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Bertel Thorvaldsen, sa vie, son œuvre

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Bertel Thorvaldsen, sa vie, son œuvre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 583-610).
BERTEL THORVALDSEN

Thorvaldsen, sa Vie et son Œuvre, par M. Eugène Pion. Paris 1867.

Parmi les artistes dont les travaux appartiennent à la première moitié de ce siècle, il n’en est guère de mieux recommandés par leur nom, de plus généralement connus que Thorvaldsen. A ne parler que des sculpteurs, aucun depuis Canova n’a obtenu autant de faveur auprès de ses contemporains, ni laissé après lui une mémoire aussi populaire au-delà des frontières de son pays. En France comme ailleurs, la gloire du sculpteur danois est unanimement acceptée, et cependant combien d’entre nous n’ont jamais eu l’occasion d’apprécier de leurs propres yeux les œuvres qui la justifient ! Un buste colossal de Napoléon Ier dans la salle du trône, au palais des Tuileries, voilà le seul marbre sorti de l’atelier du maître que l’on conserve à Paris. Pour tout le reste, c’est-à-dire pour plusieurs centaines de monumens funéraires ou héroïques, de statues ou de bas-reliefs ornant les églises, les places publiques, les palais des principales villes de l’Europe, on est réduit ici à n’en juger que sur deux ou trois spécimens reproduits tant bien que mal par les graveurs de vignettes.

Il y a près de vingt ans toutefois, une tentative fut faîte pour fournir au public français des renseignemens plus sérieux. Sous l’administration de M. Dufaure, alors ministre de l’intérieur, le directeur des beaux-arts se rendit à Copenhague avec la mission de choisir, parmi les ouvrages de Thorvaldsen mis en vente à titre de doubles, ceux qui lui paraîtraient les plus dignes de figurer dans nos collections nationales. Aucune statue en marbre ne put être acquise pour notre pays, mais l’adjudication lui procura huit modèles en plâtre et une réduction avec variantes de la grande frise du Quirinal représentant le Triomphe d’Alexandre. Au bout de quelques mois, les caisses qui contenaient le tout étaient déposées au Louvre. Malheureusement plusieurs de ces plâtres avaient subi de graves avaries pendant le trajet, et, pour réparer le dommage, l’administration du musée de Copenhague s’empressait d’offrir de nouveaux exemplaires qui furent expédiés et reçus en 1851, D’où vient que depuis cette époque aucune publicité n’ait été donnée aux œuvres qu’on avait cru devoir acquérir ? Comment, au lieu de trouver à l’École des beaux-arts ou ailleurs une hospitalité digne d’elles, ces reliques d’un talent célèbre demeurent-elles soustraites à tous les regards dans les combles du Louvre ? Jusqu’à présent, ni Thorvaldsen ni les artistes n’on rien gagné à la mesure qu’on avait entendu prendre dans un intérêt commun, et l’obscurité qui enveloppe encore les monumens recueillis nous laisse en réalité aussi à court d’informations qu’au temps où nous ne possédions aucun de ces témoignages du genre d’habileté propre à Thorvaldsen.

L’auteur d’un livre récemment publié, M. Eugène Pion, s’imposait donc une tâche utile et vraiment neuve en entreprenant de nous donner, à côté de renseignemens authentiques sur la vie du maître, les images fidèles des principales œuvres laissées par celui-ci. Ce. n’est pas que des entreprises analogues n’eussent été accomplies déjà dans la patrie même de Thorvaldsen. Les travaux biographiques ou descriptifs qui se sont succédé depuis les diverses études de M. Thiele jusqu’au catalogue dressé par M. Müller, les recueils de planches publiés soit par le même M. Thiele, soit par M. Hillerup, ont amplement informé l’opinion en Danemark ; mais, en dehors de cette influence toute locale, quelle popularité de pareils ouvrages pouvaient-ils acquérir ? La langue dans laquelle ils sont écrits pour la plupart, le nombre des volumes dont ils se composent, tout faisait obstacle à un succès qui pût dépasser à l’étranger le cercle des érudits. Ajoutons que l’exécution des gravures, suffisante pour rappeler l’ensemble des formes à des regards familiarisés avec les types originaux, peut sembler sommaire ou équivoque à des gens qui n’ont point de moyens de contrôle à leur portée. Le caractère de la publication française est tout autre. Bien que limité à peu près, dans la partie biographique, à une simple chronologie des faits et, dans la partie critique, à un petit nombre d’explications strictement nécessaires, le livre de M. Pion nous permet de suivre l’histoire et d’apprécier le talent de Thorvaldsen. Les gravures qui accompagnent le texte sont des spécimens significatifs par le choix judicieux des modèles comme par la précision de l’imitation. En nous aidant de ces documens et de nos propres souvenirs pour relever à notre tour les titres de Thorvaldsen, nous voudrions indiquer aussi ce qui autorise les reproches ou tout au moins les réserves. Si l’artiste danois a montré quelquefois une habileté supérieure, il lui est arrivé trop souvent de spéculer sur ces preuves faites pour se dispenser de nouveaux efforts. Il appartient donc à la critique d’opposer en quelque sorte Thorvaldsen à lui-même et de rappeler une fois de plus par cet exemple qu’un sculpteur ou un peintre ayant connu et pratiqué le bien ne saurait impunément se décourager du mieux. En escomptant l’avenir au profit de sa notoriété présente, il compromet aussi quelque chose de sa dignité morale ; il montre au moins par là qu’il n’est pas tout à fait un grand artiste, car on n’est, on ne peut être tel qu’à la condition d’avoir l’âme grande et de préférer obstinément au culte des succès faciles la religion sévère du devoir.


I

Ceux qui, comme nous, ont approché Thorvaldsen pendant les dernières années de son séjour à Rome se souviennent de l’espèce de bonhomie rustique avec laquelle il semblait porter sa renommée et se livrer, lui et ses œuvres, aux regards des curieux aussi bien qu’aux respects de ses admirateurs. Rien de moins hautain que les habitudes et les manières de ce vieillard dont les rois avaient recherché l’amitié, dont les hommes de tous les rangs et les artistes de tous les pays tenaient à honneur de se faire les courtisans ou les disciples ; rien de moins aristocratique non plus que l’aspect de sa personne. Avec son épaisse chevelure en désordre, son visage aux plans carrés et à la physionomie sans souplesse, avec ses formes robustes et sa mise au moins négligée, Thorvaldsen avait les dehors d’un ouvrier bien plutôt que ceux d’un artiste. Ouvrait-il la bouche, son langage, bizarre amalgame de mots italiens, allemands et français, effarouchait l’oreille sans en racheter les surprises ou les fatigues par l’élévation secrète des idées. Tout en lui était incorrect, presque inculte ; tout exprimait une ignorance ingénue des règles ou des conventions, quelles qu’elles fussent, depuis les exigences de la grammaire jusqu’aux préceptes du savoir-vivre.

Et cependant sous cet extérieur d’indépendance excessive et de naïveté se cachait une intelligence très habile à tirer parti des hommes et des choses, un esprit très sagace à ses heures, très capable de suppléer par un fonds de finesse native à ce qui lui manquait du côté de l’instruction classique ou de l’éducation mondaine. Servi par ses instincts d’artiste, qui le portaient, même en matière littéraire, à reconnaître ou à deviner le beau, Thorvaldsen savait en outre dans le commerce de la vie avoir égard aux circonstances et louvoyer entre les difficultés. Suit-il de là que cette bonhomie dont nous avons parlé ne fût chez lui qu’un déguisement, et cette simplicité de mœurs qu’un calcul ? La méprise serait grande de prétendre expliquer uniquement par les ruses d’une pensée politique ce qui était aussi et surtout le fait d’un caractère accommodant, d’un naturel pacifique jusqu’à la paresse. Contraste singulier en effet, malgré son activité apparente et sa fécondité, Thorvaldsen en réalité se complaisait dans des habitudes de repos intellectuel, dans un système de tranquillité à tout prix dont l’uniformité de ses ouvrages n’est pas seule à fournir les preuves. Matériellement laborieux, il s’est contenté le plus souvent de substituer une tâche à une autre sans pour cela rechercher le progrès, sans élever le niveau de ses ambitions ni essayer d’en renouveler le principe. Même insuffisance de passion ou de volonté dans les actes de sa vie intime, même inclination à s’épargner l’effort, à se dérober à la lutte pour se cantonner dans le calme et en savourer les douceurs.

Thorvaldsen, il faut bien l’avouer, pousse loin quelquefois cet art d’arranger les choses en désintéressant son cœur, ce besoin de s’établir commodément, même en amour, ou d’opérer, le cas échéant, une retraite prudente : témoin sa longue liaison avec une femme de chambre romaine qui, une fois installée chez lui, n’en devient pas moins l’épouse, légitime d’un autre, sans rompre les liens qui l’attachaient au sculpteur ; témoin encore la singulière résignation, pour ne rien dire de plus, avec laquelle il sacrifie à un nouvel amour certain projet de mariage avec une jeune Anglaise dont il avait recherché et obtenu l’affection. Partout, à son foyer comme dans les murs de son atelier, qu’il ait à prendre un parti, à exprimer une opinion ou à faire acte d’artiste, Thorvaldsen garde un imperturbable sang-froid et se met le moins qu’il peut en frais de zèle. N’attendez de lui ni ces enthousiasmes soudains ni ces généreuses colères qui alimenteront jusqu’au dernier jour les forces et le talent de M. Ingres : il n’est pas homme à vivre de ce régime. S’il fallait chercher dans notre école contemporaine l’exemple d’une réserve analogue et de pareils ménagemens envers soi, ce serait plutôt, malgré la différence des habitudes extérieures, au peintre Gérard qu’il semblerait permis de songer. Le sculpteur du Triomphe d’Alexandre et le peintre de la Psyché auraient pu, — leurs premiers ouvrages en font foi, — exercer sur l’art de leur temps une influence oVautant plus utile qu’ils étaient naturellement mieux en mesure de traduire et d’enseigner le beau ; ils ont préféré l’un et l’autre multiplier au jour le jour les faciles témoignages de leur savoir-faire, et se procurer en viager une heureuse fortune au lieu de la gloire durable qu’il leur appartenait de s’assurer.

