Barzaz Breiz/1846/L’Héritière de Keroulaz/Bilingue

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Barzaz Breiz, édition de 1846
L’Héritière de Keroulaz



X


L’HERITIÈRE DE KEROULAZ,


( Dialecte de Léon. )


I.


L’héritière de Keroulaz avait bien du plaisir à jouer aux dés avec les enfants des seigneurs.

Cette année, elle n’y a point joué, car ses biens ne le lui permettaient pas ; elle est orpheline du côté de son père ; l’agrément de ses parents serait bon à avoir.

— Aucun de mes parents paternels ne m’a jamais voulu de bien ; ils ont toujours souhaité ma mort, pour hériter ensuite de ma fortune. —


II.


— L’héritière de Keroulaz est aujourd’hui bien heureuse ! elle porte une robe de satin blanc, et des fleurs d'or sur la tête.

Ce ne sont point des souliers à lacets que l’héritière a coutume de mettre, ce sont des souliers de soie et des bas bleus, comme il sied à une héritière de Keroulaz. —

Ainsi parlait-on dans la salle, quand l’héritière entra en danse ; car le marquis de Mesle était arrivé avec sa mère et une suite nombreuse.

— Je voudrais être petit pigeon blanc, sur le toit de Keroulaz, pour entendre ce qui se trame entre sa mère et la mienne.

Ce que je vois me fait trembler ; ce n’est point sans dessein qu’ils sont venus ici de Cornouaille, quand il y a dans la maison une héritière à marier.

Avec son bien et son grand nom, ce marquis-là ne me plait pas ; Kerthomaz est celui que j’aime depuis longtemps, celui que j’aimerai toujours. —

Kerthomaz lui-même était tout soucieux, en voyant les personnes qui venaient d’arriver à Keroulaz, car il aimait l’héritière, et disait souvent :

— Je voudrais être rossignol de nuit, dans son jardin, sur un rosier ; quand elle viendrait cueillir des fleurs, nous nous y verrions tous les deux.

Je voudrais être sarcelle sur l’étang où elle lave ses robes, pour mouiller mes yeux dans l’eau qui mouillerait ses pieds. —


III.


Salaün, lui aussi, arriva le samedi soir, selon sa coutume, au manoir de Keroulaz, monté sur son petit cheval noir.

Comme il frappait à la porte de la cour, l’héritière lui ouvrit ; l’héritière, qui sortait pour donner un morceau de pain à un pauvre.

— Petite héritière, dites-moi, où est allée la compagnie ? — Conduire les chiens à l’eau, Salaün ; allez les aider.

— Ce n’est pas pour faire boire les chiens que je suis venu à Keroulaz, mais bien pour vous faire la cour ; soyez plus gentille, héritière. —


IV.


L’héritière disait à madame sa mère, ce jour-là : — Depuis que le marquis est ici, mon cœur est brisé.

Madame ma mère, je vous en supplie, ne me donnez pas au marquis de Mesle; donnez-moi plutôt à Pennanrun, ou, si vous aimez mieux, à Salaün ;

Donnez-moi plutôt à Kerthomaz ; c’est celui-là le plus aimable : il vient souvent en ce manoir ; et vous le laissez me faire la cour. —

— Dites-moi, Kerthomaz, êtes-vous allé à Châteaugal ? — Je suis allé à Châteaugal ; mais, ma foi, je n’y ai rien vu de bien ;

Je n’y ai rien vu de bien ; je n’y ai vu qu’une méchante salle enfumée, et des fenêtres à demi brisées, et de grandes portes qui chancellent.

Qu’une méchante salle enfumée où une vieille femme grisonnante hachait du foin pour ses chapons, faute d’avoine à leur donner.

— Vous mentez, Kerthomaz, le marquis est fort riche ; les portes de son château brillent comme de l’argent, et les fenêtres comme de l’or ;

Celle-là sera honorée, que le marquis demandera. — Cela ne me fera aucun honneur, ma mère ; aussi je ne le demande pas.

— Ma fille, changez de pensées, je ne veux que votre bonheur ; les paroles sont données ; la chose est faite : vous épouserez le marquis. —

La dame de Keroulaz parlait ainsi à l’héritière, parce que la jalousie était au fond de son cœur, et qu’elle aimait Kerthomaz.

— Kerthomaz m’avait donné un anneau d’or et un sceau ; je les acceptai le cœur gai, je les rendrai en pleurant.

— Tenez, Kerthomaz, votre anneau d’or, votre sceau, vos chaînes d’or ; on ne veut pas que je vous épouse; je ne puis garder ce qui vous appartient. —


V.


Dur eût été le cœur qui n’eût pas pleuré, à Keroulaz, à voir la pauvre héritière embrasser la porte en sortant.

— Adieu, grande maison de Keroulaz, vous ne me verrez plus ; adieu, chers voisins ; adieu, pour jamais ! —

Les pauvres de la paroisse pleuraient ; l’héritière les consolait :

— Taisez-vous, pauvres gens, ne pleurez pas ; venez me voir à Châteaugal.

Je ferai l’aumône tous les jours ; et, trois fois par semaine, une charité de dix-huit quartiers de froment, et d’orge et d’avoine. —

Le marquis de Mesle dit à sa jeune épouse, en l’entendant parler ainsi :

— Pour cela, vous ne le ferez pas ; car mes biens n’y suffiraient point !

— Sans prendre sur vos biens, messire, je ferai l’aumône chaque jour, afin de recueillir des prières pour nos âmes, après notre mort. —


VI.


L’héritière demandait, deux mois après, étant à Châteaugal : — Ne trouverai je pas un messager pour porter une lettre à ma mère ? —

Un jeune page répondit à la dame : — Écrivez quand vous voudrez, on trouvera des messagers. —

Elle écrivit donc une lettre, et la remit au page, avec ordre de la porter incontinent à sa mère, à Keroulaz.

Lorsque la lettre arriva à sa mère, elle s’ébattait dans la salle avec quelques gentilshommes du pays, parmi lesquels était Kerthomaz.

Quand elle eut lu la lettre, elle dit à Kerthomaz : — Faites seller promptement les chevaux, que nous nous rendions cette nuit à Châteaugal. —

En arrivant à Châteaugal, madame de Keroulaz dit : — N’y a-t-il rien de nouveau ici, que la porte cochère est ainsi tendue ?

— L’héritière qui était venue ici est morte cette nuit.

— Si l’héritière est morte, c’est moi qui l’ai tuée !

Elle m’avait dit souvent : Ne me donnez pas au marquis de Mesle ; donnez-moi plutôt à Kerthomaz ; celui-là est le plus aimable. —

Kerthomaz et la malheureuse mère, frappés d’un coup si cruel, se sont consacrés à Dieu, dans un cloître sombre, pour la vie.


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