Bibliothèque historique et militaire/Essai sur les milices romaines/Chapitre I

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Essai sur les milices romaines
Asselin (Volume 2p. 1-13).

CHAPITRE Ier.


Commencemens de la République. — Guerre des Romains contre les Gaulois.


Pour peu qu’on veuille pénétrer dans l’histoire de l’Italie et de la fondation de Rome, on ne trouve qu’un amas confus de petits peuples qui s’expulsent et se succèdent réciproquement. Vous voyez les Sicules chassés par les Aborigènes, et ceux-ci le sont à leur tour par les Pélages. Il est impossible de réduire en corps d’histoire tous ces faits isolés et sans aucune liaison.

On suppose, sur quelques phrases antiques, que ces peuples divers passèrent de l’Espagne, des Gaules et de l’Illyrie, jusque dans l’Italie. Ce qu’on lit à ce sujet paraît aussi obscur qu’inconcevable. Mais tout s’explique, si l’on veut admettre que ces peuples étaient des nomades errants ; que l’on a pris le nom d’une horde ou d’une tribu pour celui d’une nation ; que le vaincu fuyait au loin avec ses troupeaux et ses tentes ; et que souvent le vainqueur s’éloignait lui-même du lieu de son triomphe, pour aller chercher d’autres pâturages. L’histoire de tous ces peuples, prédécesseurs des Romains, ressemble à celle des Tartares.

Cet état de brigandage et d’ambulation dura jusqu’à ce que les colonies phéniciennes eussent peuplé et défriché les rivages de la Sicile, de l’Italie, de l’Espagne, et qu’au moyen des citadelles, on fût parvenu à éloigner ou contenir les nomades de ces rives. Après le siége de Troye, plusieurs colonies Grecques et Phrygiennes passèrent dans l’Italie, et achevèrent de contraindre les nomades de cette péninsule à se réfugier dans les montagnes ou à embrasser la vie des agriculteurs.

C’est à cette grande époque de la prise de Troye et du passage des Grecs dans l’Italie, que se fit la révolution qui changea en peuples agricoles et policés les hordes nomades et vagabondes qui vivaient dans ces contrées ; mais, les mœurs se ressentirent encore, pendant plusieurs siècles, de la vie errante qu’elles avaient menée si long-temps.

Dans ce passage de la vie pastorale à la vie agricole, les premières familles qui se fixent, s’emparent de quelques cantons et les cultivent ; le reste des terres n’appartient à personne, les possesseurs n’ayant d’autre titre que celui du premier occupant. Bientôt les agriculteurs forment de petites villes, afin de se défendre des familles nomades qui menacent leurs demeures pour dévaster les champs ; et quand ces villes ont pris un peu de consistance, les citoyens demandent des lois agraires. C’est la position où se trouvait l’Italie lors de la naissance de Rome.

Romulus fonde une ville ; il y donne un asile aux brigands, aux esclaves fugitifs, aux nomades qui veulent se fixer. Il enlève des femmes ; on s’en plaint ; on le combat ; on redemande sa femme et ses esclaves ; mais personne ne réclame le territoire, car le territoire n’a ni roi ni propriétaire.

Rome s’agrandit promptement, parce qu’elle ouvrit toujours son sein aux étrangers ; qu’elle adopta les citoyens d’Albe, et que tous les mécontens des petites villes voisines étaient sûrs d’y être bien accueillis. Cinq mille hommes sortis de Régille avec Appius y furent reçus en un seul jour. Elle s’agrandit surtout, parce que le citoyen qui ne possédait rien, ne payait rien à l’État, et même était dispensé d’aller à la guerre ; loi sage et juste, qui chargeait de la défense de la cité et du poids des impôts ceux qui avaient plus d’intérêt à garder leur ville, et plus de moyens pour la secourir.

En peu de temps, Rome eut une population tellement excessive, relativement à son territoire, qu’on n’en trouve peut-être pas d’autre exemple. Devenue plus puissante que les villes voisines, et ne voulant point augmenter le nombre de ses citoyens, elle embrassa l’usage général de réduire les vaincus à l’esclavage.

Cependant l’Italie était encore divisée en plusieurs peuples presque tous ennemis les uns des autres, car chaque ville se regardait comme indépendante. Les Grecs occupaient le midi de cette contrée qu’on appelait la Grande-Grèce. C’était la partie la plus riche, la plus peuplée et la mieux cultivée. Les Étrusques habitaient le nord occidental ; enfin les Latins, les Volsques, les Æques, les Sabins et les Herniques remplissaient le centre depuis la mer de Thyrrène (mer de Toscane), jusqu’aux montagnes de l’Apennin.

