Bellah/01

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BELLAH.

I.


Ce chevalier que l’on vois là-bas avec des armes dorées, c’est le valeureux Laurcaleo, seigneur du Pont d’Argent ; cet autre… est le redoutable Micocolembo, grand-duc de Quirocie.
(Don Quichotte.)


Au fond d’une petite baie découpée par l’Océan, sur la côte sud du Finistère, s’abrite le village de F…, qui, avant d’être infesté par les artistes, recelait de très jolies femmes sous de charmans costumes. Malheureusement les artistes sont venus ; les femmes de F… ont appris qu’elles avaient beaucoup de couleur et de cachet, qu’elles étaient pittoresques enfin ; aussi commencent-elles à porter gauchement leurs vêtemens nationaux, et à paraître empruntées sous les coiffes maternelles.

En l’année 1795, c’était un phénomène à noter que le calme heureux dont jouissait ce petit village, paisiblement assis sur sa grève entre l’Océan et la révolution. Jusqu’à cette époque, l’insurrection bretonne avait fait peu de recrues dans cette partie extrême de la péninsule. La république y était à la vérité peu goûtée, surtout depuis qu’elle avait changé l’évêché en département. Les pêcheurs de F… en particulier n’avaient pas appris avec indifférence cette niche d’un pouvoir tracassier, comme leur recteur appelait le comité de salut public ; mais ce pouvoir, tracassier effectivement, ayant borné à cet enfantillage ses rapports directs avec les pêcheurs, ceux-ci n’avaient pas donné suite à leur projet d’aller joindre les gars de Coquereau et de Bois-Hardy : on respectait leurs barques, leurs femmes, leurs maisons ; leur vieux recteur même, malgré l’imprudence de son langage, était ou ignoré ou toléré ; bref, ces bonnes gens, voyant que la république les oubliait, s’étaient pris de leur côté à oublier la république.

Telles étaient les dispositions à la fois sensées et généreuses des habitans de F… vis-à-vis de la convention nationale, lorsque, le 12 juin 1795, à l’aube, cette harmonie, fruit d’une mutuelle tolérance, fut troublée inopinément par un bruit de coups de crosse dont retentissaient les portes les plus notables de l’endroit. Les babitans, éveillés en sur saut, aperçurent avec confusion, sur la place de l’église, les uniformes bleus et les plumets rouges des grenadiers de la république. Un détachement d’une cinquantaine d’hommes, précédé par deux officiers à cheval, venait d’envahir le bourg, violant ainsi tous les droits des neutres que le fait semblait avoir acquis à ce petit coin du monde, vierge encore de toutes traces révolutionnaires.

Cependant la panique causée dans le village par cette brutale agression céda peu à peu aux assurances pacifiques des officiers et aux procédés amicaux des soldats. Il ne resta bientôt plus aux habitans d’autre souci que de deviner le but de l’expédition. Malgré la faiblesse du détachement, le rang de l’un des officiers, qui portait les épaulettes de commandant, semblait indiquer que l’objet de cette promenade militaire n’était pas sans importance. Derrière la petite colonne républicaine, plusieurs chevaux de selle étaient menés à la main par un paysan breton, vêtu rigoureusement du vieux costume national, supplément d’une apparence débonnaire sans doute, mais nouveau mystère jeté sur un événement déjà suffisamment inexplicable.

Au moment où les braves pêcheurs de F… se perdaient dans ces incertitudes, ils en furent distraits par un autre spectacle également inusité : une frégate, anglaise selon toute vraisemblance, venait d’apparaître au sud de leur baie, manœuvrant évidemment de façon à s’approcher de la côte aussi près que la prudence le permettait à un navire de cette dimension. Ce second événement eut l’avantage de fournir aux indigènes l’explication naturelle du premier : il était clair que la frégate allait jeter sur la côte un corps d’invasion dont les bleus arrivés le matin avaient mission d’empêcher le débarquement. Or, il suffisait d’une simple comparaison mentale entre les forces du détachement républicain et celles que pouvaient contenir les larges flancs de la frégate pour prévoir l’issue inévitable de la lutte. Cette ingénieuse découverte mit An aux transes publiques ; toutefois elle ne fut pas admise dans le village avec une satisfaction sans mélange, car, pour rendre justice à la population de la côte armoricain, les couleurs de la vieille Angleterre n’y étaient pas vues de meilleur œil que celles de la république française.

Par une singularité remarquable, l’idée que l’apparition de la frégate avait éveillée dans l’esprit des pêcheurs était précisément celle qui s’accréditait parmi les soldats épars sur la grève. Enfans grossiers, mais pieux, de cette république dont l’héroïsme était le pain quotidien et nécessaire, élevés au bruit de fabuleuses hardiesses, pleins de cet orgueil patriotique qu’engendrent les grands souvenirs et qui fait naître de grandes actions, ces braves gens ne voyaient pour la plupart rien de choquant dans le combat prodigieusement inégal qu’ils croyaient prochain. Cette question se discutait au reste avec chaleur dans un groupe formé de cinq ou six jeunes grenadiers dont l’inexpérience avait cru devoir, en face de cette crise imminente, prendre conseil d’un sergent à moustaches grises. Ce personnage, nommé Bruidoux, au lieu de répondre immédiatement aux interpellations de ses inférieurs, jugea bon d’affermir au préalable sa dignité ; il prit dans son chapeau un petit mouchoir à carreaux, retendit avec précaution sur le sable, et s’assit avec une certaine majesté railleuse sur ce modeste tapis. Puisant alors du tabac par petites pincées dans une bourse en cuir dont le nom m’échappe, il se mit à bourrer une pipe en terre à court tuyau avec la circonspection méthodique d’un homme qui —connaît le prix des choses. Après avoir passé le pouce sur l’orifice du fourneau, de manière à égaliser la surface du précieux végétal, Bruidoux tira un briquet et le battit avec cérémonie. Lorsqu’enfin la pipe allumée fut bien assujettie au coin de ses lèvres, le grave sergent s’étendit de tout son long sur le sable, interposa entre sa nuque et la grève humide ses deux mains jointes, et, poussant vers le ciel d’énormes flocons de fumée : — Maintenant, dit-il, qu’est-ce que tu me faisais l’honneur de m’objecter, Colibri ?

— Ce n’est pas moi, sergent, répondit le jeune homme gauche et joufflu que Bruidoux désignait sous le sobriquet amical de Colibri ; ce sont les camarades qui disent que ce grand diable de vaisseau va débarquer un tas de ci-devant, et que nous sommes ici pour l’en empêcher. Est-ce que vous croyez ça, vous, sergent ?

— À cette question, dit Bruidoux, il est possible que les savans fissent une cinquantaine de réponses. Quant à moi, Colibri, je n’en ferai que deux : primo, je le crois ; secundo, je l’espère.

Sur ces paroles, qui empruntaient à la bouche d’où elles étaient émanées une autorité sibylline, les jeunes grenadiers se regardèrent furtivement en se communiquant l’un à l’autre leurs secrètes impressions par un hochement de tête accompagné d’une moue particulière de la lèvre inférieure.

— Sergent, reprit timidement Colibri, dans le temps que vous faisiez la guerre en Amérique, je dois supposer que vous avez un peu navigué ?

— Naturellement, mon garçon, la route de terre n’étant pas encore inventée quand je passai dans le Nouveau-Monde, et la traversée à la nage offrant alors, comme aujourd’hui, d’étonnantes difficultés.

— Eh bien ! sergent, vous devez savoir combien d’hommes peut porter un vaisseau de la force de celui qui est en vue ?

— Sur un navire de cette taille, répliqua flegmatiquement Bruidoux, j’ai vu jusqu’à quinze cents gaillards avec leur fourniment, et il y en avait qui jouaient du violon sans avoir les coudes plus gênés qu’un aveugle sur une place publique.

— Ainsi, dit Colibri, aux yeux de qui cette déclaration ouvrait une fâcheuse perspective, ainsi vous pensez, sergent, que la frégate peut débarquer un millier d’hommes ?

— Sans plus de difficulté que je n’en ai moi-même à cracher. Ensuite, jeune homme ?

— Nous ne sommes que cinquante, fit observer Colibri avec réserve.

— Après ? dit Bruidoux.

— Us seront vingt contre un, sergent.

— Veux-tu me faire le plaisir de me dire, reprit le vieux soldat, quel est le nom de cette pendeloque bariolée qui est perchée au haut de leur mât, et qui commence à me tirer l’œil désagréablement ?

— C’est le pavillon anglais, dit Colibri.

— Bon ! Et serais-tu assez aimable pour me rappeler à la mémoire les nom, prénom et qualités de ce bijou-ci ? demanda le sergent en montrant de la main un guidon tricolore que le vent agitait au-dessus d’un faisceau de baïonnettes.

— C’est le drapeau de la république.

— Une et indivisible, citoyen Colibri. Or, mon garçon, comme par le temps qui court on est exposé aux plus désagréables rencontres, si jamais tu te trouvais à l’improviste en face d’une armée de Prussiens, d’Anglais ou de fédéralistes quelconques, attache-moi un chiffon comme celui-ci au catogan du général ennemi, et tu le verras subitement tourner les talons avec toute son armée, ni plus ni moins qu’un jeune ci-devant à qui le cuisinier de madame sa mère accroche un torchon dans le dos. Voilà.

— Mais, sergent, reprit Colibri, si nous sommes venus pour nous battre, à quoi serviront les chevaux de selle que ce grand paysan à longs cheveux menait en laisse derrière nous ?

— Ces chevaux, dit le sergent après une minute de réflexion, sont, selon toute apparence, destinés à des prisonniers de marque.

— Voyez ! cria tout à coup Colibri, la frégate ne marche plus.

Le sergent Bruidoux, quittant sa pose nonchalante, se souleva sur le coude, mit sa main en forme d’abat-jour au-dessus de ses yeux, et considéra un moment la frégate avec attention. — Ils sont en panne, reprit-il, et, si je ne me trompe, ils mettent les embarcations à la mer. Dans une heure d’ici, mes enfans, nous échangerons des tapes. — Làdessus, Bruidoux secoua les cendres de sa pipe, et, s’occupant de la bourrer une seconde fois avec une aussi tendre précaution que la première : — Une chose qu’il te sera agréable de savoir, Colibri, ajoutât-il, c’est que nous sommes hors de la portée de leurs canons. Si cette côte, au lieu d’être émaillée de récifs une lieue à la ronde, était une de ces côtes, comme j’en ai vu, le long desquelles un vaisseau de haut bord se promène aussi tranquillement qu’une dame dans un salon, la frégate, vois-tu, se serait embossée à notre gauche, tandis que les troupes de débarquement nous auraient abordés par la droite. De la sorte, nous aurions été à la fois fusillés de front et raflés en écharpe, ce qui eût rendu notre situation véritablement critique.

Comme le sergent achevait ces mots, la frégate mit une embarcation à la mer. Cette circonstance excita un intérêt nouveau parmi les pêcheurs et les soldats. Des regards railleurs ou perplexes se portaient tantôt vers la mer, tantôt sur le chef des troupes républicaines, qui, posté sur un rocher, examinait à travers une lorgnette les mouvemens du navire anglais. Ce personnage, qui ne paraissait pas âgé de plus de vingt-cinq ans, portait le lourd uniforme de commandant de la république avec une élégance peu commune dans les mœurs militaires de cette époque. Le genre de beauté répandu sur sa physionomie, la finesse parfaite de tous les traits physiques où les yeux des douairières cherchent des signes de race, auraient, à vue de pays, assuré au jeune officier un accueil fraternel dans les salons de Vérone. La noblesse de son front et la douceur pensive de ses yeux, contrastant avec la fermeté des lignes de la bouche, lui auraient attiré une attention flatteuse dans toute réunion de femmes, sans acception de parti. À quelques pas derrière lui se tenait un jeune homme de dix-neuf ans à peine, aux cheveux blonds et aux joues rosées, portant un léger uniforme d’aide-de-camp : cet adolescent figurait en qualité de lieutenant dans l’état-major du général Hoche, et depuis quelques jours il partageait avec le jeune chef de bataillon le commandement de la colonne expéditionnaire.

— Commandant Hervé, cria tout à coup le plus jeune des deux officiers remarquant que le flot envahissait le rocher qui servait d’observatoire à son supérieur, je vous avertis que la marée monte ; vous aurez de l’eau à mi-jambe tout à l’heure.

Le commandant Hervé se retourna avec une mine distraite, regarda vaguement le petit aide-de-camp de l’air d’un homme qui doute si on l’a appelé ; puis il revint à sa lorgnette et à ses observations. Le petit aide-de-camp éclata de rire. — Je vous dis, commandant, reprit-il en se faisant un porte-voix de ses deux mains, je vous dis que la marée vous gagne, et que vous allez vous noyer ; — vous noyer, entendez vous !

Le commandant tressaillit comme un homme qui s’éveille, promena autour de lui des regards étonnés, et, s’apercevant que ses bottes étaient déjà submergées jusqu’à la cheville, il s’élança d’un bond sur la grève en murmurant une imprécation dont le caractère contenu et discret annonçait des habitudes distinguées ; car un homme bien élevé diffère d’un cuistre jusque dans les grossièretés où peuvent l’entraîner les surprises de la passion. Puis le jeune homme, ayant fait rentrer l’un dans l’autre les tubes de sa lorgnette, commença sur le sable une promenade rapide, sans autre but apparent que de calmer une grande agitation d’esprit.

Les soldats inquiets ne perdaient pas un seul des mouvemens de leur chef.

— Je suis sûr, hasarda Colibri, parlant assez haut pour être entendu de Bruidoux sans s’adresser directement à lui, je suis sûr que le commandant regrette de ne pas avoir amené tout le bataillon. — Bruidoux continuant de fumer avec une placidité orientale, Colibri s’enhardit : — Il faut, dit-il, que le général ait été trompé sur les forces de l’ennemi ; autrement il serait venu lui-même avec deux ou trois batteries

— Pourquoi pas avec toute la division, l’état-major et la musique ? interrompit d’une voix tonnante le sergent Bruidoux. Ne faudrait-il pas que la république elle-même se mît en marche avec tous les sans culottes de France et de la ci-devant Navarre, pour conserver la fraîcheur du teint du citoyen Colibri ? Le général, dis-tu, moineau plumé ? Tu vas t’amuser à épiloguer sur les idées du général, toi, à présenti Assistes-tu à son conseil ? As-tu lu seulement le manuel du vrai troupier ? J’en doute, et voici pourquoi j’en doute, c’est que tu es tout-à-fait étranger à la théorie de l’effet moral ; ainsi, Colibri, tu ne peux pas te fourrer dans la tête qu’il y ait une crânerie délicieuse et un effet moral magnifique dans le simple fait d’opposer cinquante grenadiers à un millier de ci-devant… Que nous devions être hachés jusqu’au dernier, c’est ce qui me crève l’œil, comme à toi ; mais l’effet moral n’en sera pas moins produit, et les ci-devant sauront le cas qu’on fait d’eux. Et maintenant, Colibri, comme ton courage me paraît entaché de modérant isme, je dois te prévenir que si tu sentais, pendant que les prunes t’arriveront par devant, des coups de crosse te survenir par derrière, il ne faudrait pas t’abandonner à une frivole surprise, vu que je connais personnellement celui qui te la ménage.