Peu d’artistes au reste, même parmi les plus favorisés, sont parvenus aussi aisément que Thorvaldsen à une position brillante ; et s’y sont maintenus jusqu’au bout avec un concours aussi empressé de l’opinion ; bien peu ont eu moins que lui à lutter contre les difficultés ou à réformer le sort. L’intérêt qu’on lui témoigne en Italie et les protecteurs qu’il y rencontre lorsqu’il n’est encore, écrit l’un de ceux-ci, qu’un « honnête garçon, mais un étrange paresseux, » — sa jeunesse à peu près exempte, grâce à la pension qu’il reçoit, des privations ou des inquiétudes auxquelles tant d’autres apprentis de l’art ont été condamnés ; — tout, jusqu’à son origine danoise et ce caractère d’exception qu’elle donne à son talent, tout simplifie son rôle dès le début, et devient pour lui une occasion ou un élément de succès. Encore quelques années, et l’ex-pensionnaire de l’académie de Copenhague, classé désormais parmi les plus habiles sculpteurs établis à Rome, se verra par surcroît entouré de la vénération et des hommages réservés d’ordinaire à ceux dont la vieillesse a achevé de consacrer les services. Thorvaldsen, en un mot, arrive de bonne heure à cette double situation d’artiste en vogue et de patriarche ; l’habitude est si bien prise par tout le monde de le considérer comme tel que, lorsqu’il sera élu, lui protestant, président de l’académie de Saint-Luc, le pape ne trouvera rien à objecter contre un choix qui ne laissait pas pourtant d’entraîner plus d’une difficulté, dans la pratique[1].

Quelques rapides succès toutefois, quelques nombreux amis que Thorvaldsen ait dus à son heureuse étoile ; il serait fort injuste à une certaine époque de sa vie surtout, de ne voir en lui qu’un homme bien servi par les circonstances ou par son humeur débonnaire. Lorsque, dans le cours des vingt premières années de son séjour à Rome, il modelait des statues comme le Mercure et le portrait de la Princesse Baryatinska, des bas-reliefs comme la Nuit et Priam aux pieds d’Achille, c’était bien le mérite intrinsèque de ses ouvrages qui provoquât et qui justifiait les applaudissement. Le temps n’était pas venu encore des admirations de confiance ou des éloges complaisons. Si la restauration des marbres d’Égine valait déjà au sculpteur les félicitations et l’amitié un peu lyriques du futur roi de Bavière, le prince Louis, celui-ci du moins, en écrivant à « son cher bien-aimé et grand Thorvaldsen, » n’exprimait rien qui ne fût alors aussi bien d’accord avec les faits qu’avec ses propres sentimens ; mais lorsque, à partir de 1820 à peu près, Thorvaldsen, cessant d’être un maître, n’est plus guère qu’un producteur fécond, le bruit autour de sa personne et de son nom s’accroît en raison même de l’abus progressif qu’il fait de son talent. Parmi les touristes de toutes les nations, parmi les artistes eux-mêmes, c’est à qui vantera le plus haut, c’est à qui fêtera avec le plus d’empressement celui qu’un poète, apparemment à court de métaphores, a proclamé tout net « fils de Dieu » (figlio di Dio), et qu’Horace Vernet pour sa part a dans un banquet public couronné de laurier au dessert. Nous ne prétendons pas sans doute rendre Thorvaldsen responsable de ces hyperboles ridicules ou de ces excès d’enthousiasme. Ce que nous voulons seulement indiquer, c’est la part de complicité qui lui revient dans les injustices commises à son profit et l’imprudence avec laquelle il s’est exposé par là aux sévérités à venir. N’insistons pas au surplus. Avant d’entrer dans le détail des erreurs ou des fautes qu’on peut reprocher à la seconde moitié de cette carrière, il convient d’examiner les faits qui en honorèrent les débuts et de demander à la jeunesse du maître les souvenirs d’entreprises plus hautes et de succès mieux mérités.

Né en 1770 à Copenhague, Bertel ou Albert Thorvaldsen était âgé de vingt-six ans lorsqu’il partit pour l’Italie avec le titre de pensionnaire de l’académie royale, qui trois années auparavant lui avait décerné le grand prix. Comment avait-il employé son temps jusqu’alors ? Dans quelle mesure l’apprentissage commencé auprès de son père, simple sculpteur en bois pour la marine, avait-il pu se réformer ou se compléter pour lui sous la direction du peintre Abildgaard et des professeurs de l’académie ? M. Pion, qui a vu à Copenhague les premiers essais de Thorvaldsen, mentionne un Amour au repos, Numa consultant la nymphe Egérie, Hercule et Omphale, quelques autres bas-reliefs encore, dans lesquels on ne saurait, à son avis, démêler rien de plus que les bonnes intentions « d’un écolier bien doué, » ou parfois une expression « assez gracieuse malgré la pose forcée des figures. » Faute de connaître les monumens en cause, il ne nous appartient que d’enregistrer ce jugement ; mais, pour en pressentir la justesse, ne suffit-il pas de se rappeler ce qu’étaient et ce que pouvaient être les cogitions générales de l’art en Danemark vers la fin du siècle dernier ?

Par quel miracle en effet, par quel prodige de génération spontanée, un artiste consommé aurait-il surgi du jour au lendemain sur cette terre qui n’avait porté encore que quelques transfuges de l’art étranger ou tout au plus quelques praticiens médiocres, comme les sculpteurs Wiedewelt et Weidenhaupt ? Depuis moins d’un demi-siècle seulement, l’humble école de dessin fondée à tout hasard par Frédéric V avait été érigée par lui en académie royale de peinture, et les académiciens successivement désignés n’avaient trouvé ni autour d’eux ni en eux-mêmes des ressources qui leur permissent d’instituer ou de développer une tradition. Un seul peut-être, le sculpteur français Saly, appelé en 1754 à Copenhague pour modeler la statue équestre du roi, semblait en mesure de déterminer par son talent quelque progrès et d’exercer quelque influence. Malheureusement l’école dont il était issu ne l’avait guère préparé au rôle de réformateur, encore moins à celui de prophète. Saly, malgré toute son habileté, ne pouvait importer que le goût et les principes de la décadence dans un pays où l’art en était à peine à éprouver ses forces naissantes, à essayer ses premiers pas. Avec lui, l’école danoise commençait par où les autres écoles finissent, et bien que Saly, mort en 1776, n’ait pas directement agi sur l’éducation de Thorvaldsen, celui-ci n’en dut pas moins subir à son tour l’influence de cette doctrine emphatique qu’Abildgaard et ses pareils lui transmettaient de seconde main.

Les origines du talent de Thorvaldsen ne remontent donc pas, à proprement parler, au-delà de l’époque où l’Italie et l’antique en développèrent tout à coup les germes. Le maître lui-même n’assignait pas une autre date aux débuts de sa vie d’artiste. « Je suis né, disait-il, le 8 mars 1797 ; jusque-là, je n’existais pas. » Encore ne commençait-il, même alors, à exister qu’à demi, l’action de son intelligence s’exerçant uniquement sur les objets que ses regards pouvaient embrasser, et le reste demeurant pour lui lettre morte. « Notre compatriote Thorvaldsen est venu passer ici huit jours pour voir les curiosités des environs, écrivait de Genzano l’archéologue Zoega[2]. C’est un artiste de beaucoup de goût et de sentiment, mais ignorant tout ce qui est en dehors de l’art… Sans la moindre connaissance de l’histoire et de la mythologie, comment est-il possible qu’un artiste fasse ses études comme il le faudrait ? Je ne demande pas qu’il soit savant, je ne le souhaite même pas. Pourtant il est nécessaire qu’il ait au moins une idée du nom et du sens des choses qu’il voit. » Thorvaldsen, en face de ces choses, ne rêvait à rien de plus qu’aux moyens d’en reproduire fidèlement les surfaces. Le style antique, au lieu de lui apparaître comme le vêtement de la vente morale ou la parure de la réalité, était à ses yeux le fond de l’art lui-même, la raison d’être de toutes les tentatives, le principe et la fin de tous les progrès. Quoi de plus contraire aux inclinations et aux doctrines des maîtres de la renaissance ? Réduire la fonction de la sculpture moderne à cette imitation strictement archaïque, à cette contrefaçon sans intention personnelle et sans âme, c’était agir précisément en sens inverse des entreprises poursuivies en Italie par les écoles du XVe et du XVIe siècle, en France par Jean Goujon et tant d’autres. Bien plus, c’était, en matière d’abnégation, enchérir sur les exemples des nouveaux puristi eux-mêmes et justifier d’avance les efforts un peu véhémens que Bartolini allait tenter pour séparer l’art de l’artifice et le retremper dans le naturel.

