Beethoven (d’Indy)/p3/1

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TROISIÈME PÉRIODE

DE 1815 À 1827

V

LA VIE

« Très chère et honorée amie, peut-être auriez-vous quelque sujet de croire votre souvenir effacé chez moi. Simple apparence, cependant. La mort de mon frère m’a profondément affecté. J’ai eu, depuis, de grandes préoccupations pour tirer mon neveu des mains d’une mère indigne ; j’y suis parvenu, mais, pour l’instant, j’ai jugé qu’il valait mieux le mettre en pension. À la vérité, une institution et son influence indirecte ne sauraient remplacer un père ; car c’est ainsi que je me considère à présent. Je m’ingénie donc à me rapprocher de ce cher trésor, désirant exercer sur lui une action plus prompte et plus efficace. Mais que de difficultés en perspective !

« Depuis six semaines ma santé est chancelante, de sorte que la pensée de la mort m’occupe plus souvent, sans effroi, pourtant. C’est pour mon pauvre Charles seulement que je m’en irais trop tôt.

« Je vois, par vos dernières lignes que vous aussi, ma chère amie, vous souffrez. Il n’en va pas autrement parmi les hommes. Ici-bas, chacun est appelé à faire l’épreuve de ses forces ; en d’autres termes, chacun doit persévérer jusqu’au bout sans murmurer, et toucher du doigt son néant, afin de reconquérir l’état de perfection dont le Très-Haut veut nous laisser le mérite. »

Cette lettre, de 1816, à Mme d’Erdödy, nous en apprend assez sur ce qui vient de se produire dans l’existence du maître. À l’appel de son frère mourant, Beethoven a répondu sans balancer. Et pourtant, il n’entend rien à la tenue d’un ménage, rien à l’établissement d’un budget. Quelle folie de prendre à sa charge un enfant de neuf ans ! lui disent ses amis. Et ce sera une lutte de tous les instants avec la mère qui revendique ses droits.

Oh ! cette Reine de la Nuit, « la Jeannette », comme on la nomme dans le monde où l’on s’amuse, de combien d’imprécations ne la chargera-t-il pas, au cours des longues soirées passées dans la famille du maître de pension Giannatasio del Rio ! Là, du moins, on l’écoute, on le plaint. Fanny, la fille aînée, la « mère abbesse », comme il l’appelle, tient la maison, surveille l’hygiène des petits écoliers qui aiment tant à jouer aux boules avec M. van Beethoven. Bonne Fanny ! Son titre d’abbesse la mortifie un peu, car elle a quelques prétentions, et elle admire si passionnément Beethoven ! « Ah ! comment peut-on faire de la peine à un homme pareil ! » gémit-elle sur son journal. « Il est malheureux, et personne pour le consoler ! »

Au reste, pour l’éducation de Charles, Beethoven ne lésine sur rien : « Nous en ferons un artiste ou un savant, pour qu’il vive une vie supérieure, au-dessus du vulgaire, car seuls, l’artiste et le libre savant portent en eux-mêmes leur bonheur. » Charles aura donc les meilleurs maîtres. Czerny devra lui montrer l’art du piano et Beethoven corrigera : « Tenez surtout au sens de la phrase musicale. Bien que j’aie peu enseigné, je me suis aperçu que cette seule méthode formait des musiciens, ce qui, après tout, est un des objectifs de l’art. » Et, pour le doigté : « N’abusez pas du perlé : on peut aimer la perle, mais parfois aussi d’autres bijoux. »

