car vous, qui ne devez qu’à mes caprices toutes vos peines et vos chagrins…. quand je vous vois si bon…. si noble pour moi, Joe…. »

Il ne put rien lui dire, pas une syllabe. Il y avait bien une sorte d’éloquence assez drôle dans son bras gauche qui lui avait serré la taille ; mais, quant à ses lèvres, elles étaient muettes.

« Encore, si vous m’aviez rappelé par un mot…. seulement un petit mot…. continua Dolly, sanglotant, et s’attachant encore à lui de plus près, que je ne méritais pas la patience que vous m’aviez montrée ; si vous vous étiez un seul moment prévalu de votre triomphe, j’en aurais eu moins de chagrin.

— Mon triomphe ! » répéta Joe, avec un sourire qui semblait dire : « Avec cela que je suis un beau garçon pour triompher !

— Oui, votre triomphe, criait-elle, toujours de tout son cœur et de toute son âme, qui éclataient dans sa voix et dans les larmes dont étaient inondées ses joues, car c’en est un. Je suis heureuse de penser et de reconnaître que c’en est un. Je ne voudrais pas pour tout au monde me sentir moins humiliée…. Oh non ! je ne voudrais pas avoir perdu le souvenir de ce dernier soir où nous nous sommes entretenus ici même…. non, non, quand même je pourrais effacer le passé de ma mémoire, et qu’il dépendrait de moi que ce fût hier seulement que notre séparation eût eu lieu. »

Jamais vous n’avez vu regard d’amoureux comme celui de Joe en ce moment.

« Cher Joe, dit Dolly, je vous ai toujours aimé… oui, dans le fond du cœur je vous aimais toujours, malgré ma vanité et mes étourderies. J’avais espéré que vous reviendriez ce soir-là. Je m’étais figuré que vous n’y manqueriez pas. J’en ai fait au ciel la prière à deux genoux. Et dans tout le cours de ces longues, longues années que vous avez passées loin de moi, jamais je n’ai cessé de penser à vous, et d’espérer qu’enfin nous aurions un jour le bonheur d’être réunis. »

L’éloquence du bras de Joe surpassa toute celle du langage le plus passionné ; et celle de ses lèvres, donc ! … Et cependant, avec tout cela, il ne disait pas un mot.

« Et maintenant enfin, cria Dolly toute palpitante de l’ardeur qu’elle mettait dans ses paroles, quand vous seriez malade, estropié de tous vos membres, valétudinaire, infirme, morose ; quand même, au lieu d’être ce que vous êtes, vous ne seriez aux yeux de tout le monde, non pas aux miens, qu’un débris, qu’une ruine, plutôt qu’un homme, je n’en serais pas moins votre femme, votre bonne amie, avec plus d’orgueil et de joie que si vous étiez le lord le plus magnifique de toute l’Angleterre.

— Qu’ai-je fait, s’écria Joe à son tour, qu’ai-je donc fait pour obtenir une telle récompense ?

— Vous m’avez appris, dit Dolly, levant vers lui sa jolie figure, à me connaître et à vous apprécier ; à valoir un peu mieux que je ne valais ; à mieux me rendre digne de votre brave et virile nature. Plus tard, cher Joe, vous verrez avec le temps que vous m’avez appris tout cela : car je veux être, non-seulement à présent que nous sommes jeunes et pleins d’espérance, mais encore quand nous serons devenus vieux et cassés, je veux être votre douce, votre patiente, votre infatigable petite femme. Je ne veux plus avoir de pensée ni de soin que pour notre ménage et pour vous ; je veux m’étudier sans cesse à vous plaire par le témoignage constant de ma plus vive affection et de mon amour le plus dévoué. Je le veux, oh oui, je le veux ! »

Joe ne put que répéter ses premiers mouvements d’éloquence, mais… c’était bien tout ce qu’il pouvait faire de mieux approprié à la circonstance.