Il faut le dire pourtant quelque dépourvus d’originalité que fussent les premiers ouvrages exécutés par Thorvaldsen à Rome, ils, avaient au moins ce mérite de restituer aux formes de la sculpture la gravité perdue en grande partie sous l’influence des doctrines ou sous le ciseau de Canova. Même en modelant des statues d’un caractère expressément gracieux, comme l’Amour et Psyché, comme Adonis, Hébé ou Ganymède, l’artiste danois réussit mieux que les sculpteurs italiens contemporains à rendre la jeunesse ou la souplesse du corps sans aboutir à la mollesse, à l’élégance efféminée. A plus forte raison, là où il s’agit de représenter la beauté virile, la grâce robuste, Thorvaldsen n’a garde de se faire le complice des mièvreries de style ou des petites habiletés d’outil en usage au commencement du siècle. Son Jason, à ce titre, est une exception remarquable parmi les statues produites, alors en Italie. Si cette figure majestueuse, mais d’une majesté un peu froide, ne justifie pas de tous points l’enthousiasme des éloges que Mme de Staël lui a donnés dans son livre sur l’Allemagne, elle explique au moins le mouvement général de surprise qui en accueillit l’apparition et l’empressement avec lequel Canova lui-même reconnaissait dans l’œuvre du débutant « un morceau de style nouveau et de grande manière. » Le moment était proche où cette manière allait s’agrandir encore, où ce talent, simplement consacré jusqu’alors, à l’imitation extérieure de l’antique, allait s’en approprier plus à fond les secrets. La longue série des bas-reliefs représentant le Triomphe d’Alexandre marque avec éclat ce progrès à la fois intellectuel et pittoresque. De toutes les œuvres du maître, il n’en est pas, à notre avis, qui permette mieux, aussi bien même, d’apprécier les caractères particuliers de sa pratique et les ressources de son imagination. Il n’en est pas non plus où les traditions de l’art grec nous semblent interprétées avec autant de science exacte et de certitude, bien que le travail original ait été, en raison des circonstances, presque improvisé d’un bout à l’autre, et que par conséquent l’exécution matérielle ne dépasse guère ici la limite des procédés sommaires et des indications[3].

Thorvaldsen d’ailleurs eût été malvenu à rechercher dans un travail de ce genre la délicatesse de la touche et du modelé. « La frise, dit M. Eugène. Pion, devait être placée à une assez grande hauteur pour que le fini de l’exécution ne fût qu’une question secondaire. » On pourrait même ajouter qu’en écartant tout à fait cette question le sculpteur faisait preuve de bon sens et de bon goût. Il est clair que, comme la peinture des coupoles ou des voûtes, la sculpture monumentale veut être traitée avec une fermeté dans les lignes, avec une sobriété dans l’imitation des détails, qui permette au regard de reconnaître tout d’abord les intentions et les choses, et, malgré l’éloignement, de les lire, pour ainsi dire, couramment. Bien plus, l’ampleur et la simplicité du faire, les brutalités même de la touche, ne suffisent point en pareil cas. En raison de certains phénomènes optiques, aussi variables d’ailleurs que les conditions particulières de la lumière donnée, du point de vue et du lieu, telle déformation peut devenir scientifiquement nécessaire, tel mensonge aboutir à l’image du vrai plus sûrement qu’une reproduction littérale de la réalité. N’est-ce pas en fouillant ça et là le marbre à outrance, en exagérant, parfois la grâce jusqu’à la grimace ou le mouvement jusqu’à la convulsion, que Donatello trouvait le secret de cette animation qui nous charme dans ses travaux de sculpture monumentale ? Les bas-reliefs entourant la chaire extérieure de la cathédrale de Prato, ceux qu’il avait faits pour la tribune des orgues, dans la cathédrale de Florence, et que l’on voit aujourd’hui au palais des Offices, révèlent assez les efforts de ce grand maître pour régler ses comptes avec la perspective et la justesse de ses calculs afin d’en réformer d’avance les effets. Quelque chose de cette haute sagacité et de ces hardiesses revit dans la frise modelée par Thorvaldsen. Telle que nous la montrent les épreuves qu’on en a prises, c’est-à-dire vue à la hauteur de l’œil, elle n’offre guère que des contrastes heurtés entre les plans en saillie et les plans en demi-relief ou en fuite. Certaines disproportions, certains contours âpres ou anguleux, empêchent l’illusion ou choquent notre goût ; mais, que l’on se mette au point de vue qui convient, tout change, tout reprend de la vraisemblance, de l’harmonie, de l’équilibre. A la place pour laquelle le sculpteur l’a faite, cette frise se développe avec la logique et la précision d’une série de lignes architectoniques, en même temps qu’elle laisse pressentir la souplesse de la vie dans chaque forme partielle.

En dehors de ces mérites tout techniques, et sous le rapport de la composition, de l’ordonnance de la scène, le Triomphe d’Alexandre se recommande par des qualités plus considérables encore. Thorvaldsen, nous l’avons dit, n’était rien moins qu’un lettré. Le peu qu’il savait de la mythologie ou de l’histoire, il l’avait appris, non dans les livres, mais devant les monumens, auxquels il demandait surtout des exemples de beau dessin et de modelé. Très différent en cela de M. Ingres, qui, pour suppléer aux lacunes de son éducation première, lisait et transcrivait assidûment tout ce qui pouvait le renseigner sur les croyances, sur les mœurs, sur le génie de la civilisation antique, Thorvaldsen, en matière d’archéologie littéraire, s’en tenait à l’étiquette des choses et ne consultait les traditions que de loin. D’où vient pourtant que, parmi les sculpteurs modernes, aucun, Flaxman excepté, ne semble mieux familiarisé que lui avec les coutumes intimes de l’antiquité, et que dans ces bas-reliefs du Triomphe d’Alexandre en particulier tout rappelle la poétique de l’art grec, comme tout en renouvelle les procédés ? Il y a là quelque chose de plus qu’une imitation adroite de certaines apparences ; il y a, ce qui manquait encore aux ouvrages précédons de l’artiste, l’empreinte d’une force d’assimilation assez généreuse pour dominer sans l’anéantir, pour stimuler même l’inspiration personnelle, il y a une profonde intelligence des conditions morales ou historiques du sujet, et l’on peut au moins s’étonner que l’instinct ait suffi pour les révéler aussi sûrement à un homme qui jusqu’alors n’avait su et voulu être qu’un habile ouvrier.

Parmi les travaux de Thorvaldsen appartenant à peu près à la même époque, le bas-relief qui représente la Nuit et la statue de Mercure au moment où il vient d’endormir Argus méritent d’être cités à côté du Triomphe d’Alexandre. Dans l’ensemble des œuvres du sculpteur, ces trois morceaux, de caractères si différens d’ailleurs, ne nous paraissent pas seulement résumer sa manière et les formes de sa pratique au meilleur moment : ils montrent encore quelles ressources d’invention il aurait trouvées en lui-même, s’il avait plus souvent pris le temps de s’interroger et de s’écouter ainsi. Il serait superflu sans doute de décrire en détail le bas-relief dans lequel Thorvaldsen a personnifié la Nuit. Les nombreuses répétitions en marbre exécutées par le maître ou sous ses yeux d’après l’original, qui appartient à lord Lucan, les copies réduites en plâtre, les vignettes gravées et les photographies ont fait connaître partout cette composition charmante, la plus populaire, — avec le célèbre Lion de Lucerne, — de toutes celles que Thorvaldsen a laissées. Qu’il nous soit permis seulement de faire remarquer ce qu’il y avait ici de neuf dans les intentions et en même temps de strictement conforme aux lois immuables de la sculpture. Nulle banalité allégorique, nulle exagération pittoresque non plus. Cette douce figure de la Nuit, à la physionomie pensive et recueillie, cette mère du Sommeil et de la Mort emportant ses enfans dans les espaces mystérieux, ressemble aussi peu aux images consacrées de Morphée ou des Génies honnêtement couronnés de pavots qu’aux spectres emphatiques, à toute la tumultueuse fantasmagorie en usage au temps de Michel Slodtz et de Pigalle.

La Nuit de Thorvaldsen n’avait été faite qu’en vue d’une destination profane, et le sculpteur, en la modelant, ne se proposait rien de plus que de donner, dans la décoration d’un salon, un pendant à son autre bas-relief représentant l’Aurore. Une pareille œuvre toutefois serait digne d’orner un tombeau. Elle paraîtrait là mieux à sa place, elle nous parlerait du repos et de l’infini avec une éloquence plus persuasive, plus touchante en tout cas que tel cadavre copié sans merci par un élève du Bernin ou que tel grand garçon fort dévêtu sculpté par Canova auprès d’un sarcophage à titre d’ange ou de génie funèbre. Quoi qu’il en soit, et quelque place qu’il occupe, ce bas-relief est un vrai chef-d’œuvre. A ne l’envisager même qu’au point de vue de l’exécution, il offre dans les lignes un ensemble de combinaisons si harmonieux, il définit si bien chaque forme et dans une mesure si exactement proportionnée aux ressources du ciseau, qu’il acquiert dès le premier aspect une signification achevée, une sorte d’autorité classique. La Nuit, telle que Thorvaldsen l’a figurée, n’est pas plus un tableau en marbre qu’elle n’est une élégie littéraire ; c’est proprement l’œuvre d’un sculpteur par le fond comme par les dehors, j’entends une œuvre où l’inspiration elle-même tient au sentiment de la plastique, et qu’on ne pourrait supposer aussi expressive ni avec d’autres origines, ni avec l’emploi d’autres moyens. Ce mot « chef-d’œuvre, » que nous prononcions tout à l’heure à propos de la Nuit de Thorvaldsen, n’est-il pas également le seul qui convienne pour qualifier le Mercure, modelé à Rome en 1818, et exécuté en marbre un peu plus tard pour lord Ashburton[4] ? Rien de mieux conçu, rien de plus naturel et de plus ingénieux en même temps que l’attitude et le geste de cette statue. Thorvaldsen, dit-on, en rencontra la donnée première, le « motif, » pour parler la langue des ateliers, dans la posture d’un portefaix nonchalamment assis sur une borne à la porte d’un palais du Corso. Cela est possible, mais dans ce cas il lui est arrivé d’élever un accident de la réalité à la hauteur d’une révélation idéale, et, comme l’auteur de Paul et Virginie à l’aspect de deux enfans courant sous la pluie dans un faubourg de Paris, de savoir deviner la poésie là où tout autre passant n’aurait vu qu’un fait insignifiant ou vulgaire.

