Baruch Spinoza (Jules Simon)

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SPINOZA.[1]

Le monde a-t-il commencé, ou est-il éternel ? A-t-il une cause, ou subsiste-t-il par sa propre force ? Au-delà de ces phénomènes et de leurs lois, la pensée peut-elle saisir un être tout-puissant et infini qui répand partout l’existence et la vie et sème les mondes à travers l’espace ? Il n’est point d’engourdissement si profond des sens et de la matière que de telles questions ne puissent secouer. Sorti de l’éternel et nécessaire enchaînement des causes, ou appelé par la Providence, l’homme, intelligent et libre, se sent dépositaire de sa destinée. Avant d’arriver à ce terme où les générations s’engloutissent, il faut bien, chacun à notre tour, nous mettre en face de ce redoutable peut-être, et toucher à ces questions suprêmes qui contiennent dans leurs profondeurs, avec le secret de notre destinée à venir, la sécurité et la dignité de notre condition présente. Userai-je de ma liberté au hasard ? Non ; comme il n’y a point de hasard dans l’univers, il ne doit pas y en avoir dans la vie. Autour de moi, tout s’enchaîne, tout conspire dans une parfaite et constante harmonie, et moi qui réagis librement sur le monde, moi qui le comprends dans ma pensée, miroir vivant de l’harmonie universelle, je n’apporterais pas ma part dans ce concert ! Je n’aurais pas aussi ma destinée, unie par d’indissolubles liens à la destinée du monde ! Je n’aurais pas une étoile ! Cette force qui m’est à charge dans le repos, cette lumière qui me conduit, cet inépuisable amour dont je porte en moi le foyer, tout me répond de mon avenir et m’assure d’une immortalité que je dois conquérir par le travail. Je trouverai Dieu par-delà la vie. Quel Dieu ? Cet être abstrait, incompréhensible, impuissant, sans cœur et sans entrailles, qui ne saurait m’aimer ou penser à moi sans se dégrader, Dieu inutile pour lequel le monde n’est rien et qui n’est rien pour le monde ? ou cette éternelle substance qui sans raison ni volonté, par la loi de son être, produit au dedans d’elle-même tout ce monde et ses lois, avec ce flot de la mort et de la vie dans lequel je suis emporté : substance aveugle et nécessaire qui ne peut vivre qu’aux dépens de ma propre vie, et dont la réalité admise fait de moi un pur néant ? Réduire Dieu à l’existence absolue, qui n’est pas l’absolu véritable, mais une abstraction morte, le confondre et l’identifier avec la nature, ou le nier : trois philosophies profondément différentes, qui aboutissent toutes les trois par des chemins opposés à une même conséquence fatale. Les panthéistes ont beau se plaindre et transformer Spinoza en mystique ivre de Dieu : c’est la logique qui leur répond, et qui au bout de leur système leur montre inexorablement la morale des athées.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les écoles ont commencé à se jeter l’une à l’autre l’accusation de panthéisme. Les éternels ennemis de la philosophie, qui n’ont pas épargné le nom d’athée à Descartes et à Leibnitz, n’ont pas, à l’heure qu’il est, de meilleure machine de guerre que cette accusation de panthéisme qu’ils ont rendue banale. Ce n’est pas qu’ils connaissent à fond la nature de cette triste philosophie dont Spinoza est le héros. Ils ont autre chose à faire que de suivre les Parménide, les Plotin, les Spinoza dans leur longue et pénible route. Il suffit que le panthéisme déshérite l’humanité de ses espérances immortelles : plus il est obscur et inconnu dans son principe, mieux il convient à leur secrète pensée. De ces mystérieux problèmes sur la substance et la création, ils se font un épouvantail pour inspirer aux faibles une crainte salutaire de la liberté de penser et de la raison. On a beau leur crier qu’on a défendu avant eux la cause sacrée de l’immortalité de l’ame et de la responsabilité morale ; que leur importe d’avoir calomnié, pourvu que la calomnie leur profite, et que le problème soit trop obscur et trop difficile pour que la défense de la philosophie, portée devant le public, ait la chance d’être entendue ? Après tant de protestations inutiles, une chose restait à faire à l’école de Descartes, de Malebranche et de Leibnitz : c’était d’apprendre à ses ennemis et au public ce que c’est que cette doctrine panthéiste, objet de tant de démonstrations aventureuses. M. Saisset s’est dévoué à cette tâche. Il nous donne aujourd’hui, pour la première fois, les ouvrages de Spinoza traduits en français. Il nous les donne accompagnés d’une introduction étendue où le système de Spinoza est exposé depuis ses principes les plus élevés jusqu’à ses dernières conséquences politiques, religieuses et morales, discuté avec impartialité, mais avec une logique inexorable. Après cette publication, si les diffamateurs persistent à accuser de panthéisme tous les philosophes contemporains, ou si quelques esprits égarés, qui prennent pour de la métaphysique de vagues et incohérentes rêveries, continuent à invoquer sans intelligence le nom de Spinoza, il ne restera plus d’excuse aux uns ni aux autres.

Spinoza, inconnu pendant sa vie, l’est encore plus après sa mort. Cette longue malédiction qui s’attache à sa mémoire a sauvé son nom de l’oubli sans populariser sa doctrine. Rejeté par sa nation, traité en ennemi public, maudit par son siècle, il n’a pas trouvé plus de justice dans la postérité, et malgré la pureté et le désintéressement de sa vie, malgré son sincère et puissant amour pour la vérité, malgré son courage, malgré son génie, les fatales conséquences de son système pèsent sur sa renommée, et dans la proscription de la philosophie panthéiste on enveloppe le nom de Spinoza.

Né à Amsterdam, le 24 novembre 1632, d’une famille de juifs portugais, à quinze ans il embarrassait la synagogue par la hardiesse de ses objections et son opiniâtreté à les soutenir. Doué d’une ardeur infatigable, d’un génie vif et pénétrant, soustrait sans effort et comme par le bénéfice de sa nature à l’influence des préjugés, il avait dévoré en un instant les langues et la théologie, et s’était livré tout entier à la philosophie et aux ouvrages de Descartes. Il se sentait là dans son pays, et il se trouvait lui-même en apprenant de son nouveau maître qu’on ne doit jamais rien recevoir pour véritable qui n’ait été auparavant prouvé par de bonnes et solides raisons. Déjà fermentait dans son esprit cette philosophie redoutable, qui changeait la condition de la nature humaine et ne laissait pas de place à la religion de ses pères. Spinoza ne connaissait point les ménagemens ; ce qui lui semblait la vérité, il le disait simplement sans emphase, dans son style concis et puissant, comme s’il eût obéi à une nécessité aussi bien reconnue par les autres que par lui-même. Les rabbins le souffraient au milieu d’eux avec peine ; mais ils sentaient qu’une fois sorti de la synagogue, il ne garderait pas de mesure. Il fallait le contenir ou le perdre. Une pension de mille florins lui fut offerte. Un soir, en sortant de la synagogue, il voit à côté de lui un homme armé d’un poignard ; il s’efface et reçoit le coup dans son habit. À quelque temps de là, l’excommunication fut prononcée. Spinoza quitta les juifs chargé d’anathèmes et menacé jusque dans sa vie. « À la bonne heure, dit-il quand on lui porta la sentence de son excommunication : on ne me force à rien que je n’eusse fait de moi-même, si je n’avais craint le scandale ; mais, puisqu’on le veut de la sorte, j’entre avec joie dans le chemin qui m’est ouvert, avec cette consolation que ma sortie sera plus innocente que ne fut celle des premiers Hébreux hors de l’Égypte, quoique ma subsistance ne soit pas mieux fondée que la leur. Je n’emporte rien à personne, et je me puis vanter, quelque injustice qu’on me fasse, qu’on n’a rien à me reprocher. »

Il est faux qu’il ait jamais embrassé le christianisme et reçu le baptême. Après cette rupture violente avec les siens, il n’appartint plus à personne. Aucune religion, aucune école ne le recueillit. Ce qui paraissait de ses principes soulevait aussitôt des cris d’horreur dans toutes les communions. On prenait la plume, moins pour le réfuter que pour l’accabler d’injures. Le docteur Musæus le traite d’esprit infernal, et l’appelle ambassadeur de Satan. Des portraits circulaient avec cette inscription : Benoît de Spinoza, prince des athées, portant jusque sur sa figure le caractère de la réprobation. Dès qu’il s’agit de Spinoza, les esprits les plus modérés se changent en fanatiques. Bayle aimerait mieux « défricher la terre avec les dents et avec les ongles que de cultiver une hypothèse aussi choquante et aussi absurde. » Les cartésiens surtout se montraient d’autant plus acharnés qu’ils voyaient la doctrine de Spinoza plus rapprochée de la leur. Quand Dortous de Mairan, tout jeune, enflammé d’ardeur pour la philosophie et sortant de lire Spinoza, qui l’a presque convaincu, s’adresse au père Malebranche pour se défaire de cette conviction qui l’épouvante, Malebranche consent à peine à se laisser arracher quelques mots ; il ne veut pas entrer en discussion avec les doctrines de ce misérable ; il dit à Dortous de Mairan : « Je prierai pour vous ! » Peut-être se rappelait-il alors avec effroi cette phrase de ses Méditations : « Je me sens porté à croire que ma substance est éternelle, que je fais partie de l’être divin, et que toutes mes diverses pensées ne sont que des modifications particulières de la raison universelle. » Voltaire disait en parlant de lui quelques années plus tard, avec sa verve et sa légèreté ordinaires, que si ce savant prêtre de l’Oratoire n’était pas spinoziste, il servait du moins d’un plat dont un spinoziste aurait mangé très volontiers. Cette coïncidence frappait tout le monde, les ennemis surtout, et Spinoza n’était pas leur moindre argument contre Descartes. « Spinoza n’a lu que deux livres, écrivait un père jésuite, l’un dangereux, l’autre exécrable, Descartes et Hobbes ; » et Leibnitz dit aussi dans une lettre à l’abbé Nicaise que « Spinoza n’a fait que cultiver certaines semences de la philosophie de M. Descartes. » Ainsi, chez les uns une horreur trop bien justifiée par la philosophie panthéiste, des frayeurs lâches et cruelles chez les autres, traçaient autour de Spinoza un cercle qu’il ne pouvait plus franchir. Lui-même ne s’abusait pas à cet égard, car voici ce qu’on lit dans une lettre de lui à Oldenburg : « Ces imbéciles cartésiens qu’on croit m’être favorables, pour écarter ce soupçon de leurs personnes, se sont mis à déclarer partout qu’ils détestaient mes écrits. » Il ne se fit jamais d’illusion sur cet isolement absolu ; il avait accepté de gaîté de cœur la situation étrange que ses opinions devaient lui faire[2] ; on peut presque dire qu’il l’a choisie avec un courage qui tenait moins à son caractère qu’à la nature de son esprit ; poursuivi, calomnié, maudit, il s’est suffi à lui-même, et s’est contenté d’une philosophie dont les promesses ne dépassaient pas cette vie humaine ; paisible parmi tant d’orages, mais armé du plus fier dédain, il n’a songé ni à l’influence ni à la gloire, et peut-être, dans une entreprise et dans une vie si nouvelles, n’a-t-il jamais senti en lui-même ni doutes sur sa philosophie, ni hésitation sur ses principes et sur sa conduite.

