Barnabé Rudge/79

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Hachette (p. 347-357).
CHAPITRE XXXVII.

Ce n’est pas du côté de la Clef-d’Or que le vieux John alla faire son petit tour de promenade : car entre la Clef-d’Or et le Lion-Noir il y a tout un voyage de rues à la file, comme le savent bien ceux qui connaissent les distances respectives de Clerkenwell et de White-Chapel, et M. Willis était connu pour n’être pas un fameux piéton. Mais la Clef-d’Or se trouve sur notre chemin, si elle n’était pas sur le sien ; ce chapitre va donc nous suivre, s’il vous plaît, à la Clef-d’Or.

La Clef-d’Or en personne, cet emblème naturel de l’état de serrurier, avait été jetée à bas par les émeutiers, et foulée injurieusement sous leurs pieds. Mais, en ce moment, on l’avait remontée à sa place, dans toute la gloire d’une nouvelle couche de peinture, et jamais elle n’avait eu si bonne mine.

Elle n’était pas la seule. Toute la façade de la maison était élégante et coquette : on l’avait si bien rafraîchie du haut en bas, que, s’il restait encore quelques-uns des perturbateurs qui étaient venus l’attaquer, la vue de ce bon vieux logis, rajeuni et prospère, devait être pour eux un ver rongeur, un vrai crève-cœur.

Cependant les volets de la boutique étaient clos ; les jalousies du premier étage étaient toutes abaissées, et, au lieu de la gaieté qui régnait d’ordinaire dans la maison, on lui voyait un extérieur triste et comme un air de deuil, que les voisins, accoutumés à voir autrefois entrer et sortir le pauvre Barnabé, n’avaient pas de peine à comprendre. La porte était entre-bâillée, mais on n’entendait pas le marteau sur l’enclume ; le chat était ronflant accroupi sur les cendres de la forge : tout était désert, sombre et silencieux.

M. Haredale et Édouard Chester se rencontrèrent sur le seuil de la porte. Le jeune homme céda le pas à l’autre, et, après être entrés tous les deux d’un air de familiarité qui semblait indiquer qu’ils attendaient là quelque chose, et qu’on était accoutumé à les laisser entrer et sortir sans les questionner, ils fermèrent la porte derrière eux.

Ils entrèrent dans l’ancien parloir, montèrent l’escalier à pic, façonné à l’ancienne mode, et tournèrent à droite dans la belle salle, l’orgueil et la gloire de Mme Varden, autrefois le théâtre des labeurs domestiques de Miggs.

« D’après ce que m’a appris Varden, dit M. Haredale, il a amené la mère ici hier au soir.

— Oui, répondit Édouard ; elle est à présent au second, dans la chambre au-dessus. On dit que sa douleur passe toute croyance. Je n’ai pas besoin de vous dire, vous le savez d’avance, que le soin, l’humanité, la sympathie de ces braves gens, sont sans limites.

— Je m’en doute. Que le ciel les récompense de cet acte de bonté et de bien d’autres ! Varden n’est pas ici ?

— Il est retourné avec votre messager, qui l’a trouvé au moment où il revenait chez lui. Il a été dehors toute la nuit…. mais cela, vous le savez bien, puisqu’il en a passé la plus grande partie avec vous.

— C’est vrai. Si je ne l’avais pas eu, c’est comme s’il m’eût manqué mon bras droit : il a beau être plus âgé que moi, rien ne l’arrête.

— C’est bien le cœur le plus ferme et en ce moment l’homme le plus gai de la terre.

— Il en a bien le droit.. Il en a bien le droit. Il n’y a jamais eu de meilleure créature au monde. Il ne fait que récolter ce qu’il a semé…. Ce n’est que trop juste.

— Tout le monde, dit Édouard après un moment d’hésitation, n’a pas le bonheur de pouvoir en dire autant.

