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Belle Lurette

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Belle Lurette
Opéra-comique en 3 actes
Calmann Lévy, éditeur.

OPÉRA-COMIQUE


Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Renaissance, le 30 octobre 1880.
PERSONNAGES
CAMPISTREL MM. Vauthier.
MALICORNE Jolly.
LE DUC DE MARLY Cooper.
MERLUCHET Lary.
CIGOGNE Jannin.
BELHOMME Alexandre.
LENONCOURT Deberg.
GIVRY Libert.
CADIGNAN Ducrosal.
LA BOISERIE William.
BELLE LURETTE Mmes Jane Hading
MARCELINE Mily Meyer.
FRIQUETTE Norette.
MANON Rolla.
TOINETTE Pameron.
ROSE Davenay.
NICOLE Royer.
CLORINDE Lydie Borel.
MADELON Ducoubert.
BÉRÉNICE Doriani.
UN GARÇON Perennot.


Gardes Françaises, Laquais, Soubrettes, Modistes, Blanchisseuses, etc.




Sous Louis XV : Les des premiers actes à Paris, le troisième au Bas-Meudon.

ACTE PREMIER

Une boutique de blanchisseuses. – Portes au fond et latérales. – Baquets, planches sur pivots mobiles pour repasser. – Au lever du rideau, toutes les blanchisseuses travaillent.





Scène PREMIÈRE

FRIQUETTE, ROSE, TOINETTE, NICOLE, MANON, Autres Blanchisseuses, puis MARCELINE.
CHŒUR.

Bonnes travailleuses,
Du matin jusqu’au soir
Alertes, joyeuses,
Faisons notre devoir.
Toujours partout chacun nous presse,
On nous réclame, on nous attend,
Chez la danseuse et la duchesse,
Le procureur et le traitant,

Chantons, le battoir en main,
Disons notre gai refrain !

FRIQUETTE, montrant l’indigo qu’elle tient à la main

Ah ! que ce bleu soit de première
Ou de seconde qualité,
Je comprends bien qu’ou lui préfère
Le bleu dont le ciel est teinté.

ROSE.

Près de l’eau de savon qui mousse
J’étouffe un soupir de regret !

FRIQUETTE.

Car la rivière est bien plus douce
A Meudon que dans ce baquet !

Les ouvrières l’approuvent du geste et se remettent à leur tâche.
REPRISE.

Bonnes travailleuses,
Etc.

Tandis que les blanchisseuses reprennent leur refrain, la porte s’est ouverte, des gardes françaises entrent, se glissent derrière elles, et au dernier vers chaque blanchisseuse se trouve dans les bras d’un militaire.

BELHOMME.

Vivent la joie et la tendresse !
Salut à ma beauté ! salut à ma déesse !

Lorsque vous allez frappant
Pan ! pan ! pan !
Nos tendres cœurs font de même,
Pan ! pan ! pan !

FRIQUETTE.

Que faites-vous, l’imprudence est extrême !
Si madame nous surprenait !

BELHOMME.

Madame ! on la connaît,
Toute jeune et mignonne,
Haute comme cela,
La gentille patronne
Que vous possédez là !

FRIQUETTE.

Elle est jeune, c’est vrai, mais elle est très sévère !
Elle sort d’ordinaire
A cette heure-ci… guettez-la !
Et revenez sitôt qu’elle sera partie.

TOUS.

Revenez ! revenez !

BELHOMME.

C’est dit, nous reviendrons !
Et nous rapporterons
De quoi faire avec vous une fine partie !

Entrée de Marceline.


Scène II

Les Mêmes, MARCELINE.
MARCELINE.

Que vois-je ? des soldats !
Ma boutique est une caserne !

Tout le monde baisse la tête.

BELHOMME, aux blanchisseuses et aux soldats.

Je vais vous tirer d’embarras
Par un moyen que je discerne.

MARCELINE, se croisant les bras.

Que faites-vous ici ?

BELHOMME.

Belle dame, un seul mot,
Nous venons chercher le jabot
De notre colonel !

MARCELINE, parlé,

Comment ? tant de soldats pour un jabot !

BELHOMME.
I

Le jabot du colonel
N’est pas un jabot ordinaire !
Il est empesé, solennel
Tout comme son propriétaire !
Chacun le respecte à l’instar
Presqu’à peu près d’un étendard,
Et pour en faire témoignage
Nous venons tous, suivant l’usage,
D’un pas grave et fraternel,
Pour chercher le jabot de notre colonel !

II

Allez chercher mon jabot !
A dit ce chef juste et sévère.
Pour entendre, suffit d’un mot,
Un colonel est presqu’un père !
D’un pied solide et diligent
Nous voici, soldats et sergent,
Et, regrettant que la musique
N’ait pu venir à la boutique,
Nous venons d’un pas fraternel
Pour chercher le jabot de notre colonel !

MARCELINE.

C’est bien, on va vous satisfaire.

LES SOLDATS, bas, aux blanchisseuses.

Nous reviendrons, c’est entendu !

LES BLANCHISSEUSES, même jeu.

Oui… revenez… c’est convenu !

MARCELINE.

Ah ! votre colonel, j’espère,
Ne sera pas général de si tôt,
Car en ce cas, pour chercher son jabot,
Il m’enverrait l’armée entière !

Aux blanchisseuses.

D’un même cœur, d’un même pas,
Pour servir ces braves soldats,
Accourez suivant la consigne
Et rangez-vous toutes en ligne !
Car d’un pas très fraternel
Ils viennent chercher le jabot du colonel !

Sortie des soldats. Ensemble général sur l’air du jabot.


Scène III

MARCELINE, LES BLANCHISSEUSES.
MARCELINE.

Allons ! tout va bien ! (Aux blanchisseuses.) Belle Lurette n’est pas encore rentrée ?

NICOLE.

Non, madame !

MARCELINE.
Oh ! oh ! elle commence à rester trop longtemps en course, ma première !… Oh ! oh ! rappelez-vous ça, mesdemoiselles, quand une blanchisseuse reste longtemps à reporter son linge, c’est mauvais signe.
FRIQUETTE.

Madame sait bien que Belle Lurette est sage !

MARCELINE.

On est toujours sage pour commencer ; Marie Taupin l’était aussi !…

ROSE, bas, à ses amies.

Ah ! bon, voilà qu’elle va nous raconter l’histoire de Marie Taupin.

MARCELINE.

Est-ce qu’il y a longtemps que je vous ai raconté l’histoire de Marie Taupin ?…

FRIQUETTE.

Très longtemps, madame, très longtemps… (Bas.) Flattons-la !…

MARCELINE.

Eh bien, écoutez : Marie Taupin était une jeune personne aimable, et même jolie, disaient d’aucuns. Elle venait, grâce à un petit héritage, de s’établir maîtresse blanchisseuse…

TOINETTE.

Comme madame !

MARCELINE.

Comment ?… comme !…

TOINETTE.

Mais oui, madame aussi a fait un petit héritage, et elle s’est…

MARCELINE.

Assez ! je ne vous demande pas vos comparaisons. Un jour cette délicieuse blanchisseuse va reporter elle-même son linge chez des riches clients à elle. Un monsieur qui ne la connaissait pas la reçoit ; c’était un domestique… ou un grand seigneur ! Ah !… Elle n’a jamais pu savoir au juste… Le monsieur la regarde et lui dit : Ces manchettes ne sont pas suffisamment empesées, mais j’ai là un fer, et si vous ne voulez pas perdre de temps, empesez-les ici… Marie Taupin consent et met le fer à chauffer… Vous m’écoutez, mesdemoiselles ?…

ROSE.

Oh ! oui, pensez donc, ça peut nous arriver d9main, ça…

MARCELINE.

Mais, comme c’est encore long un fer à chauffer, le domestique ou le grand seigneur… elle ne sait toujours pas au juste… lui dit : Avez-vous faim ?… Avez-vous soif ?… On a souvent faim et soif, dans la blanchisserie !…

NICOLE.

Ah ! oui…

MARCELINE.

C’est probablement le goût de l’amidon qui veut ça. Elle a le malheur de dire : Oui !… Alors, on apporte un déjeuner, oh ! mais, un déjeuner !… Rien que des choses rôties ou aux truffes, et du champagne comme s’il en pleuvait… Marie Taupin aimait le champagne !… On aime aussi le champagne dans la blanchisserie…

TOUTES.

Oh ! oui…

MARCELINE.
C’est encore probablement le goût de l’amidon qui… et quand elle eut fini de déjeuner…
TOUTES.

Eh bien ?…

MARCELINE.

Le linge qu’elle avait apporté était toujours blanc… maie sa vertu avait des taches !…

TOUTES.

Ah !…

FRIQUETTE.

Et les manchettes ?

MARCELINE.

Les manchettes ne furent jamais rempesées ! Le lendemain, quand elle retourna dans la maison, le monsieur avait disparu. Il était venu en passant chez un ami se livrer à cette petite escapade ! Et, bien entendu, l’ami refusait de donner son adresse. Alors, Marie Taupin n’eut plus qu’un rêve : retrouver le sacripant qui a abusé de sa candeur, et lui faire, à son tour, passer un quart d’heure désagréable !…

NICOLE.

Et elle ne l’a pas encore retrouvé ?

MARCELINE.

Non, mais elle le cherche avec rage, avec frénésie !…(Tirant sa montre,) Ça lui fait même penser que quelqu’un m’a promis de la mettre aujourd’hui sur la trace de ce gredin, et qu’il ne faut pas qu’elle manque au rendez-vous.

ROSE.

Comment, madame, Marie Taupin ce serait donc…

MARCELINE.

Hein ?… Qu’est-ce que j’ai dit !… Silence, mesdemoiselles, à l’ouvrage !… Marie Taupin et moi n’avons aucun rapport. D’ailleurs, Marie Taupin, n’est plus à Paris, elle habite Orléans, la patrie de Jeanne d’Arc, une jeune fille qui savait reporter son linge sans faillir… elle… Je serai de retour dans une heure. Oui, mais Jeanne d’Arc n’aimait pas le champagne ; elle !…

Elle sort.


Scène IV

Les Mêmes, moins MARCELINE.
FRIQUETTE.

Ah ! ah ! cette pauvre madame !

ROSE.

Elle croit que nous ne savons pas que c’est à elle qu’est arrivée la fameuse aventure en question !

MANON.

Seulement, elle dit la vérité : Si jamais elle retrouve son monsieur, je plains le pauvre jeune homme… il passera un joli quart d’heure…

NICOLE.

C’est égal, vous voyez, mesdemoiselles, prenons exemple sur madame, évitons les amoureux !

BÉRÉNICE, regardant au dehors.

Tiens, à propos d’amoureux, regardez donc là…

TOUTES.

Quoi donc ?

NICOLE.
Ce chapeau !…
FRIQUETTE.

Ils sont deux !…

ROSE.

Ils sont trois !…

MANON.

Eh ! parbleu, ce sont ceux des trois amoureux de Belle Lurette. Car elle en a trois, elle, rien que cela !…

NICOLE.

Je sais bien ce qu’ils viennent chercher, moi… c’est des nouvelles de leur bien-aimée.

TOINETTE.

Bah ! puisque madame est sortie… faisons-les entrer… Il faut avoir pitié des amoureux… on ne sait pas ce qu’on peut devenir !…

FRIQUETTE.

Oui… allons, entrez par ici…

Les amoureux entrent timidement tous les trois en saluant la société.


Scène V

Les Mêmes, CAMPISTREL, MERLUCHET, CIGOGNE.
ENSEMBLE.

Nous sommes les trois amoureux.
De Belle Lurette.

CAMPISTREL.

Brûlés de mille et mille feux !
Musicien, peintre et poète !

Nous sommes les trois amoureux
De Belle Lurette !

MERLUCHET.

L’amour nous rend fous chacun
De la même femme !

CIGOGNE.

Ces trois amours n’en font qu’un,
Trois cœurs, une flamme !

CAMPISTREL.

Nos seuls vœux, nos seules lois,
Sont de lui complaire,
Nous en avons tous les trois
Fait notre carrière !

Reprise de l’ensemble.

CIGOGNE et MERLUCHET.

Amoureux de naissance et sans espoir.

CAMPISTREL, accent méridional.

Bah ! qu’elle n’aime jamais ces deux messieurs, cela se peut, mais moi ! c’est impossible ; moi ! le fameux baryton Campistrel, la gloire de Toulouse, ma ville natale, et la coqueluche de la foire Saint-Germain.

CIGOGNE.

Oh ! la gloire…

MERLUCHET.

La coqueluche… passe encore !…

CAMPISTREL.
Un homme dont le creux est extraordinaire ! car Campistrel peut dire que son creux est extraordinaire, c’est à ce point que moi-même, rien que d’y penser, j’en ai le vertige !…
FRIQUETTE.

Mais comment se fait-il que chaque fois que nous allons vous entendre chanter, vous soyez enroué ?

CAMPISTREL.

C’est l’émotion !… le public me gène… oh ! sans le public. (Regardant.) Mais où donc est celle que nous adorons ?

FRIQUETTE.

Belle Lurette ? oh ! elle ne sera pas de retour de si tôt. Elle est partie depuis ce matin et personne ne sait quand elle reviendra.

NICOLE.

C’est vrai, j’ai regardé dans son panier, il y avait de beaux jabots, des manchettes de dentelle, des jupons brodés.

CAMPISTREL.

Elle avait affaire à la noblesse, et quand Belle Lurette va chez les gens bien…

MERLUCHET.

Oh ! oui, elle aime ça… le monde propre !

CAMPISTREL.

C’est l’ambition qui la perdra. Tandis qu’elle serait si heureuse avec moi !

MERLUCHET.

Vous pourriez dire avec nous trois !

MANON.

Et puis, elle aura rencontré sur son chemin quelque bonne tireuse de cartes !

FRIQUETTE.
Car la voilà sa vraie passion ! ce qu’elle y trouve de choses dans les cartes !…
CIGOGNE.

Elle devrait bien y trouver un peu de cœur pour nous !

MERLUCHET.

Et même pour les autres.

CAMPISTREL.

Du cœur ! Belle Lurette ? mais elle en a trop ! C’est même pour cela que Campistrel a consenti à l’adorer ! Un homme qui a un creux pareil ne pourrait pas aimer une femme qui n’aurait pas aussi quelque chose là !… Demandez plutôt à ces demoiselles de vous raconter sa dernière bonne action.

MANON.

C’est vrai ; mais vous le savez aussi bien que nous.

LES DEUX AMOUREUX.

Dites-nous la… Dites-nous la !

CAMPISTREL.

Je veux bien… Je devrais peut-être plutôt vous la chanter ?

TOUS.

Non ! Non !

CAMPISTREL.

Mais j’aime mieux vous la dire pour me ménager. Qu’on m’avance un fauteuil !… (Il s’assied sur un baquet.) Un jour, Belle Lurette, en repassant le peignoir d’une danseuse du Grand Opéra,… le Grand Opéra,… ma concurrence ! Belle Lurette, dis-je, trouva un petit billet d’un monsieur. On trouve souvent des petits billets de messieurs dans le peignoir des danseuses.

FRIQUETTE.
C’est la profession qui veut ça.
CAMPISTREL.