Il s’était d’abord retiré chez un ami, entre Amsterdam et Auwerkerke. Il se rendit ensuite à Leyde, puis à La Haye, où il se fixa. Spinoza gagnait sa vie en fabriquant des verres de télescope, et il partageait son temps entre ses études et ce métier, dans lequel il excellait. Quelques amis qui le venaient voir et pour lesquels il était plein d’affabilité, la conversation de son hôte et de son hôtesse, c’étaient là tous ses plaisirs. Il passa une fois jusqu’à trois mois sans sortir de sa maison. Quand il était fatigué du travail, son divertissement consistait, dit l’honnête et exact Colerus, « à fumer une pipe de tabac, ou bien, lorsqu’il voulait se relâcher l’esprit un peu plus long-temps, il cherchait des araignées qu’il faisait battre ensemble ou des mouches qu’il jetait dans la toile d’araignée, et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir, qu’il éclatait quelquefois de rire. » L’histoire ne doit rien négliger de ce qui peut jeter du jour sur cette ame solitaire. Nous avons les comptes qu’il tenait de ses dépenses avec une exactitude scrupuleuse ; une pinte de vin lui durait un mois ; du lait, du gruau faisait le fond de sa nourriture ; cela lui coûtait quatre sous, quatre sous et demi, selon les jours. Ce n’est pas qu’il fût ennemi par principes des plaisirs et de la bonne chère ; mais ses goûts et son tempérament ne lui faisaient pas d’autres besoins. « Il est d’un homme sage, dit-il dans son Éthique, d’user des choses de la vie, et d’en jouir autant que possible, de se réparer par une nourriture modérée et agréable, de charmer ses sens du parfum et de l’éclat verdoyant des plantes, d’orner même ses vêtemens, de jouir de la musique, des jeux, des spectacles, et de tous les divertissemens que chacun peut se donner sans dommage pour personne. » Jamais cet ennemi de Dieu, comme on l’a si souvent appelé, ne prononça le nom de Dieu qu’avec respect. Son hôtesse lui demanda un jour s’il pensait qu’elle pût être sauvée dans sa religion : « Votre religion est bonne, lui répondit-il, vous n’en devez pas chercher d’autre ni douter que vous n’y fassiez votre salut, pourvu qu’en vous attachant à la piété, vous meniez en même temps une vie paisible et tranquille. »

Le désintéressement de Spinoza fut sans bornes. Il abandonna à ses sœurs l’héritage de son père. Simon de Vries veut le prendre pour héritier au préjudice de son propre frère, il n’accepte qu’une pension ; le frère de Simon veut donner 500 florins, Spinoza n’en reçoit que 300, qui suffisent à sa subsistance. Il devait, en outre, à la glorieuse amitié de M. de Witt, une pension de 200 florins. Le prince de Condé l’appela à Utrecht, mais Spinoza n’y trouva plus, en se rendant aux ordres du prince, que M. de Luxembourg et les officiers de l’armée, et, quelque faveur qu’on lui promît, il se hâta de retourner dans sa solitude. Il mettait au-dessus de tout le bonheur de philosopher en liberté. Le célèbre Fabricius lui ayant offert, au nom de son souverain, la chaire de philosophie de Heidelberg, Spinoza ne fut pas seulement tenté : en vain promettait-on de lui laisser la liberté la plus ample ; le voisinage d’une cour ne lui allait pas ; il se défiait de cette liberté qui ne devait, disait-on, recevoir aucune limite, pourvu qu’elle se mît d’accord avec la religion et avec l’état.

La première publication de Spinoza est une exposition sous forme géométrique de la philosophie de Descartes. Cet ouvrage, dicté en partie à un jeune homme dont il dirigeait l’éducation philosophique parut avec une préface de Louis Meyer, l’un des plus chers amis de l’auteur, qui prit le soin d’avertir expressément que Spinoza expose dans ce livre les opinions de Descartes et non les siennes. Le Traité théologico-politique parut ensuite avec une fausse indication d’imprimeur, et circula clandestinement sous divers faux titres, destinés à donner le change à l’autorité, sous celui-ci, par exemple : Œuvres chirurgicales de Fr. Henriquez de Villacorta. Cet ouvrage de Spinoza était, jusqu’à M. Saisset, le seul qu’on eût traduit dans notre langue. L’auteur de cette traduction informe, M. de Saint-Glain, la fit répandre aussi sous diverses dénominations, telles que la Clé du sanctuaire, ou des cérémonies superstitieuses des Juifs tant anciens que modernes, ou encore Réflexions curieuses d’un esprit désintéressé sur les matières les plus importantes au salut tant public que particulier.

Le but du Théologico-politique est de séparer la philosophie et la religion, et de montrer quels doivent être leurs rapports entre elles et avec l’état. Spinoza ne pense pas, comme la plupart des cartésiens, que tout le rôle de la philosophie est d’établir sur l’autorité de la raison les mêmes doctrines que la religion impose au nom de la tradition et des prophéties. La religion n’est à ses yeux qu’une règle pratique, et tout son rôle en ce monde est de pacifier les ames et de gouverner les mœurs. Il prend l’Écriture elle-même, et les livres sacrés à la main il discute chaque prophétie, chaque miracle, pour faire voir qu’il ne s’agit nulle part de science, mais partout et toujours de morale. Suivant lui, c’est se moquer que de prendre l’Écriture pour un corps de doctrines bien ordonné ; entendue en ce sens, elle n’offre que contradictions et disparates. L’Écriture n’est qu’une œuvre collective, œuvre d’ailleurs purement humaine, et s’il y a en elle quelque chose de divin, c’est que partout elle respire l’amour de Dieu et tend à nous élever vers lui. Spinoza tire deux conclusions de ces principes : la première, que l’état doit dominer et administrer les choses religieuses ; la seconde, que la philosophie qui s’applique à des réformes pratiques doit être également soumise à l’état, quoique la spéculation proprement dite et la science des principes soit supérieure à toute autorité, et ne relève que d’elle-même.

Les autres écrits de Spinoza n’ont été publiés qu’après sa mort. Il y a d’abord l’Éthique, son ouvrage principal ; le Traité politique, auquel Spinoza n’avait pas mis la dernière main, et dont les conclusions sont en faveur d’un gouvernement républicain avec prédominance de l’élément aristocratique ; de la Réforme de l’entendement, inachevé ; un recueil de Lettres, la plupart très importantes, surtout les lettres à Oldenburg sur la théologie, et les lettres à Louis Meyer sur la métaphysique ; enfin la Grammaire hébraïque, que M. Saisset n’a point traduite, diverses lettres inédites, et un fragment sur le diable, également inédit.

L’Éthique est en réalité une métaphysique complète, quoique le but apparent de Spinoza soit seulement de résoudre le problème de la destinée humaine. Il commence par développer sa théorie sur la nature et les développemens de la substance ; puis, quittant le principe pour la conséquence, il explique la nature des corps et celle des esprits, fait ressortir leurs rapports entre eux et avec la substance d’où ils émanent, et nous montre ainsi le monde entier contenant son principe et sa fin et se suffisant à lui-même par l’éternelle distinction et l’éternelle union de la substance et des phénomènes. Les ames qui se développent au sein de Dieu ont pendant leur apparition une sorte d’existence propre, des appétits, des passions, des désirs. Spinoza décrit minutieusement tout ce mécanisme, mais il le décrit sans le regarder, comme un algébriste déduit tout de sa formule, sans daigner descendre jusqu’à calculer ; il trace tour à tour le tableau d’une ame soumise aux passions dégradantes, et celui d’une ame pleine de bonnes pensées, pliée à la discipline, sanctifiée par la méditation de la substance et des vérités éternelles, et il conclut par la démonstration de l’immortalité de l’ame, non pas, il est vrai, de cette immortalité à laquelle nous avons foi, qui reste solidaire de la vie humaine, conserve la conscience et le souvenir, et nous fait jouir ou souffrir sous notre forme propre, mais de cette immortalité de substance, qui profite à l’être sans bénéfice pour la personne, et dont avant Spinoza les Alexandrins et tous les mystiques ont voulu se contenter.

