Bernard Palissy, étude sur sa vie et ses travaux/Chapitre II

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CHAPITRE II

Tour de France. — Où alla Palissy. — Observations diverses. — Le mascaret de la Dordogne. — Armagnac. — Quercy. — Gascogne. — Agenois. — Les Pyrénées. — Explication des pluies et des volcans. — Cauterets. — Bagnères. — Aix. — Ce qu’il faut penser des eaux thermales. — Narbonne. — Nîmes. — Avignon. — Monuments romains. — Auvergne. — Bourguignons. — Pourquoi salés. — Coulange-la-Vineuse et Couplet. — Des forêts. — Le déclassement au seizième siècle. — Brest. — Nantes. — Le médecin de Luçon. — Anjou. — Les vitres du Poitou. — Retour en Saintonge.

L’apprentissage terminé, Palissy partit. Il s’en allait faire ce que nous appelons aujourd’hui le tour de France. À cette âme avide de connaître il fallait des horizons plus larges et plus variés. Si, comme je le crois, il avait passé sa jeunesse en Saintonge, il ne devait pas y trouver un champ assez étendu pour son besoin d’études. Là le pays est plat ; point de montagnes ; à peine de légéres ondulations de terrain ; partant point de ces perspectives grandioses comme en offre la nature alpestre ou pyrénéenne ; des sites charmants, un sol plantureux, une rivière au cours capricieux, de vastes prairies où de grands troupeaux de bœufs paissent l’herbe haute ; des échappées gracieuses entre deux vertes collines vêtues de pampre : tout ce qui fait la joie d’un paysagiste, tout ce qui suffit aux désirs peu ambitieux des habitants ; ce c’était pas assez pour développer un génie observateur. « Les voyages de Palissy, dit M. Camille Duplessy[1] furent pour lui une sorte d’émancipation. En changeant continuellement de régions, il s’arrachait involontairement sans doute, mais du moins utilement, au joug de l’école ; et nul doute que, s’il se fût établi à poste fixe dans quelque ville, il eût payé bientôt le tribut de sa présence à quelque succursale de l’alchimie ou de la scolastique. Une fois engagé dans ces entraves, qui sait s’il en fût jamais sorti. » En voyageant, il visitait les laboratoires des chimistes et les cabinets des savants. Dans son traité des Métaux, il nomme plusieurs doctes gens qui lui montrèrent des objets curieux d’histoire naturelle. La divergence qu’il remarqua dans leurs doctrines philosophiques, leurs théories scientifiques, leurs systèmes, ne contribua pas peu, sans doute, à lui inspirer cette défiance baconienne, ce doute cartésien qui ne s’en remet qu’à l’expérience et n’ajoute foi qu’à l’évidence. Ce scepticisme provisoire et inquiet, admirable méthode dont se sont servis avec tant d’avantages pour découvrir la vérité, Bacon dans les sciences naturelles, Descartes dans la philosophie, et qui est bien différent du doute tranquille et satisfait de Montaigne, fut le point de départ de Bernard Palissy pour ses étonnantes découvertes en géologie et en physique. C’est par là qu’il fut le véritable prédécesseur de Bacon et de Descartes. Aussi peut-on affirmer que, si les voyages n’ont pas créé Palissy, ils l’ont formé. Ses facultés naturelles s’y sont développées au contact de mœurs différentes, à la vue des accidents divers de la nature, comme la pépite d’or que la main du mineur tire des entrailles de la terre et fait briller aux regards enchantés.

Il partit, comme partent les ouvriers, légers d’argent, riches d’espoir, avides de voir et de connaître. On marche un peu à l’aventure, sans aucun souci du lendemain. Dieu est grand ; la terre est vaste ; on a deux bons bras. La jeunesse sait si bien dorer l’avenir ! Les lueurs éclatantes voilent les difficultés de la route et les misères du présent. Qui doute ? en a-t-on le temps ? Chaque jour apporte son travail, quelque chose à apprendre et des merveilles à admirer. Tel nous aimons à nous représenter Palissy parcourant la France, en gagnant le pain de chaque jour. C’est le désir de connaître qui le guide ; c’est aussi l’instinct de la jeunesse qui le pousse.