Les Gaules venaient d’être découvertes par les Phocéens, qui, fuyant leur patrie plutôt que de se soumettre aux lois de Cyrus, et après avoir inutilement tenté de s’établir en Grèce, en Afrique, en Italie, avaient trouvé un port creusé par la nature, et jeté les fondemens de la ville de Massilie, dont nous avons fait Marseille (ans 214 de Rome ; 540 avant notre ère.). Cette terre, où les Phocéens descendirent, se présentait aussi neuve que le parut l’Amérique aux Espagnols. Elle était inculte et ressemblait à une immense forêt.

Les fugitifs Phocéens qui arrivaient riches de toutes les sciences de la Grèce, parurent dans les Gaules à peu près vers le temps où il s’opérait un mouvement contraire au centre de ce pays. Un chef, nommé Ambigat, ayant réuni sous son autorité plusieurs tribus gauloises, envoya deux de ses neveux faire des excursions. L’un, Sigovèse, remonta vers le Nord-Est, et pénétra jusqu’au centre de l’Allemagne, aussi déserte que les Gaules l’étaient alors ; Bellovèse, l’autre neveu d’Ambigat, prit sa route vers le Midi.

La horde qu’il commandait fut bientôt suivie de plusieurs autres, et l’Italie se vit envahie tout-à-coup par une foule de peuples sortis des forêts de la Gaule, qui fixèrent leurs principales habitations sur les bords de l’Éridan. Les Insubres, les Cénomans, les Lingons, occupèrent la rive septentrionale de ce fleuve ; les Anamans, les Boïes, les Sénons, la rive méridionale. Ces cantons, arrosés de plusieurs rivières et d’une multitude prodigieuse de ruisseaux, leur offraient d’excellens pâturages ; ils ne pouvaient trouver un sol plus convenable, et sans doute la population s’y multiplia rapidement.

Quelques excursions que firent ces hordes chez les Étrusques et vers les bords du golfe Adriatique ; des apparitions plus rares encore que l’on prête à d’autres Gaulois dans la Germanie ; tel est à peu près tout ce qui forme l’histoire de nos ancêtres pendant une période de deux cents ans.

Massilie fut bientôt attaquée en même temps, et par les Gaulois, chez qui elle portait les premiers germes de civilisation, et par le sénat de Carthage qui voyant d’un œil jaloux la création de cette république, voulait l’étouffer dans son enfance. Les Massiliens contraignirent les Gaulois à s’éloigner de leur ville, remportèrent aussi quelques avantages sur la flotte carthaginoise, et envoyèrent des présens à Delphe qui semble avoir été la métropole de la religion des Grecs.

Ceux qui avaient porté ces dons revenaient en passant par Rome, lorsqu’ils trouvèrent cette ville attaquée par les Gaulois. Ils formèrent avec elle cette alliance durable qu’un intérêt commun fit naître et cimenta. En effet, Rome, pendant bien des siècles, attaqua l’indépendance de presque tous les peuples, et toujours elle respecta Marseille. On peut même dire que jamais elle ne lui disputa son commerce. Telle fut sans doute la cause de cette grande fidélité que les Marseillais conservèrent pour Rome dans tous les temps ; et s’ils ne se livrèrent point, comme les Carthaginois, à l’esprit de conquêtes, c’est qu’ils se trouvèrent contenus par la grandeur et les forces de cette maîtresse du monde, dont ils aimaient mieux être alliés que rivaux.

Les Gaulois qui attaquaient Rome avaient paru d’abord chez les Étrusques au nombre de trente mille, afin d’investir la ville de Clusium. Ils étaient tous de la tribu des Sénons, et marchaient sous la conduite d’un chef que les Romains ont appelé Brennus, confondant la dignité du mot brenn (roi) avec le nom propre de ce chef.

Le siége de Clusium paraît être le premier que les Gaulois aient entrepris. Ils avaient déjà détruit quelques villes ; mais ils étaient trop ignorant pour enlever une place un peu forte. Leur dessein, au reste, n’était pas d’emporter celle-ci ; ils voulaient seulement en contraindre les habitans à leur céder des terres incultes qu’ils avaient inutilement demandées. Les Clusins, trop faibles pour admettre parmi eux de tels hôtes, demandèrent du secours aux Romains.

Rome alors ne pouvait se comparer ni aux villes de la Grèce, ni surtout à Carthage qui, bien plus ancienne et maîtresse de la Méditerranée, remplissait de ses colonies la Sicile, l’Espagne, et quelques autres parties du continent ; mais Rome était déjà la ville prépondérante en Italie.

Elle avait soumis des peuples dans son voisinage, comptait aussi plusieurs colonies, et venait de prendre la ville de Veïes après un siége de dix ans. Elle avait fait plus ; ses ambassadeurs parcouraient la Grèce pour y étudier les principes politiques du gouvernement de tant de républiques célèbres, et préparer les bases de cette loi des douze tables, que nous admirons encore aujourd’hui.