Charles ne demeura pas longtemps chez les Giannatasio, la bourse de l’oncle ne lui permettait plus cette coûteuse pension où tout le high-life viennois avait ses enfants. Les besoins d’argent grandissaient. Pour son Charles, Beethoven criera famine, il deviendra quémandeur et traitera de « gueux » tous les princes de la terre, trop peu généreux, à son gré, envers les artistes. « Je suis père », écrit-il à Wegeler, « mais sans femme. » Aussi, laissons-le aux prises avec cet « allegro di confusione » qu’est son ménage, avec les trop fameuses gouvernantes Nanni, Pepi et Baberl ; l’obligeante Mme Streicher elle-même y perdra son latin. Parlerons-nous de l’amusante leçon d’économie domestique qu’il se fait donner par elle ? — « Faut-il faire cuisine à part ? » — « Si vous mettez des asperges ou des légumes fins, il va de soi qu’il vaut mieux faire deux cuisines ; mais si vous mettez simplement des choux, il sera plus économique de faire la même soupe pour tout le monde, sans quoi vous dépensez le double de graisse. » — « Et pour le « déjeuner ? » — « Aujourd’hui, c’est vigile, on ne donne que de la soupe maigre, un peu de poisson et un morceau de Gogelhopf, à midi ; demain, jour de fête, chacun aura droit à deux saucisses grillées en plus du rôti, sans compter, bien entendu, le verre de vin. » — « Et pour le blanchissage ? » — …

Laissons Charles passer successivement chez le curé de Mödling, à l’institution Küdlich, chez Blöchlinger, à l’Institut polytechnique, essayer tour à tour de la littérature, de la philologie, du commerce. Rien ne réussissait comme on l’aurait voulu.

Ce n’était cependant pas un mauvais garçon que ce Charles. On a de lui des réflexions assez fines, il était assez bon musicien, un peu poète et lettré : « Vous pouvez lui poser une énigme en grec », disait fièrement son oncle. Mais il tenait de sa mère un invincible penchant pour le plaisir. Comment l’empêcher d’aimer le café, le billard, les bals et la société de « certaines demoiselles rien moins que vertueuses », toutes choses sur lesquelles Beethoven n’entend pas raillerie ? — « Une nuit au Prater, au bal ; découché deux nuits ! » note anxieusement le pauvre maître sur son calepin. Et Charles lui réclamant des comptes fantastiques de blanchissage, il soupçonne là-dessous des dettes, il épie les commérages des logeuses, il va jusqu’à suivre l’écervelé à la redoute ! Vaine surveillance : « Je suis devenu moins bon », dira Charles, « dans la mesure où mon oncle m’a voulu meilleur. » Des reproches les plus violents, Beethoven passe à l’expression de la plus folle tendresse. Chez Blöchlinger, on l’entend crier de toute la force de ses pauvres poumons malades : « Tu me déshonores ! Mon nom est trop connu à Vienne… » ; et il tousse, crache, agite en parlant son mouchoir, au grand dégoût du sermonné. « Ah ! par pitié ! » écrira-t-il une autre fois, « ne fais plus saigner mon pauvre cœur ! » Et finalement, quand après la catastrophe du 30 juillet 1826, la tentative de suicide provoquée en grande partie par tous ces tiraillements, Beethoven ira visiter le « garnement » sur son lit d’hôpital, c’est d’une voix suppliante qu’il murmurera : « Si tu as quelque ennui caché, fais-le-moi connaître… par l’intermédiaire de ta mère. » Mais, à ce moment, excédé par la sollicitude de cet oncle trop aimant, Charles se retourne du côté du mur… Quelle blessure dans le cœur de Beethoven ! Et que d’autres déboires, encore, toujours venus de cette mère rompue à l’intrigue et aux trahisons ». Au cours de son procès, n’avait-elle pas excipé du manque de parchemins pour contester à son beau-frère cette particule van à laquelle il tenait tant et faire annuler le jugement ? Quel affront pour l’homme dont les sentiments anti-démocratiques s’étaient si souvent affirmés ! Qu’on se rappelle son dédain pour la « populasse », la « plebs », cette vile multitude que stigmatise M. Romain Rolland ; son : « Je ne compose pas pour les galeries ! » au baron Braun, et le mot à Hiller : « Vox populi, vox Dei, voilà un proverbe que je n’ai jamais pris au sérieux. »

Désormais le maître allait se trouver à l’étroit dans la vaste capitale : « L’homme supérieur ne doit pas être confondu avec le bourgeois… et je l’ai été ! » Et il se terre et boude la société. On ne le voit plus. Il ne fait exception qu’en faveur d’un seul, son « gracieux seigneur » l’archiduc Rodolphe, auquel il donne leçon plusieurs fois par semaine et qui, dans cette partie de la vie de Beethoven, semble couvrir son maître de son ombre tutélaire.

