Barzaz Breiz/1846/L’orpheline de Lannion

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L’ORPHELINE DE LANNION.


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ARGUMENT.


« Il y a trois sortes de personnes, dit un ancien proverbe breton, qui n’arriveront point au paradis, tout droit, par le grand chemin ; c’est à savoir : les tailleurs (sauf votre respect), dont il faut neuf pour faire un homme, qui passent leurs journées assis, et qui ont les mains blanches ; les sorciers, qui jettent des sorts, soufflent le mauvais vent, et ont fait pacte avec le diable ; les maitôtiers (les percepteurs des contributions), qui ressemblent aux mouches aveugles, lesquelles sucent le sang des animaux. »

Le maltôtier est d’ordinaire querelleur, bavard, bel esprit, beau parleur ; il est même facétieux, et assaisonne volontiers de gros sel ses vexations. On rapporte qu’un cabaretier arrivait un jour à la foire, avec deux barriques de cidre dans sa charrette ; le maltôtier se présente et exige le droit : l’autre résiste. « Comment, malheureux, lui dit l’employé, vous osez murmurer ! Saint Mathieu n’était- il pas chef des maltôtiers ? Ne le voyait-on pas, en Judée, percevoir de chacun la taxe sur le vin et le tabac tous les jours de l’année ? » Au nom de saint Mathieu, le paysan resta confondu.

Mais toutes les histoires de maltôtiers ne sont pas aussi naïves ; il en est d’affreuses. En voici une que nous avons entendu chanter à des laveuses de Lannion, où l’événement s’est passé.

XIII


L’ORPHELINE DE LANNION.


( Dialecte de Tréguier. )


En cette année mil six cent quatre-vingt-treize, est arrivé un malheur dans la petite ville de Lannion ;

Dans la petite ville de Lannion, en une hôtellerie, à Perinaïk Mignon qui y était servante.

— Donnez-nous à souper, hôtesse : tripes fraîches, viande rôtie, et bon vin à boire ! —

Quand chacun d’eux eut bu et mangé tout son soûl :
— Voici de l’argent, hôtesse, comptez, blancs et deniers ;

Voici de l’argent, hôtesse ; votre servante et une lanterne pour nous reconduire chez nous ! —

Quand ils furent un peu loin sur le grand chemin, ils se mirent à parler bas, en regardant la jeune fille.

— Belle enfant, vos dents, votre front et vos joues sont blancs comme l’écume des flots, sur la rive.

— Maltôtiers, je vous prie, laissez-moi comme je suis ; laissez-moi comme Dieu m’a faite ;

Quand je serais cent fois plus belle ; oui-da ! cent fois plus belle encore ; je ne serais pas pour vous, messieurs, je ne serais ni mieux ni pire.

— A en juger par vos gentilles paroles, mon enfant, l’on dirait que vous êtes ailée à l’école de ceux de Bégar, ou d’habiles clercs ;

A en juger par vos gentilles paroles, mon enfant, l'on dirait que vous êtes allée apprendre à parler avec les moines en leur couvent.

— Je ne suis allée ni au couvent de Bégar, apprendre à parler, ni ailleurs, croyez-moi, avec les clercs ; Mais chez moi, au foyer de mon père, j’ai eu, messieurs, bien des bonnes pensées.

— Jetez là votre lanterne, et éteignez-en la lumière ; voici une bourse pleine ; elle est à vous, si vous le voulez.

— Je ne suis point de ces filles que l’on voit par les rues des villes, à qui l’on donne douze blancs et dix-huit deniers !

J’ai pour frère un prêtre de la ville de Lannion ; s’il entendait ce que vous dites, son cœur se briserait.

Je vous en prie, messieurs, faites-moi la grâce de me précipiter au fond de la mer, plutôt que de me faire un pareil affront !

Je vous en supplie, messieurs, plutôt que de me faire un pareil chagrin, enterrez-moi toute vive. —

Perina avait une maîtresse pleine de bonté, qui resta sur le foyer à attendre sa servante ;

Elle resta sur le foyer, sans se coucher, jusqu’à ce que sonnèrent deux heures, deux heures après minuit.

— Levez-vous donc, paresseux ! levez-vous donc, sénéchal, pour aller secourir une jeune fille qui nage dans son sang. —

On la trouva morte près de la croix de Saint-Joseph ; sa lanterne était auprès d’elle, et la lumière vivait toujours.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


L’auberge où servait la pauvre jeune fille se nommait l’hôtellerie du Pélican blanc. Elle était orpheline ; sa maîtresse lui tenait lieu de mère ; son frère était vicaire dans la ville. Ce fut lui qui conduisit le cortège funèbre ; toute la ville de Lannion assistait à l’enterrement : des jeunes demoiselles des premières familles, vêtues de blanc, tenaient les cordons du poêle. Perinaïk fut regardée comme une martyre. Le sénéchal fit arrêter les deux coupables, qu’on trouva ivres et endormis, le lendemain ; ils furent condamnés à être pendus. L’un sifflait en se rendant au lieu du supplice, et demanda un biniou pour faire danser la foule ; l’autre, moins audacieux, pleurait, et le peuple lui jetait des pierres; il se cramponna, dit-on, si fortement avec le pied au pilier de la potence, que le bourreau dut le lui couper d’un coup de hache.

Longtemps après l’assassinat de Perinaïk, on voyait trembler a minuit une petite lumière près de la croix de Saint-Joseph ; une nuit, on vit la lumière paraître comme à l’ordinaire, et puis grandir, grandir encore, prendre une forme humaine, une tête, des bras, un corps vêtu d’une robe lumineuse, deux ailes, et s’envoler au ciel.

Le temps où la jeune fille eût cessé de vivre, si elle fût restée sur la terre, était arrivé.