On sait que Spinoza affecte dans cet ouvrage la forme géométrique. Cette forme sévère, rigoureuse, convenait en effet à la trempe de son esprit, et surtout à la méthode déductive, à laquelle il fut si fidèle. Descartes, Leibnitz, y avaient eu plus d’une fois recours. Au fond, cela ne vaut rien d’emprisonner la philosophie dans ces formules. Elle doit se développer librement, sans entraves, revenir quand il faut sur ses pas, s’écarter même, rassembler des conséquences lointaines, et sur sa route semer çà et là des germes féconds. Rattachée à Dieu par son principe, cette origine doit faire circuler partout une sorte d’enthousiasme poétique qui résulte de la démonstration, loin de la gêner. Les théorèmes et leurs corollaires ne vont bien qu’aux abstractions, et, s’ils forcent la pensée à suivre une ligne droite, ils favorisent souvent le sophisme en mettant à la place du bon sens et de la netteté une régularité toute formelle. Spinoza, du reste, n’est pas un écrivain ordinaire ; s’il ne cherche ni les ornemens ni le trait vif et profond, il le rencontre plus d’une fois, et ces formules d’une apparence si sauvage renferment souvent en quelques mots toute une puissante théorie. On peut en juger maintenant, grace à M. Saisset, qui s’est inspiré de la langue de Descartes pour traduire Spinoza. Rompu à toutes les difficultés de la métaphysique, il s’est emparé complètement de la pensée de l’auteur, et il l’a rendue dans une langue qui a toute la souplesse, toute la fermeté, toute la précision dont la philosophie a besoin. Cette édition rendra un service immense. Quoi qu’on en dise, la philosophie de Spinoza n’est pas dangereuse, ou plutôt elle n’est dangereuse que de loin, quand on se laisse séduire par la nouveauté et la hardiesse de son principe sans regarder aux conséquences. Si l’on s’avisait de publier Berkeley, qui soutient que les corps n’existent pas, on ne courrait pas grand risque de lui gagner des partisans ; Spinoza ne fera pas plus d’adeptes en attaquant l’individualité et la liberté humaines. M. Saisset, dans une introduction qui est à elle seule un important ouvrage concentre avec force et précision tous les raisonnemens de Spinoza, et, faisant ensuite un appel à l’expérience et au sens commun, il montre dans le principe tout ce qui rend fausse cette philosophie et tout ce qui, dans la conséquence, la rend détestable. Autrefois on brûlait les philosophes dissidens, ou tout au moins leurs écrits ; à présent on les publie et on les réfute. C’est la différence de la liberté et du despotisme ; on a mis la persuasion à la place de l’obéissance.

Spinoza dut au pays où il était né de n’être persécuté que dans sa réputation et son honneur. On a dit qu’étant venu en France, il apprit qu’on allait le mettre à la Bastille, se sauva en habit de cordelier et mourut de peur. Spinoza ne mit jamais les pieds en France ; il mourut dans son lit, à l’âge de quarante-cinq ans, après une courte maladie dont on ne prévoyait pas une telle fin. Il conserva sa connaissance jusqu’au dernier moment, se leva même, et mangea de bon appétit le jour de sa mort. Ce jour-là et les jours précédens, il ne vit que ses hôtes et son médecin ; le peintre chez lequel il logeait, ne concevant pas d’inquiétude pressante, le quitta dans la matinée pour assister avec sa femme à l’office du dimanche ; à leur retour, ils trouvent Spinoza mort, et le médecin déjà reparti pour Amsterdam. Ce qu’on a débité sur les précautions qu’il avait prises pour écarter de lui tout le monde, sur le suc de mandragore qu’il voulait boire pour s’étourdir, et sur ces paroles qu’on lui attribue : « Mon Dieu ! ayez pitié de moi, misérable pécheur ! » tout cela est controuvé.

Ainsi mourut Spinoza à quarante-cinq ans. Aucun lien de famille, de religion et d’école ne fut rompu par sa mort. Il avait donné peu de gages à cette vie. Il eut pourtant quelques amitiés solides. Son temps s’écoula dans l’obscurité, sans bruit, sans grandes passions ; mais il laissait un nom célèbre, et des écrits qui devaient perpétuer après lui les haines dont il avait souffert. Il est hors de doute qu’il mourut dans toute la ferveur de ses convictions ; sa mort n’en fut pas moins paisible. Il était, comme tous les esprits systématiques, enchanté par ses théories, et il essaya plus d’une fois de montrer que, si sa doctrine était suivie, la morale publique serait réparée, les mauvaises passions vaincues, les ames relevées et rassurées. On ne vit jamais en lui cette chaleur de cœur et cet enthousiasme des mystiques, mais une conviction pleine et raisonnée qui le rendit calme dans la vie et dans la mort. Comme il avait cherché dans toutes ses méditations la réalité de la substance, il bornait aussi son désir à posséder au-delà de cette vie la plénitude de l’être, et ne donnait pas un regret à la forme particulière qu’il avait revêtue et qu’il était sur le point de quitter. Cet esprit dont la raison était l’unique loi, et qui ne procédait que méthodiquement, arrivait à travers ses formules et ses théorèmes à la même conclusion que les mystiques, et il aurait dit comme Plotin à son lit de mort : « Je cherche à dégager en moi le divin. »

Il n’est pas aisé de donner en quelques pages une idée nette de la philosophie de Spinoza, quoique le travail de M. Saisset que nous avons entre les mains rende aujourd’hui cette tâche moins difficile. Si cependant on veut bien nous suivre avec quelque attention, nous ne désespérons pas de renfermer dans une très courte analyse les traits principaux du système.

Il faut d’abord bien comprendre la méthode de Spinoza. Spinoza est rationaliste ; seulement il ne procède pas comme Platon, qui arrive aux idées en partant des sens, traverse les idées inférieures, et remonte de degré en degré toute l’échelle des êtres jusqu’à ce qu’il s’arrête à l’idée de Dieu. Spinoza s’empare d’emblée de cette idée suprême, et de là il redescend jusqu’à nous. Au fond, la différence n’est pas aussi grande qu’on le croirait au premier coup d’œil. Le dialecticien qui s’avance vers Dieu à la suite de Platon ne cherche qu’à vérifier et à rendre plus précise une idée dont il est déjà en possession. L’amour n’est-il pas le principe de la dialectique ? Et qu’est-ce que l’amour, sinon l’inquiétude philosophique qui pousse les ames à la recherche de Dieu, et dont la réminiscence, c’est-à-dire une idée plus obscure de Dieu, est le principe ? La faute des dialecticiens, dont Spinoza fut préservé par la différence de son point de départ, c’est qu’ils réalisent toutes leurs abstractions, et se persuadent que chaque généralisation nouvelle leur livre un être nouveau. Platon a semé de créations imaginaires le chemin qui le conduit à Dieu, et Aristote, qui n’a vu dans la dialectique que ses excès, a cru détruire la dialectique quand il n’avait détruit que le monde des idées. Spinoza, par un vol plus hardi, partant de Dieu lui-même et soufflant sur cette armée d’intelligibles, a pu être rationaliste comme Platon et nominaliste comme Aristote.

Il est vrai que, pour les esprits superficiels, Spinoza, en partant de l’idée de l’infini, semble partir d’une hypothèse. Spinoza sait bien, au contraire, qu’il s’appuie sur le plus solide fondement que la science humaine puisse recevoir, et, sans s’arrêter à démontrer l’autorité de la raison, il la prend sur-le-champ pour acceptée. Pour lui comme pour Descartes, ce scrupule dont l’école critique a fait tant de bruit, et qui la pousse à demander une autorité supérieure à la raison, pour juger la portée objective de la raison, ce scrupule est une maladie de l’esprit. Spinoza aurait dit à Kant ce que Descartes disait au père Bourdin : « Avec ceux qui contestent la lumière naturelle de l’évidence, je ne discute point. »

C’est donc au nom de la raison que Spinoza prononce d’abord cette parole d’où son système entier doit sortir : il existe un être parfait. Il appelle cet être la substance, et il définit la substance ce qui est en soi et peut être conçu par soi. S’il démontre ce premier principe, c’est seulement pour l’inculquer avec plus de force ; car il sent, il voit qu’il n’a pas besoin de démonstration. « La perfection dit-il, n’ôte pas l’existence ; elle la fonde. » Et c’est aussi ce que disait Bossuet : « La perfection est-elle un obstacle à l’être ? » L’être au contraire est un des caractères, et pour ainsi dire une des perfections de la perfection, et concevoir que le parfait n’existe pas, c’est concevoir que le parfait est imparfait : on comprendrait aussi bien une montagne sans vallée. D’où vient à mon esprit cette idée de la substance ? Si c’est de moi, ou de quiconque n’est pas parfait, je la tiens du néant, car elle surpasse sa cause : il n’en est rien ; la pensée ne peut concevoir plus que la nature ne saurait fournir. Prouver Dieu par un raisonnement, c’est prouver le principe par la conséquence ; et le prouver en partant des données sensibles, et par cette sorte d’argument qu’on appelle preuve à posteriori, c’est apporter l’expérience en témoignage de la raison. Spinoza ne va point à Dieu par ce chemin, et il ne donne pas pour fondement à la connaissance ferme et claire ces vagues et incertaines lueurs que les sens transmettent à l’esprit.

Cette substance, qui est Dieu, est unique et éternelle par la même raison qui la fait être ; par la raison de sa perfection, et par la même raison aussi, elle ne saurait être produite. En effet, il n’y a pas deux manières d’être parfait. Quiconque possède en soi le caractère de la perfection le possède pleinement par la nécessité de sa nature, et n’en dégénère par aucun endroit. Les deux substances, s’il y en a deux, sont donc de même attribut, c’est-à-dire qu’elles sont identiques et indiscernables ; par conséquent chacune d’elles aurait suffi et chacune empêche l’autre d’être nécessaire. Donc la substance est unique. Donc encore elle ne saurait être produite, car par qui le serait-elle ? Par un être absolument différent d’elle-même ? Cela ne se peut. Par un être semblable ? Un tel être est impossible.

Il n’y a qu’une substance, ou, pour traduire en langage ordinaire cette expression de Spinoza, il n’y a qu’un Dieu. Cette conclusion n’a rien que de juste ; mais Spinoza va plus loin, et c’est ici que le caractère de sa philosophie se déclare. À ses yeux, il n’y a que trois formes possibles de l’existence : la substance, l’attribut et le mode ; la substance, suivant lui, c’est Dieu, rien que Dieu. Ainsi, tout ce qui n’est pas Dieu est un de ses attributs ou un de ses modes ; Dieu épuise absolument la notion de l’être, et rien ne peut exister en dehors de lui. Il ne faut pas dire, dans le système de Spinoza, que Dieu est l’être par excellence, mais qu’il est l’être unique ; il ne faut pas dire que tout le reste n’est que par sa volonté, mais que tout le reste n’est rien. Quand Platon s’écrie que Dieu seul existe et que le monde est un non-être, il exagère son expression pour l’égaler autant que possible à la grandeur de Dieu ; mais si le monde ne fait point partie de Dieu lui-même, il est un non-être pour Spinoza, selon toute l’inexorable signification de ce mot. Saint Paul disait que nous sommes en Dieu, que nous vivons et que nous nous mouvons en lui : forte et puissante image pour exprimer notre dépendance absolue ; elle cesse pour Spinoza d’être une métaphore, et nous sommes en Dieu selon lui, comme la couleur est dans la chose colorée, ou le mouvement dans le mobile.