Douce figure de grand seigneur, enthousiaste et modeste, d’une délicatesse quasi-féminine. Toujours indulgent aux sautes d’humeur du pauvre sourd, l’écoutant avec patience déblatérer contre l’État autrichien qu’il charge de tous les méfaits, depuis le mauvais service des domestiques jusqu’au médiocre fonctionnement des cheminées. Au palais impérial, l’archiduc fera tomber devant Beethoven toutes les barrières de l’étiquette. On le verra se donner la peine de lui chercher lui-même un logement à Baden et employer son influence à caser de pauvres musiciens recommandés par Beethoven. Au moment du Finanz-Patent de 1811 et de la banqueroute réduisant de quatre cinquièmes le florin-papier, il fera le geste généreux de servir à son maître sa pension intégrale, bien que la loi ne l’y obligeât point, entraînera par son exemple les autres contractants, et, calmant les impatiences de Beethoven, il interviendra dans les rouages du procès Kinsky pour en obtenir l’heureuse solution. Son témoignage soutiendra Beethoven contre les calomnies de sa belle-sœur qui s’était traînée jusqu’aux pieds de l’empereur, ou contre la perfidie du juif Pulai qui s’était vanté de perdre le musicien aux yeux de la Cour en lui prêtant des propos athées. « Son Altesse impériale sait avec quel scrupule j’ai toujours rempli mes devoirs envers Dieu, la nature et l’humanité. » Aussi mérita-t-il que Beethoven écrivît de lui à son frère : « Je suis avec Monseigneur sur un si bon pied d’intimité qu’il me serait extrêmement pénible de ne pas lui témoigner mon zèle. » Et l’on peut dire que la reconnaissance fit spontanément éclore dans le cœur du maître les plus émouvantes inspirations de sa dernière manière.

Nous voici en 1818, au moment où les critiques de la

L’ARCHIDUC RODOLPHE D’AUTRICHE
(1788-1831)
Cardinal archevêque d’Olmütz.
(Société des amis de la Musique. Vienne.)
Gazette musicale universelle, toujours perspicaces[1], écrivent : « Beethoven n’est plus occupé qu’à des bagatelles ; il semble devenu tout à fait impuissant à écrire de grandes œuvres. » Lui-même allait se charger de « rassurer ses amis sur son état mental ». Depuis quelque temps, on le voit s’enfermer dans la bibliothèque de l’archiduc, cette collection unique de musique ancienne[2] qu’il avait contribué lui-même à enrichir du fonds Birkenstock ; il passe des heures entières penché sur les motets de Palestrina, copiés en partition ou sur les livres d’offices grégoriens. Beethoven va-t-il se faire chantre ? Assurément : chantre des louanges de Dieu.

« Pour écrire de vraie musique religieuse », note-t-il, « consulter les chorals des moines, étudier les anciens psaumes et chants catholiques dans leur véritable prosodie. » Et, à Monseigneur, il écrit : « L’essentiel est d’arriver à la fusion des styles… ce à quoi les anciens peuvent nous servir doublement, ayant eu, pour la plupart, une réelle valeur artistique (quant au génie, seuls, l’Allemand Hændel et Sébastien Bach en ont eu)… et, si, nous autres modernes, ne sommes pas encore aussi avancés que nos ancêtres pour la solidité, le raffinement des mœurs a pourtant élargi chez nous certains points de vue. » Et cette pensée d’une tradition élargie prend corps dans l’œuvre qui sera la Messe en ré.

