Beethoven (d’Indy)/p3/3

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VII

LA NEUVIÈME SYMPHONIE ET LA MESSE SOLENNELLE

La IXe Symphonie. — La Symphonie avec chœurs est, à notre époque, trop connue pour qu’il soit nécessaire de l’analyser une fois de plus[1] ; nous voudrions seulement tenter ici une explication de ce qui nous semble être, d’après la musique, le véritable sens de cette œuvre. Nous ne prétendons aucunement à l’infaillibilité, mais, si nous nous trompons, ce sera de bonne foi et, à coup sûr, moins grossièrement que ceux qui ont voulu voir là dedans une apologie révolutionnaire de la liberté.

Observons d’abord que tous les thèmes-types de la symphonie présentent l’arpège de l’accord de ou de si bémol, les deux assises tonales de l’œuvre ; on peut donc considérer cet arpège comme le véritable thème cyclique de la IXe symphonie. L’œuvre entière n’est qu’une lutte entre les divers états de ce thème, inquiet et changeant dans les deux premiers mouvements, apaisé dans l’adagio et définitivement fixé dans le finale où les paroles viennent enfin donner son explication.

Le premier mouvement, construit sur un plan impeccable de Sonate, nous laisse une impression de trouble, de recherche haletante, presque voisine du désespoir. L’analogie du thème avec celui de l’orage de la Symphonie pastorale éveille la pensée d’une tempête, non plus dans un paysage, mais dans un cœur d’homme, et la mystérieuse question de la deuxième idée, qui reste ici sans réponse, semble bien justifier cette opinion. C’est l’âme en proie à l’angoissante torture du doute. Alors, pour échapper à ce tourment, l’homme se plonge dans le torrent des passions, et la fébrile activité du Scherzo, changeant sans répit de rythme et de lieu, serait la peinture de ce nouvel état. Cependant, dans le trio, un appel, qui laisse déjà entrevoir la forme « Charité » du thème, se fait entendre à plusieurs reprises, mais il passe, emporté par le formidable coup de vent des passions, et le tourbillon reprend de plus belle. Le mouvement de ce trio a été jusqu’ici diversement interprété. La plupart des chefs d’orchestre le ralentissent désespérément et en font une aimable villanelle tout à fait en désaccord avec les intentions de l’auteur. Pour peu qu’on veuille prendre contact avec le manuscrit original, aucun doute ne peut subsister sur le mouvement que Beethoven y a indiqué : prestissimo, et qui doit, par l’égalité des deux mesures, continuer sans changement l’allure du stringendo qui le précède. — La troisième pièce, la seule qui soit hors de la tonalité principale, est une prière dont l’apparente tranquillité n’exclut pas l’ardeur d’un violent désir. L’âme demande avec insistance à être éclairée, et, tout à l’heure, l’intervention divine lui apportera la lumière. Le thème de cet adagio, qui éveille les échos les plus intimes du cœur, n’est autre que la réponse à la question posée dès l’entrée du monument ; le Sphinx interrogé rend son oracle, et cet oracle dit : « Il faut prier. » Mais cette prière ne va pas sans combats ; un dessin passionné d’abord, un appel de guerre ensuite (comme dans l’Agnus de la Messe) viennent l’interrompre ; cependant le flot bienfaisant, par deux fois détourné, reprend son cours et s’élève, vainqueur du monde, jusqu’au seuil du temple où va se célébrer le mystère de l’Amour. — Le noble et généreux motif du finale, déjà pressenti, nous l’avons vu, dans deux œuvres antérieures[2], c’est encore l’arpège-clef, mais en place, cette fois, presque sans mouvement, puisqu’il a enfin trouvé la certitude. Il est réuni par une chaîne de notes secondaires, qui pourraient symboliser l’union fraternelle des mains unies par la Charité. Après une double exposition de ce thème de « mutuel amour », une première variation nous montre l’âme partant en guerre contre l’armée de la Haine, contre la foule de ceux « qui n’aiment pas » ; une deuxième variation nous fait assister à la bataille et une troisième ramène l’âme victorieuse. — Toutefois, cette victoire ne suffit pas. Et qui donc a le pouvoir de rendre l’Amour éternellement durable ? — C’est alors que s’élève un chant liturgique, un psaume construit dans le huitième ton grégorien (avec, peut-être, un peu moins de délicatesse dans l’emploi du triton que n’en mettaient les moines compositeurs du moyen âge). « Regardez, millions d’êtres, au delà des étoiles, vous y verrez la demeure du Père céleste, de celui dont découle tout Amour. » Et la mélodie religieuse s’unit au thème de la Charité pour conclure en une joie exubérante jusqu’à la frénésie.