Avant que le sergent Bruidoux eût pu constater sur le visage de son subordonné l’effet moral de sa période, une exclamation partie du groupe qui l’entourait attira ses regards vers la mer : il reconnut alors avec étonnement qu’un seul canot s’était détaché de la frégate, et faisait force de rames vers le rivage, tandis que le noble vaisseau courait des bordées à deux lieues de la côte. — Us nous envoient un parlementaire, reprit le sergent ; c’est ce qu’on peut appeler une conduite prudente pour ne pas dire plus. Me feras-tu l’amitié de m’apprendre, Colibri, toi qui as des yeux d’aigle empaillé, ce que tu aperçois dans cette nacelle ?

— Sauf le respect que je vous dois, sergent, je crois y apercevoir une demi-douzaine de jupons.

— Alors, dit Bruidoux, ce sont des Écossais. Je ne connais dans toutes les armées du monde civilisé que les Écossais qui portent des jupons.

— Sergent, répliqua Colibri, les Écossais portent-ils aussi des coiffes ?

— Des coiffes ? dit Bruidoux ; je ne le crois pas. Tu veux dire des turbans ?

— H y a bien certainement au moins une coiffe, sergent. Ce sont plutôt des Écossaises.

— Tout est possible, reprit le sergent, en se recouchant avec philosophie ; mais si les femmes se mettent de la partie, bonsoir.

Pendant cet entretien, le commandant Hervé, assis sur la quille d’une barque renversée, traçait sur le sable avec le fourreau de son sabre des figures cabalistiques, tandis que ses yeux distraits semblaient lire des mots invisibles dans le monde confus des souvenirs ou des espérances. Une main, qui touchait doucement son épaule, l’arracha soudain à sa rêverie ; en même temps une voix claire et presque enfantine disait derrière lui :

— Eh bien ! voilà un heureux moment pour vous, Pelven ?

— Heureux ! Francis, répondit le jeune homme en souriant d’un air pensif, je n’en sais rien. J’ai assez vécu déjà pour savoir qu’on ne peut qualifier un moment d’heureux ou de malheureux que lorsqu’il est écoulé.

— Comment ? reprit Francis en interrogeant d’un œil plein d’affection le regard mélancolique de son ami, cette barque ne va-t-elle pas jeter dans vos bras une sœur bien-aimée ? N’est-ce pas là le bonheur après lequel vous soupirez depuis deux ans ?

— Et sais-je seulement, dit Pelven, si je vais retrouver en elle la sœur dont je me souviens et que j’espère ? Elle a vécu si long-temps au milieu de mes ennemis ! Elle apprend de tout ce qui l’entoure à haïr l’uniforme que je porte.

— Non, non, ce n’est pas cela ! s’écria le jeune aide-de-camp avec une vivacité qui couvrit son front d’une rougeur subite. Il ne faut que savoir d’elle ce que vous m’avez dit, Hervé, ce que vous avez bien voulu me montrer de ses lettres, pour qu’un tel soupçon soit impossible, indigne !

— Et puis, reprit Hervé souriant de l’emportement chevaleresque du jeune homme, ma sœur ne vient pas seule. Elle est accompagnée de plusieurs personnes, qui, j’en suis sûr, ne m’aiment pas, et vous pouvez comprendre, Francis, qu’il m’est pénible de ne voir que de la froideur et de l’hostilité sur des visages autrefois familiers et amis.

— Y aurait-il une indiscrétion extraordinaire, commandant Hervé, à vous demander un dénombrement de l’équipage féminin du canot ?

— Dans un temps où la politesse est une perle des plus rares, lieutenant Francis, il m’est impossible de ne pas satisfaire une curiosité qui s’exprime avec une si pointilleuse convenance. Je ne vous dirai rien de Mlle Andrée de Pelven, ma sœur, dont je ne vous ai sans doute que trop parlé. — Francis rougit de nouveau. — Mais, continua le commandant, vous avez excusé cette faiblesse dans un frère. Outre cette jeune personne, le canot que vous voyez à une demi-lieue en mer s’honore de porter Mme Éléonore de Kergant, autrefois chanoinesse ; elle est sœur du marquis de Kergant, mon tuteur : c’est l’ennemie la plus acharnée que je connaisse à la république française, et l’amie la plus tendre que l’étiquette, le haut savoir-vivre et la poudre à la reine aient conservée en ce temps d’abomination. Derrière cette dame, et à une distance respectueuse, vous apercevrez une jeune Basse-Brette qui promettait d’être une des plus belles créatures dont regard d’homme puisse être charmé. Elle se nomme Alix. C’est la fille du citoyen Kado, ce grand guide breton qui a amené les chevaux, et que vous voyez appuyé contre ce mât. Je vous prie d’observer en passant que cet homme, avec ses cheveux pendans, son large chapeau, ses braies bouffantes et son habit à la Louis XIV, est à sa façon un type d’une grande beauté, qui peut vous donner une idée de celle qui caractérise sa fille. Alix a été élevée au château : elle y vit dans une condition mixte ; ce n’est pas une demoiselle, et ce n’est pas une femme de chambre. Elle a les mains blanches et sait l’orthographe. Enfin, à une distance plus respectueuse encore, je suppose, vous remarquerez ou vous ne remarquerez pas une fille de chambre anglaise, ou écossaise, ou je ne sais pas quoi, une miss Mac-Grégor, qui compte des chefs de clan parmi ses ancêtres, et que des malheurs quelconques ont réduite à l’esclavage. Comme la chanoinesse l’a attachée tout récemment à son service, je ne l’ai jamais vue ; toutefois, si vous tenez à son portrait, le voici : c’est une gauche et grande personne rousse, qui prend du tabac en cachette. Êtes-vous content, Francis ?

— Pas encore, commandant ; car, si je ne me trompe, il y a cinq femmes dans le canot, et vous ne m’en avez nommé que quatre.

— C’est juste, reprit Hervé de Pelven, et il poursuivit avec un embarras qui n’échappa point à son ami : il y a encore ou du moins il doit y avoir, car je ne distingue rien d’ici, Mlle Bellah de Kergant, fille du marquis et nièce de la chanoinesse. Ce nom de Bellah est de tradition dans la famille depuis les Conan et les Alain.

— Quoi ! est-ce tout ? demanda Francis. Pas un mot d’éloge et pas une épigramme. Me voilà contraint de penser que la jeune dame est contrefaite ou parfaite, puisque votre pinceau ne daigne pas ou n’ose pas s’occuper d’elle.

— Il est toujours délicat de parler de ses ennemis, dit Hervé, et j’ai le regret de compter Mlle de Kergant parmi les plus ardens adversaires de la cause que je soutiens. Elle est l’amie de ma sœur ; je puis dire qu’elle a eu pour moi-même, pendant de longues années, les sentimens qu’on a pour un frère ; mais je ne suis plus maintenant, pour elle, qu’un misérable souillé du sang de son roi, sali de la poussière de toutes ses reliques en ruines… Une minute de silence suivit ces paroles que le jeune commandant avait prononcées d’une voix émue et vibrante ; puis il reprit : — Vous la verrez, Francis, vous me direz si jamais peintre a fait luire sur un plus divin visage la pureté d’une vierge et l’ame d’une martyre. — Hervé s’interrompit encore, et ce ne fut qu’après avoir détourné la tête pour cacher l’altération de ses traits qu’il ajouta : — C’est une lutte quelquefois bien rude, monsieur Francis, que celle des croyances et des devoirs que fait éclore l’âge d’homme contre les plus doux sentimens de l’enfance.

Le jeune commandant, en achevant ces mots, se leva et fit avec précipitation quelques pas sur la grève, tandis que le petit lieutenant demeurait à la place où il venait de recevoir cette demi-confidence, les yeux humides et le front couvert d’un nuage mélancolique auquel la légèreté habituelle de sa physionomie prêtait un touchant caractère.

Nous profiterons du court intervalle qui sépare encore le canot anglais du rivage pour compléter, aussi brièvement que possible, une exposition malheureusement indispensable aux plus humbles récits. — Hervé et sa sœur, orphelins dès leurs premières années, avaient été légués à la tutelle du marquis de Kergant, vieil ami du comte de Pelven, leur père. Le marquis s’était acquitté avec une pieuse délicatesse d’un engagement formé au pied d’un lit d’agonie. Les deux tristes enfans avaient trouvé au foyer du loyal gentilhomme une place fraternelle à côté de Bellah, sa fille unique ; ils avaient partagé avec elle les bienfaits d’une éducation pleine d’une sévère sollicitude. — Quand il eut atteint sa seizième année, Hervé fut envoyé dans un collège de Paris, d’où il ne sortit que pour entrer à l’école militaire de Brienne. À la fin de chaque été, le jeune homme venait passer quelques semaines au château de Kergant ; mais, s’il y rapportait toujours la même vénération reconnaissante pour son tuteur et là même tendresse pour les deux charmantes sœurs qui l’accueillaient les larmes dans les yeux, il avait senti d’année en année des idées nouvelles prendre dans son esprit la place des principes dont son enfance avait été nourrie. Le jour où le marquis apprit l’issue fatale du voyage du roi Louis XVI à Varennes, prévoyant l’effort désespéré par lequel la noblesse bretonne devait signaler son dévouement à ses religions attaquées, il rappela subitement son pupille : Hervé obéit et revint à Kergant. — Il y vécut quelques mois dans de cruelles angoisses d’esprit, entre les puissans souvenirs de son cœur et les profondes convictions de son intelligence. Puis il prit sa résolution et partit secrètement pour Paris. Peu de temps après, M. de Kergant apprenait par une lettre respectueuse que le fils du comte de Pelven servait comme volontaire dans les troupes de la république. — À partir de ce jour, bien que Mlle de Pelven pût remarquer dans la conduite de son tuteur envers elle un redoublement d’égards et de bienveillance, elle n’osa plus prononcer le nom de son frère, aimant mieux le voir oublié qu’outragé. Les autres habitans du château observèrent strictement la même réserve, témoignant tous ainsi une égale réprobation pour le parti qu’avait pris Hervé, bien que ce sentiment empruntât des nuances distinctes aux idées et au caractère de chacun. Le marquis considérait absolument le fils de son ancien ami comme un renégat et comme un félon, qui, également traître à Dieu et au roi, ne méritait de pardon ni en ce monde ni en l’autre. Mme de Kergant, la chanoinesse, voyait apparaître, dans le champ étroit et fantasque de ses préjugés, l’ancien pupille de son frère sous les formes les plus inouies : elle le voyait brandissant une pique qui se terminait par une tête saignante ; elle le voyait revêtu d’une carmagnole extraordinaire et dansant sans aucune méthode des ça ira inconvenans sous des lanternes humaines ; elle le voyait enfin courant le guilledou sous l’étrange costume qu’elle prêtait aux sans-culottes, prenant au pied de la lettre cette dénomination politique.

Pour la jeune Bellah, il existait ad milieu des révolutionnaires un homme né avec les plus nobles qualités, mais égaré jusqu’au crime et frappé d’un vertige sans nom ; elle éprouvait une telle horreur pour cette désertion de tous ses autels domestiques, que jamais la flère enfant n’osa ni ne voulut, dès ce moment, mêler le nom du traître aux plus secrets murmures de ses prières. Peut-être espérait-elle au fond de l’ame que Dieu daignerait lire ce nom proscrit dans ses yeux humides. Aussi bien Mme de Kergant avait une habitude innocente qu’on retrouvera chez quelques femmes trop chastes pour relever leurs charmes par les plus simples artifices de la coquetterie, mais assez femmes encore pour conserver l’instinct de leur beauté. Jamais ses yeux ne se seraient permis un de ces traits imprévus, une de ces attaques furtives, un de ces éblouissemens magiques qui doublent l’éclat des savans regards féminins. Bellah, si nous osons appliquer une figure vulgaire à cette douce image, n’avait qu’un tour dans sa gibecière, qu’un carreau dans son arsenal, mais il était décisif : elle dressait tout doucement vers le ciel sa prunelle étincelante et noyée. C’est à propos de quoi sa tante disait qu’elle faisait des coquetteries au bon Dieu. Or, il est possible, disons-nous, que ce jeu mystique de prunelles, quand il intervenait dans les prières de la jeune royaliste, remplaçât cloqueinment le nom que ses lèvres dédaignaient de prononcer.

Hervé de Pelven arrivait, le fusil sur l’épaule, à l’armée de la Moselle, comme le général Hoche en prenait le commandement en chef. La conduite de Hervé dans une affaire d’avant-postes lui valut presque immédiatement le grade de lieutenant. Plus tard, à l’attaque des lignes de Wissembourg, comme son bataillon se repliait en désordre devant l’artillerie formidable d’une redoute autrichienne, il s’élança seul sur les fascines, une flamme tricolore à la main, et s’y tint debout pendant une minute sous la fusillade, par un miracle d’audace et de bonheur. Les républicains, ramenés et électrisés par son exemple, le retrouvèrent mourant au milieu des cadavres ennemis. Le général en chefj témoin de ce fait d’armes, voulut que le brave jeune homme conservât le commandement du bataillon qu’il venait de sauver et d’illustrer ; mais Hervé n’était pas encore sorti du lit de douleur où ses blessures l’avaient jeté, quand le général Hoche, livré une première fois par sa fortune, toujours souriante et toujours prête à le trahir, passa de son camp victorieux dans les prisons du comité de salut public. Hervé perdait plus qu’un protecteur : les égards touchans et les attentions affectueuses que Hoche lui avait témoignés, tenant plus de compte du rapport de leur âge que de la différence du rang, lui donnaient le droit de prévoir et déjà de regretter un ami dans le chef qui lui était enlevé.

Ce fut à cette époque que Pelven apprit, par une lettre datée de Londres, que sa sœur Andrée, Mlle Bellah de Kergant et la chanoinesse avaient émigré en Angleterre sur l’ordre et par les soins du marquis ; quant au marquis lui-même, la lettre d’Andrée n’en parlait point. Hervé eut la pénible explication de cette réserve en voyant peu de temps après le nom de M. de Kergant figurer parmi les noms des chefs royalistes qui firent dans l’ouest une si redoutable diversion à nos guerres de frontière. À partir de ce jour, le jeune officier reçut à des intervalles rapprochés des lettres de sa sœur : le mystère de cette correspondance, qui ne pouvait s’entretenir que par des voies détournées, altéra la confiance que le patricien converti s’était d’abord attirée dans l’armée républicaine. Malgré les hautes qualités militaires qu’il continua de déployer, le demi-soupçon qui pesait sur lui le retint dans le commandement où ses premiers pas l’avaient élevé, commandement qui, à cette époque de rapides fortunes comme de chutes profondes, pouvait paraître subalterne à un jeune homme de mérite et de courage.