Beethoven a appris que l’archiduc doit être intronisé archevêque d’Olmütz le 9 mars 1820 : il se propose de lui offrir à cette occasion le fruit de son immense méditation sur le Saint-Sacrifice. Mais quatre ans se passent avant que la tâche ne soit accomplie. Quatre ans de pauvreté pendant lesquels « il immole à son art toutes les misères de la vie quotidienne ». — « Ô Dieu par-dessus tout », écrit-il, « car la Providence sait pourquoi Elle dispense aux hommes joies et douleurs. » Dieu permit en effet que le gage d’amitié devînt pour le grand homme une source de profit. Toutes les cours de l’Europe furent invitées à souscrire à un exemplaire manuscrit de la Messe. Sur dix exemplaires souscrits, trois le furent par des musiciens, les princes Radziwill et Galitzin et les membres de la Société Sainte-Cécile de Francfort. Le roi de France avait bien fait les choses ; il avait envoyé les 50 ducats de la souscription, pris sur ses Menus Plaisirs, en y joignant, avec une lettre flatteuse, une médaille en or à son effigie avec ces mots gravés : Le Roi à M. Beethoven[3]. Beethoven, très fier de ce témoignage, en fit reproduire la gravure qu’il plaça dans sa chambre, et il chargea son ami Bernard de publier dans son journal « comment il avait trouvé là un prince de sentiments généreux et délicats ».

Pourquoi donc n’avait-il demandé aucune souscription à la Cour d’Autriche ? C’est qu’en ce temps-là ses amis, le comte Lichnowsky et l’archiduc en tête, lui ont persuadé d’écrire une Messe tout spécialement pour l’Empereur. S’ils ont mis à profit les jours de la fête des personnes impériales pour donner une de ses ouvertures au théâtre de Josephstadt et pour faire reprendre Fidelio à la Porte de Carinthie, c’est qu’ils espèrent, à la faveur de ces manifestations de loyalisme, obtenir pour leur protégé la place laissée vacante par feu Teyber, le compositeur de la Cour. Le comte Dietrichstein, surintendant de la musique, en fait son affaire. Par amitié pour l’archiduc, François II, dont le ministre des finances venait d’autoriser l’introduction, en franchise, d’un piano anglais destiné à Beethoven, eût peut-être consenti à prendre un sourd pour maître de chapelle, sans l’état précaire des finances autrichiennes. Mais Teyber ne fut pas remplacé. Et l’on ne saurait en faire un crime au souverain qui, après Austerlitz, supprimait les desserts sur toutes les tables de la famille impériale pour donner quelques florins de plus à la défense du pays. On hésita longtemps à informer le bon Beethoven de ce nouveau déboire. La Messe de l’Empereur devait rester inachevée. Beethoven était d’ailleurs dans l’enfantement d’un nouveau chef-d’œuvre : la IXe symphonie, qu’il destinait à ses amis de la Philharmonic Society de Londres. Tout l’irrite alors. Il quitte une villa parce que son propriétaire, le baron Pronay, lui adresse un salut aimable toutes les fois qu’il sort de chez lui ; il court nu-tête sous l’orage, oublieux de l’heure du dîner, parfois de celle du coucher ; on le prend pour un vagabond et on l’emmène au poste. — Le colosse sort enfin tout armé du cerveau de Jupiter ; et voilà Jupiter tout ragaillardi. Cette fois, les Viennois, en dépit de la vogue de Rossini, lui préparent un triomphe sans précédent. C’est l’Adresse des Trente, c’est le désintéressement des artistes qui refusent leur cachet de répétitions : « Tout ce qu’on voudra pour Beethoven ! » ; c’est, malgré les terribles difficultés vocales qu’il s’obstine à ne pas modifier, l’enthousiasme de ses solistes, de la célèbre Sonntag, de Caroline Unger, et aussi de ce Preisinger qui savait par cœur toutes ses symphonies. Ce sont enfin les inoubliables journées des 7 et 23 mai 1824 où des foules frémissantes acclament le maître qui, hélas ! ne pouvait plus les entendre. Dans les rues de Vienne, tout le monde le salue ; les éditeurs s’arrachent ses œuvres ; l’annonce d’un nouveau quatuor suffit à remplir une salle ; les premiers violonistes de l’époque, Böhm, Mayseder, se disputent l’honneur de le jouer dans un de ces nombreux restaurants du Prater où les horloges à musique sonnent l’ouverture de Fidelio.