Le petit billet prévenait la dame que le monsieur ne pourrait venir la voir de quelque temps, attendu qu’il voulait guetter un jeune homme soupçonné d’être l’amant de sa femme, afin de lui passer son épée au travers du corps.

MERLUCHET.

Oh ! il y a des maris qui prennent les choses si de travers !

CAMPISTREL.

Des provinciaux !… Le guet-apens devait avoir lieu à Meudon, près d’une petite maison, sur le bord de l’eau. Que dit mademoiselle Belle Lurette ? Elle ne dit rien à personne et pendant quinze jours, elle va se poser devant la susdite maison, par le froid, par la pluie… pour quoi ?… pour prévenir le jeune homme.

CIGOGNE.

Mais il y avait de quoi attraper plusieurs rhumes !

CAMPISTREL.

Elle en a attrapé une dizaine… quand le jeune homme a été prévenu. Il était temps ! un jour de plus et mademoiselle Belle Lurette devenait enrouée… comme…

FRJQUETTE, riant.

Comme un baryton de la foire Saint-Germain.

CAMPISTREL.

Eh bien, est-ce du cœur, ça ?

CIGOGNE.

Si elle a du cœur ? oh ! oui, du cœur !

MERLUCHET.
Des yeux !
CICOGNE.

Des dents !

CAMPISTREL.

Elle a tout ! tout ! celle que nous aimons. Ah ! elle finira par nous en faire perdre le manger, le boire et peut-être mon organe !…

FRIQUETTE.

A propos de manger, n’oubliez pas que nos militaires doivent revenir tout à l’heure pour le petit festin en question, et qu’il est temps d’aller chercher chacune notre plat.

CAMPISTREL.

Ah ! c’est un pique-nique !

NICOLE.

Oui, nous aimons mieux cela.

CLORINDE.

Ça nous humilie que les hommes paient toujours pour nous !

TOINETTE.

Dites donc, les affligés, vous en êtes ?

CAMPISTREL.

Nous sommes toujours d’un petit festin et même d’un grand !

CIGOGNE.

Campistrel a son creux à remplir.

FRIQUETTE.

Mais il faut au moins que quelqu’un garde la boutique.

CAMPISTREL.
Nous la garderons, nous, ça nous permettra de voir mademoiselle Belle Lurette arriver plus tôt.
FRIQUETTE.

C’est dit… allons, en route !

CHŒUR.

Cherchons tous à l’instant même
Un bon repas,
Tel que le roi Louis Quimième
N’en ferait pas.
Et prenons aux caves
Vins et liqueurs,
Qui rendent si braves
Nos tendres cœurs.

Sortie.


Scène VI

MERLUCHET, CIGOGNE, CAMPISTREL, puis MALICORNE.
CAMPISTREL.

Quand je pense que Campistrel est aimé de toutes les femmes du monde et qu’il voit une simple blanchisseuse lui résister !

CIGOGNE.

Eh bien !… et moi !… un peintre !

MERLUCHET.

Un poète !

CAMPISTREL.

C’est vrai, nous pouvons dire qu’elle nous unit tous les trois dans le même sentiment.

MERLUCHET.
Nous lui sommes tous les trois…
CAMPISTREL.

Également indifférents.

MERLUCHET, regardant la rue.

Diable ! quelqu’un vient là-bas.

CIGOGNE.

C’est une pratique !… si on nous trouve gardant cette boutique… ça va nous faire remarquer.

CAMPISTREL.

C’est juste ! sauvons au moins la dignité de l’art ! faites comme moi.

Il retire son habit, les autres l’imitent et ils font semblant de travailler en fredonnant.

MALICORNE, entre ; habit boutonné, chapeau sur la tête, regardant autour de lui.

Je ne me trompe pas, c’est bien ici… Tiens, ce sont des blanchisseurs aujourd’hui ! Cette jeune Belle Lurette n’est pas là à sa place ! ne ferait-elle plus partie de cette maison ? (Haut.) Est-ce que cette blanchisserie aurait changé de sexe ?

CAMPISTREL.

Non, monsieur, non, seulement quand l’ouvrage presse…

MALICORNE.

C’est bien ! oserai-je vous demander ? (A part.) Diable, ne nous trahissons pas et gagnons du temps… (Haut.) quelques renseignements sur l’état actuel de la blanchisserie ?

CAMPISTREL, à Cigogne.

Qu’est-ce qu’il nous veut, celui-là ?

CIGOGNE, à Campistrel.
Ce n’est donc pas un client.
MALICORNE.

Tel que vous me voyez, je me livre à la statistique du blanchissage.

CAMPISTREL.

La statis…

MALICORNE.

Permettez-moi de vous poser quelques questions. (A part.) Il est très bien, cette blanchisseuse… (Haut.) Est-il vrai qu’on empèse plus qu’on ne gaufre, ou qu’on gaufre plus qu’on n’empèse ?

CAMPISTREL.

Dame ! vous savez, ça dépend !

MALICORNE.

Ça dépend… C’est ce que je pensais. (Il ecrit sur son carnet.) Je prends des notes. Combien la blanchisserie parisienne tuyaute-t-elle de jabots l’un dans l’autre sur une période de dix-sept ans et cinq mois ?

CAMPISTREL, ahuri.

Combien de jabots l’un dans l’autre ? Je n’en sais rien ?… Et vous ?

CIGOGNE.

Ni moi non plus…

MALICORNE.

Ça me suffit… j’ai pris des notes. La science vous remercie.

CAMPISTREL.

Elle est bien bonne. (A ses amis.) Qu’est-ce que c’est que ce fou-là ?

MALICORNE.
Maintenant, un dernier mot en particulier ! celui-là, sans importance. Le nom de la première de ce magasin est bien…
CAMPISTREL.

Belle Lurette.

MALICORNE, à part.

Je le savais. (Haut.) C’est bien elle qui se tient d’ordinaire à cette place ? Il désigne une place près de la vitrine.

CAMPISTREL.

Oui.

MALICORNE, écrivant.

Très intéressant pour la statistique. C’est tout ce que j’avais à vous demander ; encore merci.

CAMPISTREL.

Ah çà !… est-ce que ce serait un amoureux ? Nous serions quatre. (Rappelant Malicorne.) Dites donc, vous ?

MALICORNE, l’interrompant.

Belle chose, tenez, messieurs, que la statistique et que de douces émotions elle renferme ! Si j’osais vous la conseiller dans vos heures de loisir ! car je souffre de partir sans vous le dire.

CAMPISTREL.

Ne souffrez pas et dites-nous le…

COUPLETS.
I

Oui, je l’avoue avec fierté,
Je cultive la statistique.
Mon travail est patriotique,
Mon but est plein d’utilité.
Il offre, à tout pouvant s’étendre,
Un champ si vaste et si profond,
Que même ceux-là qui le font,
N’ont jamais pu rien y comprendre !

Aussi sans cesse compliquant
Les calculs auxquels je me livre,
Pour statistiquer je veux vivre,
Et mourir en statistiquant.

II

Des enfants trouvés ou perdus,
C’est elle qui nous dit le nombre,
Et combien d’objets pris dans l’ombre,
Qui n’ont jamais été rendue.
On sait combien il est de homes,
Depuis Moscou jusqu’à Paris,
Combien la Porte-Saint-Denis
Voit passer de bêtes à cornes !


Aussi sans cesse compliquant,
Etc.

BERLUCHET.

Ah çà ! mais… à la fin… vous expliquerez-vous ?

MALICORNE.

Quoi ! vous n’avez pas suffisamment compris… j’ai pourtant été bien clair… messieurs, enchanté d’avoir fait votre connaissance.

CIGOGNE.

Ah çà ! mais…

Malicorne reprend le refrain et sort.

CAMPISTREL.

C’est un fou… que ce statis…

CIGOGNE.

Oui… Seulement vous voyez bien, lui aussi s’occupe de Belle Lurette.

MERLUCHET.
Hélas ! oui…
CAMPISTREL.

Ah ! pour avoir bien placé notre tendresse nous l’avons bien placée. (Voix de Belle Lurette dans la coulisse.) C’est elle enfin ! oh ! qu’elle est belle et que Campistrel l’idolâtre !


Scène VII

Les Mêmes, BELLE LURETTE.

Belle Lurette entre avec un grand panier au bras.

BELLE LURETTE.

Eh bien ! vous êtes seuls ? Qu’est-ce qui se passe donc ici ?

CAMPISTREL.

Notre amour ne passe pas, lui !

BELLE LURETTE.

Ah ! ah ! vous êtes drôles comme ça ! Est-ce que vous vous êtes faits blanchisseuses ?

CIGOGNE.

Oh ! non…

CAMPISTREL.

Nous gardons seulement la boutique pendant que ces dames sont allées acheter des provisions.

BELLE LURETTE.

Je comprends… madame est sortie comme d’habitude.

CAMPISTREL.
Faut croire qu’elle avait été chercher quelque chose un peu loin.
BELLE LURETTE.

Quelque chose… ou quelqu’un. Je sais ce que c’est que de chercher ce qu’on ne trouve pas.

CAMPISTREL.

Vous n’avez pas trouvé les clients ?

BELLE LURETTE.

Oh ! si… Et du beau monde, allez !

CIGOGNE.

Allons, bon ! voilà que ça lui reprend !

RONDEAU.
BELLE LURETTE.

Chez une baronne,
J’arrive pour trouver
La noble personne,
En train de se lever,


Malgré ça, peut-être,
Pour ça, tout justement,
En foule on pénètre,
Dans son appartement.


Chacun rit, bavarde,
En lorgnant ses attraits,
Même on les regarde,
Quelquefois de si près,


Que tout bas je pense :
A voir comme on agit
Quand le jour commence,
Qu’est-ce quand il finit !


Puis autre visite
Chez un riche traitant ;
Je m’enfuis bien vite,
De crainte d’accident.

Ces gens de finances
Exigent, c’est certain,
Toujours des avances,
Pour se faire la main.

Voilà d’une actrice
Le boudoir tout en or !
Et, pauvre novice,
Je me demande encor

Si c’est la coutume,
De montrer ses appas ?
En fait de costume,
Elle n’en avait pas !

Puis chez un officier je sonne,
Et je le trouve heureusement,
Plus vêtu qu’actrice et baronne :
Son uniforme était charmant !

Imitant la voix et le geste de l’officier.

« Approche, me dit-il, ma chère.
» Et pose là ton lourd panier. »

S’adressant à ses amis.

Moi, je le garde pour en faire
En certain cas un bouclier.

Reprenant l’imitation.

« Vrai Dieu ! quelle bouche vermeille !
» Le front est blanc, l’œil bien fendu,
» Mais laisse donc là ta corbeille. »
Capitaine, ai-je répondu :

Si quelque jour comme recrue,
Je viens à votre régiment,
Vous me passerez en revue,
Attendez donc patiemment !

Mais l’ouvrage presse,
En tous lieux, en tous sens,

A toute vitesse,
Je monte ou redescends,
On s’amuse en face !
On pleure dans ce coin !
Ici l’on s’embrasse !
Et l’on se bat plus loin

Ah ! ma journée est instructive,
Et par mes courses j’ai compris
Que de secrets une lessive
Peut nous apprendre dans Paris.

CAMPISTREL, soupirant.

Hélas !

LES DEUX AUTRES, soupirant aussi.

Hélas !

BELLE LURETTE, riant.

Comment, depuis le temps, vous avez des soupirs de reste ! vous ne finirez donc jamais de manger votre fonds ?

CAMPISTREL.

Campistrel soupire, parce que Campistrel vous aime.

CIGOGNE.

Parce que nous vous adorons tous !

MERLUCHET.

Parce que nous ne pensons tous les trois qu’à vous.

BELLE LURETTE.
Oui… et vous finirez même par me compromettre avec votre grand amour… à trois !… vous m’avez déjà chansonnée… Il circule dans tous les carrefours une chanson où il est question de mademoiselle Belle Lurette.
CAMPISTREL.

Musique de Campistrel !

MERLUCHET.

Paroles de moi !

CIGOGNE.

Illustrations de moi !

BELLE LURETTE.

Oui… et je tourne à l’état de proverbe… on dit : « Belle Lurette » tout court… ou bien encore : « Il y a Belle Lurette. » C’est peut-être comme ça que je passerai à la postérité !

MERLUCHET.

Sur nos ailes !

CAMPISTREL.

Et nous rajouterons même à notre chanson un couplet pour raconter que vous êtes aussi bonne que belle.

BELLE LURETTE.

Moi ?

CIGOGNE.

Oui, nous savons tout… Oh ! noble cœur ! Campistrel nous a tout raconté.

BELLE LURETTE, vivement.

Lui !

CAMPISTREL.

Et j’aime à croire que le jeune homme que vous avez sauvé vous a remerciée au moins !

BELLE LURETTE.

Qu’est-ce que ça vous fait ?

CAMPISTREL.

Ça nous fait, que tout ce qui vous intéresse nous regarde et réciproquement, car nous avons pris un grand parti.

BELLE LURETTE.

Lequel, mon Dieu ?

CAMPISTREL.

Celui de nous mettre définitivement sur les rangs, pour vous faire tous les trois…

BELLE LURETTE.

Quoi ?

CIGOGNE.

Notre demande…

MERLUCHET.

En mariage !

BELLE LURETTE.

Oui, c’est bien gentil, mais le malheur…

TOUS.

Le malheur…

BELLE LURETTE.

C’est que vous êtes forcés de vous mettre à trois pour me faire un mari. Et je ne veux pas vous épouser tous les trois.

CAMPISTREL.

C’est vrai !

BELLE LURETTE.

Donc, je vous demande le temps de formuler ma réponse. Et maintenant puisqu’on festoie tout à l’heure, je m’invite, j’ai l’estomac dans les talons ! Le temps de voir si je ne suis pas trop dépeignée et je suis à vous.

CAMPISTREL.
Si ça pouvait être pour la vie !
BELLE LURETTE.

Allons, soyez raisonnables. (Riant.) Je vais chercher le moyen de me couper en trois… et je reviens.

Elle sort.

MERLUCHET.

Oh ! amour !

CIGOGNE.

Amour !

CAMPISTREL.

Amour ! (Allant au fond.) Ah ! voici ces demoiselles qui reviennent avec leurs invités… messieurs les gardes françaises !…


Scène VIII

Les Mêmes, LES SOLDATS, LES BLANCHISSEUSES.
CHŒUR.

Nous avons pris à qui mieux mieux,
Pour ce festin très somptueux,
Des entremets délicieux
Et surtout des plats sérieux.
Voici du pain et du fromage,
Du gigot avec des noix,
Un gros jambon et du fromage,
Des radis, des petits pois.

FRIQUETTE.

Voilà ! Chacun son plat et son écot ! De quoi nourrir plusieurs familles !

ROSE.
Sentez-moi ce homard-là !… On dirait un parterre de fleurs !
CAMPISTREL.

C’est vrai, c’est à croire qu’il a été comme moi élevé au milieu des roses.

MANON.

Ne perdons pas de temps et mettons le couvert.

CIGOGNE.

Et mettez un couvert de plus, mademoiselle Belle Lurette est des nôtres.

FRIQUETTE.

Belle Lurette est revenue ! Bravo !

BELHOMME.