Ainsi, le génie romain, conquérant et législatif, commençait à développer ses forces. Ce qui caractérise sa marche, c’est qu’au lieu de secourir de suite les habitans de Clusium, Rome envoya trois députés aux Gaulois, afin d’apprendre d’eux quels étaient ces nouveaux ennemis dont elle n’avait point encore entendu parler.

Les députés dirent aux Gaulois que les Clusins étaient alliés de Rome, et qu’ils se gardassent bien de les attaquer ; mais cette menace, qui aurait pu imposer aux villes d’Italie, ne fit qu’animer ces barbares. Ils répondirent qu’ils ne demandaient que des terres incultes ; on ne put se concilier. Les trois députés étaient frères et descendaient de la célèbre famille des Fabius. Ils passèrent du camp des Gaulois dans celui des alliés, combattirent avec eux ces conquérans barbares, et tuèrent même un de leurs chefs.

Les Gaulois irrités levèrent le siége de Clusium et marchèrent sur Rome : ils exigeaient qu’on leur livrât les trois Fabius. Les Romains, dont le caractère n’était ni flexible, ni timide, répondirent que ces trois frères seraient bientôt près d’eux. Les deux armées s’avancèrent l’une contre l’autre, et se rencontrèrent sur les bords de l’Allia.

Comme c’est la première fois que l’on voit en présence ces deux peuples, destinés à devenir si célèbres, bien qu’ils fussent presque également inconnus encore au reste du monde, cette grande époque a fixé les yeux de tous les historiens.

Polybe, le plus ancien de tous ceux qui nous en parlent, n’entre à cet égard dans aucun détail. Cette circonspection d’un écrivain aussi éclairé que Polybe, doit nous tenir en garde contre les récits trop circonstanciés, que Tite-Live, Plutarque et Diodore de Sicile en ont faits plusieurs siècles après.

Florus dit que ces Barbares, par la hauteur de leur stature, la longueur de leurs armes, et la férocité de leur caractère, semblaient être nés pour la destruction du genre humain. Il est certain que leur aspect étonna.

Les citoyens de Rome prirent les armes et réunirent quarante mille hommes. Les Gaulois, qui en comptaient à peine trente mille sous les murs de Clusium, se trouvèrent bientôt au nombre de soixante mille ; car les armées qui ne combattent que pour piller, se recrutent bien plus facilement que les troupes soumises à une discipline sévère.

Brennus commandait toujours les Gaulois. Après un combat terrible, les Romains furent vaincus, et leurs légions essuyèrent la déroute la plus complète.

L’effroi fut général ; personne n’osait rester dans Rome ; vieillards, femmes, enfans, esclaves, vestales, chacun s’enfuit ; chacun se retire en toute hâte dans les villes voisines que l’on croit plus éloignées de l’ennemi, ou mieux fortifiées. Cependant quelques débris du corps des citoyens s’enferment dans le Capitole.

Trois jours après leur victoire, les Gaulois entrèrent dans la ville (ans 364 de Rome ; 390 av. notre ère.). Ils n’y trouvèrent que des sénateurs qui, accablés par l’âge, ou trompés par leurs préjugés, ne voulurent point quitter Rome, et y furent massacrés par les vainqueurs.

Les Gaulois gardèrent la ville pendant sept mois entiers, et au lieu de chercher à s’assurer leur conquête, ils perdirent ce temps précieux à piller, et à tenter de gravir les rochers du Capitole.

Les Romains, au contraire, s’accoutumèrent à voir ces Barbares et à les combattre. Camille, le vainqueur de Veïes, rappelé de l’exil où une faction l’avait envoyé, rassemble les troupes dispersées. C’est à prix d’argent, il est vrai, que l’on décide Brennus à se retirer ; mais Camille suit les Gaulois dans leur retraite, les bat, les met en déroute, les force à se retirer dans l’Iapygie, que nous nommons aujourd’hui la Pouille, ou Denys, tyran de Syracuse, qui avait passé le détroit de Sicile, et assiégeait alors la ville de Rhège, prit à sa solde ces hordes égarées vers les extrémités de l’Italie.

Cet événement, devenu depuis si mémorable, fit en ce temps peu de bruit. Rome et les Gaulois étaient tellement ignorés des peuples policés, qu’un auteur grec, Héraclide de Pont, cité par Plutarque (Vie de Camille) dit, dans un Traité De la nature de l’âme, auquel il travaillait alors : « La nouvelle est venue du côté du Couchant, qu’une armée d’Hyperboréens a pris une ville grecque appelée Rome, et située au bord de la grande mer. »

Ce passage qui contient autant d’erreurs que de mots, prouve, ce me semble, à quel point le Nord et l’Occident étaient ignorés des Grecs. L’Orient seul attirait leurs regards.

