Barnabé Rudge/82

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Hachette (p. 377-386).
CHAPITRE XL.

Donnons un coup d’œil d’adieu à chacun des acteurs de cette petite histoire que nous n’avons pas encore congédiés dans le cours des événements, et nous aurons fini.

Maître Haredale s’enfuit cette nuit-là même. Avant qu’on eût pu commencer les poursuites, avant même qu’on se fût aperçu de la disparition de sir John et qu’on se fût mis à sa recherche, son adversaire avait déjà quitté la Grande-Bretagne. Il alla tout droit à un établissement religieux, renommé en Europe pour la rigueur et la sévérité de sa discipline et pour la pénitence inflexible que sa règle imposait à ceux qui venaient y chercher un refuge contre le monde : c’est là qu’il fit les vœux qui, à partir de ce moment, l’enlevèrent à ses parents et ses amis, et qu’après quelques années de remords il fut enterré dans les sombres cloîtres du couvent.

Il se passa deux jours avant qu’on retrouvât le corps de sir John. Aussitôt qu’on l’eut reconnu et emporté chez lui, son estimable valet de chambre, fidèle aux principes de son maître, disparut avec tout l’argent et les objets de prix sur lesquels il put mettre la main, grâce à quoi il alla quelque part faire le gentilhomme dans la perfection, pour son propre compte. Il eut un véritable succès dans cette carrière distinguée, et il aurait même fini par épouser quelque héritière, sans un malheureux mandat d’arrêt qui occasionna sa fin prématurée. Il mourut d’une fièvre contagieuse qui faisait alors de grands ravages, et qu’on appelait communément le typhus des prisons.

Lord Georges Gordon, après être resté emprisonné à la Tour jusqu’au lundi 5 février de l’année suivante, fut jugé ce jour-là à Westminster pour crime de haute trahison. Il est vrai qu’après une enquête sérieuse et patiente, il fut déchargé de cette accusation, faute de pouvoir prouver qu’il eût agité la population dans des intentions déloyales et illégales. Il y avait même encore tant de personnes à qui ces troubles n’avaient pas servi de leçon pour modérer leur faux zèle, qu’on fit, en Écosse, une souscription pour payer les frais de la défense.

Pendant les sept années qui suivirent, il se tint tranquille par comparaison, grâce à l’intercession assidue de ses amis ; pourtant il trouva encore, de temps en temps, l’occasion de déployer son fanatisme protestant par quelques manifestations extravagantes qui réjouirent fort ses ennemis ; il fut même excommunié en forme par l’archevêque de Canterbury, pour avoir refusé de comparaître comme témoin, sur la citation expresse de la Cour ecclésiastique. Dans l’année 1788, il fut poussé par un nouvel accès de folie à composer et publier un pamphlet injurieux, écrit en termes très-violents contre la reine de France. Accusé de diffamation, après avoir fait devant la cour différentes déclarations qui n’étaient pas moins insensées, il fut condamné, et se sauva en Hollande pour échapper à la peine prononcée contre lui. Mais, comme les bons bourgmestres d’Amsterdam n’étaient pas flattés d’accueillir un pareil hôte, ils le renvoyèrent chez lui en toute hâte. Il arriva à Harwich dans le mois de juillet, et se dirigea de là à Birmingham, où il fit, en août, profession publique de la religion juive. Il y figura comme Israélite jusqu’au moment où il fut arrêté et ramené à Londres pour subir sa peine. En vertu de l’arrêt porté contre lui, il fut, au mois de décembre, jeté dans la prison de Newgate, où il passa cinq ans et dix mois, obligé en outre de payer une forte amende, et de fournir des garanties sérieuses de bonne conduite à l’avenir.

Après avoir adressé, au milieu de l’été de l’année suivante, un appel à la commisération de l’Assemblée nationale en France, appel auquel le ministre anglais refusa sa sanction, il s’arrangea pour subir jusqu’au bout la punition qui lui était infligée ; il laissa croître sa barbe jusqu’à sa ceinture, et se conformant sous tous les rapports aux cérémonies de sa nouvelle religion, il s’appliqua à l’étude de l’histoire, et, par occasion, à l’art de la peinture, pour lequel, dans sa jeunesse, il avait montré des dispositions. Abandonné par ses anciens amis et traité, à tous égards, en prison, comme le plus grand criminel, il y demeura gai et résigné, jusqu’au 1er novembre 1793, époque où il mourut dans son cachot : il n’avait que trente-quatre ans.