Sa résidence d’été devient un lieu de pèlerinage où se succèdent des visiteurs venus des quatre points cardinaux. Mais n’obtient pas qui veut audience du vieux lion au gîte. Il faut pour cela un visa de son État major, le General-lieutenant Steiner, et son Adjudant, le petit Tobias Hasslinger. Encore le Generalissimus Beethoven se réserve-t-il de décider en dernier ressort. Ces sobriquets facétieux lui servent à désigner les propriétaires du bureau d’édition de la rue Pater Noster, son pied-à-terre, sa boîte aux lettres à Vienne, pendant ses villégiatures d’été.

Qu’on imagine cette ruelle, à quelques pas du Graben. Il est quatre heures ; le soleil décline. Sur le trottoir, une cinquantaine de jeunes gens, artistes, compositeurs pour la plupart, se sont postés, faute de place dans l’étroit magasin de musique. Ils guettent la visite hebdomadaire de Beethoven. Voilà qu’au tournant de la rue, paraît un petit homme trapu, à l’air renfrogné, aux yeux vifs sous des sourcils grisonnants, les cheveux en broussaille débordant un haut-de-forme gris à larges bords. Avec son teint de brique, son foulard blanc, son col dont les pointes lui entrent dans les joues, avec sa longue redingote bleu clair qui lui tombe jusqu’aux chevilles et dont les poches sont bourrées de papiers et de cornets acoustiques, avec son binocle ballant et sa démarche gesticulante, il est la figure légendaire devant laquelle s’esclaffent les gavroches viennois et qui faisait dire à Mme de Breuning : « Je n’ose vraiment me promener avec lui ! » — Cependant les cœurs battent… On tend l’oreille pour deviner les réponses à l’étrange monologue qu’est sa conversation avec Steiner.

En dépit de son abord peu engageant, le maître recevra toujours avec bienveillance les jeunes compositeurs : « Je n’ai pas beaucoup de temps, mais apportez-moi quelque chose…[4] »

Et, sous les grappes rouges des tonnelles où il aime à trinquer avec ses visiteurs, Beethoven verra défiler Rossini, dont il plaisante l’ignorance tout en adorant son Barbier, Weber, en qui il saluera le créateur de l’opéra allemand : « Diable d’homme ! Heureux gredin ! » ainsi qualifiera-t-il l’auteur d’Euryanthe ; puis F. Wieck, le futur beau-père de Schumann, qui obtiendra une dernière improvisation sur un piano délabré, Schubert, qui a vendu ses livres pour entendre Fidelio et auquel Beethoven reconnaîtra « l’étincelle divine », Freudenberg, l’organiste, qui recueille sa pensée sur Palestrina et la musique d’église, le fabricant de harpes Stumpff, auquel il prédit : « Bach revivra lorsqu’on se remettra à l’étudier… », et tant d’autres.