BEETHOVEN EN 1824
Dessin au crayon de Stephan Decker.

Voilà, ce nous semble, ce qu’il faut voir dans la Symphonie avec chœurs, si on veut la considérer avec les yeux de l’âme.

Et maintenant, comment est construit, au point de vue technique, ce monument dont la conception est si absolument nouvelle ? Pour exprimer des choses aussi inusitées, l’auteur va-t-il briser impatiemment les moules anciens, rejeter avec mépris les vieilles formules, fouler aux pieds toutes les traditions ?… Oh ! que non pas ! — Il n’est peut-être pas, dans l’œuvre entier de Beethoven, de symphonie (les deux premières mises à part) qui s’éloigne moins de la forme traditionnelle, que cette Neuvième, cependant si monstrueuse aux yeux des contemporains. Le premier mouvement ne s’écarte en aucune de ses parties du type-sonate ; le scherzo n’a de nouveau que sa double reprise ; l’adagio est un honnête lied en sept sections bien tranchées, et le finale un thème avec six variations[3], séparées en deux groupes de trois par l’exposition du chant religieux. Mais la valeur, l’importance et la proportion des éléments choisis par le poète de la Charité ont longtemps — bien longtemps — dérouté ceux « qui ont des oreilles pour ne point entendre ».

La Missa solemnis. — Nous voici en présence de l’un des plus grands chefs-d’œuvre de toute la musique. Seules, des œuvres comme la Grand’messe en si mineur de Bach et le Parsifal de Richard Wagner, peuvent lui être comparées. Pendant quatre années consécutives, Beethoven édifie ce prodigieux monument et « il en est comme transfiguré », au dire de ceux qui l’approchent, il vit au-dessus des contingences terrestres et il sait qu’il écrit sur un texte divin. Il s’est fait expliquer minutieusement le sens et l’accentuation des paroles latines du Saint-Sacrifice. Il est armé pour composer l’hymne sublime de prière, de gloire, d’amour et de paix, auquel il donne pour exergue : « Sortie du cœur, qu’elle aille au cœur. »

Doit-on regarder la Messe solennelle comme de la musique liturgique ? Répondons hardiment : non. Cet art admirable ne serait sûrement pas à sa place à l’église. Hors de proportions avec les cérémonies de l’office divin, la Missa solemnis exige l’emploi d’un orchestre considérable peu propre à sonner de façon convenable dans un lieu de prière.

Musique liturgique, non… mais musique religieuse au premier chef, et, de plus, musique essentiellement catholique. — Nous sommes bien éloignés de suspecter la bonne foi de ceux des historiens de Beethoven qui ont prétendu attacher à ce monument unique de l’art religieux un sens simplement philosophique, faire de cette Messe une œuvre en dehors de la foi chrétienne, une manifestation de libre examen… (on a été jusque-là !) ; mais ne pas reconnaître l’esprit même du catholicisme dans la tendresse dont sont entourés les personnages divins, dans l’émotion qui accompagne l’énoncé des mystères, c’est faire preuve d’aveuglement… ou d’ignorance.

Comment — même si l’auteur n’avait pas pris la peine de nous le dire clairement — comment oser prétendre que toute cette Messe n’est pas un ardent acte de foi, que ce Credo ne dit pas à toutes les pages : « Je crois, non pas seulement à une vague divinité, mais au Dieu de l’Évangile et aux mystères de l’Incarnation, de la Rédemption et de la Vie Éternelle » ? Comment nier la pénétrante émotion — si nouvelle en musique — qui accompagne ces affirmations, et qui n’est due qu’à l’intelligence catholique de ces dogmes et de ces mystères ? Comment enfin méconnaître le soin, pieusement méticuleux, avec lequel les paroles sacrées sont traitées et traduites en musique, et l’entente merveilleuse des accents expressifs qui en dévoilent la signification à ceux qui savent et qui veulent comprendre ? Il suffit, au reste, de connaître et de sentir pour être convaincu. Nous allons tâcher de faire faire cette connaissance au lecteur, avec l’espoir d’éveiller chez lui ce sentiment de Beauté et de Vérité que réclamait Beethoven lui-même, lorsqu’il écrivait à Streicher : « Mon principal dessein, en travaillant à la Messe, était de faire naître le sentiment religieux chez les chanteurs comme chez les auditeurs, et de rendre ce sentiment durable. »