L’ennui de cette situation douteuse acheva d’assombrir le caractère de Hervé, qui s’était senti envahir dès long-temps par une invincible mélancolie. La fièvre d’enthousiasme qui avait en même temps inspiré et soutenu sa généreuse résolution s’était apaisée, une fois le sacrifice accompli ; car la nature, en permettant aux fibres de l’ame humaine de se tendre jusqu’aux tons aigus de l’enthousiasme, a limité la durée possible de cet effort, qui userait la vie en se prolongeant. Il ne restait à Hervé que le calme soutien d’une conviction élevée et ferme : c’était assez pour qu’il ne se repentît point, trop peu pour qu’il fût heureux. Il est donné à un petit nombre d’ames de trouver un bonheur qui leur suffise dans la mâle nourriture des idées, de la raison et des faits. La plupart ont besoin d’une sorte de superflu délicat qui, pour elles, est aussi le nécessaire. Trop faibles peut-être, il leur faut de temps en temps chercher un refuge et puiser de nouvelles forces dans des distractions d’une nature moins sévère ; douées peut-être aussi d’une organisation plus exquise, elles unissent à leurs aspirations viriles des penchans plus tendres qui veulent également être satisfaits.

Hervé n’avait connu toute la valeur de son sacrifice qu’après l’avoir consommé. Alors seulement ses sentimens, dégagés du tumulte de ses irrésolutions, lui étaient apparus dans toute leur sincérité. Il s’était aperçu, à la fidélité implacable de sa mémoire, de l’impression plus que fraternelle que les traits de Mlle de Kergant lui avaient laissée comme un souvenir vengeur. Quand même Hervé eût assez peu connu le caractère de Bellah pour conserver des doutes sur la façon dont elle devait apprécier sa conduite, les lettres d’Andrée l’auraient suffisamment édifié à ce sujet. Non-seulement MUE de Kergant n’ajoutait jamais aux lettres de son amie un mot de politesse pour l’homme qui avait été si long-temps son frère, mais il était de plus évident qu’Andrée elle-même se trouvait liée sur ce point par d’inflexibles prohibitions. C’est de quoi Hervé pouvait juger par la concision de cet invariable post-scriptum : « Bellah va bien. » Une seule fois Andrée osa étendre les limites de ce cruel bulletin, et à la suite de la formule habituelle : « Bellah va bien, » Hervé eut l’étonnement de lire ces mots : « Elle est belle comme une sainte. » On ne saurait dire pourquoi ce petit supplément, qui était bien d’une femme, irrita Hervé au point qu’il commença à prendre pour de la haine le sentiment violent que la pensée de Mlle de Kergant soulevait dans son cœur.

Cependant le 9 thermidor rendit le général Hoche à son pays. Appelé, peu de temps après, au commandement des côtes de Brest, il recruta ses forces de plusieurs corps détachés de l’armée du Nord. La 60* demi-brigade, dans laquelle servait Pelven, fut la première que Hoche songea à réclamer, et Hervé rentra en armes sur la terre natale. Il trouva en grande faveur auprès du général le jeune homme que nous connaissons sous le nom de Francis. Suivant les commérages mystérieux de l’état-major, la mère toute jeune encore de cet enfant s’était rencontrée avec le général républicain dans les prisons, et lui avait recommandé son fils en partant pour le terrible tribunal d’où l’on ne revenait pas. Soit simple piété pour le vœu d’une mère mourante, soit ressouvenir de quelque sentiment plus doux, il est certain que le général avait placé sur cette jeune tête une vive affection.

Un jour d’hiver de l’année 1794, Hoche, rejoignant son quartier général avec trois bataillons, fut attaqué sur les bords de la Vilaine par les blancs de Stofflet. Du haut d’un tertre où il se tenait pendant le combat, il vit tout à coup son jeune aide-de-camp enlevé, presque à ses pieds, par cinq ou six partisans. Au même instant, un officier républicain s’élançait, les rênes aux dents, au travers du groupe ennemi qui entraînait le brave enfant, et, soulevant le prisonnier par le collet de son habit, il rapportait ce trophée vivant jusqu’au pied de l’éminence, sur laquelle tout l’état-major battit des mains. Par cette prouesse chevaleresque, Hervé avait fortifié d’un sentiment de vive reconnaissance l’intérêt amical que Hoche lui témoignait. Quant à Francis, il avait conçu pour son libérateur une affection passionnée et enthousiaste.

Quelques semaines plus tard fut signée la première pacification de la Vendée et de la Bretagne. Hervé reçut alors une lettre de sa sœur, qui le priait d’obtenir pour elle et pour ses compagnes d’émigration la liberté de rentrer en France : elle demandait, en outre, qu’une escorte de soldats républicains les protégeât jusqu’à Kergant contre les chouans ennemis de la pacification, qui pourraient vouloir se venger sur elles de la part que le marquis avait prise à cet heureux résultat. Malgré le peu de fond qu’il faisait sur cette paix incomplète, Hoche n’imagina pas que la présence de deux ou trois femmes pût accroître les dangers que la Bretagne préparait encore à la république. Le 9 thermidor avait d’ailleurs fait succéder au régime de la terreur un système plus clément. Enfin le marquis de Kergant se trouvait au nombre des chefs royalistes amnistiés. Hoche n’hésita donc pas à faire cette innocente concession à un homme dont il était personnellement le débiteur, et dont le caractère lui inspirait une confiance absolue. — Le lecteur connaît maintenant les motifs qui amenaient sur la côte de F… le détachement de grenadiers républicains que nous y abandonnons depuis trop long-temps.

Le canot anglais touchait au rivage ; il entrait, porté par la marée haute, dans une petite anse que formait, au bas Je la grève, un groupe de rochers à fleur d’eau. Hervé et Francis s’approchèrent des rochers pour aider au débarquement, tandis que les soldats se rangeaient avec curiosité à quelques pas derrière eux. Seul le sergent Bruidoux était demeuré loin de là, étendu sur le dos, suivant de l’œil des mouettes dans l’espace, et protestant par sa pose dédaigneuse contre la scène de protocole qui menaçait de donner un démenti à sa science prophétique. Quand le canot fut à quelques pieds des récifs, les rameurs l’arrêtèrent brusquement : en même temps le jeune midshipman qui commandait l’embarcation sautait sur le banc de l’avant, et, saluant avec politesse : — Monsieur l’officier, dit-il tandis que Hervé portait la main à son chapeau, si vous êtes celui que je suppose, vous ne trouverez point mauvais que je vous demande vos titres avant de remettre entre vos mains le précieux dépôt qui m’est confié.

— Mais, monsieur, interrompit vivement une voix de femme dans le canot, je vous assure que c’est mon frère !

Hervé fit de la main un signe d’amitié à la jolie fille qui venait de parler ; puis, tirant un papier de sa poche, il le piqua au bout de son sabre, et le présenta au midshipman. Celui-ci lut alors à haute voix la commission qui était conçue en ces termes : « En vertu des pouvoirs qui me sont confiés par la convention nationale, j’autorise à rentrer et à séjourner librement sur le territoire de la république les citoyennes Éléonore Kergant, fille majeure, ci-devant chanoinesse, Bellah Kergant et Andrée Pelven, filles mineures, accompagnées des citoyennes Alix, Kado et Mac-Grégor, leurs domestiques officieuses. Signé Hoche. » Après avoir achevé cette lecture, pendant laquelle Mme Éléonore de Kergant avait cru devoir hausser les épaules à plusieurs reprises, le midshipman remit le papier à la vieille dame, et le canot vint toucher les rochers. Trompant l’empressement de Hervé, la chanoinesse s’élança sur le rivage eu faisant un plié Pompadour, puis elle se retourna en toute hâte et offrit tour à tour la main à chacune de ses compagnes d’exil. Soit hasard, soit cruauté préméditée de Mme de Kergant, ce fut Andrée qui débarqua la dernière.

— Mon frère ! s’écria-t-elle en sautant dans mes bras, de Hervé et en essuyant avec ses cheveux blonds les pleurs qui inondaient son visage en feu, vous voilà donc vous ; voilà enfin ! et, mon Dieu ! vous voilà comme je vous ai quitté… N’est-ce pas singulier, Bellah ? Moi, je craignais de le retrouver avec les cheveux tout gris !

— Mais, chère enfant, dit en riant Hervé, songez qu’il y a deux ans seulement que nous ne nous sommes vus.

— Seulement ! reprit la jeune fille ; mais je trouve que c’est bien assez de temps, cela, deux ans !

— Beaucoup trop, certainement, mais pas assez, ma chère, pour faire arriver un homme à la décrépitude.

— Enfin, tant mieux ; mais je le croyais, moi, dit Andrée en faisant la moue ; puis elle éclata de rire, sauta encore une fois au cou de son frère, et s’appuya sur son bras pour remonter la grève jusqu’au village. — La chanoinesse, de son côté, avait pris avec précipitation le bras de Bellah, comme pour déjouer toute tentative polie dont l’officier républicain eût pu concevoir la téméraire pensée.

À quelques pas de là, le guide breton était assis sur le plat bord d’une barque, tenant dans ses mains la main de sa fille, et lui parlant gravement dans la vieille langue de ses aïeux. La beauté en quelque sorte judaïque d’Alix empruntait un attrait particulier à l’élégance de son costume national. La majesté régulière de son visage, qu’illuminaient de grands yeux noirs, n’encadrait à ravir sous une coiffe bretonne, dont les blanches ailes relevées venaient se rattacher sur le haut de la tête. Rien dans la pose ou dans la façon de marcher d’Alix ne témoignait cet embarras qui donne souvent de la gaucherie aux mouvemens des femmes de condition inférieure.

Hervé ne put s’empêcher de remarquer avec quelle splendeur la plus humble de ses compagnes d’enfance avait tenu toutes les promesses de sa beauté naissante ; mais cette beauté soutenait mal la comparaison avec celle de Bellah, qui cependant offrait à peu près le même type, adouci par une culture d’intelligence plus délicate : c’était la même dignité, avec moins de parfum sauvage et une distinction de formes plus exquise. Bellah semblait être le second exemplaire d’une œuvre divine, empreint de plus de soin dans les détails que le premier, et gagnant en perfection ce qu’il pouvait avoir perdu en force primitive.

Tandis que le commandant Hervé continuait de gravir le rivage, écoutant avec ravissement la voix de sa jeune sœur, doux écho des années disparues, le petit aide-de-camp s’éloignait à pas lents, le cœur serré par cette tristesse que nous inspire une fête de famille dont nous n’avons pas le droit de prendre notre part.

Sganarelle.
Ah ! monsieur, c’est un spectre. Je le reconnais au marcher. (Molière, Festin de Pierre.)


Sur l’ordre de leur commandant, les soldats eurent bientôt repris les armes et formé leurs rangs. Les femmes montèrent les chevaux préparés pour elles et prirent place au milieu du détachement, qui sortit du village, précédé par le garde-chasse Kado. Afin de prêter le moins possible aux conjectures, Hervé, suivant les prescriptions du général, devait éviter de traverser les lieux habités, et la petite troupe se trouva bientôt engagée, sur les pas du guide gigantesque, dans des sentiers peine frayés au milieu de landes marécageuses ou d’arides bruyères. Hervé, quittant avec regret sa sœur, à laquelle la chanoinesse venait d’adresser une question impérative, rapprocha son cheval de celui du jeune aide-de-camp, qui marchait en tête de la caravane.

— Eh bien ! Francis, lui dit-il, avais-je tort de mal présumer de cette entrevue ?

— Mille fois tort, commandant, à moins que vous ne mettiez en balance dans votre cœur le cant d’une vieille tête à frimas et la tendresse expansive de cet ange qui est votre sœur.

— Non, sans doute ; mais maintenant que vous avez vu de vos yeux Mlle de Kergant, Francis, qu’en pensez-vous ?

— Elle est agréable, commandant Hervé.

— Vraiment ! agréable, lieutenant Francis ? Vous êtes modéré dans vos expressions, monsieur. Et l’accueil qu’elle m’a fait, avez-vous la bonté de le trouver agréable aussi ?

— Ni agréable, ni autrement, ma foi, car elle ne vous en a pas fait du tout ; mais votre sœur, Pelven, votre charmante sœur…

— Ma charmante sœur, interrompit Hervé avec un peu d’humeur, n’a pas besoin d’être défendue, n’étant pas attaquée, que je sache.

Francis ne répondit point et regarda Hervé avec une expression de surprise et de chagrin qui calma aussitôt l’emportement du jeune homme. — Pourquoi diantre aussi, reprit-il en riant, me répondre Andrée quand je vous parle Bellah ? Mais là véritablement, mon cher Francis, avouez que Mlle de Kergant est d’une beauté en quelque sorte effrayante.

— Effrayante est le mot, dit Francis. Je lui avais, il y a un moment, ramassé sa cravache. Elle m’a remercié en fixant ses yeux sur les miens avec une telle précision de regard, que j’en ai frémi jusqu’à la plante des pieds. J’ai voulu lui riposter par une phrase de politesse, mais je n’ai pu émettre qu’une manière de grognement sourd, et je vous confesse que je lui en garde rancune. C’est une beauté extraordinaire sans doute, mais qui étonne plus qu’elle ne louche. Quelle différence, mon cher Pelven, avec…

— Avec la chanoinesse, dit vivement Hervé : assurément la différence est notable ; je vous loue de l’avoir remarquée.

Tout en causant, les deux jeunes gens avaient pris un peu d’avance sur le reste de l’escorte, qui gravissait en ce moment la pente escarpée d’une colline ; le paysage était formé par une chaîne de croupes nues, entre lesquelles des ruisseaux couraient à travers des roches. La ligne des uniformes qui ondulait en suivant les détours des sentiers, l’aspect gracieux de la cavalcade féminine, les voiles flottans, les plumes blanches que le vent agitait sur le léger feutré des amazones, cette vie, ce mouvement et ces couleurs dans ce site sauvage offraient une scène d’un intérêt pittoresque qui n’échappa point aux deux officiers. — Voyez donc, Pelven, s’écria Francis, ne vous faites-vous pas à vousmême l’effet d’un enchanteur qui emmène captive une nichée de princesses, avec la reine douairière, s’entend ?

— Je me ferais plutôt l’effet d’un enchanté que d’un enchanteur, répliqua Hervé. Je vous dirai de plus, Francis, que je n’aime pas ce pays perdu ; je n’ai qu’une confiance très bornée dans notre guide ; c’est, à sa façon, un très honnête homme, mais royaliste comme le tigre royal lui-même. Je vous prie de le surveiller. Tenez, par exemple, que fait-il là-bas, je vous le demande ?

Le garde-chasse suivait alors la corniche d’une lande coupée à pic sur sa droite, et s’arrêtait de temps en temps pour pousser du pied des fragmens de rocher dans l’abîme invisible de la vallée.

— Mais, dit Francis, à ce qu’il me paraît, le citoyen Kado se divertit de la plus innocente façon..

— L’innocence même du divertissement m’est suspecte, reprit Hervé. Un homme d’une physionomie et d’un caractère aussi graves ne se livre point sans raison à des jeux d’enfant. Tenez, il écoute à présent ; il vient de pencher la tête du côté du précipice.

— Bon ! il écoute le bruit de ses pierres qui ricochent de rocher en rocher. Je vous dis que ce digne sauvage a le goût des plaisirs simples…

— Silence ! interrompit Hervé, en touchant le bras du jeune lieutenant. N’avez-vous pas entendu ?…

— Entendu quoi ?

—On a sifflé, et j’ai vu le guide échanger un coup d’œil avec la chanoinesse.