Supposez, en dehors de Dieu, un être. Cet être sera imparfait, puisqu’il ne peut y avoir qu’un Dieu. Il sera cette œuvre imparfaite de Dieu, que nous appelons le monde. De quoi Dieu a-t-il fait le monde ? Pourquoi l’a-t-il fait ? — De quoi ? Il l’a fait de rien. — Pourquoi ? Il l’a fait sans motif. Mais tirer quelque chose de rien, cela est impossible, et faire quelque chose sans motif, cela est dégradant. Donc il n’y a rien en dehors de Dieu, et comme il est le seul Dieu, il est le seul être.

Oui, si Dieu a fait le monde, il l’a fait de rien ; car, excepté lui, rien ne peut exister sans cause. Et qu’est-ce que le néant ? Est-ce un être ? est-ce une idée ? Et quelque chose peut-elle sortir de ce qui absolument n’existe pas ? Dire que Dieu emploie le néant à la création, c’est prononcer des mots qui n’ont point de pensée. Pour qu’une chose soit produite, il faut une cause productrice sans doute ; mais il faut aussi un élément dans lequel cette cause imprime son action : que cet élément soit le néant, ou qu’il n’y ait pas d’élément, où est la différence ? Il y a un être ; c’est Dieu : ce n’est pas un être imparfait : non ; c’est un être qui possède pleinement toutes les perfections possibles ; qui les possède, dis-je, autant qu’elles peuvent être possédées, car sans cela quelque chose manquerait à sa perfection. Parmi les perfections infinies qu’il possède est l’existence, et il la possède infiniment, et par conséquent il n’y a point d’autre existence possible que la sienne. Créer, c’est-à-dire tirer le monde du néant, c’est-à-dire faire que cela commence d’être qui absolument n’était pas, c’est-à-dire encore former un être qui n’est pas possible, ou bien ajouter à l’être après que l’être est complet et achevé, et lorsque de toute éternité il possède pleinement, parfaitement, tout ce qui est compris dans la notion d’être, créer est un mot qui n’exprime pas une idée.

Mais quand par impossible Dieu pourrait tirer du néant ce que le néant ne contient pas, pourquoi usera-t-il de ce pouvoir ? Dieu a-t-il donc besoin du monde ? Éprouve-t-il, comme nous, des désirs ? Étrange perfection d’un Dieu qui ne se suffit pas à lui-même, que son éternité fatigue, et à qui le monde fait défaut ou pour son bonheur ou pour sa gloire ! Faudra-t-il qu’il place si fort au-dessous de lui-même l’objet de son désir, et qu’il descende à aimer si bas ? Ou s’il crée sans désir et sans amour, est-ce par nécessité, est-ce par caprice ? Abaissement pour abaissement, le caprice serait préférable ; il le dégraderait moins ; mieux vaut agir au hasard que de subir une loi, et cependant, c’est nécessité et non caprice, car il ne pouvait accomplir sa tâche autrement qu’il ne l’a fait. Que parle-t-on de choix et de liberté ? La cause est-elle donc sans rapport avec l’effet, qu’il n’y ait pas entre deux volitions la même différence qu’entre leurs produits ? Si Dieu avait fait le monde différent de ce que nous le voyons, Dieu lui-même n’aurait-il pas été différent ? Et ce même incompréhensible pouvoir qui aurait appelé l’être des entrailles du néant n’aurait-il pas du même coup modifié et altéré la nature immuable de la substance divine ? Doctrine absurde s’il en fut jamais, dit Spinoza. Donc la création est aussi impossible que la pluralité des substances ; donc le monde est en Dieu et Dieu est dans le monde, et le monde et Dieu ne font qu’un.

Voilà dans sa force le principe du panthéisme, et nous n’avons plus qu’à en suivre les conséquences, pour nous donner le spectacle d’une série de déductions rigoureuses qui font sortir d’un seul principe et développent sur une seule ligne droite la science divine et humaine tout entière. En rejetant le dualisme et la création, Spinoza a banni du même coup le choix, la liberté, la volonté même, et avec la volonté, ce qui en est le défaut ou la faiblesse, le hasard et le caprice. Désormais tout doit s’enchaîner par des liens nécessaires ; il ne s’agit plus de faits, mais de droit. Arrêtons notre pensée sur cette substance unique, immuable, éternelle, qui n’enferme ni variété, ni pluralité ; qui ne s’écoule pas à flots comme les objets des sens, mais qui demeure dans son immobile éternité, et pour laquelle tout est présent à la fois. De la contemplation de cette substance, Spinoza va tirer tous les attributs et tous les modes, jusqu’à la description de ce monde où nous sommes, jusqu’à la révélation des derniers secrets de notre propre nature humaine, de nos joies et de nos tristesses ; et telle est sa paix profonde et son inaltérable conviction, qu’il dédaignera même de regarder ensuite à côté de lui et au dedans de lui, pour vérifier si l’expérience est d’accord avec toute cette géométrie.

La substance est indéterminée, parce qu’elle n’admet ni négation ni limites ; mais elle est nécessairement déterminée en ce sens qu’elle a des attributs, car elle n’est pas un pur abstrait. Elle est l’objet de l’intuition immédiate de notre raison, et non le produit imaginaire de notre faculté d’abstraire et de généraliser. La substance infinie ne peut être exprimée que par un nombre infini d’attributs, car si le nombre est limité, l’infinité de la substance n’est pas complète ; et chacun de ces attributs est infini dans son espèce, car si la pensée de la substance ou son étendue n’étaient pas infinies, la substance elle-même serait limitée. La substance et les attributs, voilà ce qui s’appelle, dans la langue de Spinoza, la nature naturante. Mais qu’est-ce qu’un attribut, s’il n’a des modes ? c’est-à-dire, qu’est-ce que la pensée sans idée ou l’étendue sans figures ? Chaque attribut est donc exprimé par des modes qui sont finis sans doute dans leur nature, puisque les attributs sont chacun d’une espèce particulière et déterminée, mais dont le nombre doit être infini, puisque les attributs sont infinis dans leur espèce. Les modes sont ce que Spinoza appelle la nature naturée, et il donne lui-même la formule de son système en disant : « Il est de la nature de la substance de se développer nécessairement par une infinité d’attributs infinis infiniment modifiés. »

Connaissons-nous cette infinité d’attributs ? Tant s’en faut, nous n’en connaissons que deux, la pensée et l’étendue. La pensée, en tant qu’on l’attribue à Dieu, ne doit pas être considérée comme la totalité des idées, mais il y a entre la pensée de Dieu et l’entendement divin ou la totalité des idées la même différence qu’entre l’éternité de la substance et la durée sans commencement ni fin du monde des phénomènes. C’est qu’en effet rien de multiple ou de divisible ne peut convenir à la nature naturante, et l’entendement divin, si on l’attribue à Dieu, dit Spinoza, ne ressemble pas plus au nôtre, que le chien, signe céleste, ne ressemble au chien animal aboyant. De même Dieu est à la fois étendu et indivisible. En effet, comment serait-il divisible, c’est-à-dire corporel ? Un corps n’est que le mode fini de l’étendue infinie. Il ne faut pas s’effrayer de voir ainsi Spinoza attribuer à la substance et aux phénomènes des propriétés opposées. Ce qui est vrai de la partie peut ne pas l’être du tout ; ce qui appartient à l’effet peut ne pas convenir à la cause, quoique la cause et l’effet soient indissolublement attachés dans l’unité d’un même être. C’est ainsi, par exemple, que, dans notre conviction bien opposée à celle de Spinoza, notre ame est une substance simple, inséparable de ses attributs multiples et de ses phénomènes éphémères.

On a dit et répété de Spinoza qu’il avait connu la substance et n’avait point connu la cause, et que c’était là le fondement principal de ses erreurs. Cela est vrai, Spinoza n’a point connu la cause, s’il s’agit de la cause créatrice, et il est à peine nécessaire de le dire, puisque Spinoza est Spinoza. Cela est encore vrai si l’on parle de la cause que nous sommes, car pour celle-là il l’a niée très ouvertement et l’a rejetée parmi les fantaisies et les caprices de l’imagination ; mais la substance, telle qu’il l’entend, est si éloignée de la substance passive des scholastiques et de Descartes lui-même, qu’elle ressemble plutôt à une monade de Leibnitz, si cette monade était unique et que ses attributs fussent infinis. La substance est la cause de tous ses développemens ; à proprement parler, tout développement est une action ; être étendu pour Dieu, c’est produire l’étendue. Le dieu de Spinoza n’est pas cause comme celui des chrétiens qui tire le monde du néant, il ne l’est pas comme le sculpteur qui produit une statue dans un bloc de marbre ; il est cause comme nous le sommes nous-mêmes, quand nous produisons en nous nos pensées et nos volitions. Spinoza va jusqu’à soutenir qu’il est une cause libre : étrange liberté sans doute que celle d’un être nécessaire qui se développe nécessairement, et produit en soi toutes les modifications possibles. Mais c’est précisément à cause de cela que Spinoza l’appelle une cause libre. Il ne regarde pas comme une perfection cette prétendue liberté que nous nous attribuons, et qui consisterait à choisir entre deux actions ; car pour celui-là même qui choisit la meilleure, n’est-ce pas, dit-il, une infériorité d’avoir pu se déterminer à la pire ? Et par quel renversement d’idées arrive-t-on à croire que l’on s’élève d’autant plus qu’on participe davantage du hasard ? Serait-ce donc une plus grande perfection de Dieu, s’il pouvait penser ou ne pas penser, penser d’une façon parfaite ou d’une façon imparfaite ? Il pense parfaitement, et il agit parfaitement, en vertu de sa nature propre ; et, parce qu’il obéit à sa nature et à nulle autre, et que le développement de son activité résulte, comme son existence, de la nécessité absolue de son essence, c’est pour cela qu’il possède la liberté, ou, comme Spinoza l’appelle une fois, la libre nécessité.