Il y a bien des gens qui ont fait dans le monde plus brillante figure et qui ont laissé une renommée plus éclatante, sans avoir jamais témoigné autant de sympathie pour les malheureux et les nécessiteux. Il ne manqua pas de pleureurs à ses funérailles. Les prisonniers déplorèrent sa perte et l’accompagnèrent de leurs regrets : car, avec des moyens bornés, sa charité était grande, et, dans la distribution qu’il faisait parmi eux de ses aumônes, il ne considérait que leurs besoins, sans distinction de secte ou de symbole religieux. Il y a, dans les hauts parages de la société, bien des esprits supérieurs qui pourraient apprendre à cet égard quelque chose, même de ce pauvre cerveau fêlé de lord qui est mort à Newgate.

Jusqu’au dernier moment, le brave John Grueby ne déserta pas son service. Il n’y avait pas vingt-quatre heures que son maître était à la Tour, qu’il vint près de lui pour ne plus le quitter jusqu’à la mort.

Lord Gordon eut encore des soins constants et dévoués dans la personne d’une jeune fille juive d’une grande beauté ; elle s’était attachée à lui par un sentiment demi-religieux et demi-romanesque, mais dont le caractère vertueux et désintéressé paraît avoir défié le soupçon des censeurs les plus téméraires.

Gashford, naturellement, l’avait abandonné. Il subsista quelque temps du trafic qu’il fit des secrets de son maître ; mais tout a un terme, et, quand il eut épuisé son fonds, son commerce ne pouvant plus lui rapporter rien, il se procura un emploi dans le corps honorable des espions et des mouchards au service du gouvernement. En cette qualité, comme tous les misérables de son espèce, il traîna sa honteuse et pénible existence, tantôt à l’étranger, tantôt en Angleterre, et endura longtemps toutes les misères d’un pareil poste. Il y a dix ou douze ans… tout au plus… un vieillard maigre et hâve, maladif et réduit au dernier état de gueuserie, fut trouvé mort dans son lit, je ne sais dans quel cabaret borgne du Bourg, où il était tout à fait inconnu. Il avait pris du poison. On ne put avoir aucun renseignement sur son nom : on découvrit seulement, d’après certaines notes du carnet qu’il portait dans sa poche, qu’il avait été secrétaire de lord Georges Gordon, à l’époque des fameuses émeutes….

Bien des mois après le rétablissement de l’ordre et de la paix, quand on n’en parlait déjà plus dans la ville ; qu’on ne disait plus, par exemple, que chaque officier militaire entretenu aux frais de Londres pendant les derniers troubles avait coûté pour la table et le logement quatre livres sterling quatre shillings par jour, et chaque simple soldat deux shillings, deux pence et un demi-penny ; bien des mois après qu’on avait oublié même ces détails intéressants et que tous les Bouledogues-Unis avaient été jusqu’au dernier, ou tués, ou emprisonnés ou transportés, M. Simon Tappertit, ayant été tranféré de l’hôpital à la prison, et de là devant la Cour, fut renvoyé gracié, avec deux jambes de bois. Dépouillé des membres qui faisaient sa grâce et son orgueil, et déchu de sa haute fortune pour tomber dans la condition la plus humble et la plus profonde misère, il se décida à retourner boiteux chez son ancien maître, pour lui demander quelque soulagement. Grâce aux bons conseils et à l’aide du serrurier, il s’établit décrotteur et ouvrit boutique en cette qualité sous une arcade voisine des Horse-Guards. Comme c’est un quartier central, il eut bientôt une nombreuse clientèle, et, les jours de lever du roi, il est prouvé qu’il a eu jusqu’à vingt officiers à demi-solde qui faisaient queue pour se faire cirer leurs bottes. Son commerce reçut même une telle extension que, dans le cours des temps, il entretint jusqu’à deux apprentis, sans compter qu’il prit pour femme la veuve d’un chiffonnier éminent, ci-devant à Milbank.