— J’ai bien entendu en effet quelque chose comme un sifflement ou comme le souffle du vent dans les bruyères. Quant à l’œillade entre la chanoinesse et le Sauvage, je l’ai perdue et je la regrette ; mais, en vérité, commandant, je ne comprends rien à vos appréhensions. Ne sommes-nous pas suffisamment protégés par la présence de votre sœur ? Pouvez-vous supposer qu’elle ait trempé dans un complot dont son frère serait la première victime ?

— Elle pourrait n’en rien savoir.

— Et puis, j’ai beau considérer la tête poudrée de la chanoinesse, je vois bien qu’elle ressemble à une enseigne de marchand de cannes sur laquelle il a neigé, mais je ne saurais croire qu’il y puisse germer une idée sanguinaire.

— La vieille dame est madrée, lieutenant, quelle que puisse être sa tête, et je ne doute pas qu’elle n’ait fort politique en Angleterre. Peut-être, telle que vous la voyez, a-t-elle commercé directement avec Pitt.

— Je plains Pitt, dit Francis.

— Soit ; mais, parmi les idées qui auraient pu éclore sous ce crâne de chanoinesse, que diriez-vous de celle-ci, je suppose ? En attirant dans un guet-apens l’escorte du commandant Hervé, et en épargnant toutefois ledit commandant, on ferait peser sur lui un soupçon de complicité qui le compromettrait sans ressource aux yeux de la république, et de la sorte il se trouverait rejeté bon gré mal gré dans la sainte cause royaliste. Hein ?

— Hum ! dit Francis, voilà qui est spécieux ; mais, pour avoir Une pareille pensée, il faudrait qu’ils ne connussent pas le commandant Hervé.

— La passion pourrait les aveugler au point de me faire cette injure. Au reste, ce sont là de folles idées ; je voulais vous rappeler seulement qu’après tout nous sommes en pays ennemi, et qu’il est convenable d’avoir les yeux ouverts.

— Soyez tranquille, commandant, je veillerai sur le guide, sur la reine-mère et même sur…

— Ma charmante sœur ? demanda doucement Hervé.

— Non, monsieur de Pelven, non ; — j’aimerais autant soupçonner la statue même de l’innocence ; je voulais parler de cette belle fleur sauvage, de la allé du garde-chasse.

Andrée, en se rapprochant de son frère, mit fin à l’entretien des deux jeunes gens. On était au milieu de la journée : la caravane suivait les courbes d’un sentier des deux côtés duquel s’étendait à perte de vue une plaine d’un aspect désolé : des touffes de grands genêts de la hauteur d’un homme prêtaient seules, par intervalle, une apparence de culture à ce désert breton ; çà et là sortaient du sol dépouille des arêtes de granit recouvertes de noirs lichens. Cinq ou six chaumières étaient perdues au centre du plateau ; mais ces enseignes de la présence des hommes n’avaient rien de rassurant pour l’œil du voyageur : elles portaient un caractère misérable et sombre qui était fait pour ajouter un sentiment d’alarme aux ennuis de la solitude.

La caravane fit une halte d’une demi-heure dans cette triste oasis. Devant la porte de la cabane qui était la plus voisine du chemin était assis sur un escabeau un jeune homme déguenillé, à l’œil hagard et aux traits flétris : il exposait alternativement chacune de ses mains aux rayons du soleil avec une mine de satisfaction stupide. À C’est mon pauvre gars que le bon Dieu a frappé, » dit une vieille femme qui était sortie de la cabane en voyant Hervé s’approcher d’un air d’intérêt. Hervé mit une pièce d’argent dans la main de la malheureuse mère et s’éloigna de cet affligeant spectacle ; mais, s’étant brusquement retourné quelques minutes après, il fut surpris de voir le pauvre gars engagé dans une conversation animée avec le garde-chasse : il étendait les bras vers le nord, et lui parlait avec une extrême volubilité. S’apercevant que les regards de Hervé étaient fixés sur lui, il retomba soudain dans son attitude hébétée. — Quelle pitié ! n’est-ce pas, monsieur ? dit Kado en passant à côté du jeune commandant. Celui-ci ne répondit rien ; mais, se défiant d’un idiot si intelligent, il veilla à ce qu’il ne pût renouer ses relations avec le guide.

On ne tarda pas à se remettre en marche, et les heures s’écoulèrent sans qu’aucun incident nouveau vint confirmer les soupçons de Pelven. Le soleil touchait à son déclin ; Francis, éprouvant le charme particulier à cet instant du jour, se livrait avec une gaieté expansive à la facile poésie de son âge. Il composait à haute voix, chemin faisant, une sorte de ballade en style de chevalerie où chacun des personnages de l’expédition avait son rôle. Hervé ne pouvait s’empêcher de sourire à l’improvisation épique de son jeune ami, et au caractère à la fois héroïque et burlesque qu’elle lui prêtait.

S’arrêtant tout à coup au nom de la fille des Mac Gregor, ainsi qu’il appelait la femme de chambre écossaise : — Savez-vous, dit Francis, qu’elle me paraît la femme de chambre la plus discrète et l’Écossaise la plus voilée qu’on puisse voir ? J’ai le regret de vous dire, commandant, que je ne lui ai trouvé aucun air de ressemblance avec la caricature rousse que vous m’aviez donnée pour son portrait.

— Je vous ai dit, Francis, que je ne l’avais jamais vue, et j’ajoute que, si elle continue de voyager avec la même chasteté, je ne la verrai jamais.

— J’ai été plus heureux, dit Francis. Une trahison du vent m’a laissé entrevoir un ovale gracieux et une double batterie de perles de la plus belle eau. Quant à la cambrure de la taille et à la finesse des mains, vous pouvez en juger comme moi.

— Il me semble, sire chevalier, dit en riant Hervé, que ceci regarde nos écuyers.

À quelques pas de là, comme pour justifier les paroles de son commandant, le sergent Bruidoux, qui pouvait passer pour l’écuyer principal de l’aventure, charmait les ennuis de la marche en traitant à fond la question effleurée par ses supérieurs. — Il y a, disait Bruidoux, qui aimait à pérorer vaille que vaille sur toutes les matières, il y a des femmes de toutes sortes. Il y en a qui attirent le regard par leur embonpoint, et il y en a qui sont faites comme des sabres de cavalerie. Les unes sont brunes et les autres sont blondes. Il y en a qui ont de la pudeur et d’autres qui n’en ont pas, et je dois te dire, pour ton instruction, Colibri, que celles qui en ont le plus sont, la plupart du temps, celles qui en ont le moins.

— Comment cela, sergent ? dit Colibri, que cette révélation était faite pour surprendre.

— Comment ? le voici : tiens, Colibri, je suis curieux de savoir ce que tu penserais, toi, si tu voyais à l’improviste une femme nue dans un bois ?

Cette image hypothétique couvrit d’une teinte écarlate le visage de Colibri. — Dame ! sergent, répondit-il en se dandinant avec une sorte de pruderie, je penserais… une femme nue dans un bois, sergent ?

— Oui, dans un bois ; voyons, quelle opinion prendrais-tu d’elle ?

— Sergent, je crois que j’en prendrais une opinion un peu drôle.

— C’est cela, reprit Bruidoux. Eh bien ! moi qui te parle, j’ai vu dans les bois du Canada des citoyennes qui étaient aussi peu vêtues que mon nez, et je puis t’assurer, Colibri, que ces créatures étaient mieux défendues par leur simple innocence que par une redoute de cent vingt canons du plus fort calibre. C’est ce qui te prouve, mon garçon, le peu de cas qu’il faut faire des aunes d’étoffe et des momeries, quand il s’agit de passer l’inspection d’un objet. Et, pour en revenir à la citoyenne écossaise en question, je te dirai que toutes ses cachotteries me font tout juste autant d’effet moral qu’une prune verte, et que, si je ne devais fidélité à une certaine payse dont le nom respectable est inscrit sur mon bras gauche, j’aurais déjà offert mon cœur et ma main, n’importe laquelle, à ladite citoyenne.

— Ainsi, dit Colibri, vous croyez, sergent, que, malgré son voile et tous ses falbalas, elle ne s’offenserait pas d’une proposition qui lui serait faite avec civisme et politesse ?

— Il t’est loisible de t’en assurer, Colibri.

— Mais n’y voyez-vous réellement aucun danger, sergent ?

— Je n’y en vois réellement que deux, reprit Bruidoux : c’est, primo, que la princesse ne te coupe la figure, et, secundo, que le commandant ne te passe son sabre au travers du corps ; mais que cela ne t’arrête pas, mon garçon. Tel que tu me vois en ce jour, sache que je serais moi-même une pauvre espèce d’individu, si je n’avais commencé, en amour comme en guerre, par être étrillé avec des circonstances dont le détail te ferait frémir. Je ne t’en citerai qu’une : c’était en 85 ; elle était brune comme le diable ; elle s’appelait Loïsa, et n’avait que le tort d’appartenir à une famille princière…

Dès le début de cet épisode intime, Bruidoux fut subitement interrompu par des exclamations qui partaient coup sur coup de tous les points de la colonne. La nuit était tout-à-fait tombée, mais très claire : on était arrivé sur le revers d’une lande montueuse, et on commençait à en descendre le versant ; le fond de l’étroite vallée qu’on avait sous les yeux disparaissait à moitié sous les ténèbres, à moitié sous le voile de blanches vapeurs qui s’élevaient des marécages. À une demilieue environ, on apercevait, sortant du sein de la brume, le sommet indécis d’une colline, et, plus haut, se dessinant nettement sur le ciel, la masse noire et déchirée d’une ruine féodale. Sur un par de mur isolé s’ouvraient, avec une sorte de clairvoyance fantastique, deux fenêtres ogivales emplies des pâles clartés de la lune, dont le disque était invisible. Hervé et Francis avaient fait halte les premiers devant cette apparition. Les femmes, obéissant à un vague sentiment de terreur, avaient serré leurs rangs et s’étaient rapprochées des deux officiers.

— N’est-ce pas là, mademoiselle, dit le commandant Hervé en se tournant vers l’Écossaise, qui avait enfin soulevé son voile, n’est-ce pas là un paysage de votre patrie ? —La jeune fille s’inclina sans répondre.

— Mon frère, demanda Andrée, devons-nous véritablement passer la nuit dans cette horreur qui nous regarde là-bas ?

— Vous savez, ma chère, dit Hervé, que je n’ai trempé en rien dans votre itinéraire ; il faudra vous en prendre à l’honnête Kado, si votre chambre à coucher vous déplaît.

— Je mourrai de frayeur là-dedans, je vous assure, reprit Andrée.

— J’espère, dit la chanoinesse sur le mode pointu et solennel qui distinguait son élocution, j’espère que M"0 de Pelven sera vite réconciliée avec ce vieux château, quand elle saura qu’il a été construit par ses braves ancêtres, et que c’est le plus ancien patrimoine de sa famille.

— Bon ! s’écria Andrée, grand merci ! Il ne manquait plus que cela. Mes braves ancêtres, madame ? Eh bien ! la petite-fille de mes braves ancêtres est une poltronne, voilà tout. Mon Dieu ! et moi qui ai tous leurs portraits dans la tête ! Je suis bien sûre de les voir défiler toute la nuit à la queue leu leu, depuis Olivier aux grands pieds jusqu’à Geoffroy barbe torte.

— Et quand vous les verriez, ma chère, interrompit une voix dont le timbre singulièrement doux et grave accéléra tout à coup les mouvemens du cœur de Hervé, qu’en pourriez-vous redouter ? Vous êtes leur descendante loyale ; vous avez conservé l’honneur de leur nom et la fidélité de leurs croyances… Ce n’est pas vous, Andrée, qui devez craindre de voir en face ceux qui ont su vivre et mourir pour leur Dieu et pour leur roi.

Le jeune commandant républicain avait senti le sang lui monter au visage.

— Si je connais l’histoire de ma famille, dit-il d’un accent un peu ému, plus d’un, parmi ceux dont parle M"0 de Kergant, est mort en combattant contre le roi pour sa patrie:la patrie d’un Breton, dans ce temps-là, c’était la Bretagne; aujourd’hui, c’est la France.

En achevant ces mots, Hervé poussa son cheval dans le sentier raboteux qui descendait en serpentant sur le revers de la colline. Francis, après avoir donné au détachement l’ordre de reprendre la marche, rejoignit son ami. — Vous aviez raison, commandant, dit-il, ce n’est pas une femme ordinaire ; sa voix a je ne sais quelle sonorité pénétrante qui surprend l’ame. J’admire que vous ayez pu lui répondre. Moi, j’aurais pris la fuite.

— Elle me hait, murmura Pelven, elle me hait, et, ce qui est pire, elle me méprise.

— Qu’elle ne vous aime pas, commandant Hervé, cela se peut, quoique le contraire soit possible aussi ; mais Eh bien ! qu’est-ce qui

prend au guide ? Le voilà qui fait des signes de croix à tour de bras.

— Quelque superstition bretonne ! dit Hervé. S’étant alors approché du guide, il crut l’entendre prier à voix basse, et il le vit porter avec ferveur à ses lèvres les médailles d’un énorme chapelet. Étonné de cet accès subit de dévotion, le jeune homme posa doucement sa main sur l’épaule du guide, qui tressaillit. — Pardon, mon ami, dit Pelven ; mais ce chemin est difficile, et nous avons besoin de tout votre zèle. Le moment est mal choisi pour vous absorber dans vos prières.

— Ce n’est pas au fils de ceux qui dorment là-bas, répondit gravement le Breton en étendant la main vers le château ruiné, de dire qu’il n’est pas bon de prier, quand on descend dans la vallée de la Groac’h.

— Vous savez, Kado, que je n’ai jamais habité cette contrée : j’ignore absolument les mystères de cette vallée, dont j’entends le nom pour la première fois.

— C’est un mauvais temps, mon maître, dit le garde-chasse avec une sorte d’emphase solennelle, quand l’oiseau s’égare dans le buisson où son père et sa mère ont chanté sur son nid.

— Kado, interrompit Hervé avec sévérité, nous avons été amis autrefois ; ne me le faites pas oublier. Je vous demande si cette vallée présente quelque danger particulier, pour que vous jugiez bon de le conjurer ?

— Ce vallon est hanté, dit Kado en baissant la voix et en approchant le chapelet de sa bouche.

— Que ne preniez-vous une autre route ? N’accusez que vous de vos ridicules frayeurs.

— Je n’éprouve point de frayeur, répondit le Breton… J’ai traversé seul, la nuit, bien des vallons hantés, et je n’ai jamais eu peur. Ma conscience est entre eux et moi. Celui dont la conscience est tranquille, les pierres ne dansent pas devant lui. Laissez-moi prier, monsieur Hervé, car je ne prie pas pour moi.

— Et pour quel criminel priez-vous donc, maître Kado ?

Cette question était adressée sur un ton de colère et de menace que le guide sembla dédaigner, car il répondit aussitôt sans aucun trouble, bien que sa voix parût adoucie par une nuance de tristesse : — Je priais, mon maître, pour ceux qui ont oublié leurs prières en apprenant à menacer ceux du pays qui les ont bercés tout petits sur leurs genoux.