Il nous reste à nous chercher nous-mêmes dans le monde qui résulte de cette théorie, à démêler dans le sein de la nature unique ce qu’une suggestion de notre orgueil nous fait appeler la nature humaine. Un corps est un mode de l’étendue divine ; une ame est une idée de la pensée divine qui contient une suite d’autres idées. L’un et l’autre sont des modes de la substance unique ; ils différent en ce qu’ils expriment d’une façon différente la substance, ils sont identiques en ce qu’ils représentent un seul et même moment du développement éternel de l’activité infinie. Ainsi à tous les degrés le corps et l’idée diffèrent et sont réunis ; l’univers entier est animé ; tous les individus qu’il enferme ne sont que des collections de modes. Il n’y a en moi ni substance particulière, ni force ou faculté quelconque. Je suis une idée, collection d’idées. L’entendement, la volonté, sont des êtres de raison. Des idées, voilà tout mon entendement ; des désirs, voilà toute ma volonté. Spinoza accumule contre la liberté de l’homme tous les argumens ordinaires du scepticisme, et cet acharnement qu’il déploie était inutile, car il est trop évident qu’il n’y a pas de place dans sa théorie pour la liberté humaine, et qu’il n’aurait pu l’admettre qu’en foulant aux pieds tous ses principes. Aussi n’a-t-il pas hésité : « Tout ce que je puis dire à ceux qui croient qu’ils peuvent parler, se taire, en un mot agir en vertu d’une libre décision de l’ame, c’est qu’ils rêvent les yeux ouverts. » Voilà toute l’audience qu’il donne aux réclamations de la conscience. Ne reconnaissez-vous pas celui qui a dit : « J’analyserai les actions et les appétits des hommes, comme s’il était question de lignes, de plans et de solides. »

Si mes idées sont les idées de Dieu, et mes actions ses actions, mes erreurs et mes fautes seront aussi en lui, et alors que devient sa perfection ? Spinoza n’est point troublé de cette conséquence ; il ne s’agit, selon lui, que de bien entendre ce que c'est qu’une erreur ou une faute. Une erreur n’est rien de positif, car alors elle serait nécessairement en Dieu ; elle n’est pas l’absence de la connaissance, car on ne dit pas d’un corps qu’il se trompe, ni l’ignorance, car celui qui n’a jamais entendu parler de l’empereur de la Chine ne se trompe pas à son sujet. L’erreur est un mélange de connaissance et d’ignorance, une idée incomplète qui n’embrasse qu’une partie de son objet, une idée inadéquate. C’est donc un mode inférieur de la pensée, et voilà tout. Il en est de même de la faute. L’idée que nous avons du mal résulte de la comparaison que nous faisons d’un être inférieur à un être plus parfait. Nous construisons dans notre esprit un certain idéal de la perfection humaine, et nous appelons mauvais tout ce qui nous paraît s’en écarter ; c’est pour cela que nous blâmons dans un homme ces ruses, ces jalousies, ces colères que nous admirons dans les animaux. Dès que nous savons qu’il n’y a point d’humanité, mais seulement des individus, et que les termes généraux ne sont que des conceptions abstraites de l’esprit, le charme disparaît, et dans ces prétendus crimes nous ne voyons plus que des degrés inférieurs de réalité. Le péché est donc une pure privation, ce n’est pas le mauvais emploi d’une puissance, et les criminels sont inférieurs aux gens de bien, non par leur faute ni par celle de Dieu, mais par la nécessité des lois de la nature.

Il n’y a donc ni mérite ni démérite ; le bien et le mal sont des notions toutes relatives et individuelles, comme le chaud et le froid, et l’unique règle de mes actions c’est l’intérêt. S’ensuit-il que je puisse accuser Dieu de mon malheur, si mon corps est infirme ou mon ame impuissante ? Autant vaudrait que le cercle se plaignît de ce que Dieu lui a refusé les propriétés de la sphère. Il n’en résulte pas davantage qu’on doive supprimer les lois et tolérer tous les crimes, parce que les criminels sont excusables. Ils sont excusables en effet, car ils sont entre les mains de Dieu comme l’argile entre les mains du potier, mais ils n’en sont pas moins à craindre ni moins pernicieux. « Celui à qui la morsure d’un chien donne la rage est excusable, et pourtant on a le droit de l’étouffer… »

Il semble après cela que toute la morale doive être contenue dans un code pénal, et que pour le reste il n’y ait plus qu’à livrer la vie humaine aux caprices des passions brutales. Il n’en est rien cependant ; Spinoza a sa morale, il a sa sagesse pratique comme Épicure et Thomas Hobbes. Il faut sacrifier le moindre intérêt à l’intérêt plus élevé et plus durable ; notre véritable intérêt, c’est d’augmenter notre être, et le moyen de l’augmenter, c’est de nourrir notre pensée des belles connaissances. Descartes avait dit avant Spinoza : « Les bêtes brutes, qui n’ont que leurs corps à conserver, s’occupent continuellement à chercher de quoi le nourrir ; mais les hommes, dont la principale partie est l’esprit, devraient employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture. » Ce sont là de belles et nobles pensées assurément, et quand Spinoza s’écrie que penser à Dieu c’est l’aimer, que la philosophie la plus vraie renferme le salut, et que la plus belle spéculation philosophique est aussi la plus belle œuvre, on croit entendre résonner au fond de son ame la douce et majestueuse parole de Platon. Mais quoi ! cet amour de Dieu n’est qu’un raffinement de l’amour de soi ; cette morale ne s’élève si haut qu’après avoir détruit l’obligation et la règle, et nous avoir livrés en proie à toutes les passions ! Ce qui reste sous cette enveloppe si pure et si brillante, c’est l’intérêt, l’intérêt de cette vie passagère ; car de nous contenter du bonheur que Spinoza nous promet après la mort, et de prendre pour immortalité ce retour à l’ame universelle par la destruction de la limitation et du souvenir, c’est ce qu’aucun sophisme ne gagnera jamais sur la conscience de l’humanité. Placez l’intérêt où vous voudrez ; s’il se résout dans les joies de ce monde, et s’il est l’unique fondement de la morale, en vain parlerez-vous de vertu et d’amour de Dieu ; vous ne produirez qu’une illusion, et ce sera un danger de plus.

Faut-il maintenant, suivant le précepte de Platon, juger la morale de Spinoza par sa politique et contempler la même doctrine sur une plus grande échelle ? Il nous présente d’abord l’état de nature, et voici la description qu’il en donne : « Les poissons sont naturellement faits pour nager, les plus grands pour manger les petits, et conséquemment, en vertu du droit naturel, les plus grands mangent les petits. » L’état ne peut avoir d’autre origine que la coalition des intérêts, et prenez-y garde, la conséquence de Hobbes est tout près : c’est que le mal caché et impuni cesse d’être un mal. Enchaînerez-vous l’homme à un serment ? dit Spinoza. Folie ! Il n’y a qu’un secret pour s’assurer de sa fidélité ; faites qu’elle lui profite. Avec l’intérêt mis à la place du droit, la société n’a plus qu’une ressource, c’est d’armer le pouvoir d’une autorité despotique et absolue. Spinoza n’y manque pas ; si l’idée de la tyrannie traverse un instant sa pensée, il se rassure aussitôt en songeant que le dépositaire du pouvoir, par l’abus même de son autorité, en compromettrait la durée. L’intérêt du souverain à se conserver, voilà donc la seule sauve-garde qui reste à la liberté. Spinoza détruit ici les droits du citoyen comme il en a détruit les devoirs. Il dit au souverain : « Votre droit n’a d’autre limite que votre puissance ; vous avez donc le droit de disposer, selon vos caprices, de la propriété, de la vie, de l’honneur de vos sujets, mais vous ne pouvez exercer ce droit qu’à condition de la diminuer, de détruire votre puissance ; donc ce droit lui-même, vous ne l’avez réellement pas. » Spinoza dit ensuite à l’individu : « La nature vous donne le droit de tromper, de dépouiller vos semblables, puisqu’elle vous en donne la puissance ; mais en agissant de la sorte, vous vous nuisez à vous-même, vous vous diminuez, vous détruisez votre puissance, source et limite de votre droit. Soyez donc honnête et sincère, pour être vraiment fort et puissant. » À coup sûr, si un tel langage révèle une intention honnête dans une intelligence égarée, il trahit en même temps une singulière ignorance du cœur humain. Le tyran, l’homme fourbe, prendront votre précepte à la lettre, et n’en écouteront pas le correctif. Ils recevront de vos mains le brevet d’innocence que votre imprudence leur livre, et, contents du principe, ils en affronteront les conséquences.

Spinoza traite la liberté politique comme il a traité la liberté morale. La liberté morale consiste, suivant lui, à dépendre uniquement des lois de sa propre nature, et la liberté politique, à participer soi-même au pouvoir que l’on subit : « Si tout le monde participe du pouvoir, dit-il, tout le monde est libre, quelle que soit la rigueur des lois. » Oui, libre, de cette libre nécessité qu’il donne à son Dieu, et qui exclut la possibilité de choisir.