Il vécut avec cette dame (qui l’assistait dans son négoce) sur le pied de la plus douce félicité domestique, émaillée seulement de quelques-uns de ces petits orages passagers qui ne servent qu’à éclaircir l’atmosphère des ménages et à en égayer l’horizon. Il arriva quelquefois, par exemple, dans ces bouffées de mauvais temps, que M. Tappertit, jaloux du maintien de ses prérogatives, s’oublia jusqu’à corriger la dame à coups de brosse, de bottes et de souliers ; pendant que sa ménagère (mais il faut lui rendre la justice que c’était seulement dans des cas extrêmes) se vengeait en lui emportant ses jambes et en le laissant exposé dans la rue aux huées des petits polissons, qui ne prennent jamais tant de plaisir qu’à mal faire.

Mlle Miggs, déçue dans tous ses rêves d’établissement matrimonial ou autres, par la faute d’un monde ingrat, qui ne méritait pas ses regrets, tourna à l’aigre comme du petit-lait. Elle finit par devenir si acide, pinçant, cognant, tordant toute la journée les cheveux et le nez de la jeunesse de la cour du Lion-d’Or, que, par un consentement unanime, elle fut expulsée de ce sanctuaire, et voulut donner la préférence à quelque autre localité bénie du ciel, pour la régaler de sa présence. Il se trouva justement qu’en ce moment les justices de paix de Middlesex firent savoir, par des affiches officielles, qu’il leur fallait un porte-clefs femelle pour le Bridewell[1] du comté, et désignèrent l’heure et le jour du concours des aspirantes. Mlle Miggs, fidèle au rendez-vous, fut choisie d’emblée et hors ligne sur cent vingt-quatre concurrentes, et immédiatement revêtue de l’emploi qu’elle ne cessa d’exercer jusqu’à sa mort, c’est-à-dire plus de trente ans durant, mais hélas ! toujours célibataire pendant tout ce temps-là. On remarqua que cette demoiselle, inflexible d’ailleurs et revêche pour tout le troupeau de femmes dont elle était le pasteur, n’était jamais plus méchante qu’avec celles qui pouvaient avoir quelque prétention à la beauté, et, comme preuve de son indomptable vertu et de sa chasteté sévère, ne faisait jamais quartier à celles qui avaient tenu une conduite légère ; elle leur tombait sur le corps à la première occasion ; elle n’avait même pas besoin d’occasion du tout pour décharger sur elles sa colère. Entre autres inventions utiles et de son cru, qu’elle mettait en pratique avec cette classe de malfaiteurs, et qui ont mérité de passer à la postérité, il ne faut pas oublier l’art d’infliger un coup fourré des plus traîtres dans les reins, tout près de l’épine dorsale, avec la garde d’une clef qu’elle tenait toujours en main pour cet usage. Elle était également brevetée pour une manière de marcher par accident (quand elle était munie de ses bons patins ferrés) sur celles qui avaient de petits pieds. Nous recommandons ce procédé comme extrêmement ingénieux, et tout à fait inconnu avant elle.

Vous pouvez être sûrs qu’il ne se passa pas longtemps avant que Joe Willet et Dolly Varden fussent bien et dûment mari et femme, et, avec une somme bien ronde sur la Banque (car le serrurier ne se fit pas prier pour donner à sa fille une bonne dot), ils rouvrirent le Maypole. Vous pouvez être bien sûrs aussi qu’il ne se passa pas longtemps avant qu’un gros rougeaud de petit garçon fût toujours à trébucher dans le corridor du Maypole et à piétiner avec ses talons sur la pelouse devant la porte. Il ne se passa pas non plus de longues années avant qu’on vît une grosse rougeaude de petite fille, et puis un autre rougeaud de petit garçon, et puis une pleine troupe de petites filles et de petits garçons : de manière que vous pouviez aller à Chigwell quand vous vouliez, vous étiez toujours sûr d’y voir, ou dans la rue du village, ou sur la pelouse, ou folichonnant dans la cour de la ferme… oui-da, de la ferme, c’en était une à présent aussi bien qu’une taverne… tant de petits Joe et de petites Dolly, qu’on n’en savait pas le compte. Et tout ça ne fut pas long ; mais, par exemple, il se passa du temps avant que Joe parût avoir seulement cinq ans de plus, ni Dolly non plus, ni le serrurier non plus, ni sa femme non plus : car la gaieté et le contentement sont de fameux embellisseurs et de fameux cosmétiques, je vous en réponds, pour conserver la bonne mine.