Dès l’entrée du Kyrie, on éprouve une impression de grandeur qui n’a d’égale que celle donnée par l’entrée similaire dans la Grand’messe de Bach. C’est le genre humain tout entier qui implore la miséricorde divine. Bientôt la tonalité s’infléchit vers le relatif mineur ; une sorte de marche pénible nous montre le Fils de Dieu descendu sur la terre ; mais le mot : Christe, établi sur la même musique que : Kyrie, symbolise l’identité des deux personnes en un seul Dieu, tandis que le troisième Kyrie représentant l’Esprit saint, troisième personne participant à la même divinité que les deux autres, s’établit à la troisième fonction harmonique, la sous-dominante, comme trait d’union des trois représentations d’un Dieu unique.

Le Gloria s’impose brillamment par une fanfare de trompette confiée aux contralti du chœur. Il importe de faire sonner dignement ce motif-type au travers du fracas de l’orchestre ; c’est au chef à s’arranger pour cela… Après le cri de gloire, tout se calme subitement sur les mots : pax hominibus, etc. ; et c’est déjà comme l’esquisse, en ses degrés essentiels, du grand thème de Paix qui conclura l’œuvre. Nous ne pouvons détailler tous les versets du Gloria, mais notons en passant, sur le Gratias agimus tibi, l’apparition d’un dessin mélodique qui deviendra cher à R. Wagner, principalement dans les Maîtres chanteurs et la Walkyrie. La sonnerie de trompette, qui sert de pivot à tout ce morceau, se fait entendre presque constamment, toutes les fois, au moins, que les paroles désignent un appel à la force ou un symbole de puissance. On peut regretter que la fugue finale sur : in gloria Dei patris, ne soit pas plus différente de ses congénères, et s’étale, sans plus d’intérêt que les fugues écrites sur les mêmes paroles par les maîtres de chapelle de l’époque. C’est le point faible de l’œuvre.

Avec le Credo, nous rentrons dans la cathédrale pour n’en plus sortir. — Et n’est-ce pas, même plastiquement, une vraie cathédrale, que ce Credo, ce monument sublime de la foi catholique, avec sa division, si tranchée, en trois nefs, celle du milieu aboutissant à l’autel du sacrifice : Et Homo factus est ? — L’ordonnance de cette architecture est une merveille de construction, un miracle d’harmonieux, je dirai plus, de mystique équilibre. Qu’on en juge.

Le Credo est divisé en trois grandes parties, suivant le système trinitaire en usage dans un grand nombre de pièces liturgiques.

La première partie, exposition de la foi en un Dieu unique, comprend elle-même deux affirmations : 1o « Je crois en un seul Dieu, Père tout-puissant » ; 2o « Je crois en un seul Seigneur, Jésus-Christ. » Toutes deux sont établies dans la tonalité principale de si bémol majeur, avec inflexion à la sous-dominante, après quoi les deux personnes reviennent, sur : consubstantialem Patri, s’unir sur la tonique.

La seconde partie, c’est le drame évangélique de Jésus descendu sur la terre. Il se présente en trois actes : 1o l’Incarnation, allant retrouver la tonalité de ré majeur, qui est celle de la synthèse de la Messe, sur les paroles : « Et Il s’est fait homme » ; 2o la scène de la Passion (Crucifixus), reprenant en ré mineur et procédant en dépression sur les paroles de la mise au tombeau ; 3o la Résurrection, qui remonte tout à coup pour gagner la lumineuse dominante : fa majeur.

La troisième partie est consacrée à l’Esprit saint. Comme la première, elle compte deux subdivisions : 1o l’affirmation de foi relative à l’Esprit et aux dogmes de l’Église ; 2o la célébration du mystère de la Vie éternelle. Toute cette dernière partie ne quitte pas la tonalité de la pièce.

Et il se trouvera des critiques assez superficiels pour dire que : le sens théologique des paroles sacrées était indifférent à Beethoven !