— Il y en a plus que vous ne croyez, reprit M. Haredale ; seulement nous, nous faisons plus d’attention au temps de la moisson qu’à celui des semailles ; voilà aussi pourquoi vous vous trompez en ce qui me concerne. »

Le fait est que son visage pâle, ses yeux hagards et son extérieur sombre, avaient eu tant d’influence sur la réflexion qu’Édouard avait faite, que celui-ci, pour le moment, ne sut que répondre.

« Bah ! bah ! dit M. Haredale, votre allusion n’était pas difficile à deviner. Mais, c’est égal, vous vous êtes trompé. J’ai eu ma part de chagrins, plus que ma part, peut-être ; mais je n’ai pas su la supporter comme il fallait. J’ai rompu, quand j’aurais dû plier. J’ai perdu dans la rêverie et la solitude le temps que j’aurais dû employer à mêler mon existence à celles de toutes les créatures du bon Dieu. Les hommes qui apprennent la patience, sont ceux qui donnent à tous leurs semblables le nom de frère. Mais moi, j’ai tourné le dos au monde, et j’en subis la peine. »

Édouard allait protester, mais M. Haredale ne lui en laissa pas le temps.

« Il est trop tard, continua-t-il, pour en éviter maintenant les conséquences. Je me dis quelquefois que, si j’avais à recommencer ma vie, je pourrais réparer cette faute…. non pas tant précisément, il me semble, en y réfléchissant, par amour pour ce qui est bien, que dans mon propre intérêt. Je recule par instinct devant l’idée de souffrir une seconde fois tout ce que j’ai souffert, et c’est dans cette circonstance que je puise la triste assurance que je serais encore le même, quand je pourrais effacer le passé, et recommencer à nouveau en prenant pour guide l’expérience que j’ai déjà faite.

— Non, non : vous ne vous rendez pas justice, dit Édouard.

— Vous croyez cela, répondit M. Haredale, et j’en suis bien aise. Mais je me connais mieux que personne, et c’est ce qui fait que je n’ai pas en moi tant de confiance. Passons à un autre sujet de conversation…. qui, d’ailleurs, n’est pas aussi éloigné du premier qu’on pourrait le croire au premier abord. Monsieur, vous aimez toujours ma nièce, et elle vous est toujours attachée.

— J’en tiens l’assurance de sa bouche même, dit Édouard, et vous savez…. je suis sûr que vous n’en doutez pas… que je n’échangerais pas cet aveu contre toute autre bénédiction que le ciel voudrait m’octroyer.

— Vous êtes un jeune homme franc, honorable et désintéressé, dit M. Haredale. Vous en avez porté la conviction jusque dans mon esprit malade, et je vous crois. Attendez ici mon retour. »

En même temps il quitta la chambre, et revint l’instant d’après avec Mlle Haredale.

« La première et seule fois, dit-il, en les regardant tour à tour, que nous nous sommes trouvés ensemble tous les trois sous le toit du père de ma nièce, je vous ai enjoint, Édouard, de le quitter, et je vous ai défendu d’y revenir jamais.

— C’est le seul détail de l’histoire de notre amour que j’aie oublié, reprit Édouard.

— Vous portez un nom, dit M. Haredale, que je n’ai que trop de raisons de me rappeler. J’étais poussé, excité par des souvenirs de torts et d’injures qui m’étaient personnels, je le sais et le confesse ; mais, même en ce moment, je me calomnierais si je vous disais qu’alors ou jamais j’aie cessé de faire au fond du cœur les vœux les plus ardents pour son bonheur, ou que j’aie agi en cela (je reconnais du reste mon erreur) par une autre impulsion que le désir pur, unique, sincère, de remplacer près d’elle, autant que je le pouvais du moins, le père qu’elle avait perdu.

— Cher oncle, dit Emma en pleurant, je n’ai jamais connu d’autre père que vous. Ma mère et mon père ne m’ont laissé à chérir que leur mémoire ; mais vous, j’ai pu vous aimer toute ma vie. Jamais père n’a été plus tendre pour son enfant que vous ne l’avez été pour moi, depuis le premier moment que je puis me rappeler jusqu’au dernier.

