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Bepred Breizad/Un Temps fut

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Bepred Breizad — Toujours Breton
J. Haslé (p. 189-196).


UN TEMPS FUT.




I.


Un temps fût où l’on n’entendait — parmi nous que la langue de Breiz : à la campagne et en ville, — nous parlions tous la vieille langue que parlaient nos pères, — en Vannes, en Cornouailles, en Léon, en Tréguier. —

Un temps fut où nous étions habillés autrement ; — chacun avait grand chapeau, pantalon à braies et chupen : — et nous ne ressemblions pas en Breiz à ceux de France, — et nos longs cheveux n’étaient pas coupés sur nos têtes. —

Un temps fut où, comme nous avions un costume — différent de celui des Français, nos coutumes l’étaient aussi, —

Et alors, au milieu de cent autres, vous eussiez reconnu un Breton, — sans peine, tout de suite, dans tous les pays du monde. —

Un temps fut où vous eussiez vu nos églises, — en ville, comme à la campagne, remplies de gens à genoux, — chaque dimanche et fête observée : alors, aux pardons, — l’on ne dansait pas avant d’avoir prié. —

Un temps fut où l’on entendait en Bretagne, — dans les chemins, sur la lande, sur le haut de la montagne, — de tous côtés, le soir, vers le coucher du soleil, — chanter les vieux gwerz et les sônes nouveaux, —

Un temps fut où les soldats de Breiz-Izell — étaient craints en tout lieu, et l’Anglais maudit[1] — se retirait devant eux, ou il lui fallait mourir, — (car ceux de Breiz et ceux d’Angleterre jamais ne se sont aimés.)

Un temps fut, où nous n’aimions pas, absolument, — voir des étrangers, — Anglais ou Français, — (car, de tout temps, nous avons eu la tête dure), — venir nous vendre une autre langue et une autre foi. —

Un temps fut où c’était un honneur — d’être né en Bretagne et d’être appelé Breton, — et l’on disait : « Les bons gars d’Armorique ! » — Et cela était vrai. — C’était là le bon temps ! —

II.

Où est ce temps-là ! où est-il, hélas ! — Deviendrons-nous donc tous ou Anglais ou Gallos ? — Et n’y a-t-il plus de Bretons en Breiz-Izell, — nous, les fils aines, peut-être du monde ! —

Est-il donc mort, Armor ? — Non, le vieillard, je le sais, — les membres chargés de chaînes de fer, — est maintenant étendu tout de son long sur le sol, — surveillé par Jean l’Anglais et Gallik le Renard. —

Tout autour de lui, des troupeaux de nains sales et méchants — sautent et dansent, en criant : « II est mort, le pauvre Armor ! — Le voilà renversé à terre ! Oh ! oui, il est mort, et bien mort ! — II est mort ! il est mort ! il est mort ! Jetons son corps dans la mer ! » —

Et qui donc parle de la sorte ? les Anglais ? les Français ? — Non, non, il n’est pas mort, mais seulement un peu assoupi. — Chantez, chantez bas ! si vous le voyiez remuer — seulement son petit doigt, vous en mourriez de frayeur ! —

Prenez garde ! prenez garde ! si vous chantez trop haut, — il pourrait bien se réveiller : n’avez-vous donc pas vu — la grande épée de Duguesclin, le bon guerrier, — sous sa main droite ? Je le répète : prenez garde ! —

S’il se réveille, le bon gars (et il le fera peut-être), — alors vous vous repentirez, alors ce sera une autre danse ! — Anglais, vous le savez bien qu’elle est lourde, cette épée ! — et vous, Français, vous ne rirez pas tant ! —

  1. Dans nos campagnes on prononce rarement le mol Saozon (Saxons, Anglais), sans l’accompagner de cette épithète.