À la même époque, un autre savant, moins recommandable, mais esprit aussi curieux que Palissy, Théophraste Bombast de Hohenheim, né en 1493, à Einsiedeln, dans le canton de Schwitz, parcourait l’Allemagne en guenilles. C’est celui qu’on connaît sous le nom de Paracelse, qu’il prit selon la mode du temps pour indiquer qu’il voulait aller plus loin que ses contemporains et ses devanciers. Maître Bernard s’est moqué, dans le traité de l’Or potable, de ses prétentions thaumaturgiques, de ses extravagances médicinales, et de ses fourberies thérapeutiques. Mais alors tous deux faisaient de même. C’est l’esprit du seizième siècle qui les poussait ainsi à leur insu. Ils ne voulaient plus se contenter des vieilles formules scientifiques ; ils essayaient de rompre les lisières d’Aristote et de l’école.

Où Palissy dirigea-t-il ses pas ? Son itinéraire serait difficile à retracer exactement. Mais si nous ignorons sa marche, nous savons au moins les contrées qu’il visita. Il ne rend, comme il le dit (page 247) « témoignage sinon des pays qu’il a fréquentés. » On peut donc lui imaginer un itinéraire sinon vrai, du moins vraisemblable.

Il y a lieu de croire qu’il prit la route du Midi. C’est la partie de la France dont il parle avec le plus de plaisir, sans doute parce que les beautés de la nature méridionale frappèrent les premières ses regards et ainsi se fixèrent plus profondément dans son esprit. Il n’est question que du Midi dans son livre de 1563 ; le Nord n’apparaît que dans les Discours admirable de 1580. Or l’homme du Nord est poussé vers le Midi et réciproquement. Ces courses préférées de Palissy en Provence, en Languedoc, en Guienne, ne sont-elles pas une nouvelle présomption en faveur de mon opinion ? ne prouvent-elles pas que Palissy n’a point passé son enfance en Agenois, mais bien en Saintonge, pays intermédiaire entre le Nord, que le potier ne connut guère qu’en 1564, et le Midi, qui l’attirait comme l’inconnu, et dont il parle si souvent dans son premier ouvrage ? Les erreurs nombreuses que contient la Recepte véritable à propos du Midi attestent encore qu’il le vit jeune, inexpérimenté, peu habitué à l’observation. Suivons-le donc dans ses pérégrinattons. Nous verrons ce qu’il vit, nous remarquerons comment il débrouille ce chaos de théories ridicules et de faits vrais dont se composait la science d’alors ; nous assisterons à l’éclosion lente mais continue de ce génie remarquable.

La province qui se trouve limitrophe à la Saintonge vers le sud est la Guienne. Palissy alla donc dans la Guienne et le parcourut. Le voilà au confluent de la Dordogne et de la Garonne. Ce sol du bec d’Ambez (p. 187) est si mobile, qu’en secouant un peu, le voyageur faisait branler tout autour de lui, comme si c’eût été un plancher. Aux mois d’août et de septembre, ajoute-t-il, les terres y ont de telles fentes, que souvent la jambe d’un homme y pourrait entrer. La cause, il la voit, mais à tort, dans un air renfermé au sein de notre globe qui tendrait à s’échapper. C’est tout simplement la contraction, sous l’influence de la chaleur. Le même phénomène se produit dans tous les terrains d’alluvion, au bec d’Ambez comme aux embouchures du Dnieper et du Volga, dans les marais de Brouage en Saintonge comme dans les pampas de Buenos Ayres.

L’observateur ne se trompe pas moins dans l’explication (p. 184) « du mascaret qui s’engendre au fleuve de Dourdongne, en la Guienne. » Palissy ne veut pas admettre le système du flux, qui est pourtant le vrai. Il objecte que ce phénomène se produirait aussi bien dans les autres saisons qu’en automne, et dans la Loire et la Charente comme dans la Gironde. Il ne savait pas que la Seine éprouve aussi le mascaret, et que le savant voyageur de la Condamine, en 1745, le signalerait dans bien d’autres pays.