Le saccagement de la première ville de l’Italie avait répandu une grande terreur dans cette longue presque île, et disposait les esprits de tous les peuples qui l’habitaient, à regarder les Gaulois comme l’ennemi commun, et le plus dangereux de tous.

Denys, secouru long-temps par les Lacédémoniens, voulut les aider à son tour, quand Épaminondas eut gagné sur eux la bataille de Leuctres. Il envoya successivement plusieurs corps de Gaulois ; et ce fut lui qui leur fit connaître ces belles contrées. Mais tandis que les Grecs introduisaient ces hordes occidentales dans les royaumes qu’ils se disputaient en Asie, les Romains, plus sages et plus prudens, les repoussaient de leurs frontières.

Les nations les plus belliqueuses de l’Italie défendaient vainement leur indépendance. Tous les peuples autour de Rome s’affaiblissaient ; Rome se fortifiait et augmentait sans cesse. Cependant les Samnites, les Étrusques et les Ombres s’étant unis, on engagea les Gaulois dans cette ligue. Les alliés livrèrent cette fameuse bataille de Sentinum (an de Rome 459), dans laquelle le chef des Gaulois fut tué, et où le consul Décius périt après s’être dévoué pour la patrie.

Les Sénons vaincus avaient promis aux Romains de ne plus envahir leurs terres ; mais douze ans s’étaient à peine écoulés, que les Samnites, les Étrusques, les Lucaniens, les Brutiens, et les peuples de l’extrémité de l’Italie qu’on nommait la Grande-Grèce, s’étant de nouveau réunis contre Rome, voulurent avoir avec eux des soldats de la tribu Sénonaise qui avait brûlé cette ville.

À peine ils sortaient de leur pays, qu’ils rencontrèrent une armée romaine. C’était non loin des sources de l’Arno, sous les murs d’Arrétium. Le préteur Lucius Cécilius voulut s’opposer à leur passage ; mais ils le culbutèrent, mirent son armée en déroute, et lui-même fut tué.

L’usage des Romains était d’envoyer chez les peuples qui les avaient offensés des espèces de prêtres-hérauts appelés feciaux ; ils leur portaient les plaintes du sénat, demandaient satisfaction, et s’ils ne l’obtenaient, déclaraient la guerre. Ceux qu’on députa aux Sénons, dans cette circonstance, furent attaqués par le jeune Britomar, qui voulait venger son père tué à la bataille de Sentinum ; il en massacra quelques-uns.

Le consul Dolabella, qui suivait de près avec des forces considérables, entre sur les terres Sénonaises, brûle les villages, fait passer au fil de l’épée tous les enfans mâles au-dessus de dix ans, emmène avec lui les autres, ainsi que les filles et les femmes, et les envoie repeupler le territoire de Rome.

À la première nouvelle de l’invasion du consul, les Sénons, qui resserraient la petite ville d’Arrétium, levèrent le siége et coururent vers Rome, dans l’espérance de la détruire une seconde fois ; mais ils trouvèrent sur leur route le camp de l’autre consul Cn. Domitius Calvinus.

Les Gaulois l’attaquèrent avec autant de fureur que de désordre. Ils furent tous tués ou faits prisonniers, c’est-à-dire réduits à l’esclavage.

Les Boïes prirent d’abord les armes, et crurent devoir venger leurs frères. Le terrible Dolabella les défit sur les bords du lac Vadimon (le lac Bassanello), et acheva d’exterminer, dans cette bataille, le reste des malheureux Sénons qui, s’étant réfugiés chez les Boïes, avaient marché avec eux contre les légions romaines. Ainsi fut anéantie, en moins d’un mois (an de Rome 470), cette tribu redoutable qui, quatre-vingt-quatre années auparavant, avait eu entre les mains les destinées de l’empire.

Au commencement de l’année suivante, le consul L. Æmilius tailla encore en pièces une armée Boïenne. Ce peuple, craignant le sort des Sénons, demanda la paix, l’obtint, et resta tranquille pendant quarante-cinq années, tant était grande la terreur que lui inspirait Rome, et la faiblesse où ses défaites l’avaient réduit.

Pendant ces quarante-cinq années, Rome avait conquis les colonies grecques de l’Italie ; repoussé Pyrrhus qui venait au secours des Tarentins ; enlevé aux Carthaginois la Sicile, la Corse, la Sardaigne ; et pour comble d’outrage, elle les forçait de signer qu’en Espagne l’Èbre limiterait leurs prétentions.