Il se passa bien du temps aussi avant qu’il y eût dans toute l’Angleterre une auberge de village comme le Maypole. C’est même encore une grande question de savoir si, à l’heure qu’il est, il y en a une pareille, ou s’il y en aura jamais. Il se passa bien du temps aussi… car, jamais, c’est trop dire… avant qu’on cessât de montrer au Maypole un intérêt tout particulier pour les soldats blessés, ou que Joe oubliât de les faire rafraîchir, par souvenir de ses anciennes campagnes ; ou avant que le sergent en tournée de recrutement manquât d’y donner un coup d’œil de temps en temps ; ou avant qu’ils fussent las, l’un ou l’autre, de parler siéges et batailles, et de causer des rigueurs du temps et du service, et de mille choses qui intéressent la vie du soldat. Quant à la grande tabatière d’argent que le roi avait envoyée à Joe de sa propre main, pour récompenser sa conduite dans les émeutes, quel est l’hôte qui descendit une seule fois au Maypole sans y mettre le doigt et le pouce, et en retirer une grande prise, quand même il n’aurait jamais respiré auparavant un atome de tabac, et qu’il aurait dû se donner des convulsions à force d’éternuer ? Pour ce qui est du distillateur cramoisi, quel est l’homme qui a vécu dans ce temps-là et qui ne l’a jamais vu au Maypole, aussi à son aise dans la belle chambre que s’il était chez lui ? Et pour ce qui est des fêtes, des baptêmes, des galas à Noël, et de la célébration des anniversaires de naissance, de mariage, je ne sais pas de quoi, ou au Maypole ou à la Croix-d’Or… si vous n’en avez pas entendu parler, vous n’avez donc entendu parler de rien.

M. Willet Senior, s’étant fourré dans l’esprit, on ne sait par quel procédé extraordinaire, que Joe avait envie de se marier, et qu’en sa qualité de père il ferait bien de se retirer dans la vie privée, pour mettre son fils à même de vivre à son aise, choisit pour résidence un petit cottage à Chigwell. On y élargit l’âtre ; on agrandit la cheminée pour lui ; on y pendit le chaudron à la crémaillère, et surtout on y planta, dans le petit jardin devant la porte de la façade, un petit mai pour rire, de manière qu’il se trouva tout de suite chez lui. C’est là, dans sa nouvelle habitation, que Tom Cobb, Phil Parkes et Salomon Daisy venaient régulièrement tous les soirs, et que, dans le coin de la cheminée, ils gobeletaient tous les quatre, fumant, phrasant, faisant un somme tout de même qu’au temps jadis. Comme on découvrit par hasard, au bout de peu de temps, que M. Willet avait l’air de se considérer encore comme aubergiste de profession, Joe lui procura une ardoise, sur laquelle le bonhomme inscrivait régulièrement des comptes énormes de dépenses pour la consommation de viande, de liquide et de tabac. À mesure qu’il avança en âge, cette passion redoubla d’ardeur, et son plus grand plaisir était d’enregistrer à la craie, au nom de chacun de ses vieux camarades, une somme fabuleuse, impossible à payer jamais ; et la joie secrète qu’il éprouvait à établir ses chiffres était telle, qu’on le voyait toujours aller derrière la porte pour jeter un coup d’œil à son tableau, et revenir avec l’expression de la satisfaction la plus vive.

Il ne se remit jamais bien de la surprise que lui avaient faite les insurgés, et resta dans la même condition mentale jusqu’au dernier moment de sa vie, qui fut bien près de se terminer brusquement la première fois qu’il vit son petit-fils, car ce spectacle parut frapper son esprit de l’idée qu’il était arrivé à Joe quelque miracle d’une nature alarmante. Heureusement, une saignée pratiquée à propos par un habile chirurgien le tira de là ; et, quoique les docteurs fussent tous d’accord, quand il eut une attaque d’apoplexie six mois après, qu’il allait mourir, et qu’ils eussent trouvé très-mauvais qu’il n’en fit rien, il resta en vie… peut-être par suite de sa lenteur constitutionnelle… encore sept ans en sus ; mais cette fois on le trouva un beau matin dans son lit, privé de la parole. Il resta dans cet état, sans souffrir, toute une semaine, et reprit subitement connaissance en entendant la garde murmurer à l’oreille de son fils que le vieux papa s’en allait :

« Oui, Joseph, je m’en vais, dit M. Willet se retournant vivement, dans la Savaigne. »

Et immédiatement il rendit l’esprit.