L’erreur de Palissy ne vient-elle pas de son inexpérience et de son peu d’habitude d’observation ? Un homme accoutumé à mieux remarquer les faits, à ne pas se contenter des apparences et d’une explication improvisée, n’eût certainement pas commis cette bévue. Le mascaret doit être le premier ou un des premiers phénomènes naturels qui attirèrent son attention. Plus tard il vit la Seine, mais non pas aux époques où il se fait sentir ; et la première impression subsista.

Outre la Garonne, Bernard Palissy visita les bords du Lot et du Tarn. C’est sur les rives de ces deux charmantes rivières qu’il aurait aimé à placer son Jardin délectable ; site admirable pour une aussi fantaisiste création. En Armagnac, il rencontre pour la première fois de la marne, terre calcaire et argileuse ordinairement blanche, qu’on trouve quelquefois à fleur du sol, dit-il, quelquefois à plus de 5 ou 6 toises. On la place en piles sur les champs ; puis on l’étend comme le fumier. Le guéret est ainsi fertilisé pour dix, douze et même, prétend-on, pour trente années, suivant les régions. La marne a été l’objet de ses plus chaudes recommandations ; il ne lui connaît rien de supérieur pour l’amendement des terres. L’agriculture moderne a été de cet avis.

Aux environs de Toulouse, en Gascogne, dans l’Agenois, dans le Quercy, ce qui le frappe (p. 247), c’est le nombre des enfants victimes des vers. D’après lui, les fruits savoureux et doux de ces pays engendrent ces insectes malfaisants. Mais il n’avance cette explication que sur la foi des médecins de Paris ; ils lui ont affirmé avoir vu rarement des vers aux enfants de la capitale. Il est vrai que dans les Ardennes, Palissy attribue leur abondance au beurre et aux laitages dont on y fait usage. En retour dans ce pays d’Agenois et lieux circonvoisins, il trouve (p. 235) une grande quantité de figuiers, dont les fruits, avant la maturité parfaite, ont un suc si corrosif, qu’il fend les lèvres de qui en mange ; et les petites figues coupées rendent aussi clair qu’eau de fontaine le blanc d’oeuf dont les peintres se servent pour détremper leurs couleurs.

Voici notre ouvrier à Tarbes ; il y résida quelque temps. De là il fait des courses dans les Pyrénées. « Les sites pittoresques de ces montagnes, dit M. A. Matagrin[2], cette nature tourmentée, grandiose, imposante, le spectacle de ces merveilles semées à profusion sous les pas des voyageurs, la poésie de l’inconnu, ce charme irrésistible qui attire et domine les intelligences d’élite, durent exercer une puissante influence sur l’imagination de Palissy. » En effet, on reconnaît, sous la description fort brève qu’il en fit, quelque chose de Fénelon. L’auteur du Traité de l’existence et des attributs de Dieu a écrit au chapitre II de la première partie : « Les rochers, qui montrent leur cime escarpée, soutiennent la terre des montagnes, comme les os du corps humain en soutiennent les chairs. » N’est-ce pas là la pensée que cent ans auparavant Palissy exprimait dans son livre Des eaux et fontaines (p. 165) : « Tout ainsi que l’homme est soutenu en sa hauteur et grandeur à cause des os, et sans iceux, l’homme seroit plus accroupy qu’une bouze de vache, en cas pareil si ce n’estoit les pierres et les minéraux qui sont les os de la forme des montagnes, elles seroyent soudain converties en vallées. » L’archevêque de Cambrai n’a peut-être jamais lu le potier saintongeois. Mais le rapprochement m’a paru utile à signaler.

Ce n’est pas tout. Des vapeurs s’élèvent de ces montagnes, ou sortent en fumée épaisse des cavernes qui y sont creusées. Bernard remarque, avec les habitants du pays, que c’est l’annonce de pluies prochaines ; et il en conçoit sa théorie que les eaux produites par les vapeurs les produisent à leur tour : « Car toutes les eaux qui sont (p. 162), seront et ont esté, sont créées dès le commencement du monde. Et Dieu ne voulant rien laisser en oysiveté, leur commande aller et venir et produire. Ce qu’elles font sans cesse, comme i’ay dit que la mer ne cesse d’aller et venir. Pareillement les eaux des pluyes qui tombent en hyver, remontent en esté pour retourner encore en hyver, et les eaux et la réverbération du soleil et la siccité des vents frappans contre terre fait eslever grande quantité d’eau : lesquelles estant rassemblées en l’aër et formées en nuées, sont portées d’un costé et d’autre comme les héraults envoyés de Dieu. »