Ce fut après la première guerre punique, et lorsque Rome, victorieuse et paisible, pouvait disposer de toutes ses forces, que le petit peuple Boïen résolut de rompre la trève et d’attaquer les vainqueurs. Des vieillards, témoins des pertes de leur nation, avaient fini leurs jours, dit Polybe ; la jeunesse, brutale et féroce, se croyait invincible ; leurs chefs appelèrent en secret de nouveaux Gaulois, et Polybe ajoute qu’ils cherchèrent querelle aux Romains pour de simples bagatelles.

Des Gaulois transalpins arrivèrent. On ne sait pourquoi, le peuple Boïen s’effraya. Il y eut une grande bataille entre les Boïes et les Gaulois transalpins ; les premiers furent très affaiblis ; les autres périrent ou se retirèrent.

Une armée romaine s’était avancée vers ces cantons, aux premiers bruits d’une nouvelle irruption des peuples qui habitaient au-delà des Alpes. Elle s’en retourna, quand elle fut instruite des divisions nées chez les Boïes, et de la faiblesse où ils étaient réduits.

On peut croire que la terreur du nom romain aurait suffi pour détourner les Gaulois de faire de nouvelles incursions en Italie, si Caïus Flaminius, tribun du peuple, n’avait pas proposé de partager entre les Romains les terres du Picénium, dont on avait chassé les Sénons depuis cinquante ans.

Le Picénium s’étendait derrière l’Apennin, le long du golfe Adriatique. Il paraît que, depuis la destruction des Sénons, ces terres restaient en friche ; que plusieurs sénateurs s’en étaient approprié une partie ; et que des Gaulois, en petit nombre, faisaient paître leurs troupeaux dans ces campagnes désolées.

Polybe ne dit point qu’en partageant ces terres on en chassât les possesseurs, et qu’on en dépouillât aucun propriétaire ; il prétend seulement que ce projet du tribun, qui aujourd’hui nous paraîtrait si sage, était très condamnable, et que son exécution corrompit les mœurs.

Les Boïes et le peu de Sénons qui avaient échappé au massacre général qu’en avait fait Dolabella, voyant partager ces terres entre quelques agriculteurs, s’imaginèrent que les Romains ne combattaient pas pour dominer sur eux, mais pour les exterminer. Ils se liguèrent avec les Insubres, la plus considérable des nations gauloises qui habitaient aux environs de l’Éridan, et appelèrent à leur secours des transalpins Gésates, nom qui, du temps de Polybe, ne signifiait plus qu’un soldat mercenaire ; mais qui prenait son origine du gais, épieu durci au feu, l’arme la plus ancienne des Gaulois.

Les Cisalpins, qui s’étaient rapprochés davantage du système militaire des peuples de l’Italie, désignèrent longtemps, par le mot gaisda (armées du gais) les bandes qu’ils tiraient des montagnes, jusqu’à ce que ce mot prît une acception plus générale, et indiquât une troupe soldée au-delà des Alpes, quelque fût d’ailleurs son armure.

Ces Gésates arrivèrent, mais longtemps après le partage du Picénium, et campèrent sur les bords de l’Éridan. Les Boïes et les Insubres les joignirent, et tous ensemble, formèrent une armée de cinquante mille hommes d’infanterie et de vingt mille cavaliers. Les Vénètes et les Cénomans, autres hordes gauloises fixées dans ces mêmes contrées, n’osèrent se liguer avec leurs compatriotes, et prirent les armes en faveur des Romains. Ces Gaulois, qui occupaient le nord de l’Italie, ne formaient donc point un peuple ni une confédération.

Cet événement est très mémorable, non en ce qui regarde les Gaulois, mais par rapport à la politique de Rome dont il va nous faire connaître les principes.

À la nouvelle de cette invasion, le sénat envoie un préteur avec une armée dans l’Étrurie, et le consul Æmilius Pappus, avec une autre armée, au bord de l’Adriatique, vers la ville d’Ariminium (Rimini), afin de fermer le nord de l’Italie aux Barbares, soit qu’ils prissent la route de l’Occident ou celle de l’Orient, à la droite ou à la gauche des monts Apennins, Le second consul Caïus Atilius est rappelé de Sardaigne avec ses troupes. Le sénat se fait aussi apporter les registres de toutes les provinces où étaient inscrits le nom des hommes en âge de porter les armes, et il ordonne aux alliés de la république de se tenir prêts à marcher.

Le préteur, campé sur les frontières de l’Étrurie, commandait une armée de plus de cinquante mille fantassins et de quatre mille chevaux. Cette armée composée d’Étrusques et de Sabins, était un peu moins nombreuse que celle des Gaulois.

