Bases de la politique positive/Note 1

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Bases de la politique positive, manifeste de l’école sociétaire fondée par Fourier (1847)
Texte établi par Librairie Phalanstérienne, Paul Renouard (p. 175-187).


NOTE

sur
L’APPLICATION DES PRINCIPES DE LA POLITIQUE RATIONNELLE

à
L’ANÉANTISSEMENT DE L’ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE.


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Nous avons donné à la Société, dans ce Manifeste, la connaissance des Principes fondamentaux de sa propre existence, en lui révélant les Lois générales, aussi simples que positives, de la Stabilité et du Progrès.

Nous avons démontré que les Gouvernements, en plaçant la Société, par la consécration de ces Lois, dans un état politiquement régulier et normal, anéantiraient à l’instant même tous les éléments politiques anormaux et subversifs dits révolutionnaires, tous les germes de perturbation et de violence, et en même temps assureraient un cours régulier à l’activité créatrice de l’intelligence, un champ sans limite au Progrès réel.

Nos déductions sont inattaquables, et il n’y a pas lieu à démontrer de nouveau ce qui est déjà démontré rigoureusement. Toutefois, vu les dangers extrêmes dont la Société se trouve menacée par les effrayants progrès de l’esprit révolutionnaire, c’est-à-dire par l’esprit de Négation absolue et de Dissolution illimitée, nous attachons une si grande importance à ce que la Société et ses Gouvernements soient frappés et saisis par la révélation des Vérités dont le secours peut seul les sauver, que nous ne terminerons pas sans donner, de ces hautes Vérités théoriques, une Application propre à agir sur les intelligences les plus paralysées, à introduire le rayon de lumière jusque dans les yeux couverts des plus épaisses cataractes.


Nous avons dit que, par la promulgation des Conditions générales de la Stabilité et du Progrès, nous donnions aux Gouvernements le moyen d’anéantir immédiatement l’Esprit Révolutionnaire, de neutraliser totalement toute action subversive de la Presse, ou plutôt de mettre la Presse dans l’impossibilité d’agir subversivement ; enfin, de rendre sur le champ et comme par enchantement, tout à fait inoffensives, les Doctrines aujourd’hui les plus redoutables.

Pour que notre Application soit tout à fait concluante, nous devons prendre comme exemple, la plus dangereuse, la plus menaçante, la plus subversive de toutes les Doctrines qui soient en circulation, une Doctrine terrible, qui fait de grands progrès dans les rangs du parti radical, qui pénètre activement, depuis dix années, au sein des classes ouvrières, dans les ateliers des grandes villes, dans les campagnes elles-mêmes, et dont un Gouvernement myope commence à reconnaître et à redouter la puissance : nous voulons parler du Principe de l’Égalité des biens, de la Doctrine des Babouvistes ou Communistes[1].

On sent qu’une semblable Doctrine porte dans ses flancs de quoi faire éclater la Société. Les moyens de répression sont impuissants contre un pareil danger.

Or, nous le demandons, consentira-t-on à reconnaître la Valeur de nos Principes fondamentaux de la Stabilité et du Progrès, si nous prouvons que ces Principes donnent au Gouvernement le moyen de rendre absolument inoffensive cette Doctrine, si dangereuse dans l’état actuel des choses ? Nous avons lieu de l’espérer. — Procédons à la démonstration.


Rappelons que la Réalisation politique des conditions de la Stabilité et du Progrès consiste, ainsi que nous l’avons vu (page 53, en note), dans la Création d’un nouveau Département Ministériel qui, sous la dénomination de Ministère du Progrès industriel et des Améliorations sociales (ou toute autre équivalente), a pour fonction de donner à la Société la Garantie du progrès en le régularisant.

Ce Ministère comporte deux Divisions :

La première Division est chargée de l’Examen, de l’Expérimentation et de la Publication des Découvertes, Inventions et Perfectionnements faits dans le domaine des procédés techniques de l’industrie[2].

L’autre Division est chargée d’examiner toute Proposition relative à l’Amélioration du Régime social, d’en provoquer la discussion par des rapports insérés dans le Journal officiel du Ministère du Progrès, et d’en faciliter ou d’en ordonner au besoin elle-même l’expérimentation[3].

