Barzaz Breiz/1846/Le Marquis de Guerand/Bilingue

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Barzaz Breiz, édition de 1846
Le Marquis de Guerand


XI


LE MARQUIS DE GUERAND.


( Dialecte du Léon. )


I.


— Bonjour et joie dans cette maison ; où est Annaïk par ici ?

— Elle est couchée et dort d’un doux sommeil ; prenez garde ; ne faites pas de bruit !

Elle repose doucement ; prenez garde, ne réveillez pas ! —

Aussitôt le clerc de Garlan monta l’escalier,

Monta, et lestement, l’escalier, et vint s’asseoir sur le banc du lit de la jeune fille.

— Lève-toi, Annaïk Kalvez, que nous allions ensemble à l’aire neuve !

— À l’aire neuve, je n’irai point, car il y a là un méchant homme ;

Le plus méchant gentilhomme du monde, qui me poursuit partout.

— Quand ils seraient là cent, ils ne te feraient aucun mal ;

Quand ils y seraient cent, nous irons à l’aire neuve !

Nous irons à l’aire neuve, et nous danserons tout comme eux. —

Elle a mis sa petite robe de laine ; et elle a suivi son ami.


II.


Le marquis de Guérand demandait à l’hôtelier, ce jour-là :

— Hôtelier, hôtelier, dites-moi, n’avez-vous pas vu le clerc ?

— Seigneur marquis, excusez-moi, je ne sais qui vous demandez.

— Vous excuser ! oh ! certes, non ! Je demande le clerc de Garlan !

— Il est allé là-bas passer la journée, jeune fille gentille au bras ;

Ils sont allés là-bas à l’aire neuve ; joyeux et beau couple, ma foi !

Il a à son chapeau une plume de paon, et une chaîne au cou ;

Et au cou une chaîne qui retombe sur sa poitrine.

Elle porte un petit corset brodé, avec un velours orné d’argent ;

Elle porte un petit corset de noces ; ils sont fiancés, je crois. —



III.


Le marquis de Guérand, hors de lui, sauta vite sur son cheval rouge ;

Sur son cheval il sauta vite, et se rendit à l’aire neuve.

— Clerc, mets bas ton pourpoint, que nous nous disputions ces gages[1].

Clerc, mets bas ton pourpoint, que nous nous donnions un croc-en-jambe ou deux.

— Sauf votre grâce, marquis, je n’en ferai rien, car vous êtes gentilhomme, et moi je ne le suis point ;

Car vous êtes le fils de madame de Guérand, et moi le fils d’un paysan.

— Quoique le fils d’un paysan, tu as le choix des jolies filles.

— Seigneur marquis, excusez-moi, ce n’est pas moi qui l’ai choisie ;

Marquis de Guérand, excusez-moi, c’est Dieu qui me l’a donnée. —

Annaïk Kalvez tremblait, en les entendant parler ainsi.

— Tais-toi, mon ami ; allons-nous-en ; celui-ci nous fera peine et chagrin.

— Auparavant, clerc, dis moi : sais-tu jouer de l’épée ?

— Jamais je n’ai porté d’épée : jouer du bâton, je ne dis pas.

— Et en jouerais-tu avec moi ? Tu es, dit-on, un terrible homme !

— Seigneur gentilhomme, mon bâton ne vaut pas votre épée longue et nue.

Seigneur gentilhomme, je n’en ferai rien, car vous saliriez votre épée.

— Si je salis mon épée, je la laverai dans ton sang ! —

Annaïk, voyant couler le sang de son doux clerc,

Annaïk, en grand émoi, sauta aux cheveux du marquis,

Sauta aux cheveux du marquis, et le traîna autour de l’aire neuve.

— Fuis loin d’ici, traître de marquis ; tu as tué mon pauvre clerc ! —


IV.


Annaïk Kalvez s’en revenait à la maison, les yeux remplis de larmes.

— Ma bonne mère, si vous m’aimez, vous me ferez mon lit ;

Vous me ferez mon lit bien doux, car mon pauvre cœur va bien mal.

— Vous avez trop dansé, ma fille ; c’est ce qui rend votre cœur malade.

— Je n’ai point trop dansé, ma mère : c’est le méchant marquis qui l’a tué !

Le traître de marquis de Guérand a tué mon pauvre clerc !

Vous direz au fossoyeur, quand il ira le prendre chez lui :

« Ne jette point de terre dans sa fosse, car dans peu ma fille l’y suivra. »

Puisque nous n’avons point dormi sur la même couche, nous dormirons dans le même tombeau ;

Puisque nous n’avons point été mariés en ce monde, nous nous marierons devant Dieu. —


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  1. Les Aires-Neuves sont toujours suivies de luttes. V. les Chansons domestiques.