Il partit avec les consuls quatre légions, fortes chacune de cinq mille deux cents fantassins et trois cents cavaliers ; il y avait encore avec eux du côté des alliés, trente mille fantassins et deux mille chevaux.

Ce n’est pas tout. Vingt mille Ombres et Sarsinates descendirent des montagnes de l’Apennin, et furent joints à vingt mille Vénètes et Cénomans. On les posta sur la frontière du pays d’où partaient les Gaulois, pour empêcher que de nouvelles émigrations ne vinssent recruter leurs rangs.

Ainsi, Rome opposa cent cinquante mille hommes, divisés en quatre armées, aux soixante et dix mille Gaulois qui la menaçaient. Trois de ces armées défendaient le Nord de l’Italie ; la quatrième était attendue de Sardaigne.

Pour ne rien laisser au hasard, le sénat assembla sous les murs de Rome, un corps de vingt mille fantassins et de quinze cents cavaliers, tous citoyens ; et il y ajouta trente mille hommes d’infanterie et deux mille cavaliers pris parmi les alliés ; ce qui faisait une cinquième armée de cinquante trois mille hommes, prête à tous événemens. La prudence avait donc assuré la victoire aux Romains, avant qu’ils n’eussent tiré le glaive.

Le sénat fit plus encore : en consultant les registres des provinces, il trouva que les Latins pouvaient fournir quatre-vingt mille fantassins et cinq mille cavaliers ; les Samnites, soixante et dix mille piétons et sept mille chevaux ; les Iapyges et les Mésapes, cinquante mille hommes d’infanterie et seize mille de cavalerie ; les Lucaniens, trente mille hommes de pied et trois mille cavaliers ; les Marses, les Marrucins, les Férentins et les Vestins, vingt mille des uns et quatre mille des autres ; enfin, dans la ville de Tarente aux confins de l’Italie, et dans la Sicile, il y avait deux légions composées chacune de quatre mille deux cents hommes d’infanterie et de deux cents chevaux.

On voit par cette énumération dont nous sommes redevables à Polybe, qu’outre les cinq armées et les deux légions de Tarente et de Sicile, les registres des provinces comptaient encore à-peu-près trois cent mille hommes en âge de porter les armes.

On n’avait pas tout inscrit ; car Polybe ajoute que le nombre des gens propres à faire le service militaire, se montait à sept cent mille hommes pour l’infanterie, et à soixante et dix mille pour la cavalerie. Nous verrons en effet que, pour entrer dans le service légionnaire, il ne suffisait pas d’être né citoyen. La république n’accordait cette distinction honorable, qu’à celui qui avait quelque fortune, et ne s’était point avili dans une profession capable d’abaisser le courage.

On trouve dans ces conditions que les Romains exigeaient de leurs soldats et que les autres peuples ont négligées, le principe de la bonne discipline de leurs armées, et la première cause de l’avantage qu’ils ont si long-temps conservé dans la guerre. Ajoutons qu’aucun peuple ne s’est étudié comme les Romains à acquérir une connaissance profonde de toutes ses forces, et n’a eu comme eux l’art de les tenir toujours prêtes.

Ce nombre de huit cent mille combattans environ, disposés à marcher suivant les besoins de la guerre, peut nous aider à trouver la population qu’avait alors l’Italie. Il faut y ajouter pour les femmes du même âge un nombre un peu plus considérable, parce qu’elles sont partout plus nombreuses que les hommes, surtout chez les nations guerrières et méridionales, quoiqu’il naisse en Europe plus d’enfans mâles que de filles. Mais la guerre, les travaux, l’intempérance surtout, détruisant l’espèce virile, et ne nuisant presque point à l’autre sexe, le nombre des femmes surpasse celui des hommes d’un seizième ou d’un dix-septième environ.

Si l’on met encore le tiers pour les enfans au-dessous de seize ans, et le seizième pour les gens au-dessus de cinquante, on trouvera que la partie de l’Italie, soumise alors aux Romains, n’avait guère moins de trois millions deux cent mille habitans, hommes, femmes, enfans et vieillards, jouissant de la liberté.

Tous les peuples de l’antiquité avaient des esclaves ; ils étaient aussi nombreux que les personnes libres ; l’Italie comptait donc alors six millions quatre à cinq cent mille habitans. La force de cette population était augmentée par la nature des lieux. Resserrés entre deux mers et une longue chaîne de montagnes, les peuples étaient plus rassemblés ; ils communiquaient entre eux plus facilement que s’ils avaient été répandus sur un immense territoire.

Cette remarque explique une multitude de phénomènes historiques, qui ont beaucoup embarrassé quelques modernes trop enclins à juger des mœurs antiques par les nôtres, et par l’usage où nous sommes d’entretenir toujours sous le drapeau des troupes qui forment à peine la centième partie de notre population.