Le moment choisi par Thorvaldsen est celui où Mercure s’apprête à frapper Argus, qu’il vient d’endormir aux sons de sa syrinx. La main gauche du dieu tient l’instrument que les lèvres ont à peine cessé d’effleurer, tandis que la main droite fait glisser l’épée hors du fourreau caché sous la jambe, et maintenu dans l’immobilité par la pression du talon. Encore un instant, et ce corps, incliné comme celui d’un chasseur guettant sa proie, va se dresser, bondir et accomplir au premier choc l’œuvre que les ruses de l’esprit ont ménagée. On sent qu’Argus est vaincu d’avance ; on le voit presque, tout absent qu’il est, succombant sous le coup qui le surprendra tout à l’heure, tant ce coup semble sûrement préparé, intelligent, inévitable. Il y a dans toutes les lignes du Mercure, dans l’espèce de grâce farouche et d’animation recueillie que respire la figure entière je ne sais quel frémissement, je ne sais quelle vie à la fois surnaturelle et humaine dont les œuvres de la sculpture moderne offrent rarement des traits aussi saisissans. Une telle figure est de celles qui épuisent pour jamais un sujet, une de ces interprétations trouvées après lesquelles il n’y a plus à aborder le même thème, et qui, comme le Pyrrhus de Bartolini, comme le Départ de Rude ou le Danseur napolitain de Duret, resteront, quoi qu’il arrive, à l’état de formules absolues et de types.

Faut-il maintenant s’arrêter aux imperfections que peuvent présenter certaines parties, les pieds par exemple, dont la proportion et le dessin manquent un peu élégance ? A quoi bon promener la loupe sur des erreurs de détail qui ne sauraient ni altérer la signification de l’ensemble, ni en compromettre la beauté ? Le Mercure, la Nuit d’autres statues ou d’autres bas-reliefs de la même époque à peu près que les travaux dont nous avons parlé sont propres, avant tout, à nous renseigner sur le mérite de Thorvaldsen. Que, même dans cette première moitié de sa carrière, on puisse constater des efforts inégaux ou tout au moins inégalement heureux, que certains morceaux célèbres, tels que la statue de Vénus ou le groupe des Trois Grâces, auquel le roi Louis de Bavière a consacré toute une pièce de vers, ne paraissent pas aujourd’hui justifier pleinement les succès d’abord obtenus, — libre à chacun de faire à cet égard ses choix ou ses réserves ; toujours est-il que, considérées dans leur ensemble, les œuvres appartenant à cette période ne peuvent qu’honorer l’homme qui les a produites. Quelques-unes d’entre elles sont véritablement belles, plusieurs autres remarquablement ingénieuses ; toutes attestent un respect consciencieux des grandes traditions, toutes se recommandent par l’élévation du style, par L’expression étudiée de la forme et du sujet. Si cette expression est quelquefois imparfaite, l’intime bonne volonté du moins, la constante sincérité de l’artiste, rachètent ici des erreurs pour lesquelles on ne saurait trouver dans les travaux qui vont suivre ni des excuses aussi sérieuses, ni les mêmes compensations.


II

La seconde phase de la vie et du talent de Thorvaldsen, celle qu’on pourrait appeler l’époque de la vogue et de la production à outrance, s’ouvre à peu près avec l’année 1820. Jusqu’alors, il est vrai, Thorvaldsen avait vu les choses tourner de plus en plus au profit de sa réputation et de sa fortune. Depuis le jour, bien éloigné déjà, où une première commande était venue à point nommé le retenir à Rome[5] et remplacer pour lui les ressources perdues la veille avec la qualité de pensionnaire, les tâches confiées à son ciseau s’étaient succédé sans relâche, et chacune d’elles, une fois achevée, avait procuré à son nom un surcroît de notoriété. Si brillans qu’ils fussent toutefois, ces succès n’inspiraient pas encore au sculpteur une telle confiance dans sa propre infaillibilité ou dans la perpétuité de la faveur acquise qu’il entendît, pour en exploiter les privilèges, se passer du temps et de l’étude. Il avait eu en outre le bon esprit de n’aborder que des sujets conformes à ses aptitudes, aux mœurs mêmes de son talent, discipliné par l’antique et aussi digne d’une pareille école qu’il eût été ailleurs insuffisant ou dépaysé. Se figure-t-on un thème chrétien livré à cette intelligence exclusivement éprise de la beauté païenne, ou quelque colossale entreprise, pour laquelle il eût fallu la verve et le génie d’un Michel-Ange, devenant le lot de cette main, sinon sans vigueur, au moins sans audace et sans passion ? Autant aurait valu demander une homélie à la plume de Winckelmann ou la représentation d’une scène tumultueuse au calme pinceau de Pierre Guérin. Thorvaldsen, après avoir refusé d’abord de s’aventurer ainsi dans des voies qui n’étaient pas les siennes, s’y précipita tout à coup avec un regrettable aveuglement. Il fit plus, il compromit jusqu’à la dignité de son caractère dans cet empressement à rechercher et à accepter toutes les tâches, à recevoir de toutes mains un salaire dont il élevait le chiffre, non-seulement en raison directe de la multiplicité des demandes, mais aussi en raison inverse du peu de temps ou d’efforts personnels dépensé pour y satisfaire. Entouré d’aides et de praticiens auxquels il abandonnait après l’ébauche le travail qu’il devait signer, préoccupé surtout du nombre des produits que pouvait fournir son atelier, on dirait presque sa fabrique, Thorvaldsen ne fut plus guère qu’un entrepreneur de sculpture en possession d’une immense clientèle, et usant largement auprès de celle-ci du crédit attaché à son nom.

A partir de cette année 1820, remplie tout entière par un séjour en Danemark et par un voyage en Allemagne, durant lesquels il semble ne songer qu’à s’approvisionner jusqu’à la surabondance de travaux pour les années suivantes, Thorvaldsen est obligé, pour tenir ses innombrables engagemens, de ne donner à l’accomplissement de chacun d’eux qu’un temps matériellement insuffisant et une attention superficielle. La décoration extérieure et intérieure de l’église de Notre-Dame à Copenhague, immense entreprise, « capable, comme aurait dit Vasari, d’épouvanter à elle seule une légion d’artistes, » — la statue de Copernic et la statue équestre du prince Poniatowski pour deux des places publiques de Varsovie, — le mausolée du prince Vladimir Potocki pour la cathédrale de Cracovie, — un monument à la mémoire du prince de Schwarzenberg pour Vienne, — bien d’autres monumens ou statues, sans compter les bustes de souverains, de ministres et de princesses modelés sur place, et au hasard de l’heure présente, — voilà l’énorme moisson de commandes qu’il avait récoltée en route, et qu’il rapportait à Rome en attendant le supplément que l’avenir pourrait lui procurer. Il attendit si peu qu’avant la fin des quatre premières années nous le voyons par surcroît chargé d’exécuter les portraits de chacun des princes qui se trouvent momentanément à Rome, un monument à la mémoire du peintre Appiani, le mausolée du prince Eugène Beauharnais, celui du cardinal Consalvi et ce colossal Tombeau de Pie VII qui orne aujourd’hui ou plutôt qui encombre la chapelle Clémentine dans la basilique de Saint-Pierre : œuvre sans grandeur comme sans beauté, malgré ses vastes proportions et sa magnificence apparente, œuvre à la fois emphatique et mesquine, massive et vide. On y trouverait peut-être à louer l’expression de la tête du pontife, mais partout ailleurs elle accuse l’indigence de la pensée sous le faste du style, et les lourdeurs de l’exécution sous la majesté banale de ces figures allégoriques personnifiant, à grand renfort de sabliers, d’égides et de massues, l’Ange de la mort, la Sagesse où la Force.

Dans cette accumulation de tâches acceptées sans compter et de stipulations souvent à courte échéance, tout ne se passait pas, il est vrai, pour Thorvaldsen, sans que les témoignages d’impatience, les réprimandes même, vinssent inquiéter quelque peu sa conscience ou compliquer sa situation. Un jour la veuve du prince Eugène, la duchesse de Leuchtenberg, lui écrivait au sujet du tombeau de son mari : « Au bout de près de trois années, pendant lesquelles vous n’avez pas songé à vous occuper du mausolée, je comprends l’impossibilité où vous êtes de remplir les clauses stipulées dans le contrat, et c’est avec un vif chagrin que je renonce à l’idée de voir le monument élevé par votre main. » Une autre fois c’était son ancien protecteur, M. Hope, qui lui exposait en termes aussi sévères pour le moins des griefs mieux fondés encore. « Depuis l’engagement contracté par vous envers moi, lors de ma présence à Rome, lui écrivait-il, c’est-à-dire depuis près de quatorze ans, je n’ai eu de nouvelles ni de vous, ni de ma statue, pour l’exécution de laquelle cependant deux premiers paiemens avaient été faits exactement, suivant votre demande. » Une autre fois enfin il ne fallait pas moins qu’une visite personnelle du pape Léon XII au sculpteur pour déterminer celui-ci à pousser plus activement les travaux du Tombeau de Pie VII, travaux qui, bien souvent interrompus même après cette visite, ne furent en réalité achevés que six ans plus tard. En présence de pareilles difficultés, et sans songer d’ailleurs à se justifier absolument, encore moins à se dessaisir d’aucune tâche, Thorvaldsen répondait aux exigences les plus pressantes par la mise en train ou la reprise des ouvrages réclamés, sauf à obtenir ensuite un nouveau délai, durant lequel il essayait d’apaiser au même prix d’autres créanciers. Le cas devenait-il trop urgent ou la réclamation trop vive, Thorvaldsen, pour sortir d’embarras, élargissait en proportion la part qu’il abandonnait d’ordinaire à ses aides, et laissait par exemple M. Tenerani modeler, à l’exception de la figure principale, les statues qui devaient orner ce Tombeau du prince Eugène, attendu si impatiemment à Munich, ou bien il utilisait, comme dans le Tombeau du prince Potocki, quelque composition antérieure, quelque bas-relief sans emploi, dont le placement réalisait ainsi une double économie au point de vue de l’imagination et du temps.