Cet appel fait à de chers souvenirs par une voix autrefois amie amollit soudain jusqu’à l’attendrissement la fierté du jeune homme. Par un singulier caprice de son ame, il se trouva plus sensible à la réprobation naïve de ce paysan, dont il connaissait la rude probité d’intelligence, qu’à l’anathème tombé des lèvres de Bellah. Il ne put même résister au désir de combattre les préventions au nom desquelles cet homme simple l’avait condamné.

— Vous avez raison, mon pauvre Kado, reprit-il, c’est un temps malheureux que celui qui rend ennemis les enfans de la même terre et de la même maison ; mais à qui la faute ? Vous qui avez l’ame droite et qui me connaissez, pouvez-vous croire que j’aie renoncé à toutes mes affections sans être entraîné par quelque devoir nouveau dont Dieu me faisait une loi ?

— Il n’y a pas de devoirs nouveaux, dit Kado d’un ton sentencieux : ce qui était juste pour mon père est juste pour moi. La vérité ne change pas.

— Et pourtant, reprit Hervé, je vous ai entendu conter à vous-même que dans un temps bien éloigné de nous les gens du pays priaient devant des pierres comme des païens.

— Oui, mon maître.

— Eh bien ! c’était la vérité pour eux ; puis, quand la religion de la croix fut connue, les premiers qui renoncèrent aux faux dieux pour suivre la loi nouvelle furent appelés infidèles et traîtres. On leur donna ces noms que vous me donnez, et on leur dit ce que vous me dites : que la vérité ne change pas. Elle avait changé cependant.

— C’est que la loi de l’Évangile était bonne, dit le Breton en hochant la tête : celle-là n’ordonnait pas aux hommes de dépouiller et de tuer leurs frères.

— Elle leur ordonnait, répliqua Hervé avec force, de se traiter les uns les autres comme des enfans du même sang, des créatures de la même argile, et c’est parce qu’il y a des hommes orgueilleux qui ont oublié cette loi, qui se sont crus d’une nature supérieure à celle de leurs frères, et qui les ont méprisés et opprimés, c’est pour cela que la cause de la vérité et de la justice est avec ceux qui combattent ces hommes.

— Si je vous entends bien, mon maître, dit le garde-chasse, qui avait prêté une attention extraordinaire aux paroles du jeune officier, ces hommes sont ceux que nous appelons les seigneurs, les gentilshommes ; mais tous vos pères, à vous, ont été seigneurs. Vous dites donc que vos pères étaient criminels ?

— Mes pères, mon vieil ami, se croyaient justes en agissant comme ils le faisaient. Dieu a éclairé le temps où nous vivons d’une lumière qu’il avait refusée à leur temps. J’aurais été coupable, moi, de rester attaché par mon intérêt aux coutumes de mes pères, quand ma conscience me montrait l’iniquité de ces coutumes. Ils ont fait leur devoir, et je fais le mien.

— Ce sont, dit Kado, des idées qui ne m’étaient jamais venues. — Puis il réfléchit un moment avant de reprendre : — Je n’ai jamais étudié, monsieur Hervé, comme vous savez, et j’ai bien de la peine à signer mon nom ; mais j’ai l’habitude de penser souvent à ce que j’entends dire, excepté aux choses de la religion, qui n’appartiennent qu’au bon Dieu. Eh bien ! mon maître, on dit que vous voulez qu’il n’y ait plus ni grands ni petits, ni riches ni pauvres, mais que tout le monde soit égal. Là-dessus, j’ai à vous dire que cela ne se peut pas : le bon Dieu a fait des forts et des faibles, des gens qui ont de l’esprit et d’autres qui n’en ont pas, des vaillans et des paresseux ; vous aurez beau détruire des créatures, vous ne referez pas la volonté de Dieu.

— Vous pouvez ajouter, mon vieux Kado, que nous serions de misérables fous, si nous avions de pareilles idées. Loin de penser à changer ce que Dieu a fait, nous tâchons, autant qu’il est possible à des hommes, de régler notre justice sur la sienne. La religion vous dit-elle, Kado, que Dieu damne les enfans dans le ventre de leur mère ? Non, n’est-ce pas ? Il jette les hommes sur la terre avec la liberté de s’y conduire bien ou mal, et il attend, pour les juger, qu’ils aient vécu. Eh bien ! notre république veut de même qu’aucun homme ne soit condamné au désespoir pour le seul fait de sa naissance, mais que chacun puisse librement exercer les dons qu’il a reçus de Dieu, afin de mériter par ses propres œuvres d’être heureux ou malheureux ; notre république prétend que tous ses enfans aient un droit égal à la servir et à l’honorer en s’honorant eux-mêmes, car sa première loi est que le travail profite à qui a la peine.

— Ce sont des choses qui paraissent justes, dit le Breton d’un air méditatif. Il y a sûrement du bon et du beau dans tout cela. Ce n’est pas ce qu’on nous avait dit. Je vous remercie d’en avoir causé avec moi. Je vous ai vu tout enfant, monsieur Hervé ; c’est moi qui vous ai fait tirer votre premier coup de fusil ; vous étiez un brave brin de gentilhomme. Les hirondelles s’en vont quand la mauvaise saison arrive. Je suis bien content de savoir que vous avez eu une autre raison pour nous quitter. J’aurai le cœur moins gros en pensant à vous maintenant.

Kado fit quelques pas en silence et la tête baissée ; puis il ajouta avec mélancolie :

— Je suis trop vieux. Si j’étais plus jeune, j’aimerais à réfléchir làdessus, car il y a du bon el du beau ; mais à mon âge, voyez-vous, mon maître, si je voulais m’ôter du cœur tant de choses et de gens que j’y garde au fin fond depuis si long-temps, j’aurais beau avoir mieux pour les remplacer, je sens bien que j’en mourrais. N’en parlons donc plus, je vous prie.

— Donnez-moi votre main, Kado, dit Hervé. Et il serra d’une étreinte cordiale la main tremblante d’émotion que le vieux garde chasse lui tendit avec une surprise empressée.

En se retournant, Hervé aperçut le petit aide-de-camp à ses côtés.

— Que me disiez-vous donc, Kado, reprit-il, de ce vallon de la Groac’h, comme vous l’appelez ?

— Je disais, mon maître, qu’il est hanté.

— Hanté ! Que signifie cela, commandant ? dit Francis.

— Cela signifie, mon cher lieutenant, que le vieux Guillaume, autrement dit le diable, tient cour plénière dans cette vallée, et que vous allez probablement y voir se trémousser au clair de lune des groac’h, c’est-à-dire des fées, et des corindons qui sont de petits bouts de citoyens, sorciers de leur métier.

— Bon ! reprit en riant Francis. Nous allons donc rire. Je me fais une véritable fête… Un geste et une exclamation du garde-chasse, qui s’était arrêté tout à coup, firent taire le jeune homme. La petite caravane était alors aux deux tiers environ de la descente, et continuait de suivre lentement le sentier tortueux et escarpé qui dégénérait en un véritable escalier de rochers. Malgré leur confiance dîins leurs montures, qui, comme tous les chevaux de nos côtes montagneuses, avaient la même sûreté d’allure que les mules des sierras espagnoles, les femmes et les soldats eux-mêmes, donnant toute leur attention aux difficultés de la route, gardaient un profond silence. L’exclamation du guide et l’entretien qui suivit purent donc être entendus et commentés jusque dans les derniers rangs de la colonne.

Kado s’était arrêté, le bras levé et le cou tendu, dans l’attitude d’un homme qui attend que ses oreilles lui confirment quelque grave événement.

— Qu’y a-t-il ? dit Hervé avec précaution.

— Je m’étais trompé, répondit Kado, et j’en remercie le bon Dieu ; car, bien que je n’aie rien vu de semblable de mes yeux… Le guide s’interrompit brusquement, et, frissonnant de tousses membres comme en proie à une puissante terreur : — Non, non ! reprit-il, je ne me trompais pas ; ce sont elles ! Écoutez, mon maître !

Pelven et tous ceux qui le suivaient prêtèrent l’oreille. Ils entendirent alors distinctement un bruit de coups sourds et réguliers, assez semblable au son que ferait un marteau frappant sur une enclume de bois. Les coups cessaient par intervalles, puis reprenaient avec la même force. Des bruits pareils semblaient s’élever à la fois de plusieurs points du vallon.

— Quel diantre de bruit est-ce là ? dit Francis. On dirait des femmes qui battent du linge.

— Oui, répondit le garde-chasse sur un ton grave et triste, elles battent le linge des morts. — En même temps, il découvrit sa tête, leva les yeux vers le ciel, et commença une prière à voix basse.

Hervé se trouvait dans un embarras pénible : il sentait la nécessité de couper court à cette scène, qui pouvait être d’un effet contagieux sur l’esprit des femmes, et même sur l’intelligence de quelques-uns de ses soldats ; mais tout moyen violent lui répugnait vis-à-vis de l’homme avec lequel il venait de renouer si fortement une ancienne amitié. Au milieu de ses irrésolutions, il se sentit légèrement presser le bras. — Mon frère, murmura la voix caressante d’Andrée, vous allez me gronder ; mais je vous dirai que j’ai des frissons terribles… Ce sont des lavandières de nuit, ne le croyez-vous pas ?

— Allons, folle ! répondit Hervé en riant ; puis, se penchant à l’oreille du garde-chasse : — Mon bon Kado, lui dit-il tout bas, marchez, je Vqus en prie. N’effrayez pas ma sœur. — Kado regarda un moment le jeune homme avec indécision, et soupira longuement, après quoi il se remit en marche en roulant un chapelet entre ses doigts. Hervé se retourna alors vers les soldats : — Mes enfans, leur cria-t-il gaiement, il paraît qu’il y a en bas des ci-devant lavandières ; mais vous savez que la république ne les reconnaît pas : ainsi, en avant !

— Mon commandant, répondit Bruidoux, voici d’ailleurs Colibri qui va leur donner de l’ouvrage avec ses six douzaines de bas de soie. — Rassuré sur l’état moral de sa troupe par les rires qui saluèrent la plaisanterie du sergent, le commandant Hervé reprit avec plus de tranquillité sa place à côté de Francis.

Cependant, à mesure qu’on approchait du bas de la lande, les sons, bizarres qui s’élevaient de la vallée déserte devenaient de plus en plus distincts, imitant, à s’y méprendre, le retentissement particulier d’un battoir sur du linge mouillé, et quelquefois aussi le bruit plus sec du bois heurtant la pierre.

— Puis-je vous demander, commandant, dit Francis, quelle espèce d’animal est au juste ce qu’on appelle une lavandière, en terme de grimoire ?

— Les lavandières, lieutenant, sont des femmes diaboliques qui, sur le minuit, font une lessive de linceuls. On ajoute qu’elles prient les passans de les aider à tordre leur linge, et qu’en ce cas, le seul moyen de salut, c’est de tordre avec soin du même côté que ces dames ; si on tord à rebours, on est rompu.

— Ahi ! dit Francis, merci de l’avis, commandant. Je voudrais savoir maintenant à quelle cause vous attribuez, dans votre for, la musique ridicule qui afflige nos oreilles, car voilà le brouillard qui se dissipe ; la lune éclaire en plein la vallée, et je n’y vois réellement aucune apparence d’habitation.

— En effet ; mais il y a un coin du vallon que nous ne pouvons apercevoir d’ici, à cause de ce rocher que nous tournons. Il suffit d’un petit berger frappant les pierres du chemin avec un bâton pour produire ce bruit.

— Ma foi, je ne crois pas, commandant, à moins que vous ne supposiez une douzaine de petits bergers avec une douzaine de gros bâtons.

— Ne pourrait-il pas y avoir quelque cascade par là ?

— Jamais cascade n’eut une sonorité de ce genre. Voilà qui est extrêmement bizarre après tout. Cela sent diablement le soufre par ici, ne trouvez-vous pas, Pelven ?

—Nos oreilles nous servent mal la nuit, reprit Hervé répondant à ses propres pensées. Ces coups sont certainement extraordinaires. Croyezvous aux esprits, Francis ?

— Mais je commence, mon commandant. Tenez, c’est absurde, mais je suis ému.

— Chut ! dites-le tout bas au moins, mon garçon. Eh bien ! franchement, j’allais m’émouvoir aussi quand j’ai découvert le mot de l’énigme. Cette vallée a un écho qui répète le bruit du sabot des chevaux sur le rocher ; j’ai vingt fois entendu des échos aussi…

— Sur ma vie ! s’écria Francis, lavandières ou diables, les voilà ! Les deux officiers étaient alors arrivés de l’autre côté du rocher qui

leur avait caché jusqu’à ce moment une partie de la vallée. Hervé jeta les yeux sur le point que Francis lui désignait, et aperçut avec stupéfaction, à une distance de quelques centaines de pas, un groupe de femmes vêtues de blanc, les unes agenouillées devant des flaques d’eau, les autres paraissant étendre du linge sur des touffes d’herbes marécageuses. — Quelques cris étouffés et des murmures confus apprirent en même temps à Hervé que les femmes et les soldats venaient de découvrir cet étrange spectacle.

— Ah çà ! Colibri, dit Bruidoux, voici le moment de tirer tes bas de soie de ta malle.

— Hervé, s’écria Andrée, enlaçant de ses bras le corps de son frère, qu’est-ce que cela, au nom du ciel ?

— Ce sont des chouans, ma chère. On m’avait averti que je trouverais ces messieurs ici. Restez là et ne craignez rien.

Comme il achevait ce pieux mensonge, dont le but était de substituer l’émotion franche d’un danger connu aux hallucinations qui troublaient l’esprit de sa sœur, Hervé crut remarquer que la chanoinesse faisait un brusque mouvement de surprise, et fixait sur lui un regard pénétrant. Ce regard réveilla tous ses soupçons oubliés ; il se pencha vers Francis, et lui dit avec vivacité : — Voyez ! la chanoinesse ne montre aucune inquiétude ; c’est quelque piège.

— Ah ! tant mieux ! répondit le jeune garçon en respirant avec bruit. Chargeons-nous, commandant ?

Les deux jeunes gens, se retournant alors avec curiosité vers la vallée, virent que les lavandières continuaient leurs travaux, sans aucun souci apparent de la présence du détachement républicain. La contenance des soldats devenait inquiète.

— Ceci n’a que trop duré, murmura Hervé. Mesenfans, poursuivit-il à haute voix, nous allons leur faire plier leur linge. Chargez vos armes. — Mesdames, et vous aussi, Kado, demeurez derrière ce rocher, je vous prie. — On entendit le bruit des baguettes de fer dans les canons de fusil. Puis, les deux officiers, ayant formé leur troupe en un peloton serré, commencèrent d’avancer sur le sol humide de la vallée.

À mesure qu’ils approchaient des nocturnes ouvrières, soit illusion produite par la lumière incertaine de la lune, soit disposition particulière de leur esprit, les soldats voyaient peu à peu les formes et la stature de ces êtres inconnus croître jusqu’à des dimensions véritablement surnaturelles. Ils n’en étaient plus séparés que par un intervalle de quarante pas environ, quand tout à coup la troupe fantastique quitta son travail, et forma une ronde bizarre accompagnée d’une sourde incantation, pareille au bourdonnement d’une ruche. Hervé ordonna de faire halte.

