Barzaz Breiz/1846/La Fiancée
« Quiconque est fiancé trois fois sang se marier, va brûler en enfer. » Cet aphorisme, qui fait le thème d’une antique ballade, a sans doute son origine dans le respect que professaient autrefois les Bretons pour la sainteté des fiançailles ; sa forme rhythmique est celle des maximes des druides, et nous ne serions pas étonné que c’en fût une. Selon eux, les âmes avaient trois cercles à parcourir après la mort : le premier était le cercle des peines, ou l’enfer ; le second, celui de la purification ; le troisième, celui du bonheur parfait. C’est ce qu’établissent les documents que nous ont laissés les vieux bardes bretons du pays de Galles[1]. L’âme, d’après nos poètes d’Armorique, devait, avant d’arriver en enfer, passer par les étangs de l’Angoisse et des Ossements, les vallées du Sang, et enfin la Mer, au delà de laquelle s’ouvraient les bouches de l’Abîme ; un barde gallois du cinquième ou du sixième siècle reconnaît aussi, dans le séjour de la Mort et des Peines, une vallée nommée la « vallée des Eaux de l’Angoisse[2] »; il y avait de même dans le Niflyheim des Scandinaves un fleuve ou lac de la Douleur. Voici maintenant ce que racontent Procope et Claudien : « Les pêcheurs et les autres habitants des côtes de la Gaule qui sont en face de la Grande-Bretagne, dit le premier de ces auteurs, sont chargés d’y passer les âmes, et, pour cela, exempts de tributs. Au milieu de la nuit, ils entendent frapper à leur porte ; ils se lèvent : ils trouvent sur le rivage des barques étrangères où ils ne voient personne, et qui pourtant sont si chargées, qu’elles semblent sur le point de sombrer, et s’élèvent d’un pouce à peine au-dessus des eaux. Une heure leur suffit pour le trajet, quoique avec leurs propres bateaux ils puissent difficilement le faire dans l’espace d’une nuit[3]. »
« Il est un lieu, poursuit Claudien, il est à l'extrémité de la Gaule, un lieu battu par les flots de l’Océan..., où l’on entend les plaintes des ombres volant avec un léger bruit. Le peuple de ces côtes voit des fantômes pâles de morts, qui passent[4]. »
On croit que Procope et Claudien, et les poëtes bretons, ont voulu désigner la pointe la plus reculée de l’Armorique : la pointe du Raz, et la baie des Ames ou des Trépassés[5], qui l’avoisinent ; les vallées nues et solitaires du cap situé en face de l’île de Sein ; l’étang de Laoual, sur le bord duquel on voit errer, la nuit, les squelettes des naufragés, qui demandent un suaire et une tombe ; les bouches de l’enfer de Plogoff[6], la ville d’Odierne ; en un mot, toute cette côte affreuse de Cornouaille, hérissée d’écueils et couverte d’immenses ruines, où les tempêtes, les ravages et la désolation semblent avoir fixé leur empire.
Au moins ne peut-on nier que les trouvères français du douzième siècle en aient fait le séjour des âmes et des fées. L’auteur du roman de Guillaume au court nez, qui travaillait à cette époque sur un fonds de vieilles traditions, ou qui peut-être même n’était que traducteur, suppose qu’un chevalier nommé Renoard parcourt les mers pour chercher son fils.
Le chevalier s’endort, la rame lui échappe des mains, sa barque erre a l’aventure ; trois fées l’aperçoivent, et s’approchent en se disant : « Emportons-le bien loin d’ici,
En Odierne, la fort’ cité manant,
Où si il veut, encore plus avant,
En la cité Loquiferne la grand[7].
Après avoir lu ces observations préliminaires que nous avons
crues indispensables, on comprendra mieux la ballade qui suit.
Elle doit remonter au commencement du treizième siècle, et avoir été composée de 1212 à 1250 ; j’en dirai plus tard la raison. Le début est curieux ; la pièce est l’œuvre d’un vieux poète qui se qualifie barde ambulant. Il y avait donc encore en Bretagne, au treizième siècle, des hommes qui prenaient ce titre, comme au sixième. Les vers du nôtre ont un caractère sombre et fantastique, tout à fait dans le goût des poèmes de ses prédécesseurs, les Druides ; on dirait d’un écho de leurs chants : je les ai recueillis de la bouche d’un paysan poète (Loéiz Guivar), dont j’ai parlé dans l’introduction de ce recueil.
Écoutez tous, petits et grands, le barde voyageur encore une fois.
J’ai composé un chant nouveau ; jeunes et vieux, venez l’entendre.
Quand arriva ceci, je n’avais pas douze ans finis, Je n’avais pas douze ans finis, et voilà que j’en ai soixante.
Vienne m’écouter qui voudra, écouter le voyageur ; Venez tous m’écouter, si vous voulez ; dans peu, vous ne m’entendrez plus.
Il y a trois nuits que je n’ai dormi, et ce soir encore je ne dormirai point,
Car la vipère siffle ; elle siffle au bord de la rivière.
Or, elle a dit en sifflant : — Voici encore une (âme) à moi !
J’en ai eu quatre de ce lieu, dont pas une n'a été portée
en terre —
Deux jeunes gens de qualité avaient été fiancés ce jour-là.
Dix-huit tailleurs avaient fait la robe de noces de la jeune fille ;
Lui avaient fait sa robe de noces, où brillaient douze étoiles ;
Où douze étoiles, et le soleil et la lune étaient peints.