Il laissa un joli magot. Son bien était plus considérable qu’on ne l’avait cru ; quoique les voisins, suivant la coutume pratiquée par le genre humain, quand il calcule par supposition les économies d’autrui, eût estimé la sienne rondement. Joe, son unique héritier, devint par là un homme conséquent dans le pays, et surtout parfaitement indépendant.

Il se passa quelque temps avant que Barnabé pût prendre le dessus du coup qu’il avait reçu, et recouvrer sa santé et son ancienne gaieté. Cependant il revint petit à petit, et, sauf qu’il ne put jamais séparer sa condamnation et sa délivrance de la supposition d’un songe terrible, il devint, à d’autres égards, plus raisonnable. À dater de son rétablissement, il eut la mémoire meilleure et plus de suite dans les idées ; mais un nuage obscur plana toujours sur le souvenir de son existence première, et ne s’éclaircit jamais.

Il n’en fut pas plus malheureux pour cela ; car il conserva toujours avec la même vivacité son amour de la liberté et son intérêt sympathique pour tout ce qui a le mouvement et la vie, pour tout ce qui puise son être dans les éléments. Il demeura avec sa mère sur la ferme du Maypole, soignant les bestiaux et la volaille, travaillant au jardin, et donnant un coup de main partout où il en était besoin. Il n’y avait pas dans tout le pays un oiseau ou un quadrupède qui ne le connût, et à qui il n’eût donné un nom particulier. Jamais vous n’avez vu un campagnard plus paisible de cœur, une créature plus populaire chez les jeunes comme chez les vieux, une âme plus ouverte et plus heureuse que Barnabé ; et, quoique personne ne l’empêchât d’aller courir, il ne voulût jamais La quitter, et resta toujours désormais auprès d’elle pour être sa consolation et son bâton de vieillesse.

Une chose remarquable, c’est que, malgré cette obscurité qui, chez lui, jetait un voile sur le passé, il alla chercher le chien de Hugh, l’emmena pour en prendre soin, et qu’il résista à toutes les tentations de retourner jamais à Londres. Lorsque les émeutes furent plus vieilles de quelques années, et qu’Édouard revint avec sa femme et une petite famille presque aussi nombreuse que celle de Dolly, apparaître un beau jour devant le porche du Maypole, Barnabé les reconnut bien et se mit à pleurer et à sauter de joie. Mais jamais, ni pour leur rendre visite, ni sous aucun autre prétexte, quelque plaisir et quelque amusement qu’on lui pût promettre, il ne voulut se laisser persuader de mettre le pied dans les rues : jamais il ne put même surmonter sa répugnance jusqu’à regarder du côté de la grande ville.

Grip eut bientôt repris sa bonne mine, et redevint lisse et luisant comme dans son beau temps ; mais il resta profondément silencieux. Avait-il désappris l’art de soutenir une conversation polie à Newgate, ou bien n’avait-il pas plutôt fait vœu, dans ces temps de trouble, de suspendre, pendant un temps déterminé, l’exercice de ses talents ? on n’a jamais pu le savoir. Ce qu’il y a de certain, c’est que, pendant une année tout entière, il ne fit pas entendre un autre son qu’un grave et majestueux croassement. À l’expiration de ce terme, par une brillante matinée de beau soleil, on l’entendit interpeller les chevaux de l’écurie, au sujet de la Bouilloire, dont il a été si souvent question dans ces pages ; et, avant que le témoin qui l’avait surpris à parler pût courir en porter la nouvelle à la maison, et déclarer, qui plus est, sur sa parole d’honneur la plus solennelle, qu’il l’avait entendu rire aux éclats, l’oiseau s’avança lui-même d’un pas fantastique jusqu’à la porte de la salle à boire, et là il se mit à crier : « Je suis un diable ! je suis un diable, moi ; je suis un diable ! »

Depuis lors, quoiqu’on ait eu des raisons de croire qu’il ne fut pas insensible à la mort de M. Willet Senior, il ne cessa pas de s’exercer et de se perfectionner dans la langue vulgaire ; et, comme ce n’était encore qu’un bébé de corbeau quand Barnabé avait déjà les cheveux gris, il y a gros à parier qu’il parle encore à l’heure qu’il est.

FIN.
  1. Maison de correction pour les femmes.