Et cependant, si un ordre de travaux imposait particulièrement à Thorvaldsen l’application et les studieux efforts, n’est-ce pas celui qui, en raison de certaines conditions essentielles, se prêtait le moins aux aptitudes qu’aux habitudes de son talent ? Sous peine de n’aboutir qu’au mensonge ou au non-sens, la sculpture, si héroïque qu’elle soit, d’un tombeau dans une église doit être traitée en vertu d’autres sentimens et d’autres principes que la sculpture d’un groupe ou d’un bas-relief mythologique. Après tout, il s’agit d’honorer chrétiennement une mémoire chrétienne, d’exprimer des idées en rapport avec nos souvenirs ou nos mœurs comme avec les caractères sacrés du lieu, et l’art en pareil cas est aussi mal venu à nous donner du mort une image païenne qu’à figurer à côté de la croix le hibou de Minerve, le caducée de Mercure ou la balance de Thémis. Or les préoccupations ordinaires et les inclinations de Thorvaldsen ne le prémunissaient guère contre ce double danger. Pour qu’il l’évitât, il lui aurait fallu prendre le temps de réfléchir, d’étudier son sujet, d’en approfondir les conditions spéciales, comme il l’avait fait une fois en composant son beau bas-relief de la Nuit ; il aurait fallu tout au moins que, même en recourant aux formules profanes, il n’apportât point dans l’emploi de ces formules un détachement et une négligence qui en font ressortir d’autant plus l’insignifiance ou l’inopportunité. L’artiste qui, pour représenter les trois vertus théologales, n’imaginait rien de mieux qu’un génie nu trônant entre deux femmes renouvelées des muses antiques, qui ne donnait à la statue du prince Eugène ou à celle d’un jeune seigneur polonais tué à la bataille de Leipzig d’autre vêtement qu’une tunique romaine, un homme aussi peu en fonds d’émotions et d’idées ne pouvait se faire pardonner de telles licences qu’il force de conscience et de correction dans la pratique. Les monumens funéraires sculptés par Thorvaldsen ne permettent pas même d’invoquer cette excuse. Conçus en dehors des traditions et des convenances les plus nécessaires, ils semblent en outre l’œuvre d’une main lassée dès le début, ennuyée de sa tâche, pour ainsi dire. Objectera-t-on, comme un titre à l’indulgence, ce que cette tâche avait de radicalement contraire aux facultés du sculpteur ? Alors pourquoi l’acceptait-il ? La moitié du talent pour un artiste consiste à discerner le genre de travail auquel il est propre, et Thorvaldsen, qu’il le sût ou non, était impropre à celui-ci. S’il le savait, où est l’excuse ? S’il l’ignorait, que ne s’efforçait -il au moins de mieux prouver sa bonne foi ? Dans l’un comme dans l’autre cas, il a eu tort, et l’indulgence nous paraîtrait grande de prétendre justifier des fautes ou des méprises de cette force par l’incapacité même ou par l’imprudence de celui qui les a commises.

Parmi les monumens commémoratifs que Thorvaldsen a sculptés pour diverses villes de l’Europe, et dans lesquels en général on ne rencontre guère qu’une majesté fausse ou banale, il en est un toutefois qui se distingue par la grandeur imprévue de la donnée et jusqu’à un certain point par la justesse des intentions, je veux parler de celui qui consacre à Lucerne le souvenir du dévouement des Suisses morts à Paris dans la journée du 10 août 1792. Tout le monde connaît la disposition du lieu et les caractères de l’œuvre, soit pour en avoir jugé sur place, soit pour s’en être informé dans les publications photographiques. Au milieu d’un massif granitique servant de fond à un jardin public et sous une grotte de dix mètres taillée dans le roc, le lion helvétique, couché, atteint au flanc d’un coup de pique, expire en couvrant par un dernier effort l’écu fleurdelisé de la France, à côté duquel se dessine la croix héraldique de la Suisse. L’idée est simple et belle, le symbole éloquent, l’ordonnance de l’ensemble imposante. Malheureusement, en exagérant dans quelques détails l’expression du sentiment prêté à la victime, l’artiste a compromis d’autant l’effet qu’il entendait produire et donné presque les apparences d’un paradoxe à une pensée juste et noble en soi. Que ce lion mourant appuie en signe de dévouement une de ses pattes sur le bouclier royal, il n’y a là qu’une fiction légitime, parce que les termes en sont conformes au naturel même et aux mœurs physiques de l’être représenté. Celui-ci agit dans l’image d’un fait idéal comme il agirait en réalité, s’il avait à défendre ses petits ou sa proie ; mais que sa physionomie exprime une douleur morale qu’il appartient au cœur humain seul de ressentir et au visage humain de refléter, qu’à l’attitude vraisemblable de ce corps vaincu s’ajoute je ne sais quel simulacre de mélancolie, — voilà qui dépasse les limites de l’allusion poétique et du moyen permis. Les anciens maîtres ne l’entendaient pas ainsi, lors même qu’ils attribuaient un rôle épique aux animaux. Les chevaux que Léonard de Vinci met en scène dans son célèbre Combat des quatre Cavaliers participent à la lutte furieuse engagée entre les hommes ; mais ils y interviennent dans la mesure de leurs instincts ou, si l’on veut, de leurs passions. Ils se heurtent et se mordent les uns les autres, sans faire mine pour cela de réfléchir à l’iniquité de leurs ennemis ou à la justice de la cause qu’ils soutiennent. Le lion de Thorvaldsen a le tort de paraître trop bien informé, et sous des dehors matériels assez incomplets d’ailleurs[6] de s’apitoyer plus qu’il ne convient à une créature de son espèce sur les malheurs d’autrui et sur les siens.

D’où vient au surplus que cette recherche de l’expression intime dont on peut accuser l’excès dans le Lion de Lucerne semble à Thorvaldsen secondaire ou inutile précisément là où elle serait le mieux motivée par les exigences du sujet ? Les compositions que nous avons de lui sur des faits évangéliques, — depuis celles qui ornent le portail et le fronton de l’église de Notre-Dame à Copenhague jusqu’aux statues de Jésus-Christ et des apôtres qu’il exécuta pour l’intérieur du même monument, — toutes ces compositions prétendues religieuses n’étalent pas seulement dans l’ordonnance une succession d’artifices pittoresques prévus et de combinaisons usées, elles trahissent aussi dans les intentions de détail la même abnégation malencontreuse ou la même impuissance. On dirait que chaque personnage n’existe que pour combler un vide ou pour constituer tant bien que mal un ensemble de lignes, que le geste de chaque figure ou les traits de chaque visage n’ont d’autre fin que d’exprimer les simples accidens de la forme. A peine pourrait-on démêler çà et là quelques indices d’arrière-pensées plus hautes, noter par exemple dans la Prédication de saint Jean-Baptiste le caractère ingénieux de plusieurs attitudes traduisant les sentimens divers qu’éprouvent les assistans, ou bien dans quelques-unes des statues des apôtres tenir compte d’une certaine apparence de recueillement et de méditation. Partout ailleurs les corps semblent inhabités, l’empreinte d’une émotion morale est aussi bien absente des physionomies que les procédés du style employé par l’artiste sont eux-mêmes vides ou superficiels. C’est ce que, malgré son bon vouloir persévérant à l’égard de Thorvaldsen, M. Pion se voit par momens à peu près forcé de reconnaître. Il a beau recourir aux euphémismes pour qualifier tantôt de « compromis, » tantôt de système « plutôt philosophique que strictement chrétien » l’inanité de ces intentions ou les vices de cette méthode, il ne se tient pas quelquefois d’attribuer aux choses leur vrai nom et de signaler dans le Christ de Notre-Dame une « poitrine » mal à propos « saillante comme celle de l’Hercule, » ou dans d’autres statues de la même église l’absence de cet « élan que donne la foi. »

Peut-être, soit dit en passant, aurait-il mieux valu procéder plus habituellement avec cette netteté dans le langage, et ce n’est pas seulement en ce qui concerne les œuvres religieuses du sculpteur danois qu’on pourrait souhaiter chez son biographe un peu moins d’indulgence ou de réserve. En nous donnant la nomenclature authentique des travaux qui ont rempli la vie de Thorvaldsen, M. Pion n’oublie-t-il pas en effet de nous avertir de ce qu’ils ont trop souvent de défectueux ? Ne lui arrive-t-il pas même, à force de déférence pour l’artiste dont il raconte l’histoire, de mettre au compte des détracteurs de Thorvaldsen certains torts qui n’appartiennent en réalité qu’à celui-ci ? « En présence d’une telle richesse de compositions, dit-il, on a peine à s’expliquer la prétention de quelques critiques qui se sont efforcés de représenter le maître comme un imitateur auquel aurait manqué l’imagination. » Rien de plus facilement explicable pourtant, un petit nombre de morceaux d’élite une fois exceptés, et l’auteur du livre sur Thorvaldsen et son œuvre nous semble en ceci prendre quelque peu l’abondance numérique pour la fécondité intellectuelle. Laissons donc cette longue série de compositions uniformes ou effacées qui pendant un quart de siècle se succèdent sous la main de Thorvaldsen comme des phrases toutes faites sous la plume d’un rhéteur. Insister sur les imperfections de chacune d’elles serait s’imposer une besogne d’autant plus inutile qu’elle aboutirait forcément à des redites. Aussi bien le moment, est-il venu de résumer certains faits simplement biographiques et d’indiquer en regard des œuvres appartenant à la fin de cette carrière quelque chose des circonstances qui les ont vues naître.