Nous ne pouvons entrer ici dans une analyse de détail, car il faudrait tout citer… Étudions seulement la partie médiane, le drame. Après l’Incarnatus, écrit en premier ton grégorien, commence l’effrayante montée au Calvaire. On suit les pas chancelants du Sauveur portant sa croix, si rudement soulignés par l’orchestre. Et c’est là que commence à gémir, sous l’archet des premiers violons, la plus émouvante plainte, la plus sublime expression de souffrance qui soit jamais sortie d’un cœur de musicien, plainte plus intense encore que la mélodie douloureuse de l’œuvre 110, puisqu’il s’agit ici non plus de la souffrance humaine, mais de celle d’un Dieu fait homme… — La fugue finale est tout entière d’une admirable splendeur. Elle exige un mouvement très lent, car il faut se rappeler ceci, que, lorsque Beethoven écrit un 3/2 (mesure à trois blanches) ou même un 6/4 comme par exemple l’ouverture d’Egmont, la 20e variation de l’op. 120, le thème religieux du finale de la IXe symphonie, etc., il attache à cette écriture une signification de majestueuse lenteur ; il n’y a pas, dans son œuvre, d’exception à cette règle. Cette fugue, aussi régulière, avec ses strettes, mouvements contraires et diminutions, que les plus belles fugues de Bach, est un modèle de magistrale poésie. On dirait une représentation des joies du ciel, telles que les comprenaient un Lippi ou un Giovanni da Fiesole. C’est, en effet, comme une fresque de la belle époque traduite en musique ; il y faut voir une danse mystique, une ronde de bienheureux foulant de leurs pieds nus les fleurettes des parterres célestes. Elle arrive de très loin, cette ronde majestueuse, on l’entend à peine… Elle approche, elle est tout près de nous, elle nous enlace en ses saintes volutes, elle s’éloigne, elle disparaît presque, mais c’est pour revenir bientôt plus nombreuse, plus enthousiaste, nous emporter dans son tourbillon et s’arrêter enfin, adorante, devant le trône du Tout-Puissant !

Avant de quitter ce Credo, il n’est pas inutile de relever une bizarre critique formulée par quelques historiographes au sujet du verset : Credo in unam sanctam catholicam et apostolicam Ecclesiam. — De ce que les paroles de ce verset ne sont confiées qu’aux seuls ténors (ne pas oublier que la teneur, ténor, a toujours été la voix la plus importante du chœur), on en a inféré que Beethoven aurait « esquivé » cet article parce qu’il n’y croyait pas… La raison nous semble tout autre, car, d’abord, tous les articles précédents sont traités de la même manière et l’on ne peut vraiment accuser le spiritualiste Beethoven d’avoir voulu « esquiver » le Saint-Esprit ! Il faut donc admettre que les critiques ou littérateurs qui ont émis cette opinion, ont lu bien peu de Messes… sans quoi ils auraient pu observer qu’aussi bien dans les messes liturgiques de Palestrina et autres que dans les messes plus modernes (nous entendons celles où le texte a une action sur la musique), cette partie du Credo est toujours sacrifiée, pour ne pas dire « esquivée ». Devra-t-on soupçonner Palestrina d’incroyance dans les dogmes de l’Église ?… La chose est beaucoup plus simple. Il suffit de lire un peu attentivement les paroles : « qui est adoré et glorifié en même temps que le Père et le Fils ; dont les prophètes ont parlé. Et en une sainte Église catholique et apostolique, etc. » pour voir qu’elles ne sont pas musicales… Ces mots spécialement écrits contre les hérésiarques, ne se prêtent à aucune envolée lyrique ou dramatique. On y croit, certes, mais la musique demeure impuissante à y attacher une quelconque expression. Alors, si l’on ne se soucie pas d’en faire le sujet d’un air de coupe conventionnelle (ainsi s’en est tiré J.-S. Bach), force est bien d’y employer la psalmodie. Ainsi ont procédé presque tous les compositeurs de messes et Beethoven ne fait pas ici exception.

Dans le Sanctus, Beethoven, respectueux de la liturgie catholique et sachant que, durant le mystère de la Consécration, nulle voix ne doit se faire entendre, Beethoven est parvenu, par la puissance de son génie, à sublimer le silence. Ce Præludium, qui laisse à l’officiant le temps de consacrer le pain et le vin, est, à notre sens, une inspiration infiniment plus haute de pensée que le charmant concerto de violon et de voix qui le suit. Ce Præludium est de tous points admirable ! Voilà vraiment du grand art religieux… et obtenu avec des moyens si simples qu’on en resterait étonné, si l’enthousiasme ne l’emportait pas ici sur l’étonnement.