Supposons maintenant le Ministère du Progrès organisé, et voyons quelle serait sa fonction en présence de l’Idée égalitaire, communiste ou babouviste. Ce serait fort simple.

L’Expérience, journal du Ministère du Progrès[4], fait connaître officiellement à toute la France qu’il existe une Doctrine dont la Formule générale est l’Égalité des biens, et qui regarde la Communauté comme le meilleur état social, le moyen de remédier à toutes les plaies de la civilisation, à tous les vices, à toutes les misères, etc., etc. (énumération détaillée et rigoureusement classée des avantages de tous genres, dont, suivant les Communistes, la pratique de l’Égalité parfaite doit faire bénéficier la Société).

À cet Exposé, le Journal officiel joint la Statistique de l’opinion communiste ; il établit que cette opinion ayant déjà provoqué tels et tels travaux, comptant des partisans (orateurs ou écrivains) dans les classes supérieures, et faisant des progrès notables au sein des Classes ouvrières, a mérité d’être prise en considération par le Conseil de la Division des Améliorations sociales ;

Que,

À cette fin de reconnaître si la Doctrine de la Communauté des biens est susceptible d’une Réalisation sociale satisfaisante et dans quelle mesure, cette Doctrine est officiellement appelée, dans la personne de ses principaux représentants, à faire ses preuves devant la Société, à se mettre en Expérience sous les yeux de la France, de l’Europe et du Monde ;

En conséquence de cette décision, et vu la nécessité de s’entendre sur l’Organisation d’une Commune communiste avant de songer à en faire quarante mille en France, les Communistes de tout rang sont invités à présenter leurs idées pratiques sur l’Organisation d’une Commune communiste ;

Ils sont avertis que, aussitôt qu’ils auront suffisamment discuté la question entre eux, suffisamment répondu aux objections faites par le Public et par la Presse à leurs plans de Réalisation, et pour peu qu’ils s’accordent sur quelque projet assez étudié pour être livrable à l’expérience, le Gouvernement

1o  Leur offre, pour le temps qu’ils jugeront nécessaire, un terrain d’une ou plusieurs lieues carrées, où ils auront à fonder des Communes égalitaires ;

2o  S’engage à leur faciliter administrativement les moyens de mettre à exécution leur plan de Communauté ;

3o  Exempte d’impôts la Commune-modèle pendant… tant… d’années ;

4o  Promet, au besoin (si les riches Communistes ne poussent pas le dévouement et la logique de leur opinion jusqu’à porter leur fortune à la masse), de parfaire à une Commune égalitaire, en avances d’instruments aratoires, semences, bestiaux, etc., etc., la valeur de ce qui pourrait lui manquer pour que la richesse moyenne de ladite Commune (conformément au principe de la Doctrine elle-même) fût égale à la moyenne de la fortune en France. — On sait que ce serait bien peu de chose.

Nous demandons maintenant quel danger pourrait présenter la Doctrine de l’Égalité des biens, si ses partisans étaient ainsi mis en demeure, par la Société, par le Gouvernement lui-même, de faire voir au monde ce que leur principe vaut en pratique et de quel secours il peut être pour le Progrès réel !

Si les Communistes ne répondaient pas à l’appel du Ministère du Progrès, il ne serait plus question d’eux. S’ils y répondaient, qu’arriverait-il ?

Ils se mettraient à discuter et disputer entre eux jusqu’à ce qu’ils aient pu formuler un plan, préciser quelque chose.

Supposons qu’ils y parvinssent. — Alors de deux choses l’une : ou ils ne trouveraient pas dans leurs rangs les fonds nécessaires à la fondation d’une Commune, ou ils les trouveraient.

S’ils ne les trouvaient pas, il serait prouvé que ce Parti qui, avant la création du Ministère du Progrès, demandait, en gros, rien de moins que le gouvernement de la France et le bouleversement de l’ordre social, ne peut pas seulement, en réunissant toutes ses ressources en argent et en dévouement, fonder une misérable Commune… (misérable est le mot, puisqu’il ne devrait y avoir que 55 centimes par jour et par tête pour rester dans la donnée de la Doctrine.)