Le phénomène que notre voyageur observe sur les Pyrénées a une explication bien simple. L’air de la vallée plus chaud monte sur les flancs de la montagne, le Canigou, par exemple. Arrivé au sommet, il rencontre une température plus froide. Alors, il se condense en vapeur d’eau et produit un brouillard qui peut se résoudre en pluie ou former un nuage.

Les eaux minérales des Pyrénées attirèrent son attention. Il voit « au pays de Bigorre (p. 148)..... grand nombre d’hommes et femmes qui ont la gorge grosse comme les deux poings. » Et comme on n’a jamais vu un étranger habiter la contrée sans y prendre les fièvres, il en conclut que les fièvres et les goîtres ne sont causés que par la mauvaise qualité des eaux bues. En effet, dit-il, la terre n’est pas plus oisive à l’intérieur qu’à l’extérieur. Tandis qu’elle produit au grand jour arbres, fleurs et fruits, elle forme secrètement des minéraux et des métaux. Quand un filet d’eau a traversé une mine de cuivre, par exemple, elle est chargée de molécules de vitriol. Comment donc s’étonner que certaines eaux rendent goîtreux ou fiévreux ? Palissy ajoute cette idée remarquable que les eaux de source sont toutes plus ou moins altérées par les minéraux ou les substances des terrains qu’elles ont à traverser.

Cauterets, Bagnères ont des eaux chaudes. Depuis des siècles, ces eaux gardent la même température. Qui peut ainsi les échauffer ? Certainement un feu souterrain. Ce feu, raisonne Palissy, alimenté par quatre substances : soufre, charbon de terre, mottes et bitume, allumé par quelque étincelle d’un caillou, dure à jamais, tant qu’il trouvera des matières. Or, l’eau filtrant à travers le sol arrive à l’endroit où brûle le feu. Le feu et l’eau produisent la vapeur. Cette vapeur a une telle force qu’elle secoue la terre qui est au-dessus et soulève montagnes, rochers et maisons. Elle trouve ordinairement quelque voie pour s’échapper, sans quoi, comme cela est arrivé, les montagnes seraient converties en vallées. Ainsi, l’homme, se voyant serré au cou et étouffant, se débat jusqu’à renverser ce qui l’étreint. Voilà les tremblements de terre expliqués. Voilà aussi le feu central admis, non pas, selon l’opinion généralement adoptée, comme masse incandescente, mais bien, ainsi que le veulent quelques géologues récents, comme un accident constant. À la place des quatre substances de Palissy, mettez des substances chimiques et remplacez par une décomposition chimique l’étincelle de son caillou qui les enflamme, n’avez-vous pas le système exact du savant géologue anglais Johnston, et chez nous, de M. Emmanuel Liais ? Et nous ne comptons pas Verner, le chef de l’école neptunienne, qui au siècle dernier niait déjà ce feu central, ni Biot qui en doutait, ni M. Poisson qui en doute encore, ni Charles Lyell qui n’y croit plus.

Les propriétés médicales des eaux thermales des Pyrénées font une moins vive impression sur l’esprit du peintre-verrier. Il sait bien que le feu souterrain attaque les pierres, calcine celles-ci, vitrifie celles-là, consume les racines, fond les minéraux, et que de ces combustions résultent des sels divers, sel d’alun, sel de couperose et autres ; il sait bien que les eaux se chargent de ces principes en traversant les couches qui les contiennent, et qu’acquérant ainsi diverses propriétés, elles peuvent guérir ceux qui s’y baignent. Mais combien il serait funeste, selon lui, de croire à leur efficacité dans tous les cas ! Et ici nous signalons ce ton, volontiers satirique et goguenard, qui n’est pas le trait le moins caractéristique de cette originale physionomie. Il est, à l’endroit des vertus curatives de ces eaux, sceptique, autant au moins qu’un médecin homœopathe. Comme il raille ceux qui vont aux bains d’Aix en Savoie, d’Aix en Provence, d’Aix en Allemagne, pour y trouver la guérison, et qui en reviennent « autant malades qu’ils estoyent auparavant ! » (P. 154.) Spa cependant fait exception. Il reconnaît à ses sources une grande propriété, l’argent qu’elles font couler de la bourse des naïfs étrangers. En effet, « plusieurs y sont allés boire de la dite eau, qui eussent eu plus de proufit de boire du vin. » Sur cette réflexion, on ne pourra plus guère nier que maître Bernard n’ait été Saintongeois.