— Vous me parlez avec trop de tendresse, répondit-il, et pourtant je n’ai pas le courage de souhaiter que vous me jugiez moins favorablement : j’ai trop de plaisir à entendre ces mots de votre bouche, comme j’en aurai toujours à me les rappeler quand nous serons séparés ; ce sera le bonheur de ma vie. Encore un peu de patience, je vous prie, Édouard ; elle et moi nous avons passé bien des années ensemble ; et, quoique je sache bien qu’en la remettant entre vos mains je mets le sceau à son bonheur futur, je sens qu’il me faut un effort pour m’y résigner. »

Il la pressa tendrement contre son sein et, après une minute de silence, il reprit :

« J’ai eu tort avec vous, monsieur, et je vous en demande pardon ce n’est pas ici une formule banale, ni un regret affecté : c’est l’expression vraie et sincère de ma pensée. Avec la même franchise, je vous avouerai à tous deux qu’il a été un temps où je me suis rendu complice par connivence d’une trahison dont le but était de vous séparer à jamais…. car, si je n’y ai point trempé moi-même, j’ai du moins laissé faire : je m’en confesse coupable.

— Vous vous jugez trop sévèrement, dit Édouard. Laissons cela de côté.

— Non, cette trahison se dresse pour ma condamnation ; je regarde en arrière, et ce n’est pas aujourd’hui la première fois, répondit-il. Je ne peux pas me séparer de vous sans obtenir mon pardon plein et entier. Car je n’ai plus guère de temps à passer dans la vie commune du monde, et j’ai déjà bien assez de regrets à emporter dans la solitude à laquelle désormais je me voue, sans en grossir le nombre.

— Vous n’emporterez de nous d’eux, dit-elle, que des bénédictions. Ne mêlez jamais le souvenir de votre Emma…. qui vous doit tant d’amour et de respect…. avec aucun autre sentiment que celui d’une affection et d’une reconnaissance éternelles pour le passé, et les vœux les plus ardents pour votre félicité à venir.

— L’avenir, reprit son oncle avec un sourire mélancolique, est un mot plein de bonheur pour vous, et son image doit vous apparaître entourée d’une guirlande de joyeuses espérances. Mais, pour moi, c’est autre chose : puisse-t-il être seulement un temps de paix, exempt de soucis et de haine ! Quand vous quitterez l’Angleterre, je la quitterai comme vous. Il y a sur le continent des cloîtres, mon seul asile, maintenant que les deux grands vœux de ma vie sont satisfaits. Cela vous fait de la peine, parce que vous oubliez que je deviens vieux, et que me voilà bientôt au bout de ma carrière. Allons ! nous en reparlerons…. plutôt deux fois qu’une, et je vous demanderai, Emma, vos bons conseils.

— Pour les suivre ? lui dit sa nièce.

— Au moins les écouterai-je, répondit-il en l’embrassant, et je vous promets que je les prendrai en considération. Voyons ! n’ai-je pas encore quelque chose à vous dire ? Vous vous êtes vus beaucoup depuis quelque temps. Il vaut mieux il est plus convenable que je laisse de côté les circonstances du passé qui avaient causé votre séparation et semé entre nous le soupçon et la défiance.

— Oui, oui, cela vaut beaucoup mieux, répéta tout bas Emma.

— J’avoue la part que j’y ai prise à cette époque, dit M. Haredale, tout en me le reprochant. Cela prouve qu’on ne doit jamais s’écarter, si peu que ce soit, du bon chemin, du chemin de l’honneur, sous le prétexte spécieux que la fin justifie les moyens. Quand la fin qu’on se propose est bonne, il faut l’obtenir par de bons moyens. Ceux qui font autrement sont des méchants, et il n’y a rien de mieux à faire que de les regarder comme tels et de ne point se faire leur complice. »

Il détourna ses yeux de sa nièce pour les reporter sur Édouard, et lui dit d’un ton plus doux :

« Vous avez maintenant presque autant de fortune l’un que l’autre. J’ai été pour elle un intendant fidèle, et à ce qui lui reste des biens autrefois plus considérables de son père, je désire ajouter, comme gage de mon affection, une pauvre pitance qui ne vaut pas la peine d’en parler, et dont je n’ai plus besoin. Je suis bien aise que vous alliez voyager à l’étranger. Que notre maison maudite reste en ruines ! Quand vous reviendrez après quelques années prospères, vous en ferez bâtir une meilleure, et, j’espère, plus fortunée. Voulez-vous faire la paix ? »

Édouard prit la main que lui tendait Haredale, et la serra cordialement.

