Barzaz Breiz/1846/L’Héritière de Keroulaz
L’histoire de Marie de Keroulaz, fille unique de François de Keroulaz, chevalier, seigneur de Keroulaz, en bas Léon, et de dame Callicrine de Lannuzouarn, nous présente un fond d’aventures tout à fait semblables à celles d’Azénor de Kergroadez. Forcée par sa mère d’épouser, en 1565, François du Chastel, marquis de Mesie, qui fut preféré à deux jeunes seigneurs du pays, Kerthomaz et Salaün, dont elle recevait publiquement les hommages, l’héritière mourut de chagrin, sans laisser de postérité. De Mesle tient dans l’histoire de Bretagne une place fort peu honorable. D. Morice rapporte que, sous la Ligue, lors de la prise de Quimperlé, dont il était gouverneur, il se sauva presque nu au milieu de la nuit, avec des femmes, passa la rivière, et prit la route de son manoir de Châteaugal, où il se tint caché. Nos traditions populaires ajoutent à ce trait de lâcheté plusieurs faits d’avarice sordide : c’en était plus qu’il ne fallait pour éloigner de lui l’héritière.
Mlle Marie de Blois, fille du savant de ce nom, est l’auteur de la découverte de la ballade qu’on va lire. La version que je publie m’a été chantée par une paysanne, de la paroisse de Nizon.
L’héritière de Keroulaz avait bien du plaisir à jouer aux dés avec les enfants des seigneurs.
Cette année, elle n’y a point joué, car ses biens ne le lui permettaient pas ; elle est orpheline du côté de son père ; l’agrément de ses parents serait bon à avoir.
— Aucun de mes parents paternels ne m’a jamais voulu de bien ; ils ont toujours souhaité ma mort, pour hériter ensuite de ma fortune. —
— L’héritière de Keroulaz est aujourd’hui bien heureuse ! elle porte une robe de satin blanc, et des fleurs d'or sur la tête.
Ce ne sont point des souliers à lacets que l’héritière a coutume de mettre, ce sont des souliers de soie et des bas bleus, comme il sied à une héritière de Keroulaz. —
Ainsi parlait-on dans la salle, quand l’héritière entra en danse ; car le marquis de Mesle était arrivé avec sa mère et une suite nombreuse.
— Je voudrais être petit pigeon blanc, sur le toit de Keroulaz, pour entendre ce qui se trame entre sa mère et la mienne.
Ce que je vois me fait trembler ; ce n’est point sans dessein qu’ils sont venus ici de Cornouaille, quand il y a dans la maison une héritière à marier.
Avec son bien et son grand nom, ce marquis-là ne me plait pas ; Kerthomaz est celui que j’aime depuis longtemps, celui que j’aimerai toujours. —
Kerthomaz lui-même était tout soucieux, en voyant les personnes qui venaient d’arriver à Keroulaz, car il aimait l’héritière, et disait souvent :
— Je voudrais être rossignol de nuit, dans son jardin, sur un rosier ; quand elle viendrait cueillir des fleurs, nous nous y verrions tous les deux.
Je voudrais être sarcelle sur l’étang où elle lave ses robes, pour mouiller mes yeux dans l’eau qui mouillerait ses pieds. —
Salaün, lui aussi, arriva le samedi soir, selon sa coutume, au manoir de Keroulaz, monté sur son petit cheval noir.
Comme il frappait à la porte de la cour, l’héritière lui ouvrit ; l’héritière, qui sortait pour donner un morceau de pain à un pauvre.
— Petite héritière, dites-moi, où est allée la compagnie ? — Conduire les chiens à l’eau, Salaün ; allez les aider.
— Ce n’est pas pour faire boire les chiens que je suis venu à Keroulaz, mais bien pour vous faire la cour ; soyez plus gentille, héritière. —
L’héritière disait à madame sa mère, ce jour-là : — Depuis que le marquis est ici, mon cœur est brisé.
Madame ma mère, je vous en supplie, ne me donnez pas au marquis de Mesle; donnez-moi plutôt à Pennanrun, ou, si vous aimez mieux, à Salaün ;
Donnez-moi plutôt à Kerthomaz ; c’est celui-là le plus aimable : il vient souvent en ce manoir ; et vous le laissez me faire la cour. —
— Dites-moi, Kerthomaz, êtes-vous allé à Châteaugal ? — Je suis allé à Châteaugal ; mais, ma foi, je n’y ai rien vu de bien ;
Je n’y ai rien vu de bien ; je n’y ai vu qu’une méchante salle enfumée, et des fenêtres à demi brisées, et de grandes portes qui chancellent.