Voilà donc les conséquences de cette philosophie géométrique : la morale et la politique de l’intérêt, point de liberté, nulle espérance d’une vie à venir ; voilà, par tant d’efforts et de peine, où cette profonde métaphysique nous conduit. C’est ici qu’il faut écouter Schleiermacher s’écrier, dans son enthousiasme pour la pure morale du spinozisme : « Sacrifiez avec moi une boucle de cheveux aux mânes du saint et méconnu Spinoza ! Le sublime esprit du monde le pénétra, l’infini fut son commencement et sa fin, l’universel son unique et constant amour. Vivant dans une sainte innocence et dans une humilité profonde, il se mira dans le monde éternel, et il vit que lui aussi était pour le monde un miroir digne d’amour ; il fut plein de religion, et plein de l’esprit saint : aussi nous apparaît-il solitaire et non égalé, maître en son art, mais élevé au-dessus du profane, sans disciples et sans droit de bourgeoisie ! »

Cet enthousiasme de Schleiermacher pour Spinoza n’est point un fait isolé dans l’Allemagne contemporaine, un caprice tout individuel ; ces élans sympathiques, cette exaltation dont la ferveur nous étonne, paraissent très naturels au-delà du Rhin. Par ses philosophes, par ses théologiens, par ses poètes, l’Allemagne, depuis cinquante ans, est tout entière à Spinoza. C’est l’auteur vénéré de Nathan-le-Sage, l’illustre Lessing, dont la parole fut si puissante, dont la mémoire est restée si chère à nos voisins, qui donna le branle aux imaginations inquiètes et commença la réhabilitation du spinozisme. Cette ame généreuse et passionnée s’indignait, en lisant l’Éthique, de la longue réprobation qui pesait encore sur ce livre immortel et sur l’homme de génie qui le composa. « Jusqu’à ce jour, dit-il énergiquement à Jacobi, on a traité Spinoza comme un chien mort. Il est temps d’apprendre aux hommes la vérité. Oui, Spinoza avait raison : un et tout, voilà la philosophie. » Répété par Jacobi, ce mot de Lessing, en dépit des réclamations de Mendelsohn, fait le tour de l’Allemagne. Jacobi lui-même l’accepte, le développe, non pour s’y arrêter, comme Lessing, mais pour en faire son plus puissant argument contre l’esprit de système et briser le dogmatisme contre cet écueil. En vain Fichte, Schelling, dans leurs spéculations hardies, prétendent échapper au panthéisme ; Jacobi ne veut voir dans ces tentatives nouvelles, dont l’originalité lui est suspecte, qu’un prolongement ou un déguisement peut-être des principes de Spinoza. Entre l’école critique de Kant, qui, partant de la pensée humaine, s’y enferme et s’y concentre si bien qu’elle n’en peut plus sortir, et le dogmatisme absolu de Spinoza, qui, partant de la substance infinie, tombe fatalement dans le panthéisme, Jacobi ne voit de salut pour la philosophie que dans le sentiment et l’intuition immédiate. Hegel n’échappe pas plus que son maître ; que dis-je ? il reçoit de son maître lui-même, au moment où il l’abandonne, le reproche d’être panthéiste. C’est qu’en effet sa philosophie porte plus que toute autre la trace de Spinoza. S’il conteste cette filiation dans la métaphysique et ne veut pas reconnaître dans l’Éthique sa propre théorie de l’idéal et du réel, n’est-il pas évident du moins que dans un ordre d’idées différent, quoique analogue, cette exégèse hégélienne, dont la hardiesse s’égare avec Strauss au-delà de toute limite, proclame hautement comme sa devancière la critique philosophique à laquelle Spinoza soumit pour la première fois les saintes Écritures ?

En même temps que Spinoza inspire les philosophes et les théologiens de l’Allemagne, son influence atteint les poètes. Ce géomètre hérissé de formules séduit l’imagination de Goethe et de Novalis, et devient le père d’une littérature panthéiste. « Ne pourrait-on pas, disait Herder, persuader à Goethe de lire un autre livre que l’Éthique de Spinoza ? » Goethe faisait ses délices et sa consolation de ce livre si long-temps proscrit. « Je me réfugiai dans mon antique asile, l’Éthique de Spinoza, » dit-il quelque part. C’est aussi là que l’enthousiaste Novalis allait puiser des inspirations sublimes, et, comme il le dit lui-même, s’enivrer de Dieu. La poésie ne descend pas dans le fond d’un système pour en mettre à nu les vices cachés ; elle ne le suit pas dans sa marche pour en peser les dernières conséquences au poids de la morale et de la justice. Ce Dieu-nature qui anime tous les êtres, cette vie universelle et puissante qui circule au sein des choses, cette échelle infinie de formes variées que revêt et qu’abandonne tour à tour un même principe impérissable, à la fois un et multiple, identique et divers ; ce Dieu de Schelling, qui, encore endormi dans la nature morte, tressaille sourdement dans la plante, rêve dans l’animal, se réveille dans l’homme et se ressaisit enfin lui-même tout entier après avoir traversé tous les degrés de l’existence : voilà sans doute de quoi remuer puissamment une imagination de poète, de quoi expliquer le prodigieux engoûment qu’a excité Spinoza au-delà du Rhin, à une époque où le criticisme desséchant de Kant avait laissé les ames vides et tourmentées, et chez un peuple où la raison ne tient pas toujours l’imagination en bride. N’est-ce pas une des plus grandes merveilles de cette bizarre destinée de Spinoza qu’il se soit éteint sans école et sans postérité philosophique pour renaître ainsi au commencement du XIXe siècle sur les ruines du kantisme ? Jusque-là son influence avait sommeillé. Au XVIIe siècle, la France est chrétienne et cartésienne, et Spinoza, comme théologien et comme philosophe, n’y rencontre que des adversaires. Voltaire, qui plus tard se servit de lui, ne chercha pas à le comprendre, et lui emprunta des argumens pour une cause qui ne leur était pas commune. Au temps de Spinoza comme aujourd’hui, comme toujours, l’Angleterre appartient à Bacon et à Locke, et les grandes entreprises spéculatives n’atteignent point ces esprits tout pratiques, amoureux de l’expérience, affamés de réalités. On ne peut nier l’extrême analogie de la politique de Spinoza avec celle de Hobbes[3] ; mais cette analogie est toute dans les conséquences, et l’on ne saurait assigner d’autre terme de comparaison entre ces deux systèmes qui reposent, l’un sur la négation de la création, et l’autre sur la négation de l’infini. D’ailleurs, si l’un des deux a suivi l’autre, c’est Spinoza ; et qu’est-ce que la part de la politique dans cette philosophie ? La politique de Spinoza n’a ni portée ni originalité. Sa véritable influence n’a donc commencé que de nos jours, et le mal ou le bien qu’il pouvait faire, c’est notre siècle qui l’a éprouvé.

La plupart des contemporains de Spinoza qui l’ont réfuté se sont bornés à discuter l’une après l’autre toutes les conséquences de sa doctrine, et à rétablir contre lui la liberté, l’immortalité, la Providence. On a dit que le plus grand nombre d’entre eux ne l’ont pas compris, et quoique rien ne soit plus certain, j’oserais presque dire qu’ils l’ont bien réfuté sans le comprendre. Il y a des idées que la conscience du genre humain repousse par une sorte d’instinct, et le panthéisme est de ce nombre. On peut n’en pas démêler le sophisme et ne pas apprécier la force et la grandeur des hypothèses dont il cherche à s’étayer ; mais on voit bien que la morale est en péril, et que quelqu’une de ces grandes vérités que l’humanité conserve de siècle en siècle comme un dépôt sacré et inviolable est audacieusement menacée.

D’ailleurs Spinoza ne laissait rien à faire à la sagacité métaphysique de ses lecteurs. Il avait tiré lui-même toutes les conséquences de ses principes. Sa philosophie entraînait la destruction des religions positives ; il n’a pas hésité à le reconnaître et à le démontrer ; ses attaques contre l’Écriture suffisaient pour le perdre sans sa philosophie. Avant le Théologico-politique, il n’y avait pas d’exemple d’une exégèse aussi hardie, et les plus grands ennemis de la foi ne parleraient pas aujourd’hui, en pleine liberté, en l’absence de l’inquisition et des bastilles, avec l’audace et le sang-froid de Spinoza écrivant au XVIIe siècle. Non-seulement il nie la possibilité des miracles, ou les explique par des causes naturelles ; non-seulement il attribue le don de prophétie à l’imagination des prophètes ; non-seulement il réduit toutes les religions à la morale, et ne voit dans les cérémonies que des moyens de dompter les volontés et de façonner les hommes au joug de l’autorité religieuse, mais on dirait quelquefois qu’il s’efforce de rendre son expression méprisante pour insulter à la foi qu’il veut combattre. « Je prends comme vous au sens littéral, dit-il à un catholique, la passion, la mort et l’ensevelissement de Jésus-Christ ; c’est seulement sa résurrection que j’interprète au sens allégorique. » Selon lui, prétendre que Dieu ait revêtu la nature humaine, c’est un langage aussi absurde que si l’on disait qu’un cercle a revêtu la nature du carré. Quand il écrit à un nouveau converti, il faut voir avec quel dédain il lui parle de « ce Dieu qui devient la pâture de votre corps, qui séjourne dans vos entrailles, et que Chatillon à Tienen donna impunément à manger à ses chevaux. » Voltaire a emprunté à un chapitre de Spinoza son article sur les miracles. On peut dire en un sens très véritable que le précurseur et le chef des encyclopédistes, c’est Spinoza plutôt que Voltaire. S’il ne fut pas avoué et reconnu pour chef par cette pléiade de philosophes de la fin du siècle dernier qui avaient, pour ainsi dire, la destruction pour unique but, c’est que l’austérité de sa manière écartait de lui ces lecteurs superficiels. Spinoza, dans cette attaque des livres saints où il a devancé le XVIIIe siècle, se distingue de ses successeurs par trois importans caractères : il ne raille jamais, il est profondément érudit, et, tout en attaquant les religions positives, il est et demeure religieux.