Dans ce cas donc, le Ministère du Progrès viendrait en aide aux Communistes, qui ne pourraient qu’en être reconnaissants, et qui feraient leur essai aux frais du Gouvernement.

S’ils trouvaient dans leurs rangs les fonds suffisants, ils établiraient tranquillement et à leurs frais leur expérience, sous la protection même et avec l’appui du Gouvernement. Les Ouvriers, séduits par les doctrines d’Égalité, sauraient bientôt à quoi s’en tenir sur le bonheur, la concorde et l’harmonie du Régime égalitaire. La Société toute entière verrait la Doctrine en action. L’Idée réalisée est-elle excellente ! la Société s’empresse d’imiter ; tous ceux qui veulent se mettre en Communauté en ont le droit. La Doctrine de la Communauté est-elle une Erreur, une pauvreté sociale ? alors elle s’est montrée toute nue : on la voit, on la touche, on la palpe… et on l’enterre… et il n’est pas nécessaire de mettre des gardes sur le tombeau ; car si plus tard, à long terme, il lui prenait fantaisie de ressusciter, on lui offrirait toujours la simple Épreuve de la réalisation.

Eh bien ! cette Doctrine que le Pouvoir rendrait fort douce et fort innocente, s’il lui proposait lui-même de l’aider à se mettre en expérience ; cette Idée qui pénètre sourdement dans les basses classes ; cette Idée dont le Gouvernement commence à comprendre la terrible puissance révolutionnaire, et dont il imagine avoir raison avec des fonds secrets et des gendarmes ; cette idée… elle brisera probablement la Société, si elle n’est combattue que par ces tristes moyens de Répression qu’on songe seuls à lui opposer.


Voici ce dont il serait temps que ceux qui nous gouvernent, et que l’on appelle des hommes d’État, voulussent bien se pénétrer :

C’est qu’il n’y a, en Politique, d’Idées dangereuses que les Idées qui sont vagues ou qui sont fausses ;

Et qu’il n’y a qu’un moyen (mais un moyen très-facile) de tuer les Idées dangereuses, c’est-à-dire les Idées vagues elles Idées fausses ; c’est de les forcer à se formuler et à se réaliser.

Les idées pour lesquelles les Esprits se passionnent, s’exaltent, s’échauffent, desquelles ils se font des Drapeaux, des Armes… ces Idées-là, offrez-leur de se réaliser au grand jour. — S’il y a du bon en elles, la Société édifiée en fera librement son profit. Si elles ne sont que des rêves, des fantômes, en les touchant vous les ferez évanouir. Les Fantômes ne sont redoutables que dans l’obscurité ; le grand jour les tue.

En résumé, on entretiendra toujours très-facilement dans les Populations l’esprit révolutionnaire et la haine du Pouvoir (quel que soit le Pouvoir et quelle qu’en soit la forme) aussi longtemps qu’on pourra faire croire aux Populations que le Pouvoir s’oppose à tout ce qui peut améliorer leur sort, qu’il est l’ennemi systématique du Progrès, et que ses adversaires seuls en sont les Représentants et les Apôtres.

Nous avons forcé le Parti radical, après plusieurs années de discussions, de convenir que le Suffrage universel en lui-même ne remédierait à aucune plaie de la Société. Mais ce Parti poursuit cette Réforme en la présentant comme la condition nécessaire de la Réforme sociale. Que le Pouvoir mette en demeure le Parti radical de formuler la Réforme sociale pour laquelle ce Parti demande la constitution d’un nouveau Pouvoir ; qu’il se déclare prêt à faciliter et au besoin à faire lui-même l’Expérience de tous les plans que le Parti radical pourra présenter dans le but d’améliorer le Sort des classes inférieures et les conditions du Travail dans la Commune, élément alvéolaire de la Société : à l’instant même la Puissance révolutionnaire du Parti radical tombe à plat. Ce Parti devient forcément un Parti utile ou au moins inoffensif.

Les cheveux de Samson faisaient sa force ; Dalilah lui ôta la force en lui coupant les cheveux.