« Vous ne mettez ni retard ni froideur dans votre réponse, dit M. Haredale, en lui rendant une poignée de main aussi chaleureuse, et maintenant, que je vous connais, je me dis, quand je vous regarde, que vous êtes bien l’homme que j’aurais voulu lui choisir pour époux. Son père était d’un caractère généreux, et vous lui auriez convenu tout à fait. Je vous la donne en son nom, et je vous bénis pour lui. Si le monde et moi nous nous séparons là-dessus, nous nous serons séparés en meilleurs termes que nous n’avons vécu ensemble depuis longtemps. »

Il la mit dans les bras de son mari, et il allait quitter la chambre, quand il fut arrêté dans sa marche, sur le pas de la porte, par un grand bruit dans le lointain, qui les fit tressaillir en silence.

C’était un tumulte éclatant, mêlé d’acclamations frénétiques qui déchiraient l’air. Les clameurs approchaient de plus en plus à chaque moment, avec tant de rapidité que, rien que le temps d’y prêter l’oreille, elles éclatèrent en une confusion de sons assourdissants au coin de la rue.

« Il faut mettre ordre à ça…. il faut apaiser ce tapage, dit M. Haredale avec vivacité. Nous aurions dû y penser et l’empêcher. Je vais les trouver à l’instant. »

Mais, avant qu’il pût atteindre la porte de la rue, avant qu’Édouard eût eu seulement le temps de prendre son chapeau pour le suivre, ils furent encore arrêtés par un cri perçant, qui, cette fois, partait du haut de l’escalier. En même temps la femme du serrurier se précipita dans la chambre, et courant tout bonnement se jeter dans les bras de M. Haredale, elle s’écria :

« Elle sait tout, cher monsieur…. elle sait tout. Nous lui en avons dit quelques mots petit à petit, et maintenant elle est toute préparée. »

Après cette communication, accompagnée des actions de grâces les plus ferventes pour remercier Dieu de ce nouveau bienfait, la bonne dame, fidèle à l’usage classique des matrones dans toutes les occasions d’une émotion vive, se pâma tout de suite.

Ils coururent à la fenêtre, levèrent le châssis, et regardèrent dans la rue encombrée par la foule. Au milieu d’une immense multitude parmi laquelle il n’y avait pas une personne qui restât un moment en repos, on voyait en plein la bonne grosse et rougeaude figure du serrurier, culbuté à droite, à gauche, comme s’il luttait contre une mer agitée. Tantôt il était emporté vingt pas en arrière, tantôt poussé en avant presque jusqu’à la porte ; puis emporté par un nouveau flot, puis pressé contre le mur d’en face, puis contre les maisons attenantes à la sienne, puis soulevé jusque sur un perron où les bras d’une cinquantaine de gens le poursuivaient de leurs saluts, pendant que tous les autres, dans le plus grand tumulte, s’égosillaient à l’applaudir de toutes leurs forces. Quoique véritablement il fût en danger de se voir mettre en morceaux par l’enthousiasme général, le serrurier, aussi rassuré que jamais, répondait à leurs acclamations par les siennes, jusqu’à s’en faire mal à la gorge, et, dans un élan de joie et de bonne humeur, il agitait son chapeau avec tant d’ardeur, que le jour avait fini par y passer entre le bord et la forme.