Après Bagnères-de-Bigorre et Cauterets, après Argelès et Bayonne, après Orthez et les Pyrénées, le voyageur visite Narbonne. Il distingue (p. 19) dans les marais de Narbonne, le salicor, soude commune, dont on obtient par uslion l’alcali végétal. Alla-t-il à Montpellier ? Il cite bien les eaux et les vins de ce pays. « Les vins y ont une telle force, que (p. 20) les raspes de leurs raisins bruslent et calcinent les lamines d’étain, et les réduisent en vert-de-gris. »

À Nîmes, à Avignon, la beauté des ouvrages romains le captive. Il s’extasie devant l’amphithéâtre de Nîmes (p. 146), cette ville antique que les empereurs et les proconsuls s’étaient fait un plaisir d’embellir, et surtout devant le pont du Gard. « Le dit pont est une œuvre admirable (p. 145) ; car pour venir depuis le bas des montagnes iusques à la sommité d’icelles, il a fallu édifier trois rangs d’arcades d’une hauteur extraordinaire, et construites de pierres de merveilleuse grandeur. » Et cela pour amener de dix lieues des eaux potables. Combien cette sagesse lui paraissait digne d’être imitée !

Du Languedoc le touriste poussa une pointe en Provence, et même jusqu’en Savoie. Il semble ensuite avoir passé en Auvergne. Il cite (p. 152) Chaudes-Aigues, près de Saint-Flour dans le Cantal.

Dans les montagnes de cette province il vit (p. 195) du cristal de roche ; on lui parla d’un personnage de qualité (p. 268) qui possédait un pieu arraché d’un étang. Ce pieu était de bois dans le haut, de pierre au milieu, de fer par le bas, selon qu’il s’était trouvé dans l’air, dans l’eau et dans la terre. Mais, il s’abstient de nous apprendre comment, à son avis, ces trois substances se soudaient ensemble.

C’était sans doute quelque pal exposé partiellement pendant un temps aux eaux incrustantes de Saint-Nectaire dans le Puy-de-Dôme ou de la fontaine Saint-Allyre à Clermont-Ferran, bien connue des baigneurs de Royat. Ces sources, à la faveur du gaz acide carbonique qu’elles contiennent et par l’effet de la pression à laquelle elles sont soumises dans la terre, tiennent en dissolution du carbonate de chaux ; une fois arrivées à la surface du sol, débarrassées de la pression, libres de l’acide carbonique qui s’échappe, elles déposent ce carbonate sur des objets étrangers qu’on laisse quelque temps tremper dans leurs bassins. C’est ce qu’on appelle improprement des pétrifications. Ajoutons que Palissy aurait pu examiner des pétrifications réelles en grande quantité dans le bassin de l’Allier. J’ai vu près du lit de cette rivière des arbres entiers complètement pétrifiés, et si nombreux que les cantonniers s’en servent pour charger les routes. Le pieu de Palissy pouvait bien être encore un de ces bois.

Nous retrouvons Bernard en Bourgogne. Il cherche en passant à nous donner l’étymologie de cette singulière appellation : Bourguignons salés, encore usitée de nos jours. C’est que, « les Bourguignons, » dit-il (p. 247), mettent « du sel en la bouche des petits enfants quand on les baptise. » Palissy aimait à plaisanter, nous l’avons déjà vu ; ensuite il suivait ici l’opinion qui fait de ce mot une injure lancée, par leurs voisins encore païens, aux Bourguignons convertis déjà au christianisme et recevant au baptême quelques grains de sel dans la bouche. Dans plusieurs provinces, les enfants chantent encore en promenant, le mercredi des Cendres, un mannequin de paille qu’ils vont brûler, le refrain de :

Bourguignon salé,
L’épée au côté,
La barbe au menton
Saute, Bourguignon !

qui parfois se présente avec cette variante inintelligible :

Mardi gras salé,
La paille au côté, etc.