— Hé ! là-bas ! cria-t-il, qui vive ? — Puis, après un court silence : — Je vous avertis, qui que vous soyez, reprit-il, que je ne veux pas exposer un seul de mes hommes dans cette sotte rencontre. Rendezvous, ou nous faisons feu. En joue, mes enfans.

— Gare l’eau ! murmura Bruidoux.

Les lavandières cependant continuaient leur ronde et leur mystérieuse mélopée.

— Allons, feu ! dit Hervé.

Dès que la fumée se fut un peu dissipée et que les soldats purent constater l’effet de la décharge, une vive hilarité éclata dans les rangs : on apercevait toutes les actrices du ballet fantastique étendues de leur long et sans mouvement sur la terre, assez semblables à ces nappes de toile blanche qu’on expose à la rosée de la nuit.

— Ça leur apprendra, dit Bruidoux, à danser des danses malhonnêtes au clair de la lune !

Cependant Hervé, se défiant d’un résultat aussi complet, fit recharger les armes, et ordonna aux grenadiers de conserver leur ordre de bataille, après quoi le détachement se remit en marche, précédé par les deux jeunes officiers. Ils n’avaient pas fait dix pas, quand soudain les formes blanches qui gisaient pêle-mêle sur le sol se relevèrent toutes à la fois et prirent le trot à travers la plaine, en sautant et en cabriolant avec un air de grande vitalité. — À moi, Francis ! cria Hervé, au galop ! et vous, mes enfans, en chasse, à volonté ! — En même temps, il enfonçait rudement ses éperons dans les flancs de son cheval, et s’élançait, côte à côte avec le jeune lieutenant, sur les traces des fugitives. Malheureusement le sol de la vallée était marécageux, et les chevaux s’embourbaient à tout instant dans des fondrières que les fantômes blancs avaient assez d’instinct ou de connaissance des lieux pour éviter. Les grenadiers s’étaient précipités en désordre à la suite de leurs chefs, et leur course, souvent interrompue, à laquelle se mêlait un concert de cris, d’appels, d’imprécations et d’éclats de rire, ajouta une nouvelle scène de sabbat à toutes celles dont le vallon hanté avait été le théâtre.

La troupe des lavandières, arrivée, moitié courant, moitié dansant, à l’extrémité de la vallée, commençait à gravir le coteau sur le haut duquel s’élevaient les grands débris féodaux. Hervé et Francis redoublèrent d’efforts, et eurent enfin la joie d’entendre sonner sous les pieds de leurs chevaux le terrain plus ferme de la colline. Pelven avait quelques pas d’avance sur son ami.—Commandant, cria Francis, attendez moi ! — Et voyant que Hervé continuait, sans l’écouter, l’escalade de la lande : — Prenez garde, reprit-il, vous allez vous enferrer ! Il y a peut-être une centaine de chouans là-haut.

— Quand il y en aurait cent mille avec le grand chouan lui-même, répondit Hervé que le dépit mettait hors de lui, par le diable, j’en tuerai un !

Au même moment, le jeune commandant atteignit le sommet de la rampe, et, apercevant les lavandières à une portée de pistolet, il poussa un cri de triomphe, car, sur le sol uni du plateau, la lutte devenait d’une inégalité qui paraissait décisive en faveur des cavaliers. Les fugitives, se sentant serrées de près, firent un détour sur la droite, et coururent de toute la vitesse de leurs jambes du côté des ruines ; mais Francis, prévoyant cette manœuvre, avait, tout en gravissant la colline, gagné du terrain dans la même direction, et Pelven le vit apparaître tout à coup à deux cents pas de lui, galopant de façon à couper la route aux lavandières, qui se trouvaient prises entre les deux officiers. Hervé les vit s’engager derrière un par de muraille isolé qui sortait des décombres d’une poterne extérieure ; mais, à sa vive surprise, bien qu’un large espace vide séparât ce par de mur du château, il ne les vit point reparaître de l’autre côté. Francis éprouva le même étonnement. — Elles sont cachées derrière ce mur ! s’écria-t-il. — Peu d’instans après, tous deux, faisant sauter leurs chevaux par-dessus les débris, vinrent tomber chacun d’un côté de la muraille isolée. Ils purent alors en voir les deux faces, et se convaincre que toute trace des lavandières avait disparu. Les deux jeunes gens descendirent aussitôt de cheval, s’agenouillèrent sur le sol, et se mirent à examiner la place, soulevant les décombres et frappant la terre de la poignée de leurs sabres ; mais, soit que la nuit, devenue plus obscure, déjouât leurs recherches, soit qu’ils eussent tort d’attribuer à l’ordre naturel des événemens la cause de cette disparition, ils ne découvrirent rien qui pût leur expliquer humainement l’issue désagréable de leur poursuite.

III.


Seigneur, j’ai reçu un soufflet.
(molière, le Sicilien.)


— Voilà, dit Hervé en se relevant, une comédie que je regretterai long-temps de n’avoir pu faire tourner au tragique.

— Mais je compte bien, commandant, qu’aussitôt nos hommes arrivés, nous allons effondrer le terrain jusqu’à la découverte du pot aui roses.

— Ce n’est pas mon avis ; outre que nous manquons des instrumens nécessaires, je ne me soucie ni de faire tuer mes grenadiers un à un par le soupirail d’une cave, ni de nous exposer aune nouvelle déconvenue, si, comme je le suppose, ces gens-là ont d’autres issues pour nous échapper. Il faut simplement faire bonne garde cette nuit pour tenir la fantasmagorie dans sa boîte jusqu’à demain.

— Soit, commandant ; mais la chanoinesse va rire de toutes ses pattes d’oie.

— À son aise ! nous rirons à notre tour, quand le temps en sera venu. Silence ! j’entends nos gens.

Les soldats accouraient, en effet, haletans et couverts de boue ; ils poussèrent des cris de joie en apercevant leurs officiers, et vinrent se ranger autour d’eux avec curiosité. Hervé leur conta, le prenant sur sa conscience, que les chouans avaient eu le temps de redescendre l’autre flanc de la colline avant qu’il eût atteint le plateau ; il indiqua même, sur un point de l’horizon, un bois de sapins où, disait-il, il avait jugé inutile de les poursuivre. Ces explications commençaient à l’embarrasser, quand il fut tiré de peine par l’arrivée des femmes et du guide. Andrée descendit de cheval et se jeta toute tremblante au cou de son frère, qui lui répéta brièvement la fable dont il venait de régaler les grenadiers. Puis, ayant laissé une sentinelle au pied de la muraille, sous prétexte de faire observer le bois de sapins, il prit le bras de la jeune fille et se dirigea vers le château, suivi de toute l’escorte.

— Mon enfant, dit Hervé à sa sœur, saisissant un moment où la chanoinesse ne pouvait l’entendre, sentez-vous encore dans votre cœur un peu d’intérêt pour moi ?

— Un peu d’intérêt ! Hervé, mon Dieu ! est-ce d’intérêt qu’il s’agit entre deux orphelins comme nous ? Dites de l’affection, — la plus vive, la plus tendre affection.

— Je vous remercie, ma chère Andrée ; vous effacez une triste idée de mon esprit.

— Quelle idée ?

— L’idée que ma sœur pouvait être complice de quelque entreprise contre mon honneur d’homme et de soldat.

— Votre honneur, Hervé ? c’est un mot sur lequel j’ai peur que nous ne nous entendions pas.

— Je vais donc vous l’expliquer comme je l’entends, moi, reprit sévèrement Hervé. Mon honneur consiste à servir jusqu’à la mort les couleurs que voici, et je dois vous dire, Andrée, que tout projet qui aurait pour but de me faire manquer à ce devoir tournerait à la confusion, au regret et au deuil de ceux qui l’auraient conçu.

— Au nom du ciel ! mon frère, dit Andrée en regardant Hervé de cet air étonné et candide qui, dans l’œil de la plus jeune femme, est souvent une tricherie, quel soupçon avez-vous donc contre moi ?

— Contre vous en particulier, aucun ; mais la scène qui vient de s » passer n’a pas été, j’en ai peur, aussi inexplicable pour toutes ces dame » que pour vous ; je crains qu’elle ne soit le prélude de jongleries moins innocentes, et c’est pourquoi je vous dis, afin que vous le répétiez, que je suis incapable de préférer jamais la vie à l’honneur de mourir avec mes soldats.

En entendant ces paroles qui lui révélaient la nature des appréhensions de Hervé, la jeune fille laissa échapper, comme malgré elle, un profond soupir : — Dieu merci ! s’écria-t-elle avec empressement, j’ai la certitude que vous et les vôtres ne courez pas plus de risques que nous-mêmes dans ce voyage. — Et, approchant ses lèvres de la joue de son frère : — Vous savez bien d’ailleurs, poursuivit-elle sur un ton de mystère, que nous sommes au moins deux ici qui ne faisons pas bon marché de votre vie, commandant.

Laissant cette goutte d’opium dans l’oreille du jeune homme soupçonneux, M’e de Pelven s’élança, en sautillant de degré en degré comme un oiseau, dans le vestibule du manoir abandonné.

L’édifice vaste et irrégulier que les gens du pays appelaient le château de la Groac’h portait l’empreinte des différons âges qu’il avait traversés depuis sa fondation. La masse principale des ruines, le haut donjon encore debout et les restes d’une enceinte crénelée gardaient l’imposant caractère d’une forteresse du xue siècle. Des constructions plus basses présentaient, dans la disposition particulière de leurs assises, les indices d’une époque d’architecture encore plus reculée, tandis que le bâtiment à pignon qui formait l’aile opposée au donjon semblait remonter à peine aux derniers temps des Valois. Cette partie de l’édifice était encore garnie de ses fenêtres et de ses balcons à feuillages de fer.

Ce fut dans ce pavillon que M, le de Pelven rejoignit Bellah et la chanoinesse. Elles parcoururent, guidées par le garde-chasse, les pièces délabrées qui composaient le premier étage. On fit à la hâte des préparatifs pour la nuit dans les deux chambres qui paraissaient offrir l’abri le plus sûr ; puis Kado servit aux femmes quelques provisions dont on s’était muni au dernier village qu’on avait traversé. Le repas fut court et silencieux. Andrée et Bellah ne tardèrent pas à se retirer dans la chambre qui leur était destinée. La chanoinesse partagea la sienne avec Alix, et la suivante écossaise prit possession d’un petit oratoire pratiqué dans une tourelle. Des lits de camp avaient été dressés à l’avance par la prévoyance de Kado, à qui avait été confié le soin de régler l’itinéraire de l’expédition.

Quand Bellah et Andrée se trouvèrent seules dans leur grande chambre, qu’éclairait une lampe de nuit, elles s’agenouillèrent d’un mouvement commun et prièrent quelque temps à voix basse. Andrée se releva la première, et, s’approchant d’une fenêtre, elle parut considérer avec intérêt ce qui se passait dans l’enceinte du vieux château. Les soldats avaient allumé çà et là des feux dont les lueurs tremblaient par intervalles au travers des ogives ou des cintres mutilés ; chacun s’établissait de son mieux pour la nuit. Sur la pelouse qui s’étendait devant la façade du manoir, le commandant Hervé se promenait seul, occupé sans doute à tourner et retourner dans son cerveau les derniers mots de sa sœur, avec cet enfantillage inquiet qui caractérise les amans. Tout à coup il s’arrêta et leva les yeux vers la fenêtre d’où Andrée l’observait. La jeune fille se rejeta vivement en arrière et se mit à marcher avec agitation dans sa chambre, en chiffonnant un mouchoir entre ses doigts. Bellah venait de quitter sa pieuse attitude, et, remarquant l’animation extraordinaire qui colorait le visage d’Andrée : — Qu’as-tu donc, ma sœur ? dit-elle avec anxiété. Pour toute réponse, Andrée repoussa la main qui essayait de prendre la sienne et continua de marcher rapidement en torturant son petit mouchoir.

— Qu’est cela ? reprit Bellah. Sommes-nous fâchées et à quel sujet ?

— Écoute, dit Andrée en s’arrêtant brusquement devant elle, cela ne peut durer. Je ne dormirai pas cette nuit ni les nuits suivantes, je ne dormirai plus jamais.

— Comment ! as-tu peur à ce point-là ? Mais voyons, ma mignonne, je suis avec toi… Tes braves aïeux ne songent guère à nous effrayer… D’ailleurs nous avons de la lumière, et tu sais que les esprits…

— Eh ! je me moque bien des esprits ! repartit Andrée en faisant claquer ses doigts : je me moqus bien de mes aïeux ! Je voudrais n’en avoir jamais eu.

À cette vive réponse, Mlle de Kergant leva vers le ciel sa prunelle suppliante, par le mouvement ravissant qui lui était familier ; puis elle reprit : — Mais alors qu’est-ce qui vous empêche de dormir et de me laisser dormir moi-même, mademoiselle ?

— Je n’en sais rien, dit Andrée.

Mlle de Kergant soupira, fit un geste à peine indiqué de compassion délicate, et répliqua enfin doucement : — Ma chère, moi non plus.

— Votre tante est un vieux dragon ! cria Andrée avec force.

— Ma sœur !

— Et vous en êtes un autre, Bellah.

— Allons, dit tranquillement Mlle de Kergant en adressant pour la seconde fois au ciel un regard digne de lui.

Andrée perdit toute patience.

— L’idée ne vous est pas venue, s’écria-t-elle, d’engager mon frère à souper avec sa sœur ! Non, vous l’avez laissé à la porte comme un chien. Mon pauvre frère ! comme nous le trompons ! Et voilà comme vous le traitez, encore !… Ta tante, c’est bien, je l’avais prévu… mais toi, toi qui sais combien Hervé te…

La capricieuse enfant parut hésiter à finir une phrase dont le regard doux et fier de sa sœur aînée semblait en même temps conjurer et dédaigner l’explosion.

— Je sais, moi, dit Bellah, que le commandant Hervé est le frère de ma plus tendre amie, et c’est parce que je le sais, Andrée, que j’ai pu faire violence à mes sentimens au point de traiter comme un étranger, moi noble et chrétienne, celui que je connais pour un apostat et pour un gentilhomme qui a forfait à son nom.

— C’est ainsi ! s’écria Andrée. Eh bien ! aussi vrai que vous venez en deux mots d’effacer dix ans d’affection, l’apostat et le félon va savoir à l’instant quel service vous attendez de lui. Il saura au moins qu’il n’est pas le seul traître ici. Laissez-moi passer !

— Andrée, dit Mlle de Kergant, vous ne ferez pas cela !

— Je vais le faire, reprit Andrée, dont les lèvres serrées annonçaient une ferme détermination. Vous m’avez fait rougir de mon frère ; je veux que vous rougissiez devant lui.

Bellah saisit avec une terreur suppliante la robe d’Andrée, et, tombant presque à genoux devant elle : — Par le nom de ta famille, dit-elle, par le salut de ton ame, reste, chère Andrée !

— Non, non ! vous avez été sans pitié, je le serai, répondit la jeune fille en frappant la terre du pied avec une sorte d’égarement. Laissezmoi.