Oui, Spinoza est religieux, religieux d’intention, religieux par conviction et par nature. Novalis voit en lui un mystique ivre de Dieu, et de nos jours on a transformé ses arides théorèmes en soupirs d’amour divin. C’est aller bien au-delà de la vérité ; mais quoique le Dieu de Spinoza, confondu avec la nature, ne conserve aucun droit à nos respects et à notre adoration, Spinoza a respecté et adoré son Dieu, et le confondre avec les athées, lui dont toute la doctrine repose sur l’idée de l’infini, c’est confondre comme à plaisir les opinions et les systèmes. Écoutons-le lui-même défendant avec énergie la sincérité de sa croyance : « Il importe peu, dit-on, de savoir de quelle race je suis, et quelle est ma manière de vivre. Je crois que, s’il l’avait connue, il ne se serait pas si aisément mis dans l’esprit que j’enseigne l’athéisme ; car c’est la pratique ordinaire des athées de rechercher avec excès les honneurs et les richesses, choses que j’ai toujours méprisées, comme le savent parfaitement tous ceux qui me connaissent. Pour en venir peu à peu à ses fins, l’auteur du libelle ajoute que je ne suis point un esprit médiocre, et cet éloge a pour but, sans doute, de persuader plus aisément que c’est par pure adresse et par astuce que j’ai soutenu dans les intentions les plus détestables la cause des théistes. Cela ne fait voir qu’une chose, c’est que ce critique n’a pas entendu mes raisonnemens ; car où est l’esprit assez subtil, assez astucieux, assez dissimulé, pour établir par tant de solides raisons une doctrine qu’il estimerait fausse ! Et quel écrivain passera donc pour sincère aux yeux d’un homme aussi défiant, s’il croit qu’on peut démontrer des chimères aussi solidement que des vérités. Au surplus, rien de tout cela ne me surprend. C’est de cette façon que Descartes a été traité par Voët, et chaque jour on agit de même à l’égard des plus honnêtes gens. » Le père Lami s’exprime ainsi dans sa réfutation de Spinoza, entreprise, comme on sait, à la prière de Bossuet : « Ne reconnaître qu’un être universel indistingué de toute la nature et de l’assemblage de tous les êtres, un être sans liberté et sans providence, et qui sans but et sans fin, sans choix et sans élection, soit emporté par une nécessité aveugle et inévitable en tout ce qu’il fait, ou plutôt qui ne fait rien, mais à qui toutes choses échappent aussi nécessairement et aussi indélibérément qu’un torrent échappe à la source d’où il sort, si cela peut s’appeler reconnaître un Dieu, je ne sais pas, pour moi, ce qui s’appelle n’en reconnaître point. » L’ami se trompe ; nier Dieu, c’est nier l’infini. Spinoza ne l’a pas nié, il l’a méconnu, et ce serait entreprendre une longue liste d’athées que d’y inscrire tous ceux qui conçoivent Dieu autrement que nous. Mais c’était, à cette époque, l’erreur ou l’injustice commune de transformer Spinoza en athée ; Bayle l’appelait un athée de système, et qui ne connaît ces vers de Voltaire ?

Alors un petit Juif, au long nez, au teint blême,
Pauvre, mais satisfait, pensif et retiré,
Esprit subtil et creux, moins lu que célébré,
Caché sous le manteau de Descartes son maître,
Marchant à pas comptés, s’approcha du grand Être :
« Pardonnez-moi, dit-il en lui parlant tout bas,
Mais je crois, entre nous, que vous n’existez pas.
J’ai de plats écoliers et de mauvais critiques,
Jugez-nous. » À ces mots tout le globe trembla ;
Et d’horreur et d’effroi saint Thomas recula…

Voltaire ne fait que railler suivant sa coutume, et Bayle se hâte d’accuser Spinoza d’athéisme, peut-être parce qu’il y avait pour lui quelque danger à ne pas le faire. Si l’on avait réfuté Spinoza avec modération, on se serait rendu suspect. Les théologiens avaient donné le ton les premiers. Leur colère traverse le système de Spinoza pour atteindre sa personne, et l’on voit bien, à cette violente explosion de haine, qu’ils combattent pour leurs foyers et pour leurs autels. Spinoza ne répondait pas, il ne doutait pas non plus ; ce n’était pas une ame qu’on pût ébranler. S’il souffrait, c’est un secret entre lui et Dieu, car on fouillerait vainement dans sa vie et dans ses écrits pour y trouver une plainte. Aujourd’hui, on peut réfuter le système et rendre justice à l’homme. Spinoza ne fut ni athée, ni impie. Sa vie est pure, et, il faut le dire enfin, puisqu’il a été tant calomnié, elle est héroïque. Pourquoi s’est-il condamné à la haine, aux persécutions ? Ce n’est ni pour la richesse, ni pour les honneurs, ni pour la gloire. L’amour seul de la vérité l’a conduit ; il n’a pas connu la vérité, mais il l’a cherchée toute sa vie, et ce fut son unique amour. Théologien, érudit, philosophe profond, dialecticien d’une incomparable vigueur, il est au premier rang par le savoir et par le génie dans toutes les branches des connaissances humaines qu’il a abordées. Son style même, qu’il ne songe pas à orner, se ressent de l’énergie de sa pensée. Jamais l’indépendance philosophique ne fut poussée plus loin. On dirait qu’il ne s’aperçoit pas de son propre courage, et qu’il fait sans effort ces entreprises qui l’ont écrasé. Il a le caractère le plus expressif de la modération ; il détruit sans colère. Spinoza est un homme simple, son système est tout d’une pièce, sa vie aussi et son style. Il s’est trompé sur son principe ; s’il ne s’était pas trompé du premier coup, il poussait la philosophie plus loin qu’aucun autre. Tel est Spinoza, solitaire dans sa vie et dans sa destinée ; disciple de Descartes, mais s’attachant à une erreur et la poursuivant jusqu’à l’absurde, plein de vues originales et profondes, mais mettant toute sa force au service d’une idée fausse, religieux, quoique trompé sur la nature de Dieu, vertueux jusque dans ses fautes, également respectable par la force de sa pensée, par la pureté de sa vie et par son malheur.

Parmi les diverses réfutations qu’on a faites du panthéisme de Spinoza, trois seulement sont célèbres, celle de Bayle, celle du père Lami, celle de Fénelon. Dans cette guerre à l’ennemi commun, Bayle apporte cette dialectique animée et pressante dont on voudrait que la sincérité égalât toujours la pénétration, le père Lami les ressources de son érudition scholastique et de son bon sens, Fénelon les hautes lumières d’une métaphysique puisée au plus profond du dogme chrétien ; mais au travers de leurs différences, Bayle, Lami, Fénelon, ont toutefois un point commun : ils viennent de Descartes, de qui vient aussi Spinoza. De là, dans les principes premiers qui dominent toute la discussion, un accord secret entre Spinoza et ses adversaires qui frappe leur argumentation d’impuissance. De nos jours, la philosophie, plus mûre, éprouvée par un plus long usage de la liberté, peut voir plus clair dans Spinoza et démêler d’un coup d’œil plus sûr les véritables défauts de son système, presque invisibles à ses plus pénétrans contemporains.

Si je voulais faire du système de Spinoza la réfutation la plus forte et la plus complète, je ne chercherais pas à montrer dans l’enchaînement de ses diverses parties des erreurs, des lacunes. J’insisterais bien plutôt sur l’incontestable rigueur qui unit toutes les conséquences entre elles et avec leur principe ; et quand il ne resterait plus de doute, et qu’on verrait bien que la philosophie de Spinoza est exacte et régulière dans toutes ses déductions, en sorte qu’il faut l’accepter ou la rejeter tout d’une pièce : venez maintenant, dirais-je à tous les panthéistes et à ceux qui se sont étourdiment déclarés disciples de Spinoza avant de savoir où les conduisait ce logicien impitoyable ; prenez votre parti de nier la liberté, la loi morale, la vie future, et jusqu’à votre propre existence individuelle. Condamnés par votre principe à n’être plus que le mode transitoire d’une vie éternelle dans laquelle la vôtre doit s’abîmer, enivrez-vous un jour de votre système pour rentrer demain dans le néant par la dissolution de vos parties, et si vous croyez sauver quelque chose de vous-mêmes parce que la substance ne périt pas, dites-nous ce que c’est que cet avenir sans aucun lien avec le passé, et cette sourde et inutile existence d’où la conscience est absente !

M. Jouffroy, dans son Cours de Droit naturel, reproche à Spinoza de n’avoir interrogé que la raison, à l’exclusion de l’expérience. C’est en effet sa véritable faute. Il a voulu construire le monde et se mettre en quelque sorte à la place de Dieu. Tant d’orgueil était inutile ; le monde est là, l’œuvre est accomplie : il n’y avait qu’à l’observer. Spinoza s’est trop souvenu du mot célèbre de Descartes : « De la matière et du mouvement, et je ferai le monde ! »

S’il avait eu recours à l’autorité de la conscience, il aurait vu clairement le fini à côté de l’infini. Il se serait connu lui-même. Il aurait senti vivre et se mouvoir sous l’œil de la conscience cette force libre que Descartes a méconnue, et que Leibnitz a restituée, tout en la resserrant dans des bornes trop étroites. Débarrassé de ce préjugé cartésien que la pensée et l’étendue coexistent dans un même sujet sans agir l’une sur l’autre, il n’aurait pas été contraint de recourir à l’intervention divine pour expliquer l’empire de l’ame sur le corps et la réaction du corps sur les facultés de notre ame. Toutes les erreurs de Spinoza s’enchaînent : c’est parce qu’il a méconnu notre liberté qu’il n’a pas su que nous étions de véritables causes, et par conséquent des substances.

À ce vice de méthode déjà signalé par M. Jouffroy, M. Saisset ajoute avec raison que Spinoza s’est trompé sur la nature de Dieu. Spinoza convient que Dieu est parfait ; mais il ne lui donne pas d’existence individuelle ! Il ne lui donne pas la liberté, et il veut que nous l’aimions ! Il lui refuse jusqu’à la pensée, puisqu’il lui ôte la conscience, et il ne voit pas que, si quelque part dans ce monde qui s’échappe à flots pressés du sein de la substance éternelle, une faible lueur s’allume un instant pour périr, c’est assez de cet éclair pour qu’il y ait quelque chose au-dessus de Dieu !