Et aussitôt que le couvert sera mis et que chacun sera en place, nous lui ferons une entrée soignée !

TOUS.

Oui… oui…

BELHOMME.

Ça va ! Attention, les enfants !… Vous y êtes ? Sur deux lignes comme à la parade. De la tenue, de l’ensemble, et puisque nous ne pouvons tirer le canon, remplaçons-le par un ran ! plan ! Une !

LES FEMMES.

Deux !

LES HOMMES.

Trois !

Ils se campent devant la porte par où Belle Lurette est sortie.

TOUS.

Tarata, voilà Belle Lurette,
Sonnez, trompette,
Ran, plan, plan, la reine des amours !
Battez, tambours,
Que la trompette

Ou le tambour
Répète
Tour à tour :
Tarata, voilà Belle Lurette,
Plan, plan, plan, la reine des amours !


Scène IX

Les Mêmes, BELLE LURETTE.

Elle entre joyeusement et défile devant les soldats et les blanchisseuses en faisant le salut militaire.

BELLE LURETTE.

Merci, mes bons amis, vous êtes trop honnêtes !

TOINETTE.

Les crêpes sont prêtes.

BELLE LURETTE.

Alors à table. Il ne faut pas
Les faire attendre.

TOUS.

Les faire attendre. A table ! à table !

On s’installe.

BELLE LURETTE.

Pour agrémenter ce repas,
Si monsieur Campistrel était un homme aimable,
Il nous dirait cette chanson
Qu’en mon honneur tous trois vous avez faite.

TOUS.

La chanson de Belle Lurette !

CAMPISTREL, minaudant.

Je n’aime pas à faire de façon,
Mais, vous savez combien m’impressionne
Un public trop nombreux.

BELLE LURETTE.

Nous ne regardons pas.

CAMPISTREL.

Nous ne regardons pas. Ma foi, l’idée est bonne.

Se préparant à chanter avec emphase.

Vous allez voir quel est le creux
De Campistrel… quand il le donne.

RONDE.
CAMPISTREL.
I

Belle Lurette a des beaux yeux,
Le bras dodu, la jambe fine ;
En elle tout est gracieux,
Ce qu’on voit et ce qu’on devine.
J’en ai connu plus d’un jurant
D’ rester toujours indifférent
A la coquette ;
Elle sourit, elle a parlé
Et le serment s’est envolé,
Y a Bell’ Lurette !

TOUS.

Elle sourit, elle a parlé,
Etc.

CAMPISTREL.

Je suis lancé maintenant, vous pouvez vous retourner !

II

Belle Lurette a-t-elle un cœur ?
Personne n’en sait de nouvelles.
Il est comme un oiseau moqueur
Dont on ne peut couper les ailes !
Parfois croyant qu’on la séduit,
On veut lui peindre c’ qui vous remplit
L’âme et la tête.

On n’a pas dit les premiers mots
Qu’elle vous a tourné le dos
Y a Bell’ Lurette !

Reprise du refrain.

TOUS.

Bravo ! bravo !

BELHOMME.

A la santé de l’illustre Campistrel !

CAMPISTREL.

Épargnez ma modestie… dites tout simplement le sublime Campistrel. A la santé de mademoiselle Belle Lurette !

TOUS.

Oui, oui.

ROSE, qui est remontée au fond.

Oh ! mon Dieu ! Qu’est-ce que je vois là-bas ! Mais oui !

FRIQUETTE.

Quoi donc ?

ROSE.

C’est madame qui revient !

BELLE LURETTE.

Nous sommes perdus !

FRIQUETTE.

Vite ! faisons disparaître tout cela !

BELHOMME.

Il est certain qu’elle va trouver que nous insistons un peu trop.

BELLE LURETTE.

Vous ? Cachez-vous comme vous pourrez, qu’elle ne vous voie pas ! Ah bien ! merci ! Il ne manquerait plus que ça !

NICOLE, à la porte.

La voilà ! la voilà !

BELLE LURETTE.

Ouf !… il n’était que temps !

Tumulte indescriptible. Les blanchisseuses ont jeté tout le linge sur le couvert et ont fait disparaître toutes les traces du repas. Belhomme s’est mis à plat ventre dans un tas de jupons. Les gardes françaises se sont cachés sous les meubles. Toutes les blanchisseuses se sont mises rapidement au travail en prenant un air indifférent.


Scène X

Les Mêmes, MARCELINE.
MARCELINE.

C’était un faux indice, le jeune homme dont on voulait me parler a quatre-vingt-dix-sept ans. Et l’autre n’avait pas quatre-vingt-dix-sept ans, j’oserais en répondre. (Haut.) A la bonne heure, mesdemoiselles, toutes au travail, c’est fort bien, j’aime à vous voir cette noble ardeur.

FRIQUETTE.

Oh ! madame, nous ne nous sommes pas reposées un seul instant..

MARCELINE.
Blanchisseuses ! je suis contente de vous ! Qu’est-ce que ça sent donc ici ?… Mais oui, il me semble que je connais cette odeur !
BELLE LURETTE, bas.

Nous sommes prises !

MORCEAU.
MARCELINE.

Quelle odeur délicieuse
S’échappe de là-dessous,
La rose et la tubéreuse
N’ont pas de parfum plus doux.

BELLE LURETTE.

Si ça sentait quelque chose
On s’en apercevrait bien.

FRIQUETTE.

Vous vous trompez, je suppose,
Quant à moi je ne sens rien.

MARCELINE.

Attendez : sur mon âme !
J’y suis…

LES BLANCHISSEUSES.

J’y suis… Mais, madame !

MARCELINE.

Ça sent l’homard, (bis.)
Ce n’est pas, soit dit sans fard,
Un effet du hasard.

PRIQUETTE.

Madame, c’est, je le parie,
L’odeur de la blanchisserie.

BELLE LURETTE.

Et madame a, c’est bien certain,
Ce qu’on appelle le nez fin.

MARCELINE.

Attendez, cette fois…

LES BLANCHISSEUSES.

Attendez, cette fois… Madame !

MARCELINE.

J’y suis ! j’y suis ! sur mon âme
Ça sent l’homard,
Etc., etc.

Reprise du chœur et à bouche fermée.

BELLE LURETTE.

Ce n’est pas l’homard, madame, c’est l’empois.

MARCELINE.

L’empois, l’empois. (A Madelon.) Mais, Dieu me pardonne, mademoiselle, vous repassez un pâté… (A Belle Lurette.) Et vous, mademoiselle, vous en tuyautez un, de homard.

FRIQUETTE et BELLE LURETTE.

Aïe, ça va mal.

MARCELINE.

Mort de ma vie !… Est-ce qu’on a fait la fête ici ? (Campistrel éternue.) Mais, sapristi ! il y a quelqu’un sous ces jupons. (Elle soulève les jupons, Belhomme apparaît.) Ciel ! un militaire ! (Fouillant partout et découvrant les autres gardes françaises.) Deux militaires, trois militaires, tout un régiment ! Encore vous, messieurs ! Ah çà ! est-ce que vous prenez mon linge pour un terrain de manœuvres !

BELHOMME.

Oh ! c’est bien par hasard ! Nous étions venus pour chercher…

MARCELINE.
Silence !… en voilà assez. Je sais à quoi m’en tenir maintenant ! Ah ! on profite de mon absence pour folichonner avec la force armée… on fait des orgies panachées.
TOUTES.

Grâce, madame, grâce !

CAMPISTREL, sortant de dessous la table avec ses amis.

Oui, grâce pour elles, madame, grâce !

MARCELINE.

Mais il y en avait donc dans tous les coins.

CAMPISTREL.

C’était une réunion artistique et de famille.

MARCELINE.

Pas de grâce, je vous ai prévenues, je vous chasse toutes.

TOUTES, se mettant à genoux.

Ah !

BELLE LURETTE, à ses camarades.

Laissez-moi faire… (A Marceline.) Madame !

MARCELINE.

Vous osez ! Elle ose !

COUPLETS.
BELLE LURETTE.
I

Faut-il ainsi nous maudire
Et nous fermer la maison
Pour un simple éclat de rire,
Pour une pauvre chanson !
Alors, ici, l’on doit faire
Afficher en même temps :
Il est, sous peine sévère,
Défendu d’avoir vingt ans. (Bis.)

II

Mais en songeant qui vous êtes,
On se rassure tout bas ;
Du gai refrain des fauvettes
Avril ne s’offense pas !
Personne au fond ne croit guère
A cet arrêt du printemps :
Il est, sous peine sévère,
Détendu d’avoir vingt ans. (Bis.)

MARCELINE, émue.

Je ne sais pas ce que j’ai, et puis cette Belle Lurette a une manière de demander les choses.

BELLE LURETTE.

Ah ! vous êtes émue !

TOUTES, se relevant et sautant de joie.

Madame est émue ! madame est émue !

BELHOMME.

Voyons, la bourgeoise… faut pas nous en vouloir… qu’au fond c’est pour le bon motif… que nous avons juré d’épouser nos promises.

MARCELINE.

Si c’est pas pour le mauvais motif, fallait donc le dire. Allons, je serai grande… je pardonne… mais sapristi, que ça sent bon l’homard !

BELLE LURETTE.

Si pour nous prouver qu’elle nous pardonne tout à fait, madame voulait accepter une patte ?

MARCELINE, avec indignation.

Moi ?

BELLE LURETTE.
Oh ! madame, une toute petite.
MARCELINE, naturellement.

Ma course m’a creusée… je ne dis pas non.

TOUS, avec joie.

Ah !

On la sert.

MARCELINE.

Seulement alors, fermons la boutique. La journée est presque finie ; que je sauve au moins ma dignité de négociante !

TOUS.

Fermons, c’est ça !

BELHOMME.

Et allumons les chandelles ! une vraie soirée, comme à Versailles.

MERLUCHET.

C’est ça, des rafraichissements.

BELHOMME.

Et des tables de jeu. (Mouvement. On ferme la boutique, on allume des chandelles, on sert des rafraîchissements sur des battoirs. Belhomme et Campistrel ont installé une petite table de jeu en tirant des cartes de leurs poches.) Monsieur le vicomte de Campistrel, je vous provoque à un piquet d’honneur.

CAMPISTREL.

Comment donc, marquis de Belhomme, enchanté de faire votre partie.

Ils s’installent et jouent.

MARCELINE, que l’on sert dans un coin, mange.

Sapristi, vous êtes bien heureux que ce soit pour le bon motif et que mon devoir soit d’encourager ces choses-là !… Mais demain, non, pas demain, c’est la mi-carême, mais après-demain, ce qu’on travaillera pour rattraper tout ça !

TOUTES.

Ah ! je crois bien.

BELLE LURETTE.

On ne se couchera pas.

MARCELINE.

Dieu, que cet homard est donc bon ! on dirait du veau ! Bon ! je m’étrangle !

BELHOMME.

Versez à boire à la bourgeoise.

MARCELINE.

Merci, à votre santé !

TOUS.

Vive la patronne !

BELLE LURETTE, allant regarder jouer.

Des cartes ! ah ! des cartes !

CIGOGNE.

Bon ! qu’est-ce que vous avez encore à regarder ces cartes avec tendresse ?

TOINETTE.

Ne faites pas attention. C’est sa manie, je vous dis ; quand elle voit des cartes, elle ne pense qu’à se tirer la bonne aventure.

CAMPISTREL.

Eh bien, pourquoi pas ? Tenez, marquis, quinte quatorze, le point… Vous êtes capot ! on ne lutte pas. Passez les cartes à mademoiselle Belle Lurette… qu’elle s’amuse à son tour ! Chacun son plaisir, ici !

Ils se lèvent.
BELLE LURETTE.

Oui, donnez, donnez !

Elle s’assied.

FRIQUETTE.

Mais tu es folle de croire à ces choses-là !

MARCELINE.

Oui ! faut être plus superstitieuse qu’un hanneton pour…

BELLE LURETTE, arrangeant les cartes,

Eh bien ! vous avez tort !… Les cartes m’ont toujours prédit ce qui allait m’arriver.

MARCELINE.

Eh bien ! moi, pendant qu’elle-va se tirer les cartes, je vais aller vous tirer du vin fin ! C’est plus sûr… je veux dire c’est meilleur.

Elle sort.

BELLE LURETTE.

Alors ! vous ne voulez pas me croire ? Eh bien, vous allez voir !

FINAL.
BELLE LURETTE, prenant le jeu.

D’abord on doit battre, battre,
Puis ensuite on coupera,
Puis on compte : un, deux, trois, quatre,
Cinq, six, sept, et cætera.
Si la carte n’est pas prompte
A révéler son secret,
On rebat et l’on recompte,
Et l’avenir apparaît.

REPRISE PAR LE CHŒUR.

Belle Lurette est allée s’asseoir à la table et étale ses cartes qu’elle examine avec attention.

Huit de trèfle, argent que je gagne,
Un, deux, changement dans mon sort,
Trois, quatre, un homme de campagne,
Dix de carreau… route ou transport.

TOUS, riant.

Ah ! tout cela n’est pas fort.

BELLE LURETTE.

Le neuf de cœur et l’as de pique,
Beau mariage et prompt accord ;
Cartes blanches, cela m’indique
Que l’époux sera cousu d’or !

TOUS.

Quoi ! l’époux sera cousu d’or !

BELLE LURETTE.

Du pique : cancans, bavardages.
Ah ! voilà quelqu’un qui me nuit
Du noir… encor… chagrins, dommages.

Joyeusement.

Le roi de cœur, tout réussit !

TOUS.

Tout réussit !

FRIQUETTE.

Alors aux cartes tu crois lire ?

BELLE LURETTE.

Que je dois épouser un très riche seigneur.

FRIQUETTE.

Demande aux cartes de te dire
Quand t’arrivera ce bonheur ?

BELLE LURETTE, consultant toujours les cartes.

Ah ! c’est à ne pas y croire !

On va venir ici, pour demander ma main !

CAMPISTREL.

Prochainement ?

PREMIER GROUPE, riant.

Prochainement ? Après-demain !

DEUXIÈME GROUPE.

Prochainement ? Après-demain ! Demain !

BELLE LURETTE.

Aujourd’hui même.

TOUS.

Ah ! quelle histoire !
Elle y croit pour tout de bon.

BELLE LURETTE, à part. – S’adressant à ses cartes.

Me direz-vous aussi le nom
De ce noble seigneur qui m’aime ?

Avec un cri.

Lui ! non, non, ce serait trop beau !

FRIQUETTE, s’approchant d’elle,

Et quand te viendra-t-on chercher ?

BELLE LURETTE.

Et quand te viendra-t-on chercher ? Sept de carreau,
A sept heures !

TOUS.

A sept heures ! A sept heures !

CAMPISTREL.

A sept heures ! A sept heures ! C’est à merveille :

Montrant l’horloge.

Sept heures vont sonner ! (Bis.)

BELLE LURETTE, à part.

Ah ! malgré moi je me sens frissonner,
Je n’ai jamais senti d’émotion pareille.

L’horloge fait ce bruit qui précède la sonnerie.
TOUS, comptant.

Un, deux, trois, quatre.

BELLE LURETTE, très émue.

Un, deux, trois, quatre. Cinq, six, sept.

FRIQUETTE.