Arrivons enfin à l’Agnus Dei, qui serait la page la plus belle et la plus géniale de l’œuvre, s’il n’y avait pas, auparavant, le Credo.

C’est dans cette pièce et dans le prélude pour la Consécration, que le sentiment religieux de Beethoven apparaît le plus clairement. Tout le long début, où l’humanité implore la miséricorde de l’Agneau divin, est d’une beauté encore inégalée dans l’histoire musicale. En l’examinant attentivement, on découvrira combien cette imploration latine, c’est-à-dire douée de l’effusion particulièrement catholique, est différente de la prière grecque du Kyrie, prière plus ordonnée, il est vrai, à la manière de l’art antique, mais moins affectueuse et moins pressante. Et si cette prière-là monte, si haletante, vers l’autel de l’Agneau, victime de la Haine, c’est qu’elle implore de lui la paix : « paix intérieure et extérieure » a écrit Beethoven. Plus de pensées haineuses, plus de luttes intimes ou de, profonds découragements : le thème de la Paix a jailli, lumineux et calme, hors du ton indécis de si mineur, il nous rend enfin la tonalité de ré majeur, celle de la Foi, celle de l’Amour, celle dont s’est enveloppée la Charité, dans la IXe Symphonie. Ce thème revêt un caractère pastoral qui donne l’impression d’une promenade aux champs… car la paix n’est point dans la ville, c’est aux ruisseaux de la vallée, aux arbres de la forêt que le citadin inquiet va la demander ; car la Paix n’est point dans le monde, aussi est-ce hors du monde que va la chercher le cœur de l’Artiste : Sursum corda !

Une simple exposition de fugue, tout à fait régulière, prépare l’éclosion de la Fleur pacifique, de ce thème affirmatif qui, descendant directement du ciel, témoigne que l’âme est enfin parvenue à jouir de cette paix tant désirée. Ce thème, de quatre mesures n’apparaît dans l’Agnus que quatre fois, mais il est d’une si pénétrante beauté que l’esprit de l’auditeur reste comme imprégné de son parfum et en subit encore le charme longtemps après que la sonorité s’en est évanouie[4].

Tout à coup (hommage rendu au traditionnel in tempore belli des messes de Haydn) des tambours et des clairons lointains annoncent, par deux fois, l’armée de

monument commémoratif de Beethoven à Vienne
la Haine. Et l’âme est de nouveau saisie de crainte ; elle implore de nouveau ; elle réclame cette paix promise et à peine entrevue : « Il faut prier, prier, prier[5] ». Mais elle ne pourra la conquérir sans se vaincre elle-même. — Et c’est l’apologie musicale du renoncement chrétien. — Le thème de paix se transforme ; une lutte s’établit dans l’âme humaine, au cours de cet extraordinaire presto d’orchestre où le motif pacifique se livre à lui-même un combat pour s’abolir enfin dans une victorieuse fanfare. « Par-dessus tout la force de la paix intérieure… Triomphe[5] ! — Et voilà le point unique d’où sont tirés tous les arguments qui tendent à faire de la Missa solemnis une œuvre exclusivement humaine, dénuée d’esprit religieux : une messe laïque… « Quoi ! » nous dit-on, « une sonnerie militaire, et deux fois répétée, encore ! C’est un opéra ; cela n’a rien à voir avec la religion… » Et il n’en faut pas plus pour faire coller sur la Messe en ré l’étiquette areligieuse !… Raisonnement aussi juste que celui qui consisterait à arguer des chants d’oiseaux de la Symphonie pastorale pour nier dans cette symphonie le sentiment intérieur de la nature : Empfindung, comme dit Beethoven, et pour en faire une œuvre de description pure. Toujours l’antique sophisme consistant à prendre la partie pour le tout. Et en quoi, pour parler net, cet épisode d’un appel de guerre, cédant, après un court mais âpre combat, à une ardente prière, porterait-il atteinte à l’esprit religieux de la Messe ? Mais, cette lutte contre la Haine intérieure, destructrice de toute paix, lutte que la IXe Symphonie nous a déjà décrite presque dans les mêmes formes musicales, réalise, au contraire, une des plus traditionnelles conditions de la vie chrétienne. Et Beethoven, écrivant au comte Dietrichstein, intendant de la musique impériale : « Il n’est pas nécessaire de suivre l’usage habituel lorsqu’il s’agit d’une sincère adoration de Dieu », ne convient-il pas lui-même que, si la Messe en ré n’est pas liturgique, elle a, du moins, été dictée par l’esprit religieux le plus indiscutable ? L’épisode à propos duquel nous venons de faire cette digression n’est donc autre chose que le vivant commentaire des paroles ; l’angoissant : « Aie pitié de nous !… de nous que les démons de la Haine assaillent de tous côtés », cède au confiant appel : « Donne la paix à notre âme ! »