Pendant les dix premières années qui avaient suivi l’époque de son voyage en Danemark et en Allemagne, Thorvaldsen s’était plus que jamais attaché à Rome, où le retenaient d’ailleurs les souvenirs et les habitudes de toute sa vie, les hommages fidèles de ses premiers admirateurs, comme ceux dont l’entouraient à tour de rôle les survenans de tous les pays. Aussi les démarches tentées pour le déterminer à changer de résidence l’avaient-elles trouvé inexorable. Que le prince héréditaire de Danemark lui écrivit pour le presser de venir à Copenhague prendre la direction des beaux-arts, ou que le roi Louis Ier lui offrît, avec le titre de conseiller d’état, la place de professeur à l’académie de Munich, Thorvaldsen, tout en protestant de sa reconnaissance et au besoin de ses regrets, n’en continuait pas moins de vivre à Rome en homme qui s’y sentait à peu près définitivement installé. Sa maison de la Via Sistina, dans laquelle il avait formé une riche collection de monumens antiques et de peintures, les hôtes illustres qu’il y recevait successivement depuis les princes étrangers jusqu’à Walter Scott et Humboldt, le patronage qu’il exerçait tant sur les artistes établis à Rome que sur ceux qui, comme Mendelssohn, y séjournaient seulement quelques mois, tout contribuait à le détourner du projet d’aller ailleurs essayer d’une autre existence.

Les années un peu troublées qui suivirent 1830 ne laissèrent pas cependant de donner à réfléchir à Thorvaldsen. Ce n’était pas que la révolution accomplie en France et dont on ressentait alors le contre-coup en Italie eût offensé fort sérieusement ses affections ou ses croyances ; ce n’était pas non plus qu’il eût la moindre envie de seconder activement les progrès de l’esprit nouveau. Il avait pu à des momens donnés faire cause commune en apparence avec l’insurrection contre certains pouvoirs établis, entrer par exemple, lors du soulèvement de la Grèce, en relation avec le comité philhellénique et élever un peu plus tard aux frais de ce comité un monument à la mémoire de Byron ; mais son zèle révolutionnaire ne dépassait pas les limites de cette participation indirecte. D’un autre côté, le gouvernement sous lequel il vivait ne lui avait guère inspiré jusqu’alors que des sentimens proportionnés aux intérêts de sa propre sécurité et de son repos. Or ce qui venait de se passer et ce qui pouvait encore arriver en Italie semblait à Thorvaldsen compromettre assez gravement l’une et l’autre pour que la perspective d’un départ prochain ne répugnât plus à sa pensée. En attendant, il fallait achever les travaux commencés et prendre dès à présent quelques précautions, sinon à la manière d’Horace Vernet, qui, en cas d’un assaut contre l’Académie de France, dont il était alors directeur, rapportait gaillardement dans sa voiture des armes et des munitions de guerre, au moins à la façon d’autres artistes autour desquels quelques-uns de leurs compatriotes s’étaient groupés sans bruit. Des jours plus calmes ne tardèrent pas à venir, il est vrai, mais sans dissiper si bien les inquiétudes ou les ennuis de Thorvaldsen que celui-ci renonçât à son projet de quitter l’Italie aussitôt qu’il aurait terminé ses tâches diverses. Enfin le choléra, qui jusqu’alors avait épargné Rome, s’y déclara subitement avec une extrême violence. Thorvaldsen n’attendit plus. Il partit, mais pour rentrer le même jour dans cette ville pestiférée aux portes de laquelle les populations environnantes avaient établi une sorte de cordon sanitaire infranchissable, et le voilà pendant quelques mois encore exposé à un bien autre danger que celui qu’il avait couru ou cru courir à l’époque des agitations politiques. Au commencement d’août 1838, il s’embarquait enfin sur une frégate de l’état envoyée par le roi de Danemark tout exprès à Livourne, emportant avec lui ses collections d’objets d’art, qu’il avait d’avance assurées par testament à sa ville natale, ainsi que tous les modèles de ses œuvres, installés aujourd’hui à Copenhague dans le musée qui porte son nom.

Le retour de Thorvaldsen en Danemark après une absence de quarante-deux ans, interrompue seulement par le séjour de quelques mois dont nous avons parlé, eut à tous égards les caractères d’un véritable triomphe. Il faut lire dans le livre de M. Pion les détails de cette ovation, à laquelle participent toutes les classes de la population depuis les membres du parlement, de la municipalité et de l’académie de Copenhague jusqu’au plus humble corps de métier, depuis les princes de la famille royale, qui accueillent comme l’un des leurs le fils illustre d’un pauvre ouvrier, jusqu’aux bourgeois de la ville, qui détellent ses chevaux pour traîner sa voiture par les rues. Quelques-uns de ces témoignages d’admiration pourront, à la distance où nous sommes de l’événement et des faits qui l’avaient précédé, paraître un peu plus passionnés que de raison. A ne considérer que la valeur intrinsèque de plus d’un souvenir évoqué en cette occasion comme un immortel titre de gloire, on jugera peut-être que la gratitude nationale dégénérait presque en engouement, et que la corporation des artistes, par exemple, ne laissait pas de choisir un symbole esthétique assez pauvre en portant peintes sur sa bannière les Trois Grâces de Thorvaldsen. N’importe, excessive ou non, cette joie patriotique avait un principe trop louable pour qu’on n’en respecte pas même aujourd’hui l’effusion et la sincérité exceptionnelles.

On pense bien que tout ne se borna pas à ce tumulte des premiers momens, et que des gens capables de s’émouvoir ainsi au seul souvenir de ce qu’avait fait leur compatriote n’étaient pas d’humeur à s’en tenir là, maintenant qu’ils pouvaient le voir à l’œuvre et assister jour par jour à ses travaux. Tant que Thorvaldsen vécut, et il vécut près de six ans encore[7], son atelier fut le point de mire de tous les regards, sa personne l’objet de tous les respects, et lorsqu’il mourut subitement en mars 1844, au moment où il venait de prendre au théâtre royal la place qu’il y occupait chaque soir, les témoignages du deuil et de la consternation unanimes prouvèrent assez que même au-delà de cette vie il n’avait rien perdu de son autorité sur l’opinion. On peut dire sans exagération que le jour des funérailles la nation tout entière fit cortège au maître vénéré, et qu’en suivant jusqu’au seuil de l’église où le roi et les grands corps de l’état l’attendaient ce cercueil chargé de couronnes, chacun songeait bien moins à s’acquitter d’un devoir de sa fonction ou de son métier qu’à obéir à ses sentimens intimes. Encore une fois, rien de plus honorable. Il ne faudrait pas cependant qu’à force d’admirer les manifestations de cet enthousiasme patriotique on négligeât d’en contrôler la justesse, et qu’en se souvenant un peu trop de l’importance attribuée à Thorvaldsen dans son pays la critique oubliât ses propres obligations et ses franchises.


III

La part une fois faite dans l’examen des travaux de Thorvaldsen aux œuvres incomplètes ou absolument négligées, à quel rang celles qui honorent le plus son talent doivent-elles être classées parmi les monumens de l’art moderne ou dans l’histoire de l’art en général ? Le sculpteur du Triomphe d’Alexandre, du Mercure et de plusieurs autres bas-reliefs ou statues dignes de survivre à l’époque qui les a vus naître a-t-il personnellement fondé une tradition, déterminé un progrès, introduit dans l’art un élément nouveau ? Ce serait surfaire le prix de ses exemples et exagérer l’importance de son rôle que d’attribuer au tout une vertu équivalente à l’excellence des enseignemens ou à la grandeur des souvenirs légués par les maîtres du premier ordre. Toutefois il n’y aurait pas moins d’injustice à méconnaître les services rendus par Thorvaldsen et à tenir en estime médiocre non-seulement les preuves de haute habileté qu’il a données à ses heures, mais les efforts qu’il lui est arrivé aussi d’accomplir pour seconder le mouvement des esprits vers une connaissance du beau plus sûre, vers une foi dans l’antique mieux informée.

Thorvaldsen, cela est certain, ne saurait passer pour un de ces novateurs tout-puissans, pour un de ces inventeurs de génie qui ont découvert et traduit un ordre de vérités dont personne n’avait eu le pressentiment avant eux. Il n’est pas même un réformateur à la façon du peintre David, j’entends l’apôtre convaincu d’une doctrine délaissée, s’imposant de sa propre autorité la mission de changer autour de lui les idées et les choses. Lorsque Thorvaldsen arriva en Italie, les monumens de l’antiquité qui allaient persuader son esprit et instruire sa main avaient depuis assez longtemps déjà repris crédit auprès des artistes, tandis que l’opinion publique, mise en éveil d’abord par les écrits de Winckelmann, tout à fait gagnée ensuite par les sculptures de Canova, se prononçait de jour en jour plus énergiquement en faveur de cette seconde renaissance. Un statuaire ou un peintre eût été mal venu alors à prétendre s’en tenir aux traditions de la première en cherchant, comme les Florentins autrefois, à concilier l’invention personnelle avec l’imitation archaïque et l’expression chrétienne de la vie de l’âme avec l’image païenne de la grâce ou de la beauté. L’étude de l’antique, telle qu’on la comprenait à la fin du XVIIIe siècle, ne comportait pas ces pratiques tolérantes. Depuis que la dernière génération des élèves formés à l’école du vieux maniérisme avait fait place aux théoriciens ou aux disciples du nouvel art classique, depuis que. suivant l’expression de David, on avait pris à tâche « d’écraser la queue du Bernin, » chacun regardait comme son unique devoir de s’approprier sans contrôle, de transporter sans merci dans le présent les formules adoptées au temps de Périclès ou sous le règne d’Auguste. L’initiative des réformateurs n’allait pas au-delà de ces efforts d’abnégation, et, si le mouvement déterminé vers la fin du pontificat de Clément XIV se continuait avec une activité croissante, il restait encore, lorsque Thorvaldsen vint s’installer à Rome, à le diriger dans un sens et vers un but moins strictement archéologiques.