En même temps elle s’élança vers la porte. Bellah se releva et se tint immobile ; ses traits avaient revêtu la pâleur d’un marbre tumulaire, mais son ame de feu se trahissait par l’éclair de ses regards et par la mobilité de ses narines enflées de courroux ; elle leva d’un geste royal l’index de sa main droite, et, parlant avec une solennité exaltée : — Andrée de Pelven, dit-elle, voilà l’hospitalité que vous donnez sous le toit de vos pères ! Ce lieu sera bien véritablement maudit désormais, grâce à vous ; mais, puisque cela est sérieux, puisqu’il faut que ce malheur arrive, retirez-vous à votre tour. J’épargnerai à vos lèvres la honte d’une délation, et vous verrez si je rougirai en appelant le martyre sur ma tête.

La jeune enthousiaste, les lèvres encore frémissantes, se dirigea avec dignité vers la porte contre laquelle Andrée était adossée, l’œil fixe et tout le corps tremblant. Au moment où Bellah la touchait pour l’écarter de sa route, la pauvre enfant cessa de trembler ; son gracieux visage se couvrit d’une pâleur mortelle, ses yeux se fermèrent, et elle glissa lentement jusqu’à terre. Bellah se laissa tomber à deux genoux, reçut dans ses bras la tête de son amie, et, couvrant de baisers le front et les cheveux de la frêle créature : — Sainte vierge Marie, dit-elle, qu’ai-je fait ? Andrée, ma sœur ! Mon Dieu ! pardonnez-lui… Secourez-la ! Pauvre cœur ! pauvre cœur ! C’est moi, Andrée… Il n’est rien arrivé, va ! Pauvre innocente, elle ne sait où elle est… Comment ai-je pu me fâcher avec elle ? Voyons, parle-moi… Je ferai ce que tu voudras, mais parle-moi, ma petite sœur !

Andrée revenait doucement à la vie sous cette pluie de caresses ; elle ouvrit les yeux, sourit comme un enfant qui s’éveille, et, appuyant un doigt contre sa joue : — Avoue, dit-elle, que tu l’aimes un peu !

— Bon ! elle rêve encore, dit ^Bellah. Voyons, te sens-tu mieux ?

— Je me sens mieux, si tu l’aimes ; je me sens plus mal, si tu ne l’aimes pas, reprit Andrée.

— Mon Dieu ! mon Dieu !

— Ton Dieu sera son Dieu, ta loi sera sa loi quand tu voudras. — Puis, se relevant vivement, et sautant au cou de Bellah : —’Écoute, continua Andrée, je ne te demande pas de lui crier par la fenêtre : Commandant, je vous adore ! Mais tu lui dois bien un dédommagement après toutes ses disgrâces 11 faut lui donner quelque chose. Voyons, quoi ?

— Rien, en vérité.

— Ah ! j’y suis, reprit la petite fille enlevant avec prestesse la plume blanche du chapeau de Bellah ; quoi triomphe, ma belle, que de faire porter à un officier républicain les couleurs du roi !

Cet adroit compromis ne fut pas du goût de M’e de Kergant : elle s’élança pour ressaisir la plume dont sa sœur adoptive se préparait à user si traîtreusement ; mais Andrée, plus leste en général dans ses mouvemens que son amie, avait déjà entrouvert la fenêtre, et Bellah n’arriva que pour donner, par sa présence visible, une signification plus précieuse au léger gage qui tombait en voltigeant sur la tête du commandant Hervé. Andrée éclata de rire, et Mlle de Kergant se retira précipitamment de la fenêtre en haussant les épaules d’un air de dépit et de dignité.

Cependant on eût pu croire que le charmant projectile qui gisait aux pieds du commandant Hervé était doué au fond de quelque propriété féerique, car le jeune homme, depuis qu’il en avait éprouvé l’imperceptible contact, paraissait avoir pris racine à la place où cet événement avait interrompu sa marche. Il sentait qu’on devait l’observer de la fenêtre, et il demeurait dans une véritable angoisse, les yeux fixés sur le plumet mystérieux, n’osant le relever et n’osant pas davantage le négliger. S’il le relevait amoureusement, quel ridicule n’avait-il pas à redouter, en supposant que le hasard ou une espièglerie d’Andrée eût dirigé cette plume dans son vol ? Si, au contraire, il s’en éloignait avec insouciance, ne risquait-il pas d’offenser gravement celle dont il espérait, au fond de l’ame, que lui venait ce discret messager ? Entre ces deux appréhensions funestes, Hervé se décida pour un parti moyen. Il ramassa le petit panache du bout des doigts, non avec la mine d’un amant empressé, mais de l’air d’un homme qui trouve quelque chose et dont la curiosité est éveillée. Il reprit ensuite sa promenade en examinant sa trouvaille avec une sorte de naïveté nonchalante, comme s’il eût dit : — Tiens ! c’est une plume d’autruche. D’où diable est tombée cette plume, et qui se serait attendu à trouver une plume d’autruche dans cette partie du monde ? — Mais, dès que Je jeune homme se vit protégé contre tout regard curieux par l’angle du manoir, il changea de contenance, approcha vivement la plume de ses lèvres ; puis, souriant à sa propre faiblesse, il détacha les agrafes de son uniforme, plia le panache en quatre et le fit immédiatement passer, en forme et en esprit, à l’état de relique.

Après avoir caché son trésor du même visage qu’on cache une mauvaise action, le commandant Hervé, voyant que le repos et le silence paraissaient régner dans la retraite des jeunes filles comme dans toutes les autres parties des ruines, put se diriger vers le vestibule du manoir où Francis avait cherché un abri contre la fraîcheur de la nuit. Le jeune commandant franchissait déjà les degrés du perron qui formait le seuil du vestibule, quand un dernier mouvement de prudence lui fit retourner les yeux vers le par de mur isolé au pied duquel sa chasse aux lavandières s’était terminée d’une façon si énigmatique. Hervé avait choisi lui-même le soldat qui venait de remplacer la première sentinelle à ce poste important : c’était un jeune grenadier nommé Robert, dont le courage et l’intelligence lui étaient particulièrement connus. Il ne l’aperçut point ; mais, à la place où ses yeux le cherchaient, il vit sortir des décombres un linge blanc qu’on semblait agiter afin d’attirer son attention.

Hervé se hâta de redescendre le perron et se dirigea rapidement, quoique avec précaution, vers la poterne. Lorsqu’il n’en fut plus éloigné que d’une dizaine de pas, il put distinguer la sentinelle, qui, l’ayant reconnu lui-même, ôtait le mouchoir qu’elle avait placé au bout de sa baïonnette et se contentait de lui faire des signes avec la main, comme pour l’engager à redoubler d’activité et de mystère. Deux secondes plus tard, Hervé était près du mur, face à face avec le soldat.

— Eh bien ! Robert, dit-il à voix basse après s’être convaincu que tout était solitaire autour d’eux, qu’y a-t-il donc ?

— Il y a, commandant, répondit le soldat articulant ses paroles du bout des lèvres avec un effroi mêlé de gaieté, il y a qu’il dépend de nous de prendre la pie sur le nid, et le roi sur son trône, et les courtisans, et toute la vieille ci-devant boutique. On voulait vous en faire avaler gros comme une cathédrale et long comme d’ici en Chine. Vous êtes trahi.

— Trahi ? Comment ! par qui ? Vite, parle ! s’écria Hervé.

— Plus bas, commandant, plus bas ! Voici l’histoire : je me promenais paisiblement l’œil braqué, suivant l’ordre, sur le bois de sapins ; mais ouiche ! ce n’est pas là qu’est le nœud. Tout à coup, qu’est-ce que j’entends derrière moi ou au-dessous de moi ? je ne savais pas trop… un grand bruit de voix, comme qui dirait des clabauderies d’avocats. Moi qui aime naturellement à m’instruire, je me tourne, je me retourne, et finalement voilà que je mets le nez sur l’enclouure, et que…

Le soldat s’interrompit, et demeura la bouche béante en faisant un geste de suprême terreur ; puis Hervé vit le malheureux jeune homme bondir en arrière et s’affaisser lourdement sur le sol. En même temps, il avait entendu dans son oreille l’explosion d’une arme à feu, et, frappé à la tête d’une rude commotion, il tombait lui-même privé de tout sentiment, à quelques pas du grenadier.

Alors un homme d’une taille athlétique, celui qui venait de commettre cette double violence avec un si cruel succès, quitta le pied du mur, d’où il paraissait être sorti, et jeta un coup d’œil curieux sur le château. Pendant ce temps, un individu d’une apparence plus frêle se penchait sur le corps inanimé du commandant républicain, et lui palpait la tête avec intérêt. — Il n’y a point de mal, je crois, dit-il d’une voix dont le timbre était d’une remarquable douceur.

— Le coup de feu les a éveillés, dit l’autre. Ils vont tous accourir ici. Cela nous fait beau jeu de l’autre côté. — En achevant ces mots, il s’engagea, à la suite de son compagnon, dans une large ouverture pratiquée au bas de la muraille, et qui se referma aussitôt, de manière à ne laisser aucune trace de leur passage.


IV.


Comment vous nommez-vous ? — J’ai nom Éliacin.
Racine.


Au bruit de la détonation, tous les soldats, guidés par Francis, s’étaient précipités en désordre vers le lieu d’où paraissait être parti le signal d’alarme. Le jeune lieutenant poussa un douloureux gémissement en voyant étendu sur les débris le corps immobile de son ami ; mais son désespoir se calma, quand, à la clarté d’une torche, il eut pu s’assurer que Hervé n’avait sur toute sa personne aucune apparence de blessure.

— La main qui a frappé ce coup-là, dit gravement Bruidoux en ramassant le chapeau du commandant, qui portait les marques d’une terrible pression ; le poing, dis-je, qui a confectionné cette omelette, n’est certainement pas attaché au bras d’une demoiselle.

— Il faut encore dire merci au misérable, quel qu’il soit, répondit Francis, du moins il n’a pas voulu verser le sang.

— M’est avis, au contraire, mon lieutenant, qu’il en a versé une pleine cruche. Je ne savais pas ce qui clapotait comme cela sous mes pieds, mais

— Malheur à moi ! s’écria Francis, en retombant à genoux près du corps de Hervé ; il faut que j’aie mal regardé ; ceci annonce une horrible blessure !

— Horrible en effet, dit Bruidoux sur un ton sérieux et chagrin qui ne lui était pas habituel ; mais vous ne la cherchez pas où elle est, lieutenant. Voici le blessé, ou plutôt le défunt, car le garçon me parait avoir passé l’arme à gauche… Oui, sa dernière garde est montée.

Tout en parlant, le sergent, avec l’aide des soldats, essayait de relever le corps de Robert, qu’un amas de décombres les avait empêchés de découvrir plus tôt.

— Mort ? Êtes-vous sûr qu’il soit mort, vieux Bruidoux ? N’y a-t-il vraiment rien à faire.

— Rien, si ce n’est une ci-devant prière, citoyen lieutenant. La balle a choisi la meilleure place, comme une aristocrate qu’eUeétait ; elle est allée se loger dans le cœur. C’est une pitié, continua Bruidoux, s’adressant aux soldats qui l’entouraient, c’est une pitié que de voir une noisette de plomb, lancée par un lâche coquin, entrer si facilement dans la poitrine d’un brave homme. Je donnerais mon œil gauche pour tenir deux minutes en tête à tête la guenon de lavandière qui a mis son doigt de carogne sur la détente !… Inutile de vous dire-, citoyens, qu’il n’est pas question de laisser notre camarade étendu là comme une vieille guêtre. Il aura son lit de six pieds, tout comme s’il était né duc et pair sous l’ancien régime. Hem ! hem ! j’aimais ce garçon, mes enfans ; c’était un brave. Il n’avait pas, plus que moi-même, l’étoffe d’un général en chef ; mais, autour de la marmite comme en face d’une ligne ennemie, il y avait du plaisir à lui serrer le coude : c’était un compagnon d’une tenue irréprochable… Hem ! hem ! citoyens, une larme peut tomber sur une moustache grise sans la déshonorer, quand il s’agit de dire adieu à un ami Pauvre diable de

Robert, citoyens le voilà flambé !

Ainsi conclut, en passant sa manche sur ses yeux, le peu académique Bruidoux. La solennité de l’heure et du lieu, la présence du cadavre, aux traits duquel le reflet vacillant des torches semblait prêter une vie fantastique, enfin le caractère respecté de l’orateur, avaient puissamment secondé l’effet moral de sa funèbre improvisation : les grenadiers qui formaient le naïf auditoire de Bruidoux se regardèrent en hochant la tête d’un air satisfait, comme pour se dire qu’un soldat ne pouvait souhaiter à sa mémoire un panégyriste plus disert que leur vieux sergent.

Pendant ce temps, Francis était parvenu à rappeler son ami à la vie ; mais la faiblesse de Hervé ne lui permettait pas encore de répondre aux questions empressées du jeune lieutenant. Quelques soldats, sous la direction de Bruidoux, s’occupèrent de creuser, avec leurs sabres, une fosse dans laquelle furent ensevelis les restes de leur malheureux camarade. D’autres, formant avec leurs fusils une sorte de brancard, se mirent en devoir de transporter leur commandant jusqu’au château. Ils étaient environ aux deux tiers du chemin, quand le bruit assez rapproché d’une nouvelle détonation les arrêta subitement. Hervé fit un mouvement pour se relever ; mais il retomba aussitôt, épuisé par cet inutile effort. Francis, laissant près de lui deux grenadiers, s’élança avec le reste de la troupe dans la direction du donjon, derrière lequel le coup de feu semblait être parti.

La sentinelle, placée à cet endroit des ruines, fut trouvée à son poste, rechargeant son fusil. Interrogée par Francis sur les motifs de cette alerte, elle répondit qu’elle avait vu sortir tout à coup du bas de l’escarpement sur lequel le donjon était assis de ce côté une procession de fantômes blancs et noirs ; qu’après leur avoir crié : qui vive ! sans recevoir de réponse, elle avait fait feu. Le soldat ajouta avec une légère émotion dans la voix qu’ils avaient disparu aussitôt, comme si la terre se fût refermée sur eux. Un épais brouillard, s’élevant d’une petite rivière qui coulait au pied du donjon, expliquait plus naturellement à Francis la nouvelle disparition de leur insaisissable ennemi. Il ne put retenir un mouvement d’amer dépit ; puis, recommandant à la sentinelle une active vigilance, il courut retrouver Pelven, qui, tout à-fait remis de son étourdissement, venait lui-même à sa rencontre. Les deux jeunes gens, après s’être mis réciproquement au courant des événemens dont ils avaient été témoins, permirent aux grenadiers d’aller reprendre leur sommeil interrompu.

— Je ne doute pas, dit Hervé, quand il fut seul avec son ami, que tout ceci ne soit arrivé à l’insu de ma sœur ; car elle m’assurait ce soir même qu’à sa connaissance nous ne courions aucun danger, et je la sais incapable d’un mensonge. Ce qu’il me paraît le plus raisonnable d’imaginer, c’est que nous avons troublé une bande de chouans dans sa retraite. Nous ne pouvons malheureusement songer à les poursuivre à travers cette brume.

— Et Robert vous a laissé entendre qu’il supposait une sorte de complicité entre nos voyageuses et les avocats du souterrain ?

— Le pauvre garçon semblait le croire, reprit Hervé, et le ménagement, un peu brutal toutefois, dont on a usé envers moi me le persuaderait. Il y a de la chanoinesse là-dedans ; mais il faut que ma sœur soit trompée elle-même.