Un, deux, trois, quatre. Cinq, six, sept. Tu le vois bien,
Il n’arrive à rien.

On frappe brusquement à la porte. Tressaillement général.

TOUS.

O ciel, qu’entends-je !
On a frappé.

BELLE LURETTE.

On a frappé,
C’est bien étrange !

TOUS.

On a frappé !

CAMPISTREL.

Peut-être, on s’est trompé.

TOUS.

On a frappé !

On a été ouvrir la porte. Malicorne paraît suivi de deux grands laquais.

CAMPISTREL, à sa vue.

C’est l’homme de tantôt.


Scène XI

Les Mêmes, MALICORNE.
MALICORNE.

C’est l’homme de tantôt. Salut, mesdemoiselles,

Salut, braves guerriers. D’importantes nouvelles
Je suis le messager.
Tous à l’instant vous allez en juger.

RONDEAU.

Il est dans cette grande ville,
Un seigneur de noble maison
Qui pouvait rester bien tranquille,
C’est-à-dire rester garçon.

Il a des laquais et des pages,
Des châteaux pleins d’or entassé ;
Il a de fringants équipages,
Des parents d’un âge avancé.

Et pourtant voici le langage
Qu’il tient toujours et devant tous :
Vive, vive le mariage !
Et gai, gai, gai, marions-nous.
Quand on a bravé l’orage
Entrer au port est bien doux !

TOUS.

Et gai, gai, gai, marions-nous !

MALICORNE.

Pour lui, désormais, en ce monde,
Le bonheur est de se donner
Une femme qui boude et gronde,
S’il revient trop tard pour dîner.

Et des enfants qui, pleins de grâces,
Criant du soir jusqu’au matin,
Iront essuyer leurs mains grasses
A ses culottes de satin.

Et pourtant voilà le langage
Qu’il tient toujours et devant tous ;
Vive, vive le mariage,
Et gai, gai, gai, marions-nous !

Quand on a bravé l’orage,
Entrer au port est bien doux !

TOUS.

Et gai, gai, gai, marions-nous !

MALICORNE.

Or ce duc, qui veut prendre femme
Est celui qui m’envoie ici,
Et cette épouse qu’il réclame.

Montrant Belle Lurette.

La voici !

ENSEMBLE.

Nouvelle surprenante,
Surprise saisissante,
Aventure étonnante !
Est-ce vrai tout ceci ?

MALICORNE.

Que mademoiselle prononce,
A monseigneur, que faut-il que j’annonce

BELLE LURETTE.

Attendez… Je ne puis pas
Donner si brusque réponse.

GROUPE DE BLANCHISSEUSES.

Si j’étais dans ce cas
J’aurais moins d’embarras.

FRIQUETTE.

Se peut-il que tu résistes
A l’amour d’un grand seigneur ?

CAMPISTREL.

Elle a bien fermé son cœur
A l’amour des trois artistes !

MALICORNE et TOUS.

Allons, il faut vous décider.

BELLE LURETTE, à part,

Un duc, qui sait peut-être ?

MALICORNE.

Eh bien ?

TOUS.

Eh bien ? Eh bien ?

BELLE LURETTE, à Malicorne.

Eh bien ? Eh bien ? Eh bien ! dites à votre maître
Que j’accepte !

TOUS.

Que j’accepte ! Elle accepte !

MALICORNE.

Que j’accepte ! Elle accepte ! Ah ! je vais sans tarder
Lui porter cet heureux message,
Ces laquais sont à vous, comme son équipage l

BELLE LURETTE.

C’est donc vrai !
Dans un instant je vous suivrai.

Malicorne s’incline respectueusement, et sort après avoir donné des ordres aux laquais. – Musique de scène.

CAMPISTREL, parlé.

Mais nous ?

BELLE LURETTE.

Soyez tranquilles… Vous serez mon peintre ordinaire, mon poète ordinaire, mon musicien…

CAMPISTREL.

Je voudrais être au moins quelque chose de plus que mes messieurs.

BELLE LURETTE.
Eh bien ! soit ! vous serez mon musicien extraordinaire.
MARCELINE, revenant avec un panier de vin.

Oh ! mon Dieu ! quel remue-ménage ! Que se passe-t-il donc ici ?

BELLE LURETTE.

Oh ! du nouveau… allez. Je vais me marier !

MARCELINE.

Avec qui ?

BELLE LURETTE.

Avec un duc !

MARCELINE.

Mais explique-moi…

BELLE LURETTE.

Oh ! je n’ai pas le temps. Mais au fait, il faut que quelqu’un m’accompagne.

MARCELINE.

Oui, c’est vrai, il te faut une mère !

BELLE LURETTE.

Voulez-vous m’en servir ?

MARCELINE.

Je veux bien, pourtant…

BELLE LURETTE.

Vous saurez tout plus tard… Partons.

MARCELINE, ahurie.

Où ça ?

BELLE LURETTE.

Vous le verrez, partons.

TOUS.
Partons…
UN LAQUAIS.

Le carrosse de madame la duchesse est prêt.

BELLE LURETTE.

Partons ! ce carrosse
Est pour nous ;
A la noce
Je vous invite tous !
Vous serez de la fête ;
Oui, le palais d’un grand seigneur
De vous fêter aura l’honneur.
Je veux ce soir que de grand cœur
Chacun de vous boive au bonheur
De Belle Lurette !

REPRISE GÉNÉRALE.

Tableau.



ACTE DEUXIÈME

Le théâtre représente un salon élégant chez le duc de Marly. – Portes latérales et au fond. – A droite, une fenêtre. – Au lever du rideau, tous les personnages chantent et boivent.



Scène PREMIÈRE

LE DUC, DE LENONCOURT, DE GIVRY, DE CADIGNAN, DE LA BOISERIE, CLORINDE, MADELON, BÉRÉNICE, PHŒNIX, Danseuses de l’Opéra.
CHŒUR.

A pleine voix, à plein verre,
Amis, chantons et buvons !
Aujourd’hui nous le devons
Deux fois plus qu’à l’ordinaire,
C’est l’amour et c’est l’amitié
A ce festin qui viennent faire
Leurs adieux au célibataire,
Et tous leurs vœux au marié !

On s’est levé.
TOUS.

Au marié !…

LE DUC.

Au marié ! c’est bien le mot ! car je vais me marier !

LA BOISERIE.

Mais saura-t-on enfin quelques détails ?

LE DUC.

Oh ! ne m’en demandez pas davantage, car je ne sais rien de plus que vous sur celle qui pourtant va devenir la duchesse de Marly.

LA BOISERIE.

Cependant…

LE DUC.

Je n’oserai même pas affirmer qu’elle soit jolie, car, vrai, je ne l’ai jamais vue !

TOUS.

Jamais !

CADIGNAN.

Ça devient intéressant.

LA BOISERIE, très vieux.

Évidemment, il y a là quelque chose d’étrange. L’heure du mariage n’a pas encore sonné pour nous.

DE GIVRY.

Je comprends ! c’est un simple dépit amoureux ! Ne passes-tu pas pour l’heureux : amant de certaine petite comtesse blonde… ornée d’un époux trop terrible ?

CADIGNAN.

Oui, il veut quitter la femme.

LA BOISERIE.
Pour faire plaisir au mari.
LE DUC.

Non, je suis toujours aussi mal avec le comte que bien avec la comtesse. Ce qui est dans la logique des choses d’ailleurs.

DE GIVRY.

Alors, cela devient tout à fait piquant.

LE DUC.

Je vous donnerais bien l’histoire à deviner, mais vous n’êtes pas de force !

TOUS.

Oh !

LE DUC.

Sachez donc, puisque vous y tenez… que j’avais tout à fait oublié l’existence d’une tante à moi. (Levant les yeux au ciel.) Une bien digne femme ! La chanoinesse douairière des Trois-Merlettes. Or, la chanoinesse s’était mis dans la tête que moi, son coquin de neveu, le duc André de Marly, colonel aux dragons de Sa Majesté, je serais marié à l’âge de vingt ans, sous peine de voir s’enfouir dans une abbaye la grande fortune que ma tante fait fructifier à mon bénéfice ; il parait que le mariage donne du poids aux militaires.

CLORINDE.

Comment, tu avais oublié cela ?

LE DUC.

Et sans Malicorne, je l’aurais oublié toute ma vie. Ce soir, à minuit, tintera l’heure de ma vingtième année ; si demain, je n’avais pas eu de nièce à présenter à ma tante j’étais absolument déshérité… Alors qu’ai-je fait ?

LA BOISERIE.
Oui, qu’as-tu fait ?
LE DUC.

J’ai chargé Malicorne de me trouver une femme coûte que coûte, la première venue, et Malicorne m’a trouvé… une blanchisseuse.

TOUS.

Une blanchisseuse !… C’est charmant.

LENONCOURT.

Tu es fou.

LE DUC.

Que non pas. Voyons, qu’est-ce que veut ma tante ? Que je me marie ! Eh bien, je lui obéis. M’a-t-elle dit qui je devais épouser ? m’a-t-elle spécifié qu’il me faudrait prendre ma femme ici ou là, dans telle classe de la société ou dans telle catégorie du blason ? Elle m’impose une formalité ! Eh bien, je choisis la formalité où cela me plaît, et je ne suis pas déshérité !

LA BOISERIE.

Mes compliments, je ne ferai pas mieux quand je serai en âge d’être marié.

TOUS.

Oh !

DE GIVRY.

Allons donc, c’est une-plaisanterie.

LE DUC.

Parfaitement. Une excellente plaisanterie que je fais à la chanoinesse douairière des Trois-Merlettes. Dès demain, je lui envoie sa nièce, une blanchisseuse ! Eh, parbleu, elles laveront leur linge en famille.

TOUS, riant.
Ah ! ah ! ah !
LE DUC.

Vous le voyez, mon mariage est peut-être une des choses les plus raisonnables de ma vie que j’aurai faites, car il ne change rien à mon existence. Dès demain, je pars pour un voyage de deux ans. Après les Françaises, je veux goûter des étrangères. Il me semble que c’est le moment de faire faire à mon cœur le tour du monde.

CADIGNAN.

Mais alors la petite comtesse ?

LE DUC.

J’abandonne tout, elle et les autres ! Ce soir c’est une rupture générale, je profite de mon quasi-mariage pour faire une liquidation. (Montrant un coffret.) Tenez, messieurs, voyez-vous cela ? C’est plein de souvenirs, les uns seront rendus, les autres seront brûlés, il faut bien faire de la place pour les souvenirs internationaux.

COUPLETS.
I

Montrant un portrait.

Ce portrait, c’était la première,
Le premier pas ; il m’a coûté !
Pourtant la dame à la lumière
Avait un certain velouté.

Prenant des bouquets.

Bouquets flétris, qu’est devenue
La main qui vous a composés ?
La douce main que blanche et nue
Je gantais avec mes baisers ?

Tiens ! ses cheveux ! elle était brune
Je les payai d’une fortune.
Au feu
Relique trop aimée,
Adieu !

Pars bien vite en fumée,
Au feu !

II

Prenant des paquets de lettres.

Ah ! ces billets ! pure merveille !
Le grand roi longtemps a régné
Sans enfanter tant de Corneille
Que j’ai produit de Sévigné !

Prenant une petite liasse à rubans roses.

Mais ceux-là… c’était autre chose.
Pourquoi me semblaient-ils plus vrais ?
Elle m’aimait, je le suppose…
Je crois bien que je l’adorais.

Avec une nuance d’émotion.

Ah ! ses cheveux ! elle était blonde
Je les aurais payés d’un monde !

Hésitant un peu, puis avec résolution.

Au feu !
Relique trop aimée,
Adieu !
Pars bien vite en fumée,
Au feu !

LA BOISERIE.

Tu l’as dit : c’est une liquidation… cela m’est déjà arrivé deux ou trois fois dans ma vie.


Scène II

Les Mêmes, MALICORNE.
MALICORNE.

Monseigneur, l’heure s’avance.

LE DUC.
Tu as raison. A propos, où est-elle ?
MALICORNE.

La formalité ?

LE DUC.

Oui.

MALICORNE.

Dans le grand salon, au milieu de ses amies qui mettent la dernière main à sa toilette.

TOUS.

De ses amies ?

MALICORNE.

Sans doute, j’ai été obligé d’inviter presque tout le lavoir.

LE DUC.

C’est à ravir. Nous sommes en plein carnaval, restons-y. Des blanchisseuses ! Ça va être très gai.

LA BOISERIE.

Tiens, au fait, je n’ai jamais été aimé d’une blanchisseuse !

LE DUC.

Mesdames, laissons-leur la place pour ne pas trop les effaroucher.

CLORINDE, s’accrochant au duc.

C’est égal, puisque tu te maries…

MADELON.

Tu nous dois bien un cadeau de noces.

LE DUC.

C’est juste… voilà !…

Il les embrasse toutes. Tout le monde sort en criant. Reprise du chœur.
REPRISE.

Au feu !
Etc.


Scène III

MALICORNE, seul, puis MARCELINE.
MALICORNE.

Oui, une blanchisseuse, je devais bien ça à la corporation. Oh ! les remords, voilà une chose grave. Il paraît qu’il y a même des gens que cela empêche de dormir. Enfin ! Monseigneur va réparer ma faute, j’ai nui à l’honneur des blanchisseuses, je fais la fortune d’une lavandière, ça rétablit l’équilibre. C’est en passant deux ou trois fois devant la boutique où elle travaille que j’ai aperçu la tête aimable de cette jeune Belle Lurette. Autant faire son bonheur que celui d’une autre qui ne la vaudrait pas. Et puis je n’avais pas trop de temps ! Mais l’autre ? qu’a-t-elle pu devenir, la malheureuse ? Tout à l’heure, quand ils ont bu du champagne je pensais à elle ! et elle était bien gentille quand elle en buvait. Oh ! j’ai été bien atroce ! employer des subterfuges, quand avec mon profil grec, j’aurais certainement… Elle a dû continuer à boire de l’aï avec d’autres. Avec moi, en voilà assez, je suis de ceux qui brisent leur verre quand il est vide, et j’aime autant ne pas avoir à payer la casse, maintenant surtout que ma conscience est en repos ! Mais foin de ces souvenirs ! L’homme privé doit faire place à l’intendant, j’ai, encore des ordres à donner.

Il remonte.

Scène IV

MARCELINE, MALICORNE.
MARCELINE, dans la coulisse.

C’est bien, j’y vais à l’instant.

MALICORNE.

Cette voix, c’est bizarre ; tout à l’heure, en introduisant tout le troupeau dans l’hôtel, il m’avait déjà semblé reconnaître ce timbre…

MARCELINE, entrant, à part.

Cet intendant ne me sort pas de la tête, je n’ai pu voir encore que son dos, mais ce dos m’a remuée… Faut croire que je vais finir par voir mon gredin partout.

MALICORNE, apercevant Marceline, à part.

Ah ! je ne m’étais pas trompé, c’est elle, ma blanchisseuse. Sapristi, je suis bien tombé…

MARCELINE, l’apercevant.

L’intendant, il faut que je lui parle.

MALICORNE.

Comment me tirer de là ?… oh ! quelle idée !