À tous il apparaît jovial, fécond en calembredaines musicales ou autres ; s’il critique la politique, l’empereur, la cuisine, les Français, le goût viennois… c’est sans amertume, et, comme le dit Rochlitz : « Tout finit par un bon mot. »

En ce moment, il est tout entier à sa joie d’avoir à composer trois quatuors, commande du prince Galitzin, dont le paiement lui assurera son pain de tous les jours, mais que le grand seigneur russe, frappé par une succession de revers, ne devait malheureusement pas rembourser à temps. « Si ma situation n’était pas précisément de n’en avoir point, je n’écrirais plus que des symphonies et de la musique d’église, tout au plus des quatuors, » répond-il aux éditeurs, à son frère, aux amis qui le pressent de composer un opéra, « seul travail rémunérateur ». Il est assailli par une nuée de gens de lettres, poètes, poétesses, librettistes : Grillparzer, Sporschill, la majoresse Neumann. On va jusqu’à lui proposer d’écrire une ouverture pour la synagogue : « Ce serait la forte somme ! », déclare le neveu Charles. Mais Beethoven ne les écoute pas. Sa pensée est ailleurs.

À quoi bon des livrets romantiques comme Mélusine ou d’insipides aventures historiques ? Le but de l’artiste n’est-il pas de servir à sa manière et de montrer l’homme aux prises avec l’éternel conflit du bien et du mal ? À la Victoire de la Croix, cet oratorio dont le sujet lui plaisait, mais que les allégories de Bernard avaient déformé, il préférera le poème de Saül et David, où la même idée est traitée plus simplement, plus synthétiquement. Nous savons par Holz dont l’esprit caustique avait su prendre de l’influence sur le maître aux dépens de Schindler, qu’il en avait entièrement combiné le plan dans sa tête. Un double chœur, à l’instar de la tragédie grecque, devait tantôt participer à l’action, tantôt lui servir de commentaire, et l’emploi des vieux modes grégoriens y eût indiqué aux musiciens une voie nouvelle.

Hélas ! pas plus que la Xe symphonie, pas plus que le Requiem ou le Te Deum projetés au sortir d’une grand’messe à Saint-Charles, l’oratorio ne devait arriver jusqu’à nous. Après tant d’autres joies, cette dernière joie allait échapper à Beethoven.

Il revenait d’un séjour chez son frère, l’ex-pharmacien, qui lui avait fait, avec beaucoup de cordialité, les honneurs de sa nouvelle propriété de Wasserhof. En rentrant à Vienne, Beethoven avait ressenti un grand frisson et s’était mis au lit. Il ne devait plus se relever.

Adieu les projets de voyage au pays de Palestrina et dans cette Provence « où les femmes ont le type de Vénus et le parler si doux ». Adieu le Pactole anglais ; adieu le rêve d’une « calme vieillesse au sein d’une petite Cour, où l’on pourrait écrire à la gloire du Tout-Puissant », avant de s’éteindre « comme un vieil enfant » entre les portraits des maîtres qu’on a aimés. — Beethoven n’aura pas « d’espace à soi », de modeste maison, comme il l’avait souhaité. Même les plans d’avenir qu’il formait pour son Charles, il y devra renoncer. Son neveu est aujourd’hui simple cadet au 8e  régiment d’infanterie, à Iglau, et Beethoven écrit : « Toutes mes espérances s’évanouissent d’avoir auprès de moi un être en lequel j’aurais vu revivre le meilleur de moi-même. »

Cependant, sa confiance en Dieu restait inaltérable : « Il se trouvera bien quelqu’un pour me fermer les yeux. » Et voilà que la Providence a mis sur son chemin le petit de Breuning. Est-ce sa jeunesse qu’il retrouve sous les traits de ce gracieux enfant ? On le dirait, car, presque en même temps, dans une lettre de ses vieux amis Wegeler et Éléonore, lui arrive, comme une bouffée d’air natal, un peu de ces souvenirs de Bonn toujours présents à son cœur : « J’ai encore la silhouette en papier de ta Lörchen ! » — Sa pensée va retrouver « les belles contrées où il a vu le jour ». Ce qui bourdonne en ses oreilles, n’est-ce pas le bruit des cloches des Minimes, de l’église qui l’a vu tout petit à l’orgue, quand il prenait les mesures du pédalier, retrouvées après sa mort dans ses paperasses ? La couleur de ce vin mousseux qu’on lui envoie de Mayence n’évoque-t-elle pas la gaieté des rives ensoleillées du « Rhin, notre père » ? Et ce portrait de l’aïeul, qu’il a sauvé de la succession paternelle, comme il s’y reconnaît maintenant ; avec quelle satisfaction il le contemple !