Dix-huit tailleursl'habillèrent ; Satan seul la déshabilla.
Quand la messe eut été chantée, elle revint au cimetière.
En entrant dans l’église, elle était brillante comme la fleur du lis ;
En repassant le seuil de la porte, elle était faible comme une tourterelle.
Survint un grand seigneur paré, couvert de fer de la tête aux pieds ;
Un casque d’or sur la tête, un manteau rouge sur les épaules ;
Ses yeux comme des éclairs, sous son casque, en sa tête ;
Pour monture, une haquenée saxonne aussi noire que la nuit ;
Une haquenée dont le sabot faisait jaillir du feu, comme celle du seigneur chevalier,
Du seigneur Pierre d’Izel-vet (à qui Dieu fasse paix !).
— Donnez-moi la nouvelle mariée, que je la conduise aux miens pour la leur faire voir ;
Qu’aux miens je la conduise pour la leur faire voir ; je serai de retour dans un moment. —
On avait beau attendre la nouvelle mariée, la nouvelle mariée ne revenait pas.
Comme les sonneurs[8] de la fête s’en revenaient fort avant dans la nuit,
Arriva le grand seigneur magnifiquement vêtu : — On s’est bien diverti à la fête ?
— On s’est assez diverti à la noce ; mais la nouvelle mariée est perdue.
— La nouvelle mariée est perdue ? Et seriez-vous bien aises de la voir ?
— Nous serions assez aises de la voir, s’il ne nous en arrive aucun mal. —
Ils parlaient encore, qu’ils étaient rendus au rivage,
Et emportés par une petite barque, et qu’ils avaient passé la grande mer,
Et le lac de l’Angoisse et des Ossements, et qu’ils étaient aux bouches de l’enfer.
— Voici les sonneurs de vos noces, qui sont venus vous voir.
Que donnerez-vous à ces braves gens-ci, pour être venus
vous rendre visite ?
— Tenez le ruban de mes noces ; emportez-le, si vous voulez ;
Tenez l’anneau d’or de mes noces ; portez-le chez moi à mon mari.
- Dites-lui : « Ne pleure pas : elle n’a ni désir ni mal. »
Portez-le chez moi à mon mari, qui est veuf le jour de ses noces.
Assise sur une chaise dorée, j’apprête de l’hydromel pour les damnés. —
Ils n’avaient pas fait un pas, qu’ils entendirent jeter un cri :
— Mille malédictions sur vous, sonneurs ! — Le puits de l’enfer était sur sa tête.
Si elle eût gardé son ruban et l’anneau d’or de ses noces.
Et son anneau bénit, le puits de l’enfer était abîmé.
Quiconque est fiancé trois fois, trois fois sans se marier, va brûler en enfer ;
Là, il est aussi séparé du paradis que la feuille morte l’est de la rose ;
Aussi séparé du paradis de Dieu que la branche coupée l’est de l’arbre.
On devine quel fait a pu fournir le sujet de cette ballade au barde voyageur : c’est sans doute un enlèvement. La pièce offre le même mélange d’idées druidiques et chrétiennes que nous avons déjà signalé, et que nous aurons occasion de signaler encore. L’enfer, tel que le décrit ici le poëte, n’est ni l’enfer comme le conçoivent les Bretons d’aujourd’hui, ni l’enfer tel que le concevaient les Gaulois, bien que les abords en soient les mêmes. Il présente des caractères empruntés à l’un et à l’autre ; il offre aussi un des traits du vahalla des Scandinaves : les damnés boivent de l’hydromel, et la fiancée, assise sur un fauteuil doré, leur sert d’échanson. Elle ne forme aucun vœu ; elle ne souffre pas. Les démons n’ont aucun pouvoir sur elle, car elle porte des symboles bénits ; mais elle les abandonne, et soudain le puits de l’abîme l’engloutit.
On devait se figurer ainsi l’enfer au moyen âge, et Satan, comme un chevalier, avec un manteau rouge, un casque d’or, et des éclairs dans les yeux. Le barde lui fait monter une haquenée anglaise, pareille à celle de défunt seigneur Pierre d’Izel-Vet.
On voit dans la petite église de Lokrist-en-Izel-Vet, paroisse à quelques lieues de Saint-Pol-de-Léon, dans le chœur, à droite de l’autel, près de la balustrade, une tombe plate avec le nom de Pierre de Kermavan, et ces mots ; Anno Dom. mccxii. Il y a lieu de penser que c’est à ce seigneur d Izel-Vet que le barde fait allusion. On peut croire aussi qu’il n’était pas mort depuis très-longtemps, sans quoi le poëte ne l’aurait pas cité comme exemple à ses auditeurs. Telle est la raison qui nous a fait assigner à la ballade une date antérieure à la seconde moitié du treizième siècle.
Pas de partition dans cette édition
- ↑ V. la TRIADE DES CERCLES. Owen’s Pugh., Dict., v. II, p. 214 (ed. 1832).
- ↑ Myvyrian, t. 1, p. 74.
- ↑ De Bell. goth., lib. IV, c. XX.
- ↑ Claudian., in Rufin., lib. I.
- ↑ Boé ann anaon.
- ↑ Toull ann ifern.
- ↑ Selon l’orthographe bretonne, Lokifern (le lieu de l’enfer).
- ↑ On donne ce nom aux ménétriers, en Bretagne.