Mais au milieu de tout cela, ballotté de main en main, avançant un pas, reculant deux, poussé, bousculé comme il était, il n’en reparaissait que plus jovial et plus radieux après chaque assaut. La paix de son âme n’en était pas plus affectée que s’il avait volé comme une plume sur la surface de l’eau, et il n’en tenait pas moins ferme, sans le lâcher seulement une fois, un bras serré contre le sien : c’était celui d’un ami vers lequel il se tournait de temps en temps pour lui frapper sur l’épaule, ou bien pour lui glisser un mot d’encouragement solide, ou bien pour l’égayer par un sourire ; mais avant tout, son soin constant était de le défendre contre l’empressement indiscret de la foule, et de lui ouvrir un passage pour le faire entrer à la Clef-d’Or. Passif et timide, effarouché, pâle, étonné, regardant la foule comme s’il venait de ressusciter des morts, et qu’il se considérât lui-même comme un revenant au milieu des vivants, Barnabé…. non pas Barnabé en esprit, mais bel et bien Barnabé en chair et en os, avec un pouls naturel, des nerfs, des muscles, un cœur qui battait bien fort, et des émotions violentes…. se pendait au bras de son vieil ami, le robuste serrurier, se laissant conduire par lui comme un enfant.

C’est ainsi qu’à la fin des fins ils atteignirent la porte, que des mains complaisantes tenaient toute prête en dedans pour les recevoir. Alors, se glissant par l’ouverture, et repoussant de vive force la foule de ses pétulants admirateurs, Gabriel ferma la porte derrière lui, et se trouva entre M. Haredale et Édouard Chester, pendant que Barnabé ne faisait qu’un bond au haut de l’escalier et tombait à genoux au pied du lit de sa mère.

« Bénie soit la fin de la plus heureuse et de la plus rude besogne que nous ayons faite de notre vie ! dit à M. Haredale le serrurier haletant. Les mâtins ! avons-nous eu du mal à nous en débarrasser ! En vérité, j’ai vu le moment où, avec toutes leurs belles amitiés, nous allions y rester. »

Ils avaient employé toute la journée précédente à tâcher d’arracher Barnabé à son triste destin. Trompés dans leurs tentatives auprès des premières autorités auxquelles ils s’étaient adressés, ils les renouvelèrent d’un autre côté. Encore repoussés par là, ils recommencèrent sur nouveaux frais au milieu de la nuit, et finirent par parvenir, non-seulement jusqu’au juge et au jury qui l’avaient condamné, mais jusqu’à des personnages influents à la cour, jusqu’au jeune prince de Galles, et jusqu’à l’antichambre du roi lui-même. Ayant enfin réussi à éveiller quelque intérêt en sa faveur, et à donner l’envie d’examiner son cas avec moins de passion, ils avaient eu une entrevue avec le ministre, dans son lit, à huit heures du matin. Le résultat d’une enquête minutieuse, due à leurs démarches, et secondée par les attestations en faveur d’un pauvre garçon qu’ils connaissaient depuis son enfance, fut qu’entre onze heures et midi le pardon absolu de Barnabé Rudge fut apprêté, signé, et confié à un cavalier pour le porter en toute hâte au lieu de l’exécution. Le messager de grâce arriva sur les lieux juste au moment où on voyait déjà paraître la fatale charrette ; et, pendant qu’elle remportait Barnabé à la prison, M. Haredale, après s’être assuré que tout était fini, était revenu tout droit de Bloomsbury-Square à la Clef-d’Or, laissant à Gabriel l’agréable tâche de le ramener chez lui en triomphe.

« Je n’ai pas besoin de vous dire, fit observer là-dessus le serrurier après avoir donné des poignées de main à tous les hommes de la maison, et serré dans ses bras toutes les femmes plus de quarante-cinq fois, qu’excepté entre nous, en famille, ce n’est pas moi qui ai voulu en faire un triomphe ; mais nous n’avons pas été plus tôt dans la rue qu’on nous a reconnus, et alors a commencé le vacarme. Si on me donnait le choix entre les deux, ajouta-t-il en essuyant sa figure toute cramoisie, et après avoir éprouvé l’un et l’autre, je crois que j’aimerais encore mieux me voir enlevé de ma maison par une bande d’ennemis qu’escorté à la maison par une émeute d’amis. »