C’est alors, nous apprend de Lenz, que ses amis constatent la disparition de la fameuse inscription théiste du temple égyptien. Par quoi est-elle remplacée à son chevet ? Par l’Imitation de Jésus-Christ.

On le trouve en train de lire la vie de Bach par Forkel et d’en souligner des passages. Sur son lit, il s’occupe, avec une joie d’enfant, à feuilleter la magnifique édition Hændel dont Stumpff vient de lui faire hommage, ou encore la collection des premiers lieder de Schubert. Il se régale des friandises que lui apportent ses amis. La soupe de Mme de Breuning, les compotes de Pasqualati, et jusqu’au punch glacé qu’autorise le docteur Malfatti, réconcilié et plus indulgent que les autres aux fantaisies du malade, lui font un peu oublier les « soixante-quinze fioles de médicaments, sans compter les poudres », les bains de vapeurs aromatiques et ces ponctions répétées dont on attend, en vain, un soulagement. Il trouve encore moyen de décocher ses habituelles saillies aux doctes messieurs de la Faculté : « Plaudite, amici, finita est comœdia », dira-t-il, lorsqu’après une longue consultation, il les voit tourner les talons[5]. Il bénit enfin la Philharmonic, dont le royal cadeau de cent livres sterling le délivre des derniers soucis d’argent, et il paraphrase lui-même le chœur de Haendel : De celui qui me rendrait la santé le nom serait Tout-Puissant. Aussi n’est-il pas surpris lorsque son médecin l’avertit que le moment est venu de remplir les derniers devoirs du chrétien. Laissons parler Wawruch : « Il lut mon écrit avec une sérénité admirable, lentement et en pesant chaque mot. Son visage était comme transfiguré. Puis, me serrant la main : Faites mander M. le curé, dit-il, et, avec un sourire amical : Je vous reverrai bientôt… Alors, il retomba dans le silence et dans la méditation. »

LE PREMIER TOMBEAU DE BEETHOVEN AU CIMETIÈRE DE WÆHRING
(Croquis d’après nature de M. Vincent d’Indy, 1880.)


  1. Il faut mettre à part le célèbre critique musicien Hoffmann dont l’intelligente sympathie mérita de Beethoven ce compliment « qu’elle lui avait fait grand bien ».
  2. Le Rudolfinum, actuellement propriété du Conservatoire de Vienne.
  3. Au sujet de la lettre d’envoi il importe de relever une erreur commise à l’unanimité par les biographes de Beethoven, tant allemands que français. Le plus récent, le Dr Riemann, s’y est lui-même laissé prendre dans sa dernière publication des travaux de Thayer. On fait signer la lettre royale par un certain gentilhomme de la Chambre. Ferdinand d’Achâtz, ou d’Achâle… personnage totalement inconnu dans l’histoire de la Chancellerie française. Il eût cependant suffi, pour éviter cette bévue, de prendre connaissance du document original au bas duquel la signature : Le duc de la Châtre, s’étale très lisiblement et en caractères bien français. Comme quoi l’histoire écrite d’après des fiches ou sur des compilations risque de n’être pas toujours très fidèle…
  4. Ce sont les propres paroles avec lesquelles nous accueillit, cinquante ans plus tard, notre maître César Franck.
  5. V. Wilder et quelques autres biographes ont voulu transposer cette phrase après la réception des derniers sacrements. Il est bien prouvé maintenant que ladite transposition constitue historiquement un faux. Voy. dans Thayer, t. V, p. 485 à 490, le dernier état de la critique allemande sur ce sujet.