L’idée que le Pouvoir est l’ennemi du Progrès et des Améliorations sociales a toujours fait et fait encore la seule force réelle des Partis Révolutionnaires. Que le Pouvoir, en se posant lui-même Représentant officiel et régulier du Progrès, fasse noblement sur les Partis révolutionnaires ce que Dalilah a fait traîtreusement sur Samson.

Voilà tout le secret de l’Anéantissement absolu du Principe révolutionnaire dans les Sociétés humaines.




Nota. On pourrait craindre que la Division des Améliorations sociales eût beaucoup de besogne sur les bras et beaucoup d’argent à dépenser en expériences. On se tromperait.

Une fois bien établi que toute Théorie de Réforme sociale, pour avoir une base réelle, doit présenter un Plan d’organisation communale, et pouvoir être essayée sur une lieue carrée de terrain, il est évident que l’on ne saurait s’adresser au Ministère du Progrès qu’à la condition de lui soumettre des Plans étudiés, des travaux sérieux sur l’Organisation des Éléments sociaux d’une Commune. — Or, il ne faut pas croire que le Ministère du Progrès aurait beaucoup de Plans déterminés et essentiellement différents à examiner et surtout, que beaucoup de Plans seraient capables de soutenir avec avantage la critique de la Presse, de l’Opinion publique et des Commissions.

Le Ministère ne serait tenu d’essayer, aux frais du Gouvernement, que les Plans qui paraîtraient à ses Commissions et à l’Opinion mériter l’Expérience. Quant aux autres, il déclarerait seulement que leurs partisans sont libres de les essayer à leurs frais, que le Gouvernement, loin d’y mettre obstacle, leur accordera temporairement l’immunité d’impôts et les privilèges propres à faciliter l’essai.

Il y a plus, c’est que, pour les Projets jugés dignes de l’Expérience, le Gouvernement pourrait à la rigueur se dispenser d’intervenir pécuniairement lui-même. Les jugements favorables portés par le Ministère du Progrès sur ces Plans, comme les jugements favorables que l’Académie des Sciences porte sur une invention nouvelle, suffiraient pour déterminer la mise à exécution par des compagnies de capitalistes ou de Partisans du Projet favorablement jugé. Toute Idée qui ne pourrait trouver dans la France entière assez de crédit pour se réaliser sur une lieue carrée de terrain ne saurait, en aucune façon, revêtir le caractère révolutionnaire, c’est-à-dire prétendre à s’imposer violemment à la France toute entière. Le Ministère du Progrès pourrait donc, à la rigueur, garantir absolument la Stabilité, en ne jouant, quant aux Projets de Réforme ou d’Amélioration sociale, qu’un rôle semblable à celui que joue l’Académie des Sciences dans l’ordre des améliorations industrielles ou des découvertes scientifiques.

Nous n’avons voulu donner ici que l’idée générale d’une institution dont l’établissement est aussi facile que l’action en serait salutaire ; ce que nous avons dit suffit pour prouver aux hommes d’intelligence qu’il n’y a plus de Factions sérieuses ni de Partis révolutionnaires possibles dans un État, aussitôt que le Ministère du Progrès industriel et des Améliorations sociales y existe et y fonctionne.


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  1. Les progrès de cette Doctrine font cette année le texte de la demande des fonds secrets. (Voyez l’exposé des motifs du projet de loi.)
  2. Cette première Division du Ministère du Progrès, dont nous sommes en mesure de produire l’organisation, est de nature à augmenter, par ses seules opérations, la richesse sociale et les ressources de l’État, dans une proportion tellement énorme, que nous n’oserions pas donner le chiffre d’un minimum. Mais il est bien d’autres magnifiques propriétés de cette Institution que nous ne voulons pas encore exposer ici. Nous y reviendrons ailleurs. (Voy. la Note ajoutée plus loin, p. 189 et suiv.)
  3. Il est inutile de dire que, pour cette Division encore, nous sommes en mesure de présenter un Système complet d’organisation.
  4. Il n’y aurait pas et il ne pourrait pas y avoir de Journal aussi lu que le Journal officiel du Ministère du Progrès. Nous le démontrerions facilement.