MARCELINE.
Monsieur, c’est moi qui sers de mère à la mariée, et je viens vous prévenir que nous sommes prêts, (Cherchant à voir son visage.) absolument prêts. (A part.) Est-ce qu’il ne va pas se retourner, ce monsieur ?
MALICORNE, à part.

De l’aplomb… (Haut et bégayant.) Ah ! vous êtes la mémère… (La regardant.) On ne le dirait pas.

MARCELINE.

Tiens, vous êtes étranger.

MALICORNE.

Oui… je suis bè… è… gue.

MARCELINE.

Je ne connais pas ce pays-là…

MALICORNE.

C’est-à-dire que je zozotte légèrement.

MARCELINE.

Je me suis trompée ! (Le regardant en tournant autour.) Il me semble pourtant bien que c’est sa tournure.

MALICORNE, à part.

Elle me détaille, je voudrais être à cent cinquante lieues dans les nuages… et ce n’est pas possible.

MARCELINE.

Il faut vous dire qu’il arrive une chose, du reste bien naturelle ; cette pauvre Belle Lurette est émue, transportée. Tout à l’heure, en entrant dans cette chambre, elle a aperçu le portrait d’un seigneur magnifique. Qui est-ce ? a-t-elle demandé. Eh bien, c’est votre mari, lui a-t-on répondu. Elle est restée toute rêveuse, puis tout à coup. Quel bonheur !… C’est lui !… (Malicorne trébuche sur un meuble.) Il y a longtemps que je le connais.

MALICORNE, à part.

Ah ! c’est de l’autre qu’elle parle. (Haut.) Dame ! on on on peut a a appeler ça un bon bon bonheur.

MARCELINE, à part.

Oh ! c’est étonnant, le même son de voix, seulement l’autre ne pa a aarlait pa a as coo omme ça a. (Haut.) Y a-t-il longtemps que vous êtes dans cette maison ?

MALICORNE.

Neuf… jours.

MARCELINE.

Et à Paris ?

MALICORNE.

Qua a atre… (Se reprenant.) Qua atre semaines.

MARCELINE.

Est-ce que vous avez toujours eu ce défaut de prononciation ?

MALICORNE.

Non… Il y a a a seulement dou ou ou ze ans… en fro o ttant un appa a artement, j’ai gliilissé et j’ai faaa ailli aaaavaler le manche de moo on baaaalai ; depuis ce temps je bégaiie. Mais pourquoi tououtes ces questiions ! (A part.) Payons d’audace… (Haut.) Est-ce que vou ou ou ous cherchez que eel qu’un qui me ee ressemble ?

MARCELINE.

Oui ! vous l’avez dit ! Je cherche un misérable, un être bien atroce.

MALICORNE, à part.

Atroce ! c’est moi !

MARCELINE.

Je ne peux pas vous dire ce qu’il a fait !…

MALICORNE, à part.

Je le sais bien moi ! (Haut.) Vou ou ous le cherchez pour lui paaardonner.

MARCELINE.

Moi ! vous ne me connaissez pas… Mais si je le rencontre un jour, je l’étrangle pour commencer, après nous verrons.

MALICORNE, à part,

Ça pourrait se gâter. (Haut.) Vou ou ous aaavez raison, paaas de grâce pour le criiiminel. (Voix naturelle.) Si je pouvais filer.

MARCELINE.

Voyons, pas de bêtises, avouez que vous me connaissez ?

MALICORNE.

Moi ! comment ? à moins que nous nous soyons rencontrés quelque part. J’ai tant voyagé avec mes parents. (A part.) Déroutons-la.

COUPLETS.
I

Ce fut à Londres que mon père
De ma mère obtint un regard,
A Copenhague encor sévère,
Elle s’attendrit à Stuttgard.
Ce qu’entendit la Forêt Noire
Nul ne le sait exactement,
Mais le Danube eut cette gloire
De contempler le dénouement.

Les flots d’azur qui les bercèrent
Furent témoins d’un doux aveu,
Et mes parents se fiancèrent
Au bord du beau Danube bleu.

II

Après des mois de course errante,
Un soir près de la Corne d’Or,
Ma bonne mère un peu souffrante
Voulut revoir la France encor.

On se hâtait croyant sans doute,
Toucher à temps le sol français,
Au même instant je vagissait.

Hasard étrange, ô doux mystère,
Qui me faisait naître en ce lieu,
C’était le fleuve de ma mère,
C’était le beau Danube bleu.

Malicorne sort.

MARCELINE, seule.

Comment ! il est parti, je me suis trompée, alors ! Encore une déception, c’est la soixante-troisième.


Scène V

MARCELINE, BELLE LURETTE, CAMPISTREL, CIGOGNE, MERLUCHET, Quatre Demoiselles d’honneur, Blanchisseuses.
CHŒUR.

Nous amenons la fiancée,
Elle n’ose lever les yeux,
Mais jamais paupière baissée
N’a caché regard plus joyeux,
Nous amenons la fiancée.

BELLE LURETTE.

Oh ! quel joli rêve !

FRIQUETTE.

Et des rêves comme cela, il y a des gens qui voudraient en faire tous les jours !

ROSE.
Ah ! oui, par exemple.
NICOLLE.

En attendant, madame la duchesse, recevez nos compliments !

TOUS, saluant.

Madame la duchesse !

BELLE LURETTE, avec joie.

Madame la duchesse ! C’est vrai ! je suis, je vais être… Non, c’est un rêve. Mais ça ne fait rien, il me plaît, et tant qu’il durera, eh bien ! c’est toujours ça de pris. (Aux trois amoureux.) Et vous, les inséparables, puisque vous avez voulu venir ici, dites au moins quelque chose.

CAMPISTREL.
I

Vous allez être l’épouse
D’un homme bien né, dit-on,
Si l’on peut donner ce nom
A qui n’est pas de Toulouse.
Aussi quand l’instant viendra
De lui céder notre place,
L’écho vous apportera
Trois voix disant dans l’espace :

Nous partons, nous partons,
Ah ! duchesse que vous êtes !
Cherchez ailleurs des poètes,
Des peintres, des barytons,
Nous partons !
Nous partons !

II

Pourtant soit dit sans malices,
Parfois tout va de travers,
Le blason a son revers,
L’hyménée a ses caprices.

Peut-être lasse en secret
Des grandeurs qui sous séduisent,
Vous aurez un jour regret
Des bons amis qui vous disent :

Nous partons ! nous partons,
Etc., etc.

BELLE LURETTE.

Pauvres amis, ne soyez pas si malheureux, vous me gâtez tout mon bonheur.

CAMPISTREL.

Nous ne sommes pas malheureux, Campistrel et ses amis ne sont pas des égoïstes. Perdre Belle Lurette dans ces conditions, c’est encore du bonheur.

CIGOGNE et MERLUCHET.

C’est encore du bonheur !

BELLE LURETTE, riant.

Dieu merci, ils ne sont pas difficiles à contenter.

CAMPISTREL.

Mais à partir d’aujourd’hui, notre affection change de voie. Nous devenons vos trois pères, et si seulement vous ne deviez pas être heureuse…

BELLE LURETTE, à part.

Je le serai puisque c’est lui…

MARCELINE.

Silence, on vient.

UN LAQUAIS.

Monseigneur le duc de Marly.

BELLE LURETTE.
Mon mari !

Scène VI

Les Mêmes, LE DUC.
LE DUC.

Je suis en retard ?

TOUS, saluant.

Monseigneur !

LE DUC.

La fiancée, je vous prie, où est-elle ?

MARCELINE, amenant Belle Lurette.

La voici, monseigneur. Permettez-moi de vous la présenter, c’est moi qui lui sers de mère.

LE DUC, galamment.

De mère cadette.

CAMPISTREL.

Et nous de pères… cadets.

LE DUC, étonné, riant.

Eh ! trois pères… (Regardant Belle Lurette.) Eh ! mais, elle est gentille.

BELLE LURETTE, saluant.

Monseigneur.

LE DUC.

Fort gentille, en vérité. Elle est bien. Vous êtes tous très bien ! qu’on nous laisse seuls ?

BELLE LURETTE.

Seuls !

LE DUC.
Dame ! Il faut bien que nous fassions connaissance.
MARCELINE.

Il a raison ! Ça commence !

BELLE LURETTE, à Marceline,

Vous m’avez promis des conseils…

MARCELINE.

Tu n’en as pas encore besoin, c’est pour plus tard. (Saluant.) Monseigneur…

TOUS, saluant.

Monseigneur…

Ils sortent.


Scène VII

LE DUC, BELLE LURETTE.
BELLE LURETTE, à part.

C’est drôle ! C’est plus fort que moi. Je suis toute tremblante.

LE DUC.

Allons, venez ici, madame la duchesse, et asseyons-nous l’un près de l’autre, comme deux vieux amis que nous serons bien vite. Savez-vous que vous êtes charmante ?

BELLE LURETTE.

Oui, monseigneur.

LE DUC, riant.

Ah ! voilà de la franchise.

BELLE LURETTE.
Je le suppose du moins, puisque vous avez daigné le remarquer.
LE DUC.

Elle a raison. A propos, votre nom ?

BELLE LURETTE.

Vous le savez bien.

LE DUC.

Comment cela ?

BELLE LURETTE.

Sans doute, puisque vous m’avez envoyé chercher par votre intendant.

LE DUC, à part.

Oui, mais c’est que je l’ai oublié. (Haut.) N’importe, il me plaît de vous l’entendre dire à vous-même.

BELLE LURETTE.

On m’appelle Belle Lurette.

LE DUC.

Belle Lurette, c’est charmant ! La duchesse Belle Lurette de Marly. (A part.) Oh ! ma tante. (Haut.) Cette demande en mariage a dû bien vous étonner.

BELLE LURETTE.

Oh ! non, monseigneur, c’était dans les cartes.

LE DUC.

Bah !

BELLE LURETTE.

Le valet de cœur était toujours à côté de l’as de carreau ; vous pouvez fouiller toute l’histoire de France, et vous verrez que ces choses-là, ça n’a jamais manqué.

LE DUC.

C’est juste, si le valet de cœur était toujours à côté de… (A part.) Elle est adorable de candeur.

BELLE LURETTE.
Seulement ce qui m’a surprise, c’est que, vous m’aimant, car vous m’aimez ?
LE DUC.

Si je vous aime, mais je suis absolument fou… fou à lier.

BELLE LURETTE.

Fou à lier, oh ! quel bonheur ! Sans cela, est-ce que vous épouseriez une blanchisseuse ? ce n’est pas pour ma dot, n’est-ce pas ?

LE DUC.

Non.

BELLE LURETTE.

C’est que m’aimant, dis-je, vous n’ayez jamais osé me faire la cour.

LE DUC.

Qu’est-ce que vous voulez, c’est la timidité ; je fréquente une société qui me rend absolument sauvage.

BELLE LURETTE.

Les rares fois que vous passiez devant la boutique, je voyais bien que vous mouriez d’envie de me parler.

LE DUC.

Moi ?

BELLE LURETTE.

Je ne pouvais pas cependant courir après vous et vous dire… Venez donc… je veux bien que vous me fassiez la cour.

LE DUC.

C’est vrai.

BELLE LURETTE.
Ça fait que, vous voyez, notre mariage aura lieu dans un quart d’heure et vous me parlez pour la première fois.
LE DUC.

Que voulez-vous, la fatalité !

BELLE LURETTE.

Quelle fatalité ?

LE DUC, se reprenant.

Je veux dire dans notre monde…

BELLE LURETTE.

Alors dans la noblesse ?

LE DUC.

On supprime bien des préliminaires, et même plus le rang est élevé, plus le mariage est rapide.

BELLE LURETTE.

Ah ! vraiment !

LE DUC.

Oui. Ainsi les ducs, comme moi, ne voient leur femme dans leur salon qu’une heure avant le mariage, les princes ne la voient qu’à la chapelle…

BELLE LURETTE.

Et les rois, alors ?

LE DUC.

Ils ne la voient pas du tout, ils se marient par ambassadeurs !

BELLE LURETTE.
Eh bien ! moi, je suis joliment contente de ne pas être reine… C’est égal ! il y a une chose que vous me devez, c’est de me faire la cour, pour que je n’aie pas l’air de vous avoir épousé comme ça, sans vous connaître… et puis, pour ne pas faire mentir les cartes.
LE DUC.

Ah ! les cartes avaient aussi prédit… Soit !… (A part.) Elle est vraiment amusante !

BELLE LURETTE.

Et puisque vous voulez bien, nous allons nous reporter au jour de la déclaration.

DUO
BELLE LURETTE.

Je m’en vais, leste, par la rue,
En trottinant à pas pressés,
Les yeux modestement baissés,
Sans pourtant rien perdre de vue.
Tenez, voilà,
Comme cela.

LE DUC.

C’est à merveille.

BELLE LURETTE.

Vous, joyeux de rue rencontrer,
Vous me suivez, me disant à l’oreille
Ce que je puis vous inspirer.

LE DUC.

Oh ! je comprends, c’est le prélude ;
Mais pour cet exercice-là,
Je crains de manquer d’habitude.

BELLE LURETTE.

Eh ! mon Dieu, n’est-ce que cela ?
Répétez donc avec exactitude
Les simples phrases que voilà :

Dès longtemps, je vous adore.

LE DUC.

Dès longtemps je vous adore.

BELLE LURETTE.

Je n’osais le dire encore.

LE DUC.

Je n’osais le dire encore.

BELLE LURETTE.

Mais l’amour est le vainqueur.

LE DUC.

Mais l’amour est le vainqueur.

BELLE LURETTE.

Adieu la raison jalouse.

LE DUC.

Adieu la raison jalouse.

BELLE LURETTE.

Un seul mot, je vous épouse.

LE DUC.

Un seul mot, je vous épouse.

BELLE LURETTE.

A vous ma main et mon cœur.

LE DUC.

A vous ma main et mon cœur.

LE DUC.

Pardonnez-moi, mais je suppose
Qu’on pourrait se dire autre chose,
Si l’on était bien amoureux.

BELLE LURETTE.

Essayez donc de trouver mieux.

LE DUC.

C’est bien simple. Je vous contemple,
Suivant toujours votre chemin,
Et je dis gaîment, par exemple,
En vous prenant un peu la main :
Où courez-vous, charmante fille !
Pardieu ! je vous trouve gentille,
Prenez mon bras et nous irons,
Souper ce soir aux Porcherons.

BELLE LURETTE.

Accepter ce qu’on propose
Serait peut-être imprudent.

LE DUC.

Que diriez-vous, si la chose
Venait d’un mari pourtant ?

BELLE LURETTE.

Alors, bien vite
Je sourirais,
Et tout de suite
Je répondrais :
Voici mon bras et nous irons
Dîner ce soir aux Porcherons.

LE DUC.

Prenez mon bras et nous irons
Dîner ce soir aux Porcherons.

ENSEMBLE.

C’est un endroit fort superbe,
Très goûté des gens d’esprit,
Où joyeusement sur l’herbe,
On danse, on chante et l’on rit.

BELLE LURETTE.
Ah ! que je suis heureuse ! on peut nous marier maintenant.
LE DUC, à part.

La drôle de fille ! j’aurais dû peut-être lui avouer tout de suite. (Les portes s’ouvrent.) Bah ! il sera temps tout à l’heure.


