Belle-Mère

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La Lanterne du 22 mars 1894 (p. 3-13).

BELLE-MÈRE


Dix-huit ans, une beauté réelle, une fortune bien assise, un mari qui l’aimait et à qui elle s’était donnée par amour, toutes ces chances de bonheur ne pouvaient empêcher la jeune femme de souffrir.

Sa belle-mère la gênait.

C’est que Mme Serravalle aimait son fils, pour lequel restée veuve à vingt-quatre ans, elle ne s’était jamais remariée. Et elle était encore belle, cette femme dont la vie s’était écoulée sans secousses à élever doucement son enfant. Et celui-ci lui avait rendu ses tendresses, les lui rendait encore à profusion, comme pour lui faire oublier qu’un autre amour avait pris place dans son cœur de vingt ans.

C’était de cela surtout que Nelly, sa femme, se montrait jalouse.

L’éloge incessant de sa belle-mère sur les lèvres de son mari, l’admiration réelle qu’excitaient parmi les amis de la famille le caractère et l’abnégation de la veuve, admiration dont l’écho remplissait jusqu’à son alcôve, irritaient cette bru, enfant gâtée, élevée par une aïeule fort âgée, qui n’avait eu d’autre volonté que la sienne.

Mme Serravalle ne s’y trompait pas. Elle cherchait, sans le trouver, le remède à cette maladie terrible qui s’appelle la jalousie, espérant que son cher Ferdinand, jusque-là aveugle, n’en souffrirait pas.

D’abord, sous prétexte de santé, elle refusa de suivre ses enfants à Paris pendant l’hiver. Ce fut un immense sacrifice, dont elle crut trouver la récompense à leur retour.

En effet Nelly se montra avec elle plus affectueuse et ce fut pour la pauvre femme une véritable joie

Sa belle-fille avait compris sans doute la grandeur de son abnégation et lui savait gré de sa souffrance voulue.

Il n’en était rien, hélas !

La jeune femme s’était fort amusée pendant tout l’hiver, ce qui la forçait à de nombreuses invitations pour l’été. Les amis parisiens ne tardèrent pas à peupler cette belle, mais un peu trop silencieuse pour ses goûts mondains, campagne de Normandie où s’était passée sa lune de miel.

Déjà la joie expansive du fils en revoyant sa mère avait troublé l’esprit et le cœur de la folle Nelly. Ce fut pire quand Mme Serravalle dut partager avec elle les hommages des visiteurs et que Ferdinand, encore sans défiance, étala devant tous son orgueil filial.

Il y eut d’abord quelques taquineries, des bouderies sans motif, plus ou moins longues ; puis, peu à peu Nelly versa sur sa belle-mère tout ce qu’il y avait en elle de souffrances mal contenues, d’amertumes volontaires, de colères injustes.

Quelque effort que fît Mme Serravalle pour dérober à son fils ce côté fâcheux du caractère de sa bru, il finit par s’en apercevoir. La veuve s’effaçait le plus possible ; sa quasi-réclusion, qu’il attribuait à un besoin de repos, ne suffisait pas aux exigences de la jeune femme : il ouvrit les yeux et éprouva la première douleur de sa vie.

Trouvant Nelly injuste, le pauvre garçon essaya de la raisonner. Mais, raisonne-t-on la passion ? Elle est sourde. Une volonté forte en vient quelquefois à bout ; un coup de foudre peut la tuer. Nelly ne possédait point cette volonté et les coups de foudre ne semblaient pas à craindre dans son existence privilégiée.

L’enfant gâtée se rebiffa contre les observations du mari. Elle en fit responsable sa belle mère, prétendant que celle-ci s’était plainte. Puis, comme Ferdinand ne comprenait rien à sa déraisonnable jalousie, elle se promit de la faire souffrir à son tour de ce mal dont elle était atteinte.

Un de ses cousins, jeune officier brillant qu’elle avait cependant refusé pour mari, était venu, sur l’invitation pressante de Ferdinand passer un congé en Normandie. Elle fit avec lui la coquette.

Mme Serravalle découvrit vite ce petit manège dont elle comprit le but et surveilla, non point sa bru, qu’elle ne soupçonnait que d’enfantillage, mais l’officier, qu’elle jugeait capable d’en abuser.