La chanson et le brûlement annuel du bonhomme de paille sont un souvenir lointain, en Poitou, du sac de Fontenay-le-Comte, au mois de janvier 1412, par les Bourguignons, sous la conduite du sire de Heilly ; ailleurs de tel autre acte de cruauté, et aussi une preuve de l’animosité qui régna, au quinzième siècle, entre Bourguignons et Français. Jean de Serres, le frère d’Olivier, raconte qu’à Aigues-Mortes, en janvier 1481, les habitants massacrèrent les Bourguignons qui s’étaient emparés de leur ville pendant la maladie de Charles VI, et que le nombre des cadavres s’étant trouvé fort considérable, ils les entassèrent tous, pour éviter la putréfaction, sous des monceaux de sel dans une des tours. Il avait vu la cuve de pierre qui avait servi à saler. Or, cette cuve devait être très-petite, ou bien la garnison n’était pas nombreuse. Bernard de la Monnoye, né à Dijon, attribue fort patriotiquement, dans ses Noëls Borguignons, au caractère facétieux de ses compatriotes la qualification de salés. Étienne Pasquier a peut-être, en ses Recherches, livre I, ch. IX, donné la véritable origine de ce dicton en disant qu’ils furent surnommés salés par dérision, pour avoir été, avant leur passage en Gaule, continuellement en querelle avec les Allemands d’outre-Rhin pour des salines. En tout cas, maître Bernard devait savoir que ce n’est pas aux seuls Bourguignons, mais à tous les enfants que l’Église met du sel en la bouche quand elle les baptise.

Dans cette Bourgogne qu’il parcourut, Palissy passa, ouvrier inconnu, près d’une ville qui lui dut plus tard un grand bienfait. À 3 lieues d’Auxerre est Coulanges-la-Vineuse. Cette épithète de Vineuse dit clairement qu’elle a de très-bons vins. Mais elle manquait d’eau, et méritait doublement son surnom. En 1705, Henri-François d’Aguesseau qui, douze ans après, fut chancelier de France, ayant acquis le domaine de cette ville, lui voulut procurer de l’eau. Le besoin était urgent. Un règlement de police forçait chaque habitant à avoir devant sa porte un tonneau plein d’eau. Et pourtant, malgré cette précaution, trois incendies violents avaient en trente ans ravagé la ville. Au dernier même, faute d’eau, on avait jeté du vin pour éteindre le feu. D’Aguesseau donc ne pouvait avoir une meilleure pensée. Il s’adressa à Couplet.

Couplet, né à Paris en 1642, avait étudié le système de Palissy. Il vint à Coulanges au mois de septembre, et, le 21 décembre, l’eau coulait partout. Les habitants n’eurent jamais tant de joie de la plus extraordinaire vendange, tout Bourguignons qu’ils sont. Un Te Deum fut chanté, et cette inscription fut gravée :

on erat ante fluens Populis sitientibus unda ;
Ast dedit æsternas arte Cupletus aquas,

distique qui se peut traduire ainsi :

Coulange avait du vin ; d’eau, pas un seul filet.
L’eau maintenant à flots coule, grâce à Couplet.

Tout cela n’avait coûté que trois mille livres.

En parcourant ainsi la France, Bernard Palissy étudiait. Son métier de peintre-verrier le faisait vivre. Quand une église, une abbaye, un château demandait des vitraux, il s’arrêtait. De cette façon, séjournant un assez long temps en chaque province, il pouvait plus profondément scruter les secrets de la nature, et observer les hommes. Que d’idées justes il recueillit ! De bonne heure il avait arrêté ses regards sur les forêts et compris leur importance dans l’économie générale de l’univers. Il les aime parce qu’elles sont l’œuvre du Créateur et l’ornement de la terre. Il s’indigne qu’on coupe, qu’on déchire ces hautes futaies, qu’on les arrache, sans songer au dommage qui en résultera pour l’avenir. Cette destruction est un malheur (p. 89) et une malédiction pour toute la France. Car enfin, quand tous les bois seront coupés, il faudra que « les artisans s’en aillent paistre l’herbe comme fit Nabuchodonozor. » Il n’y a pas un seul état qui se puisse exercer sans bois ; quand il n’y aura plus de bois, on devra cesser de naviguer et de pécher.