Scène VIII

Les Mêmes, MALICORNE, Quatre Demoiselles d’Honneur.
MALICORNE.

Monseigneur, on vous attend à la chapelle.

LE DUC.

Allons, madame la duchesse de Marly. Je suis à vos ordres. Ma femme.

BELLE LURETTE.

Mon mari.

Ils sortent. – Musique.


Scène IX

MALICORNE, seul.

Pas si bête que d’entrer à la chapelle ! Cette damnée blanchisseuse y serait, oh ! elle a des doutes, j’en suis sûr… si elle me pince, je l’ai entendu, je suis étranglé d’abord et puis peut-être ensuite obligé de réparer ma faute… Épouser une blanchisseuse ! jamais jamais ! C’est bon pour monseigneur, je ne me mésallie pas moi ! heureusement je lui ai fait faire par Jasmin une petite commission qui va m’en débarrasser pour le reste de la soirée, et après… (Regardant par la fenêtre.) Plus personne dans la cour, allons, le mariage se consomme, c’est raide tout de même ! Le duc de Marly et mademoiselle Belle Lurette ! Ah ! j’ai été bien atroce ! Que dira Louis XV, roi jovial, mais bon gentilhomme ? je sais bien que vous allez me dire que madame Dubarry a été modiste, et que… Mais il n’épouse pas, il n’épouse pas. (Remontant à la fenêtre.) Ah ! on sort déjà de la chapelle, le mariage est fini. Allons, monseigneur a expédié ça vivement et en peu de temps. Diable ! ma particulière y est encore dans le tas ! évitons-la.

Il sort à gauche.


Scène X

MARCELINE, LE DUC, BELLE LURETTE, CAMPISTREL, MERLUCHET, CIGOGNE, DE LENONCOURT, DE GIVRY, DE CADIGNAN, DE LA BOISERIE, CLORINDE, MADELON, BÉRÉNICE, PHŒNIX, MANON, TOINETTE, ROSE, NICOLE, Laquais.
CHŒUR.

Salut, hommage aux époux,
En ce jour de fête,
Chantons, crions tous :
Salut, hommage aux époux !

LA BOISERIE.
Elle est charmante ! ma foi, mes compliments à la mariée !
SEIGNEURS et DAMES, danseuses.

Les miens !

BELLE LURETTE.

Sont-ils gentils, hein ? (Saluant et envoyant des baisers.) Mesdames, messieurs, je vous adore ! et maintenant qu’est-ce que nous allons faire ?

MARCELINE.

Car enfin, un jour de noces on fait quelque chose !

LE DUC.

Soit, faisons quelque chose. (A part.) Je puis bien leur accorder quelques minutes, mais pas plus.

MARCELINE.

Monseigneur veut-il qu’on fasse comme dans les noces de blanchisseurs ou comme dans celles de son monde ?…

LE DUC.

Comme dans les noces de blanchisseurs. Diable ! j’y tiens.

MARCELINE.

Eh bien, chez nous, quand on a fini, on chante quelque chose.

LE DUC.

Eh bien, soit, chantez.

CAMPISTREL.

Voulez-vous que je vous chante quelque chose ?

TOUS.

Oui ! oui !

CAMPISTREL, chantant,
Le ciel est noir… Non, vous êtes trop nombreux, je cède la parole à la mariée.
BELLE LURETTE.

Soit ! je vais vous chanter Colette !… Aidez-moi, vous autres…

CAMPITREL.

Volontiers !…

LE DUC.

Mesdames, messieurs, nous allons assister à un concert de blanchisseuses.

Le duc et ses amis prennent place et laissent le milieu du théâtre aux gens du lavoir.

RONDE.
I

Colett’ sur le lavoir
S’en alla danser un beau soir,
Son pèr’, dont elle était la fille,
Alla chercher toute la famille :
— Faut accourir et vous presser !
Ma fill’ vient d’ s’en aller danser !
Ah ! ah !
— A l’heur’ qu’il est, un’ demoiselle
Ferait bien mieux d’allers’ coucher !
Courons,
Courons,
Courons tous après elle
Afin,
Afin,
Afin d’ bien vit’ l’en empêcher !

II

V’là qu’elle a trop dansé,
V’là que l’ plancher s’est défoncé,
Et qu’ dans un trou la pauvr’ Colette
Tombe, en commençant par la tête :

On n’ voit plus au-d’ssus du lavoir
Qu’un p’tit bas blanc, un soulier noir.
Ah ! ah !
— Grand Dieu ! la pauvre demoiselle.
Faut la r’meltr’ droit’ sur le plancher !
Cherchons,
Cherchons,
Cherchons tous un’ ficelle
Afin,
Afin,
Afin d’ bien vit’ la repêcher !

III

L’ Grand V’neur passait par là,
Il dit : — J’ai bien chassé, oui-dà !
Mais jamais j’ n’ai vu-z-à la chasse
Une caill’ si dodue et si grasse.
Où donc courez-vous votr’ chemin
Avec cett’ ficelle à la main ?
Ah ! ah !
— Nous allons r’pêcher la d’moiselle !
— La r’pêcher ? pourquoi la r’pêcher ?
Brav’s gens,
Brav’s gens,
Brav’s gens, la vue est belle,
Faut pas,
Faut pas,
Faut pas si vit’ vous dépêcher !

IV

Quand Colett’ fut debout
L’ seigneur, qui n’est pas bêt’ du tout,
Vit bien que cett’ nouvell’ posture
Ne f’sait pas d’ tort à sa figure :
— Mamzell’, voulez-vous m’ fair’ l’honneur
D’être la femm’ du Grand Veneur ?
Ah ! ah !
Pour si peu, quand ils ont d’ l’usage,

Les maris ne doiv’nt pas s’ fâcher.
Un’ chute,
Un’ chute,
Un’ chute avant l’ mariage,
Un’ chute,
Un’ chute,
Ça n’ peut pu les effaroucher !

Toute cette ronde est accompagnée et mimée par les gens de la noce. On danse en rond sur le refrain.

LES SEIGNEURS et LES DANSEUSES.

C’est ravissant ! c’est charmant !

LE DUC.

Messieurs, la duchesse est lasse,
Il est temps de quitter la place
Et de la laisser seule en son appartement.

BELLE LURETTE, à Marceline.

C’est le moment ?

MARCELINE.

C’est absolument
Le moment !

LE DUC, à part.

L’intendant sait ce qu’il doit faire,
Le reste n’est plus mon affaire,
J’ai fait honneur
A ma promesse.
Et maintenant je dois à la comtesse
Raconter mon nouveau bonheur,
En lui rendant ce gage de tendresse
Qu’autrefois m’a donné son cœur.

LES BLANCHISSEUSES.

Et nous ?

LE DUC.

Et nous ? Ces demoiselles
Peuvent agir comme chez elles ;

Vous trouverez là-bas une collation
Expressément servie à votre intention.

CAMPISTREL.

Pour mon amour cruelle injure !
Sous un amas de nourriture
Il veut étouffer ma douleur.

LE DUC, à Belle Lurette.

Adieu, madame.

BELLE LURETTE.

Adieu, madame. Au revoir, monseigneur.

LE DUC.

Et pour finir gaîment la fête,
Pour terminer avec entrain,
De la jeune Colette
Répétons ce refrain :
Courons,
Courons,
Courons tous après elle,
Afin,
Afin,
Afin d’ l’empêcher de danser.

Le duc sort en chantant, suivi de ses amis et des blanchisseuses.


Scène XI

BELLE LURETTE, MARCELINE, Les Trois Amoureux.
MARCELINE.

Eh bien, Belle Lurette ?

BELLE LURETTE.
Oh ! oui, on peut dire que c’en est du bonheur ; j’ai comme des envies de rire et de pleurer.
CIGOGNE.

C’est l’émotion…

MERLUCHET.

Inséparable…

CAMPISTREL.

D’un premier début.

MARCELINE.

Comment ! vous êtes encore là, vous autres ?

CIGOGNE.

Nous sommes de ses amis.

MARCELINE.

Oui, mais pas de ses amies. (Elle appuie sur l’e.) La mariée va changer de toilette.

CAMPISTREL.

Nous nous retournerons.

MERLUCHET.

Nous nous plongerons…

CIGOGNE.

Dans notre douleur.

MARCELINE.

Farceurs !… Allons, allez-vous en et plus vite que ça. (Soupirs des trois amoureux. – Ils sortent.) Et maintenant, Belle Lurette, c’est le moment solennel où il faut que je te dise…

On frappe.

BELLE LURETTE.

On a frappé. Mon mari… Laissez-moi.

MARCELINE.

Mais…

BELLE LURETTE.
C’est inutile.
MARCELINE.

Comment, c’est inutile, où a-t-elle donc appris ?… Enfin ! dans tous les cas, au moins demain elle saura qui, elle !…

Elle sort par le fond.


Scène XII

BELLE LURETTE, puis MALICORNE.

On frappe encore.

BELLE LURETTE.

Entrez ! c’est lui ! (La porte s’entr’ouvre doucement, Malicorne entre, Belle Lurette, le dos tourné, à part.) Eh bien ! il n’avance pas. (Haut.) Je vous attendais, monseigneur.

MALICORNE.

Pardon, madame, c’est moi !

BELLE LURETTE, se retournant vivement.

Comment, c’est vous ?

MALICORNE, embarrassé.

Oh ! deux mots seulement. (A part.) Fichue commission, je vais être atroce.

BELLE LURETTE.

Que me voulez-vous ?

MALICORNE, s’asseyant près de Belle Lurette.

Je vais vous le dire, madame. Il y a dans la vie de ces choses qui, au premier abord et même quelquefois au second, font qu’on s’écrie : « Ah bah !» et quand on réfléchit, permettent de se répondre : « Dame, au fait ! »

BELLE LURETTE.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
MALICORNE, à part.

Fichue commission ! (Haut.) M. le duc…

BELLE LURETTE.

Eh bien ?

MALICORNE.

Ne viendra pas ce soir !

BELLE LURETTE.

Il ne viendra pas !

MALICORNE.

Non. Il ne faut pas lui en vouloir. Certainement, il n’aurait pas mieux demandé, mais les obligations de notre monde…

BELLE LURETTE.

Les obligations ?

MALICORNE.

Vous n’avez pas l’air de bien connaître notre époque. On se marie, mais quand ça se passe entre gens comme il faut, le mariage est un lien qui vous rend la liberté !

BELLE LURETTE.

Je ne comprends pas.

MALICORNE.

Mais c’est pourtant bien simple ! Ah ! vous vous êtes peut-être dit : Je me suis mariée, c’est pour avoir un mari, eh bien ! c’est tout le contraire. Vous l’aurez, mais plus tard, beaucoup plus tard. C’est la mode ! Nous avons des lunes de miel qui ont commencé des trois ou quatre ans après le mariage ! C’est ce qu’on appellera plus tard le siècle farceur de Louis XV.

BELLE LURETTE.

Alors le duc ?

MALICORNE.

Le duc a dû se conformer à l’étiquette, sinon il aurait eu l’air de faire de l’opposition au gouvernement.

BELLE LURETTE.

Et alors ?

MALICORNE.

Et alors, il est parti.

BELLE LURETTE.

Lui ! parti ! ah !…

MALICORNE.

Et vous allez le suivre.

BELLE LURETTE.

Fallait donc le dire toute de suite. Vous êtes là à me rendre malheureuse.

MALICORNE.

Vous allez le suivre en le précédant ! Votre mari possède, et vous possédez maintenant, une tante qui habite Tours : Madame la chanoinesse des Trois-Merlettes. C’est chez cette respectable dame que vous irez attendre M. le duc. La chanoinesse sera enchantée de faire la connaissance de sa nièce.

BELLE LURETTE.

Et mon mari viendra m’y retrouver quand ?

MALICORNE.
Dans quinze jours peut-être… dans six mois ; ça dépend de la mode, et s’il ne venait pas, par hasard, eh bien, il faudrait en prendre votre parti… En somme, la position n’est pas désagréable, vous voilà madame la duchesse, riche, libre, avec le droit de faire tout ce qu’il vous plaira… car ceci est encore très bien porté dans ce siècle rocaille ; sans scandale, par exemple, parce que comme c’est moi qui vous ai recommandée à M. le duc, je ne voudrais pas perdre sa clientèle.
BELLE LURETTE.

Qu’est-ce que vous me dites donc là ?

MALICORNE.

La seule chose qu’on exige de vous, c’est une fois là-bas chez la vieille, (Se reprenant.) chez la chanoinesse, de bien vous laisser aller à votre nature… pas d’hypocrisie, pas de manières, parlez, agissez comme dans votre magasin. Madame la chanoinesse des Trois-Merlettes adore le peuple. Peut-être remarquerez-vous, dans les premiers jours, certain étonnement de sa part. N’en ayez souci, au contraire, redoublez d’entrain, chantez-lui même au besoin, quelques-unes de vos chansons de lavoir.

BELLE LURETTE.

Assez, je comprends, j’ai compris ! Je me disais aussi : le rêve ne peut pas durer longtemps comme ça et le réveil va arriver. Le voilà… il est venu. Parbleu !… J’aurais bien dû me douter, quand on est venu comme cela me chercher derrière mon réchaud, que c’était pour servir à quelque machination.

MALICORNE.

Où madame la duchesse voit-elle une machination ?

BELLE LURETTE.

Et qui n’est même pas difficile à deviner. En somme cette chanoinesse, c’est elle qui a exigé un mariage rapide ! pas avec moi, par exemple ! Tout à l’heure à la chapelle, j’ai très bien entendu chuchoter derrière moi, quelque chose dans ce genre-là. Je n’y avais pas pris garde.

MALICORNE.

Mais non ! mais non !

BELLE LURETTE.

Et c’est pour se venger de sa tante qu’il m’a prise et qu’il m’envoie à elle, afin qu’elle dise en me voyant ou en m’entendant parler : Sapristi, la drôle de nièce que j’ai là !

MALICORNE, à part.

Tiens ! maison n’est donc pas bête dans la blanchisserie ?

BELLE LURETTE.

Oui, le voilà le réveil, le voilà, il est un peu dur, seulement je vais vous dire, monsieur Malicorne. Moi je n’aime pas à faire des farces aux gens que je ne connais pas, mais quand on veut se moquer de moi, je redeviens la Belle Lurette du lavoir Saint-Honoré. Je vous pardonne à vous, parce que vous avez fait votre métier l Seulement, reprenez vite votre titre, votre mari, ramenez-moi à la boutique, rendez-moi ma fleur d’oranger et passons l’éponge sur tout ça !

MALICORNE.

Permettez, ça ne peut pas s’arranger ainsi. Vous êtes mariée, bien mariée.

BELLE LURETTE.

Allons donc !

MALICORNE.

Et j’ai ordre de vous emmener de force, au besoin.

BELLE LURETTE.

Ah ! par exemple ! c’est ce que je demande à voir, mon bonhomme.

MALICORNE.
Vous le verrez. La femme doit obéissance à son mari. C’est même une des seules choses qui resteront du siècle. Les bagages sont prêts, la voiture est attelée, une fois, deux fois, madame la duchesse veut-elle me suivre de bonne volonté ?
BELLE LURETTE.