Mais que pouvaient donc soixante et dix mille Gaulois assez imprudens pour lutter contre Rome, dans un moment où elle pouvait leur opposer toutes ses forces ? Ils prirent leur route par l’Étrurie, en ravageant les campagnes selon leur usage. Le prêteur, qui veillait sur cette province, les laissa passer. Il les suivit, les attaqua vers Clusium, et fut battu ; mais son armée n’essuya pas une déroute complète.

Le consul Æmilius Pappus instruit que les Gaulois avaient pris leur chemin le long des rivages de la mer de Thyrrène, quitta les bords de l’Adriatique, et survint avec son armée, peu de jours après cette bataille. Il offrit un nouveau combat. Les Gaulois, chargés de butin, le refusèrent, d’autant plus qu’ils s’étaient affaiblis des pertes faites précédemment.

Comme ils s’en retournaient, l’armée du consul et celle du préteur parvinrent à faire leur jonction et les suivirent. L’autre consul, Caïus Atilius, arrivait de Sardaigne dans ce temps-là même. Il avait débarqué à Pise, et reprenait la route de Rome, lorsqu’il rencontra l’armée gauloise près du promontoire de Télamon, et l’arrêta. Les Gaulois se trouvaient donc renfermés entre deux armées consulaires (ans 520 de Rome ; 225 av. notre ère.).

Que cet événement soit un merveilleux effet du hasard, comme Folard le prétend, d’après Polybe dont il étend beaucoup trop la pensée, c’est une remarque qui nous semble de peu d’importance, puisque toutes les mesures avaient été prises par le sénat pour envelopper ces barbares ou les arrêter. Le rappel d’Atilius et sa marche sur Rome devaient nécessairement lui permettre de lier tôt ou tard ses opérations avec celles de ses collègues, qui, malgré l’échec reçu par l’un d’eux, avaient encore trouvé moyen de se réunir. Sans doute la guerre a ses chances, comme toutes les choses de ce monde ; mais on doit reconnaître ici le fruit de bonnes dispositions.

Les Gaulois, qui ne manquaient pas de résolution, songèrent à se tirer de ce pas dangereux. Ils rangèrent leur infanterie par troupes serrées, selon leur manière de combattre[1] ; mais comme ils se trouvaient dans la triste nécessité de repousser à-la-fois deux armées, il fallut diviser leurs forces, afin de faire face aux consuls Æmilius et Atilius. La cavalerie couverte sur ses flancs par des chariots, occupa les ailes, et les Gaulois firent passer, sous bonne garde, leur riche butin ainsi que tous les bagages sur une éminence située non loin d’une des extrémités de leur ligne de bataille.

« Il n’est pas aisé de démêler, dit Polybe, si les Gaulois, attaqués de deux côtés, s’étaient formés de la manière la moins avantageuse ou la plus convenable. Il est vrai qu’ils avaient à combattre de deux côtés ; mais aussi, rangés dos à dos, ils se mettaient mutuellement à couvert de tout ce qui pouvait les prendre en queue. Et, ce qui devait le plus contribuer à la victoire, tout moyen de fuir leur était interdit ; et une fois défaits, il n’y avait plus pour eux de salut à espérer ; car tel est l’avantage de l’ordonnance à deux fronts. »

Les Gaulois avaient devant l’aile de leur cavalerie opposée à celle d’Atilius, une hauteur occupée par les Romains. Comme il leur importait beaucoup de s’en rendre maîtres, les Barbares l’attaquèrent plusieurs fois avec une grande intrépidité. Ce fut cette tentative inutile des Gaulois qui révéla, dit-on, à Æmilius la présence de son collègue. On peut supposer qu’une pareille découverte ne dut pas peu contribuer à enflammer le courage de ses troupes, comme elle avait soutenu celui des soldats d’Atilius qui, placés sur la hauteur même, connaissaient depuis long-temps l’arrivée de l’autre consul.

Les Gésates se présentèrent nus. Ils s’étaient dépouillés de leurs brais et même de leurs saies légères, peut-être par bravade, ou de peur que les buissons, dont ces lieux étaient couverts, ne les empêchassent d’agir. Mais leurs armes étaient mauvaises ; leurs boucliers trop petits ; et les colliers, les brasselets d’or dont le corps nu de ces Barbares était orné, loin de les défendre, offraient un aliment de plus à la cupidité de leurs ennemis.

Ce fut alors que commença ce combat étonnant entre trois armées à-la-fois. Si l’attitude des Romains paraissait imposante, l’ordonnance adoptée par les Gaulois montrait assez qu’ils étaient déterminés à vaincre ou à mourir. La nudité des Gésates placés aux premiers rangs, les cris confus mêlés au son aigu des trompettes, et que multipliait l’écho des montagnes voisines, inspiraient aux Romains une telle épouvante, qu’ils eurent beaucoup de peine à la surmonter.