Et c’est, en effet, la Paix qui s’impose à nouveau. La douce et joyeuse Paix grandit comme une plante merveilleuse, et, tout en haut de sa tige, tandis qu’au loin, les tambours battent la retraite des esprits du Mal, s’épanouit une dernière fois l’éclatante floraison des quatre mesures incomparables, qui semble exhaler vers le ciel le parfum d’action de grâces de l’âme reconnaissante. — Est-il rien de plus beau, dans toute la Musique ?… Et, pour exprimer la Paix conquise avec l’aide de Dieu peut-on imaginer plus sublime hommage d’un créateur humain à son divin Créateur ?

Au temps présent, où la mode prescrit à ceux qui sont attelés à son char une légitime adulation pour les modernes, mais aussi un injuste et systématique dénigrement des anciens maîtres, en ce commencement de siècle où l’on tente de reléguer dans la vitrine aux souvenirs l’art et la redingote de Beethoven, comme on y a déjà catalogué la perruque d’Haydn, comme on y voudrait enfermer le drame wagnérien, nous ne pouvons mieux conclure cette étude qu’en citant ici la belle apostrophe de M. Suarès sur le Colleone de Verocchio, citation qui peut tout aussi bien s’appliquer à la figure de Beethoven : « Il n’y a rien de commun », écrit M. Suarès[6], « entre ce héros passionné, fier, croyant, d’une grâce aiguë dans la violence, et le troupeau médiocre qui bavarde à ses pieds, ni les Barbares qui lèvent leur nez pointu en sa présence. Il est seul de son espèce. Personne ne le vaut, et il ne s’en flatte pas. Il jette par-dessus l’épaule un regard de faucon à tout ce qui l’entoure, un regard qui tournoie en cercle sur la tête de ces pauvres gens, comme l’épervier d’aplomb sur les poules. Qu’ils tournent, eux, autour de son socle, ou passent sans le voir. Lui, il a vécu et il vit ! »

Oui, certes, il vit, notre grand Beethoven. Ses chefs-d’œuvre, enfantés dans la douleur, selon la loi biblique, l’ont conduit, à travers tristesses et souffrances comme il disait lui-même, jusqu’à la possession de la joie intérieure sur cette terre, jusqu’à la Paix des âmes bienheureuses qu’il avait chantée avec tant d’amour dans son sublime Credo.

Puisse son exemple nous être profitable et le culte de son Art faire régner parmi nous la douce Paix et la féconde Charité.

27 Mars 1911.

  1. On peut lire un très intéressant commentaire sur la genèse de l’œuvre dans le livre de M. Prod’homme : Les Symphonies de Beethoven.
  2. Voy. p. 32 et 82.
  3. On est en droit de s’étonner que parmi les historiens des Symphonies aucun ne parle de la faute laissée par Beethoven cinq mesures avant la 5e variation (Allo non tanto), non plus que de celle qui subsiste encore dans la VIIe Symphonie (1er mouvement, 8e mesure de la réexposition). Il semblerait cependant que le commentaire historique de ces erreurs relevât du domaine de la musicographie…
  4. La puissance de pénétration de cette mélodie provient, techniquement, de ce fait que, sur les neuf notes qui la constituent, aucune n’est placée sur un degré déjà entendu : le dessin mélodique est donc nouveau en tous ses éléments.
  5. a et b Écrit de la main de Beethoven sur ses esquisses.
  6. Suarès, Voyage du condottière vers Venise. É. Cornély et Cie, éd.