Thorvaldsen ne fit d’abord que subir avec une docilité crédule l’influence de ces doctrines absolues. A ses yeux comme aux yeux de ses contemporains, l’art antique n’était encore qu’un texte dont il suffisait de transcrire littéralement les termes, de copier en quelque sorte l’orthographe, pour exprimer à son tour l’idéal et le beau ; mais, après quelques tentatives en vue de cette érudition de surface, Thorvaldsen s’avisa que les types qu’il étudiait avaient d’autres enseignemens à lui fournir. Il comprit que, là comme ailleurs, la perfection de la forme n’est et ne doit être que la définition d’une pensée ; tout en s’abritant sous l’autorité d’autrui, il osa donc penser pour son propre compte et traduire avec des moyens consacrés des idées neuves ou tout au moins des sujets rajeunis par le choix du moment, par les intentions, par l’interprétation morale. Le mérite principal du sculpteur danois, à un certain moment de sa vie, consiste dans cette aptitude à combiner l’indépendance du sentiment moderne avec le pieux respect du style ancien ; son titre le plus sérieux à l’estime est d’avoir su, dans quelques-unes de ses œuvres, dire autre chose que ce qui avait été dit avant lui, sans pour cela recourir aux néologismes, ni transgresser les lois de la syntaxe classique. En un mot, comme Flaxman, mais avec moins d’imagination et moins d’élan, il entreprend d’ajouter du sien à ce qui lui vient de ses modèles, et, les découvertes de monumens grecs primitifs aidant, — celle des marbres d’Égine entre autres, — il trouve dans l’étude le secret de la simplicité et un encouragement à débarrasser l’art du pédantisme.

Thorvaldsen est en effet l’un des premiers parmi les sculpteurs modernes qui aient entendu élargir le cercle de l’imitation archaïque et se proposer une autre tâche que la contrefaçon quotidienne de l’Apollon du Belvédère ou de la Vénus de Médicis. En étudiant l’art grec à une époque plus voisine de ses origines et dans des spécimens moins irrévocablement définis, il semble qu’il ait voulu s’en assimiler plus directement la substance et en pénétrer l’esprit d’autant mieux que les procédés étaient plus rudimentaires encore, les formes moins compliquées. Quoi de plus sage qu’un pareil calcul ? Un peintre qui voudra s’initier aux lois de l’art religieux trouvera-t-il dans la perfection des œuvres de Raphaël un résumé aussi facilement instructif, un exposé aussi clair des conditions essentielles du genre que dans les œuvres pittoresquement incomplètes des maîtres trecentisti ? Ce n’est pas, quoi qu’on en ait dit, que les peintures de Raphaël soient au fond moins chrétiennes que celles de Giotto ou de Simone Memmi, c’est plutôt que l’incomparable beauté de l’exécution voile ici jusqu’à un certain point ce qui apparaît ailleurs avec tout le relief d’une idée pure et d’un principe dégagé du fait.

Sauf la différence inhérente aux pensées et aux objets en cause, il n’en va pas autrement, dans le domaine de la sculpture antique, des traditions à interroger de préférence et des exemples à choisir. Sans parler même des marbres du Parthénon, auxquels leur aspect fruste ou leurs formes tronquées ajoutent un surcroît de vérité immatérielle, peut-être un bas-relief ou un fragment de statue des premiers temps stimulera-t-il mieux l’essor de l’imagination qu’une œuvre achevée de tous points et appartenant à une époque d’extrême civilisation ; peut-être y aura-t-il là, au point de vue de l’inspiration personnelle, des secours qu’on ne trouverait pas aussi profitables ailleurs. Faut-il pour cela se détourner des chefs-d’œuvre irréprochables ou ne leur accorder qu’une admiration proportionnée au parti pratique qu’on en peut tirer ? Nous n’avons garde de le penserai de le dire. Ce que nous voulons rappeler seulement, c’est que la perfection même de ces chefs-d’œuvre les fait figurer dans l’histoire de l’art à titre de résultats une fois acquis, de conquêtes définitives, et que, au lieu de prendre le point d’arrivée d’autrui pour son propre point de départ, un artiste fera bien de se mettre en marche sur les pas de ceux qui ont laissé quelque chose à découvrir après eux.

Thorvaldsen s’est à son meilleur moment comporté avec ce discernement et cette prudence. Esprit calme, mesuré jusque dans sa curiosité scientifique, il n’a point affiché la prétention de renouveler l’art de fond en comble, pas plus qu’il ne s’est contenté, pour imiter l’antique, de déplacer simplement l’objet de l’imitation. Comme tous ceux qui l’entouraient, il admirait et il étudiait certains exemplaires consacrés ; mais, en se réglant aussi sur d’autres modèles assez généralement négligés de son temps, il devançait le mouvement que nous voyons s’accomplir aujourd’hui vers une restauration de l’art grec dans son expression historique et positive, dans ses coutumes naïves ou familières aussi bien que dans ses formules solennelles. En combinant avec la noblesse des types la vraisemblance de la mise en scène, la reproduction caractéristique des usages, des ajustemens, des détails de mœurs de toute sorte, il complétait la tentative qui, depuis près d’un demi-siècle, se poursuivait dans le sens d’un purisme plus étroit, et, sans pour cela pactiser avec l’hérésie, sans rien abjurer du dogme classique, il osait au moins se donner à lui-même la raison des choses et contrôler sa foi par l’examen.

On conçoit dès lors la prédilection de Thorvaldsen pour les sujets propres à être traités en bas-relief et la supériorité de ses travaux en ce genre sur la plupart des statues qu’il a laissées. Enclin comme il l’était à rechercher le beau surtout dans l’harmonie de la composition, et à subordonner le geste proprement dit, l’action individuelle, à la pondération calculée des lignes, il devait naturellement se plaire et réussir là où ces conditions sont plus impérieuses que dans aucun autre ouvrage de sculpture. On peut à la rigueur admettre dans une statue la violence du mouvement et les contrastes partiels qui en résultent, parce que le regard, ayant la faculté et l’occasion d’embrasser les différens aspects de cette figure isolée, arrive par cela même à compléter, à rectifier, si l’on veut, suivant le point de vue, l’effet qu’auront produit au premier abord les brusques oppositions entre les pleins et les vides, entre les formes fixes et les formes détachées. Le Gladiateur du Louvre, par exemple, dont les membres supérieurs et les membres inférieurs agissent dans des directions opposées, dont toute la signification pittoresque consiste dans l’élan excessif et dans la disparité des lignes, le Gladiateur garde une sorte d’équilibre qu’il perdrait infailliblement, si, au lieu d’apparaître de tous les côtés avec sa saillie réelle, il se dessinait, ne montrant qu’une de ses faces, sur le champ d’un bas-relief. Que deviendrait la silhouette de cette figure une fois qu’elle adhérerait au fond ? L’aspect se trouverait morcelé, le mouvement interrompu, le geste même immobilisé par un inévitable mélange d’exactitude et de convention. Si au contraire, en envisageant le sujet donné, l’artiste a tenu compte d’avance de cette convention et des exigences qu’elle comporte, s’il s’est résigné à certains sacrifices, arrêté à certaines mesures pour figurer sur une surface plane l’image forcément incomplète d’objets ayant dans la réalité leurs saillies absolues et leurs tournans, — la vraisemblance peut ressortir de l’unité même de l’aspect, et le simple enchaînement des formes suppléer à ce qui leur manque du côté de la perspective ou de l’épaisseur.

Thorvaldsen a quelquefois excellé dans cet art de relier les unes aux autres ou de diversifier sans trouble les lignes d’une scène se développant sur le même plan. De plus il a généralement évité avec un tact remarquable tout ce qui aurait pu altérer ou compromettre les caractères nécessaires du travail et transporter dans le domaine de la sculpture les moyens dont le pinceau seul doit disposer. Fort contrairement à ce que nous montrent tant d’ouvrages appartenant au XVIIe et au XVIIIe siècle, ses bas-reliefs ne sont point traités comme des tableaux, je veux dire qu’ils ne tendent ni à tromper le regard par la fuite ou par la multiplicité fictive des plans, ni à le séduire par la variété, l’éclat ou la flexibilité des accidens pittoresques. Tout y est, comme dans les monumens antiques du même genre, ordonné suivant les règles que prescrivent le fond sur lequel on opère et l’obligation, faute de couleur, de renoncer à toute illusion de profondeur ; tout y prend, même dans l’expression du mouvement, une apparence de calme, de symétrie, de stabilité, aussi conforme à la monotonie des matières employées qu’au devoir, pour la main qui les travaille, d’en tirer seulement une imitation abrégée de la vie.