Palissy voudrait qu’on fût contraint de semer de glands, de noyers, de châtaigniers, certaines parties de la terre, ce qui serait un bien public et un revenu considérable. On ne verrait pas ici les gens se chauffer avec les excréments de bœuf desséchés, là faire bouillir leur pot avec de la paille. Nos grands, dit-il, « mangent leurs revenus à la suite de la cour en bravades, despenses superflues, tant en accoustrement qu’autres choses. » Qu’il leur seroit « plus utile de manger des oignons avec leurs tenanciers, et les instruire à bien vivre, monstrer bon exemple, les accorder de leurs différens, les empescher de se ruyner en procès, planter, édifier, fossoyer, nourrir, entretenir, et, en temps requis et nécessaire, se tenir prests à faire service à son Prince, pour défendre la patrie. » Ah ! cette maladie-là n’est donc pas nouvelle ! Le remède indiqué par le grand observateur du seizième siècle serait encore excellent, si l’on consentait à l’employer.

Palissy a un si vif amour pour l’agriculture, qu’il s’irrite contre les bûcherons qui mettent peu de soin à tailler les arbres. On sent dans cette page toute la tendresse d’âme d’un Virgile, et toute l’émotion d’un véritable poëte. Ces bûcherons de Saintonge (p. 25) « en couppant leurs taillis, laissoient la seppe au tronc qui demeuroit en terre tout fendu, brisé et esclatté, ne se souciant du tronc, pourveu qu’ils eussent le bois. » Il « s’esmerveille que le bois ne crie d’estre ainsi vilainement meurtry. » On croirait entendre le cri vengeur de Ronsard contre la destruction de la forêt de Gastine. (Élégie XXX.)

Escoute, Buscberon (arreste un peu le bras) :
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoute à force,
Des Nymphes qui vivoyent dessous la dure escorce ?

Le voyageur agronome ne comprend pas (p. 90) l’indifférence que les laboureurs montrent pour leurs instruments aratoires, quand ils les devraient avoir en plus grande considération que les plus précieuses armures ; et ce dédain des nobles pour la charrue poussé à un tel point que, fussent-ils endettés jusqu’aux oreilles, ils se croiraient déshonorés s’ils y mettaient la main.

Il voulait que le roi érigeât « certains offices, estats et honneurs à tous ceux qui inventeroient quelque engin » nouveau ou perfectionneraient quelque instrument rural, bien assuré qu’on s’y jetterait avec plus d’empressement que les soldats français à l’assaut d’une ville. N’a-t-on pas exaucé ses vœux ? Une même récompense, la croix d’honneur, met au même rang les services agricoles et les services militaires.

Mais tous les vices qu’il a signalés ne sont pas détruits. En quels termes énergiques il se plaint (p. 86) « d’un tas de fols laboureurs, que soudain qu’ils ont un peu de bien, qu’ils auront gagné avec grand labeur en leur jeunesse, ils auront après honte de faire leurs enfants de leur estat de labourage, ains les feront du premier jour plus grands qu’eux mesmes..... et ce que le pauvre homme aura gagné à grande peine et labeur, il en despendra une grand’ partie à faire son fils Monsieur, lequel Monsieur aura en fin honte de se trouver en la compagnie de son pere, et sera desplaisant qu’on dira qu’il est fils d’un laboureur. Et si de cas fortuit le bon homme a certains autres enfans, ce sera ce Monsieur-là qui mangera les autres, et aura la meilleure part, sans avoir esgard qu’il a beaucoup cousté aux escholes pendant que ses autres freres cultivoient la terre avec leur père. »

Il serait trop long de raconter tous les faits qu’il recueillait dans ses voyages. Il passait dans les champs, dans les villes, l’esprit attentif, regardant, examinant, s’informant, scrutant.