Jamais ! Ni comme cela, ni autrement et quand Belle Lurette a quelque chose dans la tête, elle ne l’a pas dans son fer à repasser.

MALICORNE.

C’est bien. (Il sonne. – Aux laquais qui entrent.) Emparez-vous de madame, respectueusement, mais emparez-vous-en.

BELLE LURETTE.

Ah ! c’est comme ça, eh bien, soit ! nous allons rire ! (Elle va frapper à la cloison. – Appelant.) Ohé ! là-bas, vous autres ! A moi ! les amis !

Entrent les blanchisseuses et les amoureux.


Scène XIII

FINAL.
CHŒUR.

Vous appelez !
Que faut-il faire
Pour vous complaire ?
Parlez ! parlez !

BELLE LURETTE.

Défendez-moi contre cet homme !

TOUS.

Comptez sur nous !

CAMPISTREL.

Comptez sur nous ! Dites un mot
Et Campistrel l’assomme.

MALICORNE.

Mon beau chanteur, chantez moins haut !

Il sonne violemment, tous les domestiques accourent, marmitons compris. – Les blanchisseuses et les amoureux ont pris des armes, balais, plumeaux, pincettes.

LES DOMESTIQUES.

Vous appelez !
Pour vous complaire
Que faut-il faire ?
Parlez ! parlez !

MALICORNE.

Mes amis, prêtez-moi main forte !
Mettez ces dames à la porte,
Si c’est possible, décemment,
Mais en tout cas, résolument.

CAMPISTREL, s’avançant.

Il n’est pas ici que des dames.

MALICORNE, méprisant.

Ah ! des artistes et des femmes.
Ça se vaut bien,

Ecoutant au dehors.

D’ailleurs, voici le coup de grâce,
Entendez-vous la patrouille qui passe ?

BELLE LURETTE.

Ah ! nous sommes perdus !

Chant de la patrouille, au dehors.

Nous venons chercher,
Etc.

BELLE LURETTE.

Non, nous sommes sauvés,

Appelant.

Mes amis, mes amis, arrivez, arrivez !

Les soldats apparaissent.
BELHOMME.

Belle Lurette,
Nous arrivons pour une fête !

BELLE LURETTE.

Pour une fête, c’est bien dit !
Messieurs, le soldat de France
Est toujours, je pense,
Aussi galant que hardi ?

BELHOMME.

Et toujours prêt à vous plaire,
Que faut-il faire ?

BELLE LURETTE.

M’aider d’un bras affermi,
A culbuter l’ennemi,

A Malicorne.

Baissez le ton, changez de note,
Maître et valets, apprenez tous
Qu’il ne faut pas qu’on asticote
Des braves filles comme nous.

COUPLETS.
I

Attaquez le gouvernement,
Le roi, sa femme et la justice,
Attaquez mêm’ le parlement,
La favorite et la police,
Attaquez colonels, soldats,
Toute l’armé’, l’infanterie,
La caval’rie, l’artillerie,
Attaquez jusqu’aux avocats,
Attaquez, la gendarmerie,
Attaquez tout… mais
Ne touchez jamais
A la Blanchisserie !

II

Allez voir tous les gens d’ Paris,
Allez voir les gens d’ la campagne,
D’ la province et d’ tous les pays,
D’puis l’Angleterr’ jusqu’à l’Espagne.
Et t’nez, pendant que vous serez
En train d’ vous payer des voyages,
Allez jusque chez les sauvages,
J’ vous pari’ tout c’ que vous voudrez
Qu’ils vous crieront avec furie :
Attaquez tout, mais
Ne touchez jamais
A la Blanchisserie.

Combat. – Les domestiques sont vaincus.

BELLE LURETTE, montrant Malicorne.

Emparez-vous de lui.

MALICORNE.

Emparez-vous de lui. Madame, soyez bonne.

BELLE LURETTE.

Qu’on le bâillonne
Solidement.

CAMPISTREL.

Je le bâillonne
Solidement.

MERLUCHET.

Étroitement.

CIGOGNE.

Complètement.

MALICORNE, se débattant.

Madame, attendez un moment,
Pourquoi me traiter de la sorte ?

BELLE LURETTE.

Ficelez bien le garnement,

Sur les épaules qu’on l’emporte,
Partout, partout, il me suivra ;
J’ai mon plan pour lequel monsieur nous servira.

BELHOMME.

Comme toujours, la femme est la plus forte.

BELLE LURETTE.

Merci, mes amis, grâce à vous,
J’aurai bientôt satisfait mon courroux.

A Malicorne.

Allons !
Mais en parlant, ma colère vous crie :
Attaquez tout, mais
Ne touchez jamais,
A la Blanchisserie !

LES DOMESTIQUES.

Ah ! nous sommes vaincus par la Blanchisserie.
Attaquons tout, mais…
Ne touchons jamais
A la Blanchisserie !

Tableau.



ACTE TROISIÈME

Le bal du Bas-Meudon. – Décor très illuminé. – A droite, l’auberge ; à gauche, des bosquets.





Scène PREMIÈRE

CAMPISTREL, CIGOGNE, MERLUCHET, etc. Grisettes, Modistes, Petits-Clercs, etc. puis MALICORNE.

Au lever du rideau, les bourgeois et les grisettes sont assis à toutes les tables et chantent gaiement.

CHŒUR.

Vite, amusons-nous,
Le temps fuit et l’heure vole,
Buvons, car le vin console,
Et soyons fous.

MERLUCHET, entrant, costume de la Comédie-Italienne.

Pour fêter la Mi-Carême
Tous les deux nous sommes prêts.

CIGOGNE, idem.

Mais écoutez le troisième,
Vous bavarderez après.

Campistrel paraît au fond également costumé.

TOUS, parlé.

Campistrel !

REPRISE DU CHŒUR, à demi-voix.

Chut ! chut ! taisons-nous !
Qu’on entende un’ mouch’ qui vole,
Campistrel a la parole,
Écoutons tous !

CAMPISTREL.

Oui, mot, qui suis déjà tout paré pour la tête,
D’une bonne nouvelle on m’a fait le porteur.
Saches donc que déjà, lasse de sa grandeur,
Nous allons, parmi nous, revoir Belle Lurette.

LE CHŒUR.

Belle Lurette, ah ! quel bonheur !

CAMPISTREL.

Oui, c’est l’étrange aventure
Qui fait pousser les hauts cris,
Et qui bientôt, je le jure,
Va réjouir tout Paris ;

Car la duchesse abandonne
Son duc, et par les chemins,
Pour y jeter sa couronne,
Cherche partout des moulins.

Et d’un nom dont elle enrage
Voulant se débarrasser,
Pour casser son mariage
Elle est prête à tout casser.

Demain, la haute noblesse,
Ouvrant un œil effaré,

Verra rentrer la duchesse
Au lavoir Saint-Honoré.

Et des clameurs, des vacarmes,
Du scandale souriant,
Laissant à d’autres les larmes,
On la verra, l’œil brillant,
Dans un panier à ses armes
Porter le linge au client.

Enfin, elle prétend faire
Tant et tant, qu’il est certain
Que son époux en colère,
Viendra lui dire un matin :

Pardieu ! je crois qu’à personne
Ne plaît le jeu que voilà,
Nous avons fait maledonne
Tous les deux, restons-en là..

Commençons dès ce soir même,
Et puisqu’on va proclamer
Les reines de Mi-Carême
C’est elle qu’il faut nommer.

Choisissez donc, désireuses
Que son vœu soit accompli,
Pour reine des blanchisseuses
La duchesse de Marly.

CHŒUR.

Oui, la chose est conclue !
Par tous c’est accepté !
Elle est élue, élue
A l’unanimité !

CAMPISTREL.

Mais ce n’est pas tout, elle demande aussi que vous lui serviez de témoins pour toutes les fredaines qu’elle va faire et fera subséquemment !… Du reste, ce n’est pas les témoins qui lui manqueront, car elle a eu soin d’amener avec elle le plus important de tous !… Malicorne, le propre intendant de son propre mari.

CIGOGNE.

Celui qui lui a fait la farce de la marier avec un rien du tout…

CAMPISTREL.

Et comme il faut qu’il soit de toute la fête… nous l’avons fait se costumer… Je ne vous dis que ça… D’ailleurs, vous pouvez en juger… Amenez le prisonnier… V’là l’objet… Maintenant, débâillonnez-le !… et rendez-le à la lumière du jour…

On amène Malicorne costumé en Polichinelle.

MALICORNE.

Qu’ai-je vu ? des déguisés… et moi-même… Oh ! ils m’ont mis en polichinelle…

CAMPISTREL.

Il faut bien habiller les gens selon leur nature.

MALICORNE.

Ah çà ! messieurs, j’espère que cette plaisanterie va cesser… mais c’est un rapt !… Vous m’avez rapté !…

CAMPISTREL.

Nous avons obéi à madame la duchesse qui vous a fait amener ici avec elle.

MALICORNE.

La duchesse est ici ?

CAMPISTREL.

Oui, elle va trôner sur le char du lavoir Saint-Honoré, dont elle est désormais la reine.

MALICORNE.
La duchesse sur un char… Ah ! mais je m’oppose !… Je commence à m’opposer…
CAMPISTREL.

Silence !… Et pour que M. Malicorne ne s’ennuie pas trop en nous attendant et ne cherche pas à s’évader… (Appelant un garçon.) Baptiste ! on te confie cet objet !…

LE GARÇON.

Ça suffit !…

CAMPISTREL.

Aux costumes !…

MALICORNE.

Mais…

TOUS.

Aux costumes !…

REPRISE DU REFRAIN.

Oui, la chose est conclue,
Etc.

Sortie.


Scène II

MALICORNE, LE GARÇON.
MALICORNE.

Ah ! elles vont bien les blanchisseuses que je recommande !… Ce qui prouve que si j’avais réparé ma faute, je posséderais peut-être une femme aujourd’hui dans le genre de celle-là. Moi d’abord, je suis l’homme de tous les sacrifices. La preuve, c’est que j’ai toujours sacrifié mes devoirs à mes intérêts. Mais je ne puis pas laisser se perpétuer cette abomination. L’honneur de monseigneur y est engagé… et mon avantage… ce qui est au moins aussi grave. Que faire ?… Prévenir mon maître ?… Mais comment ?… On ne me permet pas de sortir d’ici… D’ailleurs, où suis-je ?… Dans quelle contrée extravagante m’a-t-on emmené ?… Il m’a été impossible de voir, enfermé dans ce fiacre, avec ces trois imbéciles… Prenons d’abord ce renseignement (Appelant.) Garçon !

LE GARÇON.

Monsieur ?

MALICORNE.

Voici un écu !…

LE GARÇON, prenant l’écu.

Bien, monsieur !…

MALICORNE, à part.

Heureusement que mes geôliers m’ont laissé de l’argent. (Haut.) Comment s’appelle ce pays ?…

LE GARÇON.

Monsieur veut rire ?

MALICORNE.

Si je voulais rire, je ne vous donnerais pas un écu !… Ça n’est jamais risible, ces choses-là !…

LE GARÇON.

Alors, monsieur se moque de moi ?

MALICORNE.

Garçon ! Que le diable l’enlève !… Voici deux écus !… Comment s’appelle ce pays ?… ou je vous étrangle !… Tiens, voilà que ça me gagne.

LE GARÇON.

Mais, monsieur, il s’appelle le Bas-Meudon, et vous êtes au bal des blanchisseuses !

MALICORNE.

Le Bas-Meudon, dites-vous ?… Ah ! mais, nous sommes sauvés alors, le ciel recommence à nous protéger. C’est ici que monseigneur doit faire en ce moment, dans certaine petite maison et à certaine petite comtesse, certains petits adieux !… Pourvu qu’il ne tombe pas cette fois encore sur le mari !… Un peu plus, l’autre jour, sans le secours de cette jeune mystérieuse qui s’est dévoue pour prévenir monseigneur… je crois que je devenais veuf de mon maître… une si bonne place !… Garçon !…

LE GARÇON, revenant.

Monsieur !…

MALICORNE.

Voici un troisième écu. Si dans dix minutes, ce billet-là est remis à son adresse, il y en aura un quatrième pour vous !

LE GARÇON.

Mais, monsieur… c’est qu’on m’a bien recommandé de veiller sur vous…

MALICORNE.

C’est juste !… Il faut que je vous achète alors. Voilà un cinquième écu pour votre conscience !… C’est bien payé !… Le sixième vous sera remis quand vous reviendrez.

LE GARÇON.

Si c’est comme ça, monsieur, je vole !…

Il sort.

MALICORNE.

C’est ce que j’allais vous dire !… Voyons, je vais mettre tout ça sur la note de monsieur… on ne peut pas toujours dépenser… dépenser pour les maîtres !… nous disons : pour le garçon douze écus, hein ! quinze… vingt !… Ouf !… Je peux respirer un peu !… A présent, ça regarde mon maître !… Il arrêtera lui-même, si ça lui plaît, cette vie de bâtons de chaises à porteur. Pour moi, je n’ai plus qu’un rêve… éviter ma blanchisseuse à moi !… En ce moment, elle doit me chercher tout le long, tout le long de la rivière… Et sitôt que je saurai que M. le duc a reçu ma lettre, ce que je file pour un voyage démesuré… (Regardant les pichets sur ta table.) Ah !… mais je meurs de soif, moi… ce pichet a l’air exquis… toutes ces émotions me mettent le feu dans l’estomac…

Il s’assied, se verse un verre de vin et boit.


Scène III

MALICORNE, buvant, MARCELINE, costumée.
MARCELINE, à part.

Rien, toujours rien !… Et c’est en revenant de me costumer que j’ai appris que tout le monde était déjà au bal…

MALICORNE.

Exquis, ce petit vin !

MARCELINE, l’entendant.

Mais c’est lui, le voilà !… Ah ! c’est bien le diable, si cette fois je n’arrive pas à le voir de face !

MALICORNE, assis, et buvant toujours.
Ce qui m’amuse dans tout ça, c’est que cette infortunée lavandière n’a pu encore parvenir à me reconnaître. Me suis-je assez moqué d’elle ! Oh ! j’ai été bien atroce. A partir de demain, du reste, je me laisse pousser une de ces barbes folles… Robinson lui-même…
MARCELINE, qui a rodé sans bruit autour de Malicorne, le regarde de près, poussant un cri, à part.

Ah ! lui !… c’est bien lui !… Enfin !…

MALICORNE.

En attendant, je bois à la santé de cette brave demoiselle, et au plaisir de ne jamais la revoir.

MARCELINE, mettant un masque.

Eh bien, mon beau cavalier, nous aimons donc mieux, maintenant, le vin rouge que le champagne ?

MALICORNE.

Dame ! vous savez… on ne peut pas toujours boire du champagne, il faut bien changer un peu… et si j’osais…

Il lui offre son verre.

MARCELINE.

Non !

MALICORNE.

Pourquoi ?…

MARCELINE, se démasquant.

Pourquoi !!…

MALICORNE.

Pincé !

Il veut s’enfuir, Marceline l’arrête d’un geste.