Mais on voyait bien que c’était seulement de la part de Gabriel une façon de parler, et qu’au contraire l’affaire, d’un bout à l’autre, lui causait un plaisir extrême ; car le peuple continuant son tapage au dehors, et redoublant ses acclamations comme s’il venait de prendre des gosiers de rechange, capables de durer au moins une quinzaine, il envoya chercher Grip au second étage ; Grip était revenu sur le dos de son maître et avait reconnu les faveurs de la multitude en tirant du sang de chaque doigt qui s’aventurait à la portée de son bec. Alors, prenant l’oiseau sur son bras, il se présenta lui-même à la fenêtre du premier et agita encore son chapeau, si bien que cette fois il ne tenait plus qu’à un fil entre les quatre doigts et le pouce. Cette démonstration ayant été accueillie par des vivat mérités, et le silence s’étant un peu rétabli, il les remercia de leur sympathie, et, prenant la liberté de les informer qu’il y avait quelqu’un de malade dans la maison, il leur proposa trois hourras en faveur du roi Georges, trois autres en faveur de la vieille Angleterre, puis trois autres en faveur de n’importe qui, pour la clôture. La foule y consentit, en substituant seulement le nom de Gabriel Varden dans le hourra de n’importe qui, et en lui en donnant un de plus, pour faire la bonne mesure ; puis elle se dispersa pleine de bonne humeur. Ainsi finit la cérémonie.

Toutes les félicitations échangées parmi les habitants de la Clef-d’Or, quand on les eut laissés tranquilles ; le débordement de joie et de bonheur qu’ils ressentaient ; la difficulté où Barnabé en personne se trouvait de l’exprimer autrement qu’en allant comme un fou de l’un à l’autre, jusqu’à ce qu’enfin, ayant recouvré plus de calme, il vint s’étendre par terre auprès de la couche de sa mère, et y tomba dans un profond sommeil : tout cela n’a pas besoin de se dire ; heureusement, car ce ne serait pas facile à décrire, si c’était nécessaire à notre récit.

Avant de quitter cette scène charmante, nous ferons bien de jeter un coup d’œil sur un tableau plus sombre et d’un genre tout différent, qui, cette nuit-là même, avait eu un petit nombre de spectateurs.

C’était dans un cimetière, à l’heure de minuit ; il n’y avait d’autres assistants qu’Édouard Chester, un ministre, un fossoyeur, et les quatre porteurs d’une bière grossière. Ils se tenaient tous debout autour d’une fosse nouvellement creusée, et l’un des porteurs tenait à la main une lanterne sourde, la seule lumière qui éclairât ces lieux funèbres, pour répandre sa faible lueur sur le livre d’offices. Il la plaça un moment sur le cercueil, avant de la descendre avec l’aide de ses compagnons. Le couvercle de la bière ne portait aucune inscription.

La terre humide retomba avec un bruit solennel sur la dernière demeure de cet homme sans nom ; et le bruit du gravier laissa un triste écho même dans l’oreille endurcie de ceux qui l’avaient porté à son dernier asile. La fosse fut remplie jusqu’au haut, puis aplanie en piétinant dessus, et ils s’en allèrent tous ensemble.

« Vous ne l’avez jamais vu de son vivant ? demanda le ministre à Édouard.

— Pardon, souvent, mais il y a bien des années, et je ne me doutais pas que ce fût mon frère.

— Jamais depuis ?

— Jamais. J’ai voulu le voir hier, mais il s’y est refusé obstinément, malgré les instances répétées que j’ai fait faire auprès de lui.

— Et il a refusé de vous voir ? Il fallait que ce fût un cœur endurci et dénaturé.

— Croyez-vous ?

— Vous avez l’air de n’être pas de mon avis ?

— En effet. Nous entendons tous les jours le monde s’étonner de voir ce qu’il appelle des monstres d’ingratitude. Ne dirait-on pas qu’il s’attendait plutôt à voir partout des monstres d’affection, comme si c’était la chose la plus naturelle ? »

Cependant ils étaient arrivés à la porte de la grille. Là ils se souhaitèrent bonne nuit, et s’en retournèrent chacun chez soi.