Betzi/1/01

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Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 184-188).
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LIVRE PREMIER.



CHAPITRE PREMIER.


Fin du Roman.




Il avait à peine trente ans, le bon Séligni, qu’il croyait déjà la sensibilité de son cœur entièrement épuisée par une passion dont l’objet n’était plus. — Voilà un roman qui commence comme la plupart des romans pourraient finir. — C’est justement pour cette raison que le bon Séligni pensait lui-même être à la fin du roman de sa vie. Ce qu’il craignait le plus, c’était de se laisser séduire par de nouvelles illusions. Il avait aimé de si bonne foi ; l’être qu’il adorait encore méritait cet hommage à tant de titres, avait eu tant de vertus et de charmes, l’avait rendu tour-à-tour si parfaitement heureux et si parfaitement malheureux, que son âme remplie de souvenirs délicieux et de regrets déchirans, eût regardé l’idée seule d’un autre amour comme une sorte d’impiété, s’il l’eût imaginé possible.

La passion qui, jusqu’à ce moment, avait enchaîné toutes les facultés de son être, serait difficile à comprendre pour ceux qui l’auraient connu moins que moi ; ce n’était point la fougue passagère d’un délire amoureux, c’était tout-à-la-fois le sentiment le plus vif, le plus tendre et le plus profond ; il était devenu la vie de sa vie, l’ame de son ame. Je n’ai guère vu de jeune homme dont le caractère fût naturellement plus ambitieux ; il cessa de l’être, parce que celle qu’il aimait eût craint que toute espèce d’éclat ne trahît un secret nécessaire à son repos, à son bonheur. Je n’ai guère vu un jeune homme plus jaloux de son indépendance, et ses moindres desirs étaient soumis sans réserve aux volontés adorées de l’être, à la vérité, le plus sensible, le plus généreux, le plus aimable, mais aussi le plus exigeant, le plus impérieux. Olympe avait trop de lumières, trop de bonté naturelle, pour ne pas céder à l’ascendant d’une raison supérieure, à la force d’un sentiment noble et juste ; mais elle se vengeait, pour ainsi dire, de la nécessité d’obéir à cet empire, en tâchant d’en étendre les limites, d’en accroître elle-même la puissance, d’en former un autre empire à sa fantaisie, et d’y soumettre celui qu’elle aurait voulu rendre le plus heureux des hommes, à la seule condition qu’il ne le fût que pour elle et par elle. Si toutes les richesses du monde eussent été dans sa main, c’est à son amant qu’elle les aurait prodiguées ; si tous les genres de gloire n’eussent dépendu que de son suffrage, c’est lui qu’elle en aurait comblé : mais plutôt que de lui voir tenir ces avantages d’une autre main que la sienne, elle eût préféré de vivre avec lui dans la retraite la plus obscure, dans la plus extrême médiocrité, quoiqu’elle eût contracté de bonne heure le goût ou du moins les habitudes du faste et de l’opulence.

Lorsqu’Olympe fut enlevée à son amour, le bon Séligni crut lui-même avoir cessé de vivre. Il ne savait que faire d’une volonté qui n’était plus celle qu’il avait préféré si long-temps à la sienne. Il se trouvait isolé partout : il était embarrassé de son existence, de l’esprit, de la sensibilité, de toutes les ressources dont il jouissait seul. Quel usage en faire encore, lorsque celle à qui son amour avait tout abandonné n’était plus !