« Ils le savent à la maison ; dit Dolly. Pour vous suivre, je les quitterais, s’il le fallait ; mais je n’en ai pas besoin ; ils savent tout, et ils en sont charmés ; ils sont aussi fiers de vous que moi-même, et aussi pleins de reconnaissance…. Ne viendrez-vous pas me voir, comme un pauvre cher ami qui m’a connue, quand j’étais petite fille ? n’est-ce pas que vous viendrez, cher Joe ? »

C’est bon ! c’est bon ! ne vous inquiétez pas de ce que Joe dit en réponse : il en dit bien long, à coup sûr. Et Dolly ne fut pas en reste. Et il pressa Dolly dans son bras, qui la serrait joliment, pour un bras seul. Et Dolly ne fit pas de résistance ; et s’il y a jamais eu un couple heureux dans ce monde, qui avec tous ses défauts n’est pas encore si misérable, au bout du compte, vous pouvez dire, sans risque de vous tromper, que c’était celui-là.

Dire que, durant ces évolutions, M. Willet senior éprouvait les plus grandes émotions de surprise dont la nature humaine soit susceptible ; dire qu’il était dans une espèce de paralysie d’étonnement, et qu’il était enlevé dans les régions les plus ardues, les plus étourdissantes, les plus inaccessibles, d’une stupéfaction compliquée…. ce serait faire en termes bien imparfaits une esquisse trop incomplète de l’état d’esprit où il se trouvait égaré. Si un Roc, un aigle, un griffon, un éléphant volant, un cheval marin avec ses grandes ailes, lui eût apparu subitement, qu’il l’eût pris sur son dos, et l’eût emporté corporellement au cœur même de la Savaigne, ce n’aurait été pour lui qu’un événement vulgaire et journalier, en comparaison de ce qu’il voyait de ses yeux. Quoi ! être là sur sa chaise tout tranquillement, à regarder et à entendre tout ça ! se voir complétement négligé, oublié, laissé de côté, pendant que son fils et une demoiselle causaient ensemble d’une manière si passionnée, s’embrassaient l’un l’autre, et ne se gênaient pas plus que s’ils étaient chez eux ! c’était vraiment une position si monstrueuse, si inexplicable, qui passait si bien ses plus vastes facultés de compréhension, qu’il en tomba dans une léthargie d’ébahissement dont il ne pouvait pas plus se réveiller qu’un dormeur enchanté dans la première année de son bail emphytéotique avec les fées.

« Père, dit Joe en lui présentant Dolly, vous voyez de quoi il s’agit ? »

M. Willet regarda d’abord la jeune fille, puis son fils, puis encore Dolly, et alors il fit un effort inutile pour tirer une bouffée de sa pipe, qui était éteinte depuis longtemps.

« Dites seulement un mot, quand ce ne serait que…. comment vous portez-vous ? insista Joe.

— Certainement, Joseph, répondit M. Willet, oui, sans doute. Pourquoi pas ?

— Vous avez raison, dit Joe. Pourquoi pas ?

— Oh ! répliqua le père, pourquoi pas ? »

Et en faisant cette réflexion à voix basse, comme s’il discutait en lui-même quelque grave question, il se servit de son petit doigt… si toutefois il en avait un sur les dix qui méritât cette qualification ; il se servit du petit doigt de sa main droite comme d’un bourre-pipe, et retomba dans son silence.

Et il resta là assis au moins une demi-heure, quoique Dolly, du ton le plus caressant, lui exprimât plus d’une douzaine de fois l’espérance qu’il n’était pas fâché contre elle. Il resta là assis une demi-heure, comme pétrifié, sans remuer, ni plus ni moins qu’une grosse quille. À l’expiration de cette période, tout à coup, et sans la moindre préparation, il poussa, au grand saisissement des deux jeunes gens, un éclat de rire bruyant et court, en répétant :

« Certainement, Joseph. Oui, sans doute. Pourquoi pas ? »

Et il sortit pour faire un petit tour.

  1. Chaque paroisse doit entretenir ses pauvres.