Quand celui-ci annonça son départ forcé, l’union conjugale avait fait place à des querelles encore discrètes, dont la jeune femme faisait sa belle-mère responsable.

Ce jour-là, elle s’était montrée presque impertinente avec celle-ci, et comme son mari le lui avait reproché, elle boudait.

Quand le soir vint, sa petite tête avait travaillé sur ce thème qui lui était favori : Il aime mieux sa mère que moi. L’exaltation monte vite vers une hauteur dont le sommet l’attire. Celle de Nelly se traduisait par des contractions de visage et de fréquents mouvements nerveux.

L’officier venait de faire ses adieux ; tout lui échappait donc, même la petite vengeance conjugale à laquelle elle voulait faire servir cet ancien amoureux.

Au moment où il traversait un couloir, elle se trouva près de lui et dit rapidement :

— Ne partez pas ce soir. Demain, à 6 heures du matin, je serai à la petite porte du parc. Il faut que je vous parle.

Que voulait-elle dire ou faire ? Elle n’en savait rien. Elle agissait sous le coup d’une colère comme en ont les enfants mutins.

Mme Serravalle, qui traversait le couloir à quelques pas de là avait entendu.

Un peu avant 6 heures, par un coin de rideau, soulevé, dans sa chambre, elle vit sa belle fille se diriger vers le parc.

Elle hésitait sur le parti à prendre, lorsque Ferdinand, soucieux d’avoir trouvé pour la première fois fermée la porte de la chambre à coucher de sa femme, s’en alla à son tour, le fusil sur l’épaule, suivant le même chemin, allant sûrement vers un même but.

La petite porte désignée ouvrait sur un bois ; le jeune homme s’y dirigeait lentement, très rêveur. Mme Serravalle se précipita par une voie plus courte, y fut avant lui et disparut dans le fourré.

Nelly avait entraîné son cousin sans savoir, tout simplement peut-être parce qu’elle-même avait provoqué le rendez-vous et qu’il fallait en donner l’explication. Elle allait lui dire : Je suis malheureuse, j’ai besoin d’un conseil ami, et j’ai pensé à vous pour me le donner, comme j’aurais pensé à le réclamer d’un frère. Mais, lui, venait de passer une nuit blanche, heureuse. Il avait aimé Nelly, il l’aimait encore : il croyait à une bonne fortune inespérée. Pour une cause qu’il ne connaissait pas, et lui importait peu du reste, sa cousine se jetait à lui ; il allait la prendre.

Elle n’eut point le temps de parler et regretta vite son coup de tête. L’officier la saisit avant qu’elle eût le doute du danger, la serra sur son cœur, l’embrassa violemment.

— Nelly ! ma bien-aimée !

— Laissez-moi !

Elle se débattait.

— Non ! Tu m’aimes puisque tu es venue, et il faut que je parte aujourd’hui !

— Laissez moi, vous dis-je. Je ne vous aime pas ! je…

Il l’abandonna.

Une femme se dressait devant eux, pâle, échevelée, tremblante.

— Fuyez, ma fille, il vient par ici !

Le mot espion courut sur les lèvres de la coupable.

— À la ferme ! Prenez ce sentier ; vous y serez dans quelques minutes !

Elle la poussait. Il était temps. Un lièvre passa qui la fit trébucher, dans les jambes de la pauvre femme. Un coup de feu partit Ferdinand apparut.

L’embarras de l’officier qu’il croyait parti, la pâleur et le désordre de sa mère accusaient celle ci. Le malheureux jeta son fusil et disparut à travers bois en jetant un cri terrible de malédiction.

Nelly était encore à la ferme désignée par sa belle-mère, quand Mme Serravalle y arriva.

— Mon enfant, dit la veuve, je pars ! Votre mari me croit coupable. Tâchez qu’il ne me maudisse pas trop et aimez-le pour nous deux !

Le coup était violent. Une révolution se fit subite chez la jeune femme. Elle tomba aux genoux de sa belle mère, vieillie en une heure de dix années.

— Jamais !

La mère, héroïque, la releva :

— Il serait plus malheureux si c’était vous.

Puis l’attirant et la forçant à relever les yeux, elle lui sourit :

— Quand l’enfant sera venu, cela vous servira de prétexte pour me rappeler. Alors, le bonheur apportera l’oubli ou le pardon.

Camille Bias.