Qu’une méchante salle enfumée où une vieille femme grisonnante hachait du foin pour ses chapons, faute d’avoine à leur donner.
— Vous mentez, Kerthomaz, le marquis est fort riche ; les portes de son château brillent comme de l’argent, et les fenêtres comme de l’or ;
Celle-là sera honorée, que le marquis demandera. — Cela ne me fera aucun honneur, ma mère ; aussi je ne le demande pas.
— Ma fille, changez de pensées, je ne veux que votre bonheur ; les paroles sont données ; la chose est faite : vous épouserez le marquis. —
La dame de Keroulaz parlait ainsi à l’héritière, parce que la jalousie était au fond de son cœur, et qu’elle aimait Kerthomaz.
— Kerthomaz m’avait donné un anneau d’or et un sceau ; je les acceptai le cœur gai, je les rendrai en pleurant.
— Tenez, Kerthomaz, votre anneau d’or, votre sceau, vos chaînes d’or ; on ne veut pas que je vous épouse; je ne puis garder ce qui vous appartient. —
Dur eût été le cœur qui n’eût pas pleuré, à Keroulaz, à voir la pauvre héritière embrasser la porte en sortant.
— Adieu, grande maison de Keroulaz, vous ne me verrez plus ; adieu, chers voisins ; adieu, pour jamais ! —
Les pauvres de la paroisse pleuraient ; l’héritière les consolait :
— Taisez-vous, pauvres gens, ne pleurez pas ; venez me voir à Châteaugal.
Je ferai l’aumône tous les jours ; et, trois fois par semaine, une charité de dix-huit quartiers de froment, et d’orge et d’avoine. —
Le marquis de Mesle dit à sa jeune épouse, en l’entendant parler ainsi :
— Pour cela, vous ne le ferez pas ; car mes biens n’y suffiraient point !
— Sans prendre sur vos biens, messire, je ferai l’aumône chaque jour, afin de recueillir des prières pour nos âmes, après notre mort. —
L’héritière demandait, deux mois après, étant à Châteaugal : — Ne trouverai je pas un messager pour porter une lettre à ma mère ? —
Un jeune page répondit à la dame : — Écrivez quand vous voudrez, on trouvera des messagers. —
Elle écrivit donc une lettre, et la remit au page, avec ordre de la porter incontinent à sa mère, à Keroulaz.
Lorsque la lettre arriva à sa mère, elle s’ébattait dans la salle avec quelques gentilshommes du pays, parmi lesquels était Kerthomaz.
Quand elle eut lu la lettre, elle dit à Kerthomaz : — Faites seller promptement les chevaux, que nous nous rendions cette nuit à Châteaugal. —
En arrivant à Châteaugal, madame de Keroulaz dit : — N’y a-t-il rien de nouveau ici, que la porte cochère est ainsi tendue ?
— L’héritière qui était venue ici est morte cette nuit.
— Si l’héritière est morte, c’est moi qui l’ai tuée !
Elle m’avait dit souvent : Ne me donnez pas au marquis de Mesle ; donnez-moi plutôt à Kerthomaz ; celui-là est le plus aimable. —
Kerthomaz et la malheureuse mère, frappés d’un coup si cruel, se sont consacrés à Dieu, dans un cloître sombre, pour la vie.
La statue du marquis de Mesle se voit encore dans le reliquaire de Landelo, à quelques lieues de Carhaix : il était petit, gros et laid ; on lui a donné la chevelure bouffante et l’armure d’un seigneur du temps de Louis XIII. Près de là s’élèvent ses trois piliers de justice ; plus loin, on aperçoit les ruines de son château : des paysans l’ont acheté et l’occupent aujourd’hui. Il a dû être beau, mais peu fort ; sa position sur le sommet d’une montagne, au-dessus d’une rivière, est d’un effet pittoresque ; le bâtiment principal a été en partie démoli. Les jardins d’alentour sont incultes et couverts de ronces, de digitales, d’aubépines, et de vieux bouquets de buis, peut-être contemporains de l’héritière ; les avenues et les bois ont été coupés.
On a oublié, dans le pays, Marie de Keroulaz et ses malheurs ; on ne se souvient que du marquis, de son avarice et de sa lâcheté. Kerthomaz et Salaün ont laissé des souvenirs tout différents.
Il y a peu d’années, je vis passer, sur le chemin de Quimper à Douarnenez, un grand paysan de bonne mine, d’une quarantaine d’années, portant les larges braies plissées du canton et de longs cheveux blonds flottants ; frappé de son air distingué, je demandai son nom : c’était le dernier marquis de Keroulaz.