La vie, on en retrouve pourtant l’animation et l’accent dans les bas-reliefs sculptés par Thorvaldsen, et, pour peu qu’on réfléchisse à la difficulté de la faire pressentir sous des dehors aussi conventionnels en eux-mêmes, on comprendra ce qu’il y a là de méritoire et de vraiment rare. Quoi de plus artificiel et de plus arbitraire qu’un procédé qui consiste à entailler les murailles pour en dégager une image à la fois palpable et abstraite, pour mettre en saillie la moitié des choses, sauf à laisser l’autre moitié faire corps avec l’édifice lui-même ? Dès lors, quoi de mieux justifié en apparence que la tentation pour le ciseau d’atténuer autant que possible cette anomalie en immobilisant tout à fait, en achevant d’enraciner ou d’émonder les parties qui sont censées vivre ? Par un excès opposé aux exagérations pittoresques de Puget et de tant d’autres qui prétendaient tout remuer, tout agiter, tout chiffonner dans leurs bas-reliefs, quelque idéaliste trop austère pourra si bien abuser de l’équerre et du compas que la forme humaine, telle qu’il l’aura figurée, n’aura plus qu’une raideur géométrique. Le malaisé et cependant l’indispensable en pareil cas, c’est de conserver à cette forme quelque chose de sa souplesse sans en transcrire jusqu’au bout les inflexions ou les irrégularités, c’est de concilier l’élément vrai avec l’interprétation factice, l’expression de la vie avec la réserve qu’imposent les moyens, et de donner au tout une physionomie assez vive pour intéresser le regard, assez sévère néanmoins pour l’arrêter à temps dans ses exigences habituelles ou dans ses souvenirs de la réalité.

Parmi les bas-reliefs que Thorvaldsen a modelés et qui composent de beaucoup la meilleure partie de son œuvre, il n’en est guère où les conditions techniques que nous venons de rappeler ne soient pratiquées avec une sûreté de goût et une convenance bien différentes des habitudes de ses prédécesseurs immédiats. On peut dire que dans cette importante branche de l’art il a opéré une véritable réforme, et qu’en ramenant la sculpture en bas-relief aux principes grecs il a exercé sur les écoles modernes une influence contre laquelle on serait mal venu à réagir. Elle intéresse, non la cause d’un talent et d’un homme, mais la raison d’être de l’art lui-même et les droits du bon sens. Ce n’est pas en imitant simplement la manière même du maître que les plus renommés parmi ses contemporains ou ses successeurs ont continué le progrès commencé par lui, c’est en recherchant à son exemple dans les monumens antiques d’autres informations et d’autres lois que des recettes d’arrangement ou des indications de costume, c’est en s’enquérant comme lui de l’esprit qui a prescrit ces moyens, institué ces lois et converti en règles fixes, nécessaires, applicables à tous les sujets, ces combinaisons inspirées en apparence par le goût particulier d’une école et d’une époque. Ainsi ont procédé en Allemagne Schwanthaler et Rietschel, en France David d’Angers, Cortot, Pradier et plus récemment Simart, tous ceux enfin qui de nos jours ont le mieux traité la sculpture en bas-relief. Venu le premier, Thorvaldsen leur a montré le chemin. Il s’est préservé des imprudences ou des dangers dans cette voie difficile, comme il les a prémunis eux-mêmes contre le double péril des aventures et de la routine. Là est, à notre avis, le plus sûr de ses titres. Pour tout le reste, sauf pour quelques rares statues comme le Mercure, la réputation qu’il a laissée nous semble justement menacée de déchéance.

Qui sait même ? peut-être, en punissant Thorvaldsen des trop fréquens abus de son talent, ira-t-on envers lui jusqu’à exagérer la justice ; peut-être, en croyant n’exercer que des représailles légitimes contre l’admiration aveugle dont il aura été l’objet, confondra-t-on dans une même réprobation, dans une même indifférence tout au moins, les témoignages les plus sincères de ce talent et ceux qui n’en montrent que les capitulations regrettables ou le faux zèle. Sévère leçon, bien faite pour donner à penser aux artistes en voie de se laisser séduire par les avances de la fortune, par les étourderies favorables de l’opinion ! Un jour vient où de pareils bienfaits se paient avec usure, où ces succès, achetés au prix du respect de l’art et de soi-même, se tournent en rigueurs contre celui qui en avait autrefois profité. Ce jour peut être prochain pour la mémoire de Thorvaldsen. Quelque excessive expiation qu’il amène, quelque injustice à certains égards qu’il provoque, le tout aura du moins son excuse dans les loyales susceptibilités de la conscience publique, dans le besoin qu’elle éprouvera toujours de discerner et de sentir la probité intellectuelle d’un artiste au fond de ses œuvres et la bonne foi de ses efforts jusque sous les preuves de sa facilité.

En tout cas, et pour demeurer dans le présent, on ne courra pas le risque de se méprendre en refusant d’accorder une estime indivise à toutes les œuvres du sculpteur danois, et de reconnaître, même dans les plus méritoires, l’empreinte de cette émotion profonde, de cette naïveté puissante, qui caractérise les talens absolument supérieurs. Mieux organisé pour l’interprétation scientifique que pour l’explication naturelle et directe des choses, érudit plutôt qu’inspiré, Thorvaldsen apporte, il est vrai, dans ce travail de commentateur, une sagacité très remarquable. En imitant l’antique, il sait donner aux formes de l’imitation une gravité digne du texte, une mâle élégance qui assure sous ce rapport à sa manière la prééminence sur celle de Canova ; mais en général, au point de vue de l’invention, de l’idéal, il a dans l’imagination moins d’étendue et de ressources que le sculpteur vénitien, comme il lui manque, en face de la nature, cet instinct passionné de l’élément caractéristique, de la beauté distinctive, du trait à accentuer de préférence, auquel, on l’a dit autrefois[8], Bartolini doit principalement le haut rang qu’il occupe parmi les statuaires modernes. Avec une habileté quelquefois magistrale, Thorvaldsen n’a le plus souvent que les semblans d’un grand artiste, parce qu’au fond l’amour du beau pour le beau lui-même lui fait défaut, parce que, plus ambitieux de réussir auprès des gens que tourmenté du besoin de les convaincre, il dépense en vue de la popularité des facultés qu’un maître véritable aurait consacrées à un plus généreux emploi, parce qu’en un mot l’âme n’est pas chez lui à la hauteur du talent. De notre temps, je le sais, on a bien abusé du droit de discourir sur l’objet de l’art et sur l’office social des artistes ; mais, sans exagérer le rôle de ceux-ci, sans transformer, comme on a mal à propos essayé de le faire, leur fonction en une sorte de sacerdoce, il n’est pas inutile de rappeler que le simple métier d’artisans ou celui de purs rhéteurs ne leur convient pas davantage. Quelque adresse qu’ils y déploient, quelques succès même qu’ils y rencontrent, en s’en contentant ils s’exposent au juste reproche d’avoir méconnu le plus beau de leur tâche et trahi leur plus sérieux devoir.


HENRI DELABORDE.

  1. On sait, par exemple, qu’à certains jours de fête le président de l’académie de Saint-Luc est tenu d’assister, comme représentant de la compagnie, aux offices du culte catholique. Pour Canova, Camuccini et les autres prédécesseurs de Thorvaldsen, la chose avait été de soi ; mais avec un homme séparé de l’église romaine comment faire ? Léon XII n’hésita point. Il approuva hautement, comme un acte nécessaire de justice, l’élection qui venait d’avoir lieu, et se contenta d’ajouter qu’il y aurait sans doute « tels momens où le nouveau président verrait bien qu’il doit être indisposé. »
  2. Auteur, entre autres ouvrages estimés, d’un traité De usu et origine obeliscorum, dont la publication, antérieure aux découvertes de Champollion, a peut-être contribué à préparer celles-ci par un commencement de lumière sur l’histoire et la classification des monumens hiéroglyphiques.
  3. Thorvaldsen ne put disposer que de quelques mois pour concevoir et mener à fin cette immense entreprise, qui lui avait été confiée au commencement de l’année 1812. La frise, longue de plus de trente mètres, sur laquelle il devait retracer l’Entrée triomphale d’Alexandre à Babylone, était destinée à la décoration d’une salle du palais Quirinal, demeure de l’empereur Napoléon pendant le séjour prochain qu’il comptait faire à Rome. Le modèle en plâtre une fois scellé à la place qu’il occupe encore aujourd’hui, Thorvaldsen reçut l’ordre d’en exécuter une répétition en marbre pour un monument alors en construction à Paris, le Temple de la Gloire, devenu plus tend l’église de la Madeleine. C’est cette répétition modifiée dans quelques parties, dans les figures entre autres d’Alexandre, de la Victoire et de la Paix, qui, depuis 1828, orne la villa Sommariva, sur les bords du lac de Côme. Une seconde répétition en marbre, offrant avec le modèle primitif des différences plus notables encore, a été placée dans le palais de Christiansborg, à Copenhague.
  4. Il existe, sans compter les épreuves en plâtre, plusieurs répétitions en martre de cette statue. M. Pion, dans le catalogue qui termine son livre, mentionne entre autres celle qui fut acquise après la mort de l’artiste par le gouvernement espagnol, et qui a cela de particulier que la tête de Mercure n’y est pas coiffée, comme dans l’original, du pégase ailé.
  5. Celle du Jason dont nous avons parlé et qu’un banquier anglais, M. Hope, vint lui faire au moment même où Thorvaldsen, prêt à retourner dans son pays, transportait ses malles sur le vetturino qui attendait à la porte.
  6. A Rome, où Thorvaldsen fit le modèle, l’occasion manquait d’étudier sur la nature les formes d’un lion. A défaut de renseignemens directs, le sculpteur dut donc se contenter des exemples de seconde main que lui fournissaient les musées, et, comme cela lui était arrivé déjà dans son bas-relief représentant l’Amour dompteur, figurer un lion suivant les procédés, un peu conventionnels en pareil cas, de la statuaire antique. Quant à l’exécution du monument même, elle fut confiée à un artiste suisse, M. Lucas Ahorn, qui reproduisit sur place et dans des proportions colossales le modèle envoyé de Rome.
  7. Thorvaldsen en réalité ne passa que quatre de ces années en Danemark, le reste ayant été consacré par lui à un nouveau voyage en Allemagne et à un séjour de quelques mois, à Rome, qu’il avait voulu revoir une dernière fois.
  8. Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1855, le Sculpleur Lorenzo Bartolini.