— J’en jurerais, dit Francis.

— C’est inutile, reprit Hervé ; mais, en vérité, ma tête me fait plus de mal que je ne voudrais. J’ai grand besoin de repos et je m’étends là. Tâchez de dormir de votre côté.

Les deux jeunes gens se séparèrent après être convenus de laisser ignorer aux femmes, et surtout à Andrée, les événemens de la nuit, afin d’épargner aux unes de l’inquiétude, et de ne pas donner aux autres le prétexte d’un triomphe secret.

Comme Francis, après avoir quitté le commandant, passait devant la façade du manoir, il ne put s’empêcher de remarquer avec surprise te calme absolu qui continuait de régner dans cette partie privilégiée du château. Que les coups de feu et le tnmulte auquel ils avaient donné lieu eussent respecté le repos des jeunes filles, cela s’expliquait par l’opiniâtreté de sommeil qui est une des douces fortunes de leur âge ; mais ni la chanoinesse, ni le garde-ohasse ne pouvaient invoquer, pour absoudre leur surdité, une aussi agréable excuse : leur insensibilité équivoque, en redoublant les vagues soupçons du jeune lieutenant, lui inspira une idée vengeresse qu’il saisit aussitôt avec une joie enfantine. Il ramassa un fragment de moellon, et, s’étant assuré qu’on ne l’observait pas, il prit la pose de David devant Goliath, et lança a pierre résolument dans la fenêtre de la chanoinesse, après quoi il courut se pelotonner derrière un mur, en riant tout bas de ce fou rire qui est plus familier aux écoliers qu’aux empereurs. Au bruit de vitraux brisés qui annonça le succès complet du divertissement de Francis, quelques soldats, couchés çà et là dans les ruines, levèrent la tête avec inquiétude ; mais le silence profond qui succédait à cette effraction leur fit croire qu’ils avaient été dupes d’une des mille plaisanteries que les démons de la nuit inventent pour torturer les mortels, et ils se rendormirent aussitôt. Au même instant, Francis voyait une ombre s’approcher avec précaution de la fenêtre endommagée, et il croyait reconnaître la silhouette effilée de celle qu’il avait eu principalement pour but de désobliger. L’ombre de la chanoinesse parut appliquer quelque chose comme un nez à l’une des vitres intactes. Francis se pencha vivement et ramassa une seconde pierre : cet âge est sans pitié. L’ombre alors, soit qu’elle eût terminé ses investigations, soit qu’elle fût guidée par un de ces pressenti mens salutaires que le ciel, dans sa miséricorde infinie, envoie aux vieilles filles comme aux autres créatures, l’ombre se retira, et l’affaire n’eut pas d’autres suites.

Environ trois heures après la conclusion innocente de cet épisode, tous les soldats étaient debout, étirant au soleil leurs bras engourdis. Le garde-chasse Kado s’occupait de seller les chevaux avec sa gravité habituelle, tandis que Hervé et Francis, retirés un peu à l’écart, semblaient engagés dans une vive discussion. Le sergent Bruidoux ôta sa pipe de sa bouche, s’approcha avec modestie des deux officiers, et, portant la main à son chapeau : — Salut et fraternité, citoyens, dit-il. Vous voilà frais comme une pomme ce matin, commandant. Je vois avec charme que ce coup de poing numéro un n’a pas produit sur votre teint plus d’effet moral qu’une caresse physique de jeune fille… Et est-ce votre avis, citoyens, que nous quittions la baraque avant de savoir au juste comment est fait le ci-devant boudoir de ces dames lavandières ?

— C’est précisément, répliqua Hervé, ce que je disais au lieutenant. Bien que nous ayons tout lieu de croire que les drôles ont déguerpi, il est bon d’examiner leur gîte. Le plus léger indice peut nous révéler le but de leur réunion.

— Très-bien ! s’écria Francis. Qui vous dit le contraire ? Seulement allons-y tous. Il n’est pas juste que vous couriez seul la chance d’être pris au piège.

— Et où diable voyez-vous un piège ? reprit Hervé. Ne vous ai-je pas montré, au bas du donjon, la porte par laquelle ils sont sortis ? Ils l’ont laissée toute grande ouverte. Si c’est un piège, il est bien fin. Allumezmoi une torche, Bruidoux. Je ne veux pas, encore un coup, lieutenant, qu’un seul de nos hommes hasarde un cheveu dans cette affaire. C’est assez, c’est beaucoup trop que j’aie à me reprocher déjà la mort de Robert.

— Permettez-moi, dit Bruidoux, qui revenait avec une torche allumée à la main, et deux autres sous le bras, permettez-moi, citoyens, de vous mettre d’accord. Allons-y tous trois ; s’il y a des dames, en bien ! elles n’en auront que plus sujet de se réjouir.

Hervé, malgré le désir qu’il éprouvait de visiter seul le souterrain suspect, consentit à cet arrangement, dans la crainte d’éveiller par de plus longs refus la défiance du loyal sergent. Tous trois alors, ayant tourné le donjon, commencèrent à descendre laborieusement le mamelon abrupt qui lui servait de base, en s’aidant des arbustes rabougris qui croissaient entre les fentes du rocher ; ils se trouvèrent bientôt à quelques pieds au-dessus du fond d’un ravin, devant la petite porte que le commandant Hervé avait découverte d’en haut, et qui était ménagée de façon à ne pouvoir être aperçue facilement du côté de la plaine. Cette porte, adaptée au rocher, fermait l’entrée d’une espèce de caverne étroite et obscure. Hervé, sa torche à la main, y pénétra en se courbant, suivi de près par ses deux compagnons. Au bout de quelques pas, ce couloir les conduisit dans une vaste salle voûtée, à laquelle des arceaux parfaitement intacts prêtaient un caractère de sombre élégance architecturale. Des torches fumaient encore sur le sol humide : c’était du reste la seule trace qui pût faire deviner le séjour récent d’êtres vivans dans cette retraite. La cave principale communiquait par des portes cintrées avec des chambres plus petites, dans lesquelles les deux jeunes gens et le sergent continuèrent leurs perquisitions ; Hervé s’engagea dans la partie des souterrains qui devait correspondre à l’aile du manoir occupée durant la nuit par la chanoinesse. Dans l’angle d’un caveau, la lumière rouge de sa torche éclaira tout à coup les degrés d’un escalier en vis qui s’enfonçait sous la voûte. Hervé s’élança précipitamment sur les degrés, mais, à la hauteur de la voûte, l’escalier était rompu ; cinq ou six marches avaient été arrachées et gisaient sur les degrés inférieurs, laissant un intervalle qu’il était impossible de franchir. Après un examen minutieux de ces débris, Hervé demeura convaincu qu’ils dataient de la nuit, et ses soupçons contre la politique chanoinesse furent fortifiés par cette découverte. Une visite attentive dans l’appartement de la vieille dame n’eût pas manqué d’éclairer à cet égard les conjectures du jeune commandant ; mais telle avait été son éducation, que la pensée de violer la chambre à coucher d’une femme, cette femme eût-elle cent ans, devait être écartée avec répugnance par les habitudes de son esprit.

Hervé rejoignit le petit aide-de-camp dans un caveau éloigné, au moment où celui-ci venait de mettre la main sur un énorme verrou qui fermait une sorte de trappe ou de porte basse et large, pratiquée dans le mur, et à laquelle on parvenait par une rampe en terre d’une pente rapide. En réunissant leurs efforts, les deux jeunes gens enlevèrent la barre du verrou ; aussitôt la porte s’abaissa comme un pont-levis, et la clarté du jour pénétrant à flots dans le souterrain leur fit reconnaître que le hasard les avait amenés à l’ouverture mystérieuse qui la veille avait englouti les lavandières.si à propos, et qui avai* donné passage au meurtrier de Robert. La porte était formée de fortes planches de chêne, recouverte en dedans de plaques de fer, et revêtue à l’extérieur d’une légère maçonnerie qui cadrait hermétiquement avec celle du reste de la muraille. Les jeunes gens profitèrent de cette issue pour sortir du souterrain ; mais, comme ils mettaient le pied sur la terre ferme, ils entendirent de grands cris dans les caveaux, et ils allaient s’y précipiter de nouveau, quand Bruidoux apparut triomphalement à l’ouverture, traînant par l’oreille un captif d’une espèce inattendue.

Aux cris du vieux sergent, les grenadiers, le garde-chasse et la brillante troupe des émigrées étaient accourus au pied de la muraille. Le prisonnier, au milieu du cercle curieux qui l’entourait, s’occupait tranquillement de se frotter les yeux, pour dissiper l’éblouissement que lui avait causé la lumière subite du soleil. C’était un enfant d’une dizaine d’années, aux yeux bleus et à la physionomie gracieuse ; ses cheveux noirs étaient coupés carrément sur le front, et flottaient par derrière sur ses épaules : il portait une veste longue de laine brune et des culottes bouffantes. Au premier coup d’œil que Hervé jeta sur l’enfant, il le reconnut, et regarda aussitôt Kado avec une expression mêlée de reproche et de pitié, à laquelle le guide répondit par un signe imperceptible de douleur. En même temps les femmes avaient échangé à la dérobée des regards de confusion craintive.

— Imaginez-vous, commandant, dit Bruidoux, que ce double fils de lavandière dormait comme un loix sur un tas de paille. Sa maman l’aura oublié dans la bagarre. Je lui ai adressé, tant par gestes qu’autrement, deux ou trois questions de politesse ; mais le petit muscadin paraît étranger aux usages des salons, et il est muet comme un poisson.

Pendant que le sergent parlait, l’enfant avait promené autour de lui des yeux ébahis ; puis, croisant ses bras sur son dos, il dit avec une naïveté parfaitement jouée, si elle l’était : — Oh ! oh ! que voilà de beaux messieurs donc, et de belles dames aussi ! Bonjour, la société. Ah ça ! qu’est-ce que vous venez faire dans le pays, vous autres ?

— Mais qu’est-ce que tu y fais toi-même, galopin ? s’écria Bruidoux. Ne va-t-il pas nous demander nos papiers à présent ?

Tous les doutes que Hervé pouvait conserver encore sur la duplicité dont on usait envers lui s’étaient à peu près évanouis devant les traits bien connus de l’enfant captif ; mais le jeune officier, ému de l’angoisse qui se lisait sur les lèvres pâles et contractées de Kado, hésitait à profiter rigoureusement de ses avantages.

—Mon petit ami, dit-il à l’enfant, tu as la mine bien éveillée pour jouer un rôle de niais. Il faut nous dire la vérité, ou ton âge même ne pourra te garantir d’un châtiment sévère. Tu as passé la nuit avec des gens que nous avons plus d’une Taison de tenir pour nos ennemis.

— Je crois bien ! murmura Bruidoux ; quand ce ne serait que le cidevant coup de poing…

— Silence ! sergent, reprit Hervé. Voyons, petit, qui est-ce qui t’a conduit ici ?

— C’est la Groac’h, dit l’enfant, la Groac’h de la vallée.

— La Groac’h ! interrompit Bruidoux ; je m’en vais t’en donner, des Groac’h ! Et est-ce aussi ta calotine de Groac’h qui a lâché la détente ?…

— Citoyen sergent, dit vivement Hervé, finissons-en. Cette tâche n’est pas la nôtre ; nous ne perdrons pas plus de temps à l’interroger : fouillez-le seulement. Cet enfant appartient à la loi ; elle a frappé des têtes plus jeunes, bien qu’il m’en coûte de le rappeler ; mais c’est à quoi auraient dû songer les gens de peu de cœur (rai ont sacrifié la pauvre créature.

— « Oui ! oui ! dit en riant le petit garçon, allez votre train ! la fée me sauvera bien. — Entre nous, messieurs, je vous dirai que c’est ma femme.

— Et voilà probablement son cadeau de noces, reprit Bruidoux en tirant de la poche du jeune prisonnier une toupie avec sa corde. Tu aurais mieux fait, mon bonhomme, de t’en tenir à ce jeu-ci, qui, comme vous savez, citoyens/n’est pas wn divertissement de potentat, mais tout simplement une récréation honnête et démocratique. Quand j’avais l’âge de ce marmot. je passais le dimanche et le reste de la semaine à jouer avec une citoyenne de ce calibre sous le porche de l’église. C’est ce qui faisait dire à notre curé que je finirais par où j’avais commencé, c’est à savoir par la corde ; tout ça parce qu’un jour je lui avais planté mon clou dans ses souliers à boucles, histoire de faire plaisir à mon père, qui était cordonnier dans notre endroit.

Ce disant, le vieux sergent avait roulé industrieuse ment la corde autour de la toupie, après quoi il la lança sur le sol, observa un moment ses rapides évolutions avec un sourire paternel, puis, se baissant soudain, il la cueillit, selon son expression, dans le creux de sa main droite, et continua d’applaudir par une douce hilarité aux rotations infinies de la citoyenne.

Cependant les femmes venaient de monter à cheval ; Kado s’étant approché pour tenir l’étrier au commandant Hervé, celui-ci se pencha à l’oreille du Breton, et lui dit à demi-voix : — Vous êtes sévèrement puni de m’avoir trompé, Kado, et je le suis, moi, d’avoir cru à votre bonne foi. — Le vieux garde-chasse tressaillit, et répondit, les yeux baissés vers la terre : — Oui, oui, monsieur, l’épreuve est dure ; elle pouvait être pire si vous l’aviez voulu, je le sais… Vous avez eu pitié de l’enfant… est-ce que vous emmènerez le pauvre petit gars ?

— Si je faisais mon devoir, Kado, j’emmènerais le père avec le fils.

— L’enfant est bien faible, mon maître… j’aimais à le regarder, car sa défunte mère et lui c’est tout un… On dit qu’Alix me ressemble ; mais le petit, c’est sa mère toute vivante. Il est bien faible, monsieur, et s’il y a de la prison au bout de tout cela, de la prison, ou bien…

Le garde-chasse s’interrompit en portant la main à sa gorge, comme s’il eût été suffoqué par la violence de son émotion.

— Maître Kado, reprit Hervé, je n’ai déjà que trop cédé à d’anciens sentimens dont vous autres paraissez faire si peu de cas. Pouvez-vous et voulez-vous m’avouer tout haut, devant ces hommes, ce qui se passe et ce que l’on médite ?

Le Breton, après avoir regardé autour de lui avec un air d’indécision douloureuse, leva une main vers le ciel, et dit d’un ton ferme : — L’enfant est entre les mains de Dieu.

— Prenez vos rangs, et en marche ! cria Hervé.

—Commandant, dit Bruidoux, amenant par le collet le fils du gardechasse, le petit singe ne voulait-il pas jouer des jambes pour aUer retrouver son épouse ?

— Je le mets sous votre garde, sergent ; vous m’en répondez.

— En ce cas, approche, mon garçon, reprit Bruidoux en saisissant une longue et forte courroie qui avait servi à attacher des paquets. Il passa un bout de la courroie autour de sa ceinture, lia fortement l’autre bout au corps du jeune captif, et rejoignit, en cet équipage, le détachement, qui descendait la colline des ruines, au milieu des dernières vapeurs du matin.

Octave Feuillet.