COUPLETS.
MARCELINE.
I

C’était le soir, la rue était vermeille
Et le soleil se couchait au dehors ;
Tu fis venir une grande bouteille

Et tu remplis deux verres jusqu’aux bords.
Oh ! ce vin-là ! c’est traître, ça vous monte
Et j’ai tout bu, tout bu… même ma honte.
Ce petit souper impromptu,
Dis-moi, Lauzun, t’en souviens-tu ? (Bis.)

II

C’était le soir ! Le champagne était rose,
Rose le ciel et rose l’avenir ;
Le ciel est noir, l’avenir est morose
Et le champagne on a dû le finir,
Ai-je vidé rapidement mon verre ?
De ce détail il ne me souvient guère.
Ce petit souper impromptu,
Dis-moi, Lauzun, t’en souviens-tu ? (Bis.)

MARCELINE, se précipitant sur lui, le prenant à la gorge et le tenant renversé sur une table.

Gredin ! rends-moi l’honneur !…

MALICORNE.

Au secours ! à la garde !

MARCELINE.

Rends-moi l’honneur !

MALICORNE.

Mais vous m’étranglez !…

MARCELINE.

Si je t’étrangle !… Je l’espère bien !… Depuis trois ans que je te cherche pour ça… Rends-moi l’honneur !…

MALICORNE.

Laissez-moi au moins parler !… Je ne peux pas parler… vous serrez trop !…

MARCELINE.
Ça m’est égal, rends-moi d’abord l’honneur, tu parleras après !…
MALICORNE.

Mais comment entendez-vous que je vous le rende ?…

MARCELINE.

Parbleu !… en m’épousant…

MALICORNE.

Vous épouser !… Jamais de la vie…

MARCELINE, le ressaisissant.

Ah !… Alors, je resserre !…

MALICORNE.

Attendez !… Si je reconnais que c’est moi le coupable !…

MARCELINE.

Le gueux !

MALICORNE.

Car ce n’est pas encore prouvé, les blanchisseuses, ça n’a pas beaucoup de mémoire…

MARCELINE.

Canaille !

MALICORNE.

Et si je dis que je consens à vous épouser, qu’est-ce que vous comptez me répondre ?…

MARCELINE, avec dignité.

Une politesse en vaut une autre. Je répondrai : Non !

MALICORNE.

Alors si c’est comme ça !… Fallait donc le dire tout de suite !… Je vous épouse…

Il lui tend la main.

MARCELINE.
J’accepte !
MALICORNE, se sauvant.

Ah ! mais non !

MARCELINE, courut après lui.

Ah ! gredin… je te rattraperai ?…

MALICORNE.

C’est ce qu’il faudra voir…

MARCELINE, idem.

Tous mes amis sont là et avec leur aide… (Criant.) A moi ! A moi !

MALICORNE.

Pas si bête que de les attendre !… (Poussant une table devant Marceline.) Au plaisir de ne plus vous rencontrer…

Il se sauve par le bosquet de gauche.

MARCELINE, se débarrassant.

Misérable ! assassin ! faux polichinelle ! Oh ! je le repincerai, quand je devrais courir après lui dix-huit ans.

Elle se précipite par la même sortie à la poursuite de Malicorne.


Scène IV

Musique, Cortège de la Mi-Carême, BELLE LURETTE en Colombine, Les Gardes Françaises, Les Trois Amoureux, LES BLANCHISSEUSES, Char de la Comédie-Italienne, Défilé.
CHŒUR.

Vive Belle Lurette ! Vive Belle Lurette !
Vive la reine du lavoir !
Honneur à Belle Lurette !

En attendant que tout Paris la fête,
Ici, fêtons-la bien ce soir !
Vive la reine du lavoir !

BELLE LURETTE, sur son char.
I

Amis, suivant nos vieilles coutumes,
Fêtons ce jour de liberté,
C’est pas l’ tout d’avoir d’ beaux costumes,
Il faut encor de la franch’ gaîté.
Amusons-nous à faire esclandre,
Chantons, crions à tout propos !
Colombine, Arlequin, Cassandre,
Soyons tous de drôl’s de Pierrots !

Sonnez, clairons, sonne cymbale,
Soyons joyeux et soyons fous,
Faisons du bruit et du scandale,
Mais avant tout, amusons-nous.

REFRAIN EN CHŒUR.

Sonnez, clairons, sonne cymbale,
Etc.

Reprise folle en chœur, avec accompagnement de trompes de chasse.

II

Dans la société blasonnée,
On voit que ces messieurs d’ la cour,
Sont pendant tout le long d’ l’année
Ce que nous autr’s ne somm’s qu’un jour.
Ils s’ nomment entre eux : Mon gentilhomme,
Mon duc, mon prince, à tout propos,
Mais savez-vous c’ qu’ils sont en somme ?
Ils sont tous de drôl’s de Pierrots.

Reprise du refrain.

BELLE LURETTE, regardant aux fenêtres.

Hé là-bas ! qu’est-c’ que j’ vois paraître,

Se dandinant à leur fenêtre
Avec leurs mollets faits au tour,
C’est les beaux seigneurs de la cour.

CAMPISTREL.

Ho ! les poudrés, les boul’s de neige,
Descendez donc, on n’est pas fier,
Vous étiez de la noce hier,
Vous pouvez bien êtr’ du cortège.
Ohé ! là-bas !
Prenez votr’ place, vous gênez pas !

TOUS.

Ohé ! là-bas !
Prenez votr’ place, vous gênez pas !

CIGOGNE.

R’gardez donc c’te bell’ dam’ qui passe,
Hé ! la Dubarry, c’est bien toi !
Laisse donc là les carross’s du roi,
C’est plutôt chez nous qu’est ta place.
Ohé ! là-bas !
Mont’ sur notr’ char et n’ te gên’ pas.

TOUS.

Ohé ! là-bas !
Mont’ sur notr’ char et n’ te gên’ pas !

Les seigneurs qui étaient aux f’enêtres disparaissent indignés. Belle Lurette descend de son char et simule avec ses trois amoureux une parade italienne de la f’oire Saint-Germain.

BELLE LURETTE.

Hé ! mon voisin !

CAMPISTREL.

Hé ! ma voisine !

BELLE LURETTE.

Hé ! Mezzetin !

CAMPISTREL.

Hé ! Colombine !

BELLE LURETTE, riant.

T’as l’ nez roug’ comme un’ carotte ;
On dirait l’ soleil qui r’luit !

CAMPISTREL.

Et toi, pour êtr’ si pâlotte,
Quoi donc qu’ c’est qu’ t’as fait cet’ nuit ?

CIGOGNE.

Ma pupill’, foi de Cassandre !
N’a jamais fait de faux pas.

MERLUCHET.

Si quéqu’ jour, ça doit lui prendre,
C’est pas toi qu’en profit’ras.

Ils se posent tous les quatre à l’avant-scène.

REPRISE DU REFRAIN,

Sonnez, clairons, sonne cymbale,
Etc.

Reprise enragée du refrain, les clairons et les trompes de chasse éclatent. Le tumulte est à son comble. Soudain, tout s’arrête brusquement. Le duc est dans le fond, immobile, les bras croisés, et regardant fixement Belle Lurette.

LE DUC.

Mes compliments, madame !

TOUS.

Le mari !

BELLE LURETTE.

Lui ! enfin !… Laissez-moi, vous autres !…

Sortie. – Reprise du refrain en sourdine.

Scène V

BELLE LURETTE, LE DUC.
LE DUC, très froid.

J’espère maintenant, madame, que vous allez me dire ce que tout cela signifie ?…

BELLE LURETTE, d’un ton très décidé.

Mais cela pourrait signifier, monsieur le duc, que je suis une épouse soumise et dévouée…

LE DUC.

Et comment, je vous prie ?…

BELLE LURETTE.

Vous m’avez épousée pour que je fisse des drôleries, des excentricités, comme on dit dans votre monde, et vous l’avez vu, je m’exerce… Ce n’est pas encore tout à fait ça, mais en m’appliquant…

LE DUC.

Ah ! on vous a dit ?…

BELLE LURETTE.

Je sais bien que c’est en Touraine qu’on comptait me faire déployer mes petits talents. Mais je n’ai pas pu me décider à aller en province. Voyez-vous, monsieur le duc, il n’y a encore que Paris pour les artistes…

LE DUC.
Soit ! J’ai peut-être eu tort, mais si j’ai été léger, je ne veux pas être ridicule.
BELLE LURETTE.

Oh ! ça, ça ne dépend de personne…

LE DUC.

C’est votre liberté que vous voulez ?…

BELLE LURETTE.

Oui, je la veux ! il me la faut, et si on ne me la donne pas, je la prendrai…

LE DUC.

Mais comment voulez-vous que j’arrive à faire annuler ce mariage ?

BELLE LURETTE.

Oh ! cela vous regarde !… Le mal vient de vous, c’est à vous de le réparer. Allez à Versailles, allez à Rome…

LE DUC.

Soit, je chercherai à faire ce que vous voulez, mais en attendant, vous allez porter mon nom pendant quelques jours encore…

BELLE LURETTE.

Ah ! soyez tranquille ! je ne suis pas féroce, et si vous me promettez de me rendre libre…

LE DUC.

Eh bien ! vous ayez ma parole…

RELLE LURETTE.

Ah !… Eh bien, monseigneur, vous avez la mienne !…

LE DUC.

Et maintenant, je vous demande pardon d’un instant de folie que je regrette sincèrement, puisqu’il a pu vous causer quelque peine…

Il s’éloigne de quelques pas.
BELLE LURETTE.

Ah !… monseigneur, je dois bien avouer que j’ai quelques reproches à me faire de mon côté…

LE DUC.

Des reproches !…

BELLE LURETTE.

Oui ! j’ai été un peu bébête !… J’aurais dû songer que je ne pouvais pas être la femme, la vraie femme d’un grand seigneur comme vous ! J’aurais dû comprendre que tout cela n’était qu’une comédie !… puisqu’il s’agissait d’une pauvre fille comme moi !…

LE DUC.

Une comédie !…

BELLE LURETTE.

Oui, ce que j’ai vu, ce que j’éprouve, ressemble tout à fait à ce que je vois, à ce que je sens, lorsqu’on me mène au théâtre.

ROMANCE.
I

On s’amuse, on applaudit,
Pendant que dure la pièce.
Et puis le rideau s’abaisse
Et quelqu’un vient qui vous dit :
Demain affiches nouvelles,
Aujourd’hui plus rien à voir,
Adieu, les amis, bonsoir,
On va souffler les chandelles.

II

Un instant, mon cœur joyeux
S’est enivré de chimères,

Un tas de folles lumières
Ont dansé devant mes yeux !
Mais à présent où sont-elles ?
Autour de moi tout est noir !
Adieu, les amis, bonsoir,
On a soufflé les chandelles !

LE DUC, à part.

Pauvre petite !… c’est drôle, mais on dirait que ça m’émeut ! (Haut.) Alors, c’est adieu, madame ?…

BELLE LURETTE, à part.

Madame !… (Haut.) C’est adieu !


Scène VI

Les Mêmes, MARCELINE.
MARCELINE, bas à Belle Lurette.

Belle Lurette… retiens le duc !… Il court un danger…

BELLE LURETTE.

Un danger ?…

MARCELINE.

Oui, un nouveau guet-apens… comme la dernière fois… Des hommes apostés… tu sais bien, lorsque tu allais passer toutes les nuits pour le prévenir…

BELLE LURETTE.

Ah !

LE DUC, à part.

Qu’y a-t-il donc ?

MARCELINE.
Le mari est encore là avec ses estafiers !…
BELLE LURETTE.

Mon Dieu !…

MARCELINE.

Si le duc sort… cette fois il est bien perdu… Retiens-le !… moi, je cours après mon sacripant !… Oh ! les hommes !…

Elle sort.

BELLE LURETTE.

Oh ! Marceline a raison. Faut pas qu’il sorte.

LE DUC.

Allons !… madame… puisque c’est adieu !…

BELLE LURETTE, lui barrant le passage.

Monseigneur, vous ne pouvez pas sortir…

LE DUC.

Ah !

BELLE LURETTE.

Oh ! cette fois, c’est sérieux. Et je vous le dis, vous ne sortirez pas.

LE DUC, plaisantant.

Eh ! mon Dieu, vous ne seriez pas plus émue si je courais un grand danger…

BELLE LURETTE.

Un danger, c’est cela… Marceline vient de me le dire. Là-bas, près de la petite maison, des hommes apostés.

LE DUC.

Des hommes ?

BELLE LURETTE.
Oui, comme la dernière fois, un guet-apens, vous savez bien ?
LE DUC.

Comme la dernière fois ?…

BELLE LURETTE.

Oh !

LE DUC.

Ah ! mais au fait, pourquoi étiez-vous venue ici même faire vos extravagances ?

BELLE LURETTE.

Moi ?

LE DUC.

Comment me parlez-vous de cette petite maison et de ce danger ?

BELLE LURETTE.

Je vous jure…

LE DUC.

Oh ! ne jurez rien, car il me semble que je devine…

BELLE LURETTE, à part.

Imprudente !

LE DUC.

Hé, parbleu, oui !… C’était bien vous !… vous que j’ai tant cherchée… et vous ne parliez pas… vous me laissiez-vous traiter avec indifférence… presque avec rigueur…

BELLE LURETTE, confuse.

Oh ! monseigneur, je n’ai rien dit…

LE DUC.

Non, vous n’avez rien dit… mais j’ai tout deviné.

BELLE LURETTE.
Monsieur le duc…
LE DUC.

Oh ! Belle Lurette ! Belle Lurette !

COUPLET.

Quand ton cœur se déchirait,
Adieu, disais-tu, mignonne,
Et cependant ma couronne
Ne t’inspirait nul regret,
Mais l’amour à tire-d’ailes
Est là qui revient nous voir.
Adieu, les amis, bonsoir.
On peut souffler les chandelles.

BELLE LURETTE.

Ah ! monseigneur !

LE DUC, lui prenant la main.

Ma femme !

BELLE LURETTE.

Mais que dira votre tante la chanoinesse ?

LE DUC.

Quand elle saura que tu m’as sauvé la vie, elle fera comme moi… elle t’adorera !


Scène VII

Les Mêmes, TOUT LE MONDE, revenant derrière MARCELINE et MALICORNE.
MARCELINE, traînant Malicorne par l’oreille.

Je le tiens ! je le tiens !

TOUS, le reconnaissant.
Malicorne !
MALICORNE.

Je suis repincé !…

MARCELINE.

Rends-moi l’honneur…

MALICORNE.

Allons !… il n’y a plus moyen de faire autrement… je vous rends l’honneur, et même je vous donne le mien avec…

MARCELINE.

Il n’y en a jamais de trop.

BELLE LURETTE.

C’est égal… vous voyez qu’on a raison de croire aux cartes…

COUPLET FINAL.

Colett’ sous le lavoir
Est dégringolée un beau soir.
Une infortune aussi complette
Peut arriver à Belle-Lurette.
Ell’ risque de tomber en chemin
Si vous n’ lui tendez pas la main.
Ah ! ah !
D’ailleurs les cart’s, heureux présage,
M’ont dit que nous d’vions réussir.
Ce soir,
Ce soir,
Ça serait grand dommage,
Messieurs,
Messieurs,
Si vous alliez les fair’ mentir.


FIN