Les petits faits, les anecdotes, il ramasse tout. Ici c’est un médecin sans malades, partant sans argent. Il jette dans les puits de la ville qu’il habite des drogues dont tout le monde est grandement incommodé. Grande joie pour le praticien ! Enfin il avait des malades. Mais pour les guérir il usait d’un remède bien simple : sous forme de médecine il leur administrait du vin qu’ils payaient bien cher. Le vin réparait les dégâts causés par l’eau, et le docteur s’enrichissait.

Ailleurs, il a connu à Luçon en Poitou un autre médecin, Baptiste Galland, dit Marcou, « aussi peu sçavant qu’il y en eut dans tout le pays (p. 228), et toutes fois par une seule finesse il se faisoit quasi adorer. » À la seule inspection d’urines qu’on lui apportait chez lui il faisait le diagnostic et indiquait le remède. Ébahissement du consultant ! admiration pour une telle science ! Mais il ne s’apercevait pas qu’adroitement questionné par la femme du docteur, il avait indiqué tous les symptômes de la maladie, et que le mari était là caché qui écoutait tout.

À Nantes, l’artiste voyageur observe que les piliers des ponts sont protégés (p. 173) contre la violence du courant par une grande quantité de bois placés en avant. De même, il faut des arbres aux montagnes ; ils brisent la violence des torrents qui tombent de leurs sommets ; ils les empêchent de dénuder leurs flancs, de les raviner profondément, et, laissant peu à peu à travers leur feuillage filtrer lentement les eaux pluviales, ils conservent un gazon frais pour les troupeaux, des réservoirs secrets pour les fontaines, et fournissent à l’humus les sels végétaux de mille détritus, précieux engrais pour les plantes. Que fait-on aujourd’hui ? N’est-ce pas sous l’influence de ces idées qu’on propose de reboiser les montagnes, que la spéculation a découvertes complètement ?

Le voici à Brest (p. 219), en basse Bretagne, où le maître maçon des fortifications du port lui affirme qu’il y a aux environs de la ville « grand nombre de coquilles de poisson qui, pour avoir croupi quelque temps dans les eaux metalliques sont reduites en metal sans perdre leur forme. » Les cadavres d’animaux, on le sait, ou les végétaux déposés dans un gîte métallique, exposés à des eaux chargées de pyrites de cuivre, par exemple, perdent peu à peu leurs molécules, qui sont instantanément remplacées par des parcelles de métal. Il en faut dire autant de ce que l’on appelle à tort pétrifications. Il n’y a pas de métallisation ni de pétrification à proprement parler ; il y a seulement des substances dont les parties constitutives font place à des métaux ou à des silices, tout en conservant exactement et absolument les formes premières de l’objet.

Palissy franchit l’Anjou (p. 343). Dans la capitale de cette province (p. 284), un maître orfèvre, Marc Thomaseau, lui montre « une fleur reduite en pierre, chose fort admirable, d’autant que l’on voit en icelle le dessous et dessus des parties de la fleur les plus tenues et les plus déliées, » Selon toute apparence, cette fleur était un polype de mer à bouquet, pétrifié.

En Poitou, en Bretagne, il voit les vitres des églises incisées par les intempéries des saisons. Les vitriers disent (p. 50) « C’est la lune qui ronge ainsi ces verres. » Lui, prétend, et avec raison, que les pluies sont la seule cause de ces dégâts car, ajoute M. Cap, « le verre est un silicate qui, dans certaines conditions, est susceptible de s’altérer au contact de la chaleur et de l’humidité. » On a pu voir de ces fioles ou urnes de verre qu’on avait trouvées dans la terre, détériorées, mais revêtues d’une légère pellicule présentant à la lumiere le phénomène de l’irisation.

Par le Poitou, maître Bernard rentra en Saintonge, et s’établit de nouveau à Saintes, plus riche d’idées et d’observations, ayant déjà le germe du penseur qui allait se développer.


  1. Etudes sur la vie et les travaux de Bernard Palissy, page 440 du Recueil des travaux de la Société d’agriculture d’Agen, t. VII.
  2. Bernard Palissy, sa vie et ses ouvrages, page 11.