Un Dieu parfait sans intelligence et sans liberté n’est pas la seule contradiction du système. M. Saisset aurait pu ajouter que le principe de contradiction ne subsiste pas si l’on admet le panthéisme. Dans cet être unique de Spinoza, l’éternité et le temps, le repos absolu et le mouvement sans limites, l’identité substantielle et la division à l’infini coexistent. C’est en vain que Spinoza se rejette sur l’opposition radicale de la substance et des phénomènes. La contradiction n’est pas là ; on comprend que la substance reste éternelle, une et identique sous la multiplicité et la variété de ses phénomènes mais Spinoza ne s’en est pas tenu à ces deux termes, la substance et les phénomènes, parce qu’en effet ils ne lui suffisaient pas pour rendre compte de toutes les conceptions nécessaires de la pensée. En méditant sur la nature de l’infini, nous trouvons qu’il implique des caractères inconciliables avec la nature des phénomènes, et qui néanmoins ne peuvent être attribués à la substance prise comme substance. Ainsi la pensée, par exemple, ne fait pas partie intégrante de la substance, quoiqu’elle lui appartienne, selon Spinoza, comme un de ses attributs nécessaires. Or, qu’est-ce que la pensée, qui n’est pas la substance même, mais un attribut nécessaire de la substance ? Ce n’est pas, il importe de le constater, le pouvoir de penser, car Spinoza n’admet point de faculté distincte de la substance productrice et de l’effet produit. Il semble donc que ce soit la totalité de ces effets, c’est-à-dire la totalité des idées que la substance conçoit nécessairement en se développant. Cependant, qu’on y prenne garde, cette totalité, par cela même qu’elle est une collection, est divisible, successive ; donc la substance éternelle, c’est-à-dire l’infini, possède un attribut collectif et par conséquent successif et divisible. Spinoza admettra-t-il une telle conclusion, lui qui, dans son argumentation contre le dogme de la création, montre un si souverain mépris pour ce Dieu mobile qui réfléchit, qui délibère, qui commence, achève et finit, et se fatigue à la peine comme un ouvrier ? Il ne le peut sans se contredire, sans contredire la raison elle-même, qui ne permet pas d’attribuer directement à l’infini la mobilité et la divisibilité. Dans cet embarras, Spinoza introduit entre la substance et la totalité des phénomènes ce qu’il appelle un attribut, également distinct de l’une et de l’autre. Ce que nous disons de Dieu, il l’applique à cet attribut ; ce que nous disons du monde, il l’applique à la totalité des phénomènes. Mais c’est bien là qu’on peut dire qu’il s’évanouit dans ses pensées. Quelque effort qu’il puisse faire, ces attributs, qui ne sont ni la substance, ni les phénomènes, ni une faculté productrice, ne sont que de pures abstractions, et même des abstractions impossibles tant qu’on ne donnera pas aux attributs d’une part et de l’autre à la totalité des phénomènes deux substances séparées.

Même contradiction pour l’autre attribut de Dieu que nous connaissons, l’étendue. On pardonnerait peut-être à Spinoza de dire que la substance n’a pas d’étendue, quoiqu’elle produise des phénomènes étendus. Il ne le dit pas ; ce n’est pas là sa doctrine. Il donne l’étendue à la substance infinie comme un de ses attributs nécessaires, et cette étendue, qui appartient directement à l’infini, est par conséquent infinie elle-même et indivisible. Qu’est cela, une étendue indivisible ? est-ce l’espace ? L’espace n’est pas l’étendue réelle, mais l’étendue possible ; cette étendue n’est donc pas l’espace, elle n’est rien. Passons sur cette première contradiction. L’étendue infinie et indivisible se développe nécessairement en une infinité de figures, c’est-à-dire qu’elle produit en elle-même une autre étendue, également infinie, mais cette fois divisible. Or, je le demande, cette dernière étendue n’est-elle pas la seule possible et la seule réelle ? Et peut-on voir dans l’attribut distinct de sa substance et de son développement autre chose qu’une abstraction qui fait illusion à Spinoza lui-même et qui joue dans ses discours, sinon dans la nature, le rôle d’une réalité ?

Spinoza sentait bien qu’il y a opposition réelle entre ces deux ordres d’idées, que les unes sont le développement de la notion du fini, tandis qu’il y a dans les autres la trace et comme le sceau de l’infinité et de la perfection. Il insiste lui-même sur ces différences, il les fait ressortir et les démontre avec rigueur. Pour tout autre que lui, une opposition si complète entre les propriétés entraînait la séparation des substances ; mais ayant démontré dès le commencement que la substance est unique, et ne pouvant pas attribuer à la même forme d’existence des propriétés contradictoires, toute sa ressource est d’introduire ces idées intermédiaires et de masquer une contradiction véritable sous une distinction toute nominale et artificielle.

La plus redoutable attaque qu’ait jamais essuyée l’autorité souveraine de la raison, c’est la dialectique de Kant, armée des antinomies, qui l’a dirigée contre elle. L’illustre auteur des Leçons sur la Philosophie de Kant résout toutes les contradictions signalées par l’école critique en rétablissant dans les choses la distinction des deux natures, et dans l’homme la distinction des deux facultés, la raison et l’expérience. Mais qu’aurait pu répondre Spinoza, qui n’admet qu’une seule nature, et ne reconnaît que la raison ?

Si le monde était nécessaire, s’il se suffisait à lui-même, toute la philosophie consisterait à l’expliquer, et on ne chercherait rien au-delà. Le monde est contingent ; donc la pensée le dépasse et cherche au-delà des phénomènes la cause qui les produit. Assigner une cause à un effet, si on n’explique pas en même temps pourquoi cet effet est produit par cette cause, c’est résoudre seulement la moitié du problème. Les panthéistes, il est vrai, donnent au monde une cause nécessaire ; mais, libre ou fatale, pourquoi cette cause produit-elle le monde ? Ils ne sauraient le dire, à moins de démontrer que, pour que l’infini soit parfait, il faut y ajouter encore quelque chose, à savoir l’imperfection. Ils ont beau nous opposer que, quand même Dieu pourrait produire le monde au dehors, on ne comprendrait pas qu’il voulût le produire : comprend-on davantage qu’il le produise au dedans et qu’il ne puisse s’en passer ? Spinoza n’a rien démontré, car ce n’est pas démontrer son hypothèse que de réfuter toutes les autres, ni prouver la légitimité d’un principe que de l’attacher solidement à ses conséquences ; il n’a simplifié aucun problème, car il est plus aisé de concevoir deux êtres différens que deux natures différentes dans un même être. Sa gloire est d’avoir créé un système plein de puissance et de génie, auquel il ne manque rien que de ne pas reposer sur une erreur.

Il faut en venir à cette conclusion : il y a un Dieu, et au-dessous de Dieu est le monde, qui existe hors de Dieu et par la volonté de Dieu. Le monde a été créé, c’est-à-dire que Dieu l’a fait librement et l’a fait de rien. On s’écrie que la création n’est pas intelligible. J’en conviens, et j’ajoute que toute autre théorie est contradictoire. Ou le monde se suffit à lui-même, ce que personne ne soutient ; ou il ne fait qu’un avec Dieu, ce qui est le système de Spinoza ; ou la substance lui appartient en propre, et il ne reçoit de Dieu que ses phénomènes et leurs lois, ce qui est le fond du manichéisme ; ou enfin Dieu produit les phénomènes et leur substance, c’est-à-dire qu’il est créateur.

S’il existe un préjugé inintelligible, c’est la peur de certains esprits pour ce mot de création. Ils croient pouvoir nier à la fois la création et la nécessité du monde. Ils ne savent pas que, si le monde est nécessaire aujourd’hui, il l’a toujours été ; que, s’il est contingent aujourd’hui, aujourd’hui même il est créé, c’est-à-dire qu’il est à cette heure tiré du néant, et qu’enfin, s’il y a quelque différence entre créer le monde une première fois et le créer une seconde, cette différence n’est pas dans l’acte créateur, mais dans l’opinion que s’en forme notre esprit. Descartes était plus conséquent ; ne voulant être ni panthéiste ni manichéen, il a admis la création, et la création continuée.

Le panthéisme a des partisans en Allemagne ; il n’en a jamais eu en France, ou du moins jamais de sérieux. La raison en est toute simple : il a le bon sens contre lui.

Suis-je éveillé ? ai-je conscience de moi-même ? Non, non, ce n’est pas une illusion ; je me sens, je me vois, je me possède. Je suis un être distinct et séparé, qui a ses facultés, ses besoins, ses espérances, qui réagit sur les autres êtres, qui leur résiste, qui en triomphe, qui améliore sa propre nature, et ne doute ni de son passé ni de son avenir. Je n’ai en moi nulle idée plus ferme et plus claire que celle de ma propre vie ; il n’en est point à laquelle je puisse la sacrifier et la soumettre ; je pourrais aussi bien arracher ma vie de mes entrailles et la jeter loin de moi, que de renoncer à mon individualité propre, malgré le cri de ma conscience et l’évidence de ma raison. En présence d’une conviction aussi ferme, les déductions les plus rigoureuses ne sont plus que des sophismes. Elles ne m’ébranlent pas. Ce Dieu dans lequel vous voulez me confondre n’est ni le Dieu de mon esprit ni le Dieu de mon cœur. Je serai récompensé ou puni dans la forme que Dieu m’a donnée : voilà ma foi ; c’est la foi de l’humanité. Spinoza, malgré son génie, ne m’arrachera pas à moi- même.


Jules Simon
  1. Œuvres de Spinoza, traduites par M. E. Saisset. 2 vol. in-18, Bibliothèque Charpentier.
  2. « J’ai vu à la fenêtre d’un libraire le livre qu’un professeur d’Utrecht a écrit contre moi et qui a paru après sa mort. Le peu que j’en ai parcouru m’a fait juger qu’il n’était pas digne d’être lu, ni, à plus forte raison, réfuté. J’ai donc laissé en repos le livre et l’auteur, pensant en moi-même, et non sans rire, que les ignorans sont partout les plus audacieux et les plus prompts à faire des livres. Il paraît que ces messieurs que vous savez vendent leurs marchandises à la façon des brocanteurs, qui montrent d’abord aux chalands ce qu’ils ont de pire. Ces messieurs disent que le diable est extrêmement habile ; mais, à dire vrai, leur génie passe le diable en méchanceté. » (Lettre 24.)
  3. Spinoza s’explique ainsi sur ce point dans une de ses lettres : « Monsieur, vous désirez que je marque la différence qu’il y a entre les sentimens de M. Hobbes et les miens sur la politique. Elle consiste en ce que je conserve toujours dans ma doctrine le droit naturel dans son intégrité, prenant dans chaque état, pour mesure du droit du magistrat sur les sujets, le degré de puissance ou de supériorité qu’il possède à leur égard. » Pour apprécier la valeur de cette différence que Spinoza signale entre le système de Hobbes et le sien, il faut se rappeler ce qu’il a fait du droit naturel.