Les premiers avantages tournèrent pour eux cependant ; car la cavalerie gauloise ayant été rompue, l’infanterie, privée de ses ailes, se vit environnée de toutes parts, et plus facilement enfoncée. Mais ce ne fut pas sans une résistance formidable de la part des Gaulois, puisque Polybe n’attribue cette défaite qu’au désavantage de leurs armes. Quarante mille d’entre eux périrent ; dix mille furent pris avec leur roi Concolitan. Anéroeste, l’autre roi se sauva, suivi de quelques-uns des siens. Polybe assure qu’il se tua, et que ses amis imitèrent son exemple. Le consul Atilius périt dans le combat.

Æmilius vainqueur alla fondre sur le pays Boïen. Il y porta le ravage, et envoya le butin à Rome, avec les captifs. Britomar, un chef des Gaulois, fut conduit devant le char triomphal d’Æmilius. Il était ceint de son baudrier qu’on avait affecté de lui laisser, parce qu’il avait juré de ne le quitter que dans le Capitole. L’année suivante, d’autres cousuls, T. Manlius et Q. Fulvius, allèrent achever cette conquête. Les Boïes avaient perdu leur armée, leurs chefs, leur jeunesse, et toutes leurs espérances ; ils se livrèrent à la discrétion du vainqueur.

Caïus Flaminius et Publius Furius, ayant succédé, dans le consulat, aux vainqueurs des Boïes, se rendirent d’abord chez les Gaulois Anamares, et les forcèrent à se déclarer pour eux. Ensuite ils traversèrent l’Éridan.

Les armées romaines qui passaient ce fleuve pour la première fois, se trouvèrent chez le peuple Insubrien. Les Romains avaient avec eux d’autres Gaulois, qui ne rougissaient pas de servir contre leurs compatriotes. Les Insubres, abandonnés de leurs frères, poursuivis par les consuls, ne pouvant faire venir des transalpins, se rassemblèrent au nombre de cinquante mille, et s’avancèrent contre les Romains. Cependant les consuls n’osaient trop fier à la fidélité des Barbares ; ils préférèrent les renvoyer au-delà du fleuve, et rester avec une armée moins nombreuse que celle de leurs ennemis.

Les Gaulois chargeaient avec de longues épées, mal fabriquées sans aucun doute, mais dont il faut que les coups aient été néanmoins bien terribles, puisque Camille, pour s’en garantir, garnissait les bords des boucliers d’une lame de fer. Leur premier choc était redoutable, et décidait ordinairement le sort de la bataille. Déjà ils en avaient gagné plusieurs sur les Romains, par cette impétuosité à laquelle rien ne semblait pouvoir résister.

Le pilum lancé par la première ligne romaine, bien qu’il fût une arme terrible, comme nous le verrons bientôt, était de peu d’effet contre les Gaulois ; car ces furieux, passant au travers de cette pluie de javelots, sans se déconcerter, venaient à la charge en courant, et ne donnaient pas le temps de brandir l’arme meurtrière, ni d’en mesurer le jet. Ils joignaient d’abord leur ennemi, assénaient sur lui les premiers coups de leur sabre, et parvenaient à se faire jour.

Avec un pareil adversaire il fallait des armes de longueur, et le pilum était trop pesant pour devenir maniable. Les tribuns, ayant fait enchâsser la première ligne dans la seconde, prirent le parti de distribuer sur leur front les piques des triaires qui formaient la réserve dans l’ordonnance romaine. À force de frapper de taille sur ces longues piques, dit Polybe, les épées des Gaulois devinrent bientôt inutiles.

On voit que le but des tribuns était d’arrêter la première fougue des Gaulois, et ce fut en effet le seul avantage qu’ils pouvaient retirer de ce changement d’armes. Les soldats quittèrent la pique aussitôt qu’ils virent les Gaulois rebutés, et mal secondés par leurs sabres. Couverts du bouclier, et la courte épée à la main, ils se jettèrent dans la mêlée où ils eurent tout l’avantage qu’en ces occasions une arme de pointe donne sur une arme de taille. Les Gaulois furent vaincus ; ils demandèrent la paix, on la leur refusa.

Ce qui étonne le plus dans le génie de ce peuple, c’est de le voir aimer la guerre avec passion, ne connaître d’autre métier, et ne s’y pas montrer plus habile. Cependant la nature et l’expérience lui ayant donne quelquefois de bons capitaines, on doit croire qu’il y avait dans sa police intérieure des vices indestructibles qui l’empêchaient de profiter des leçons de ses ennemis. D’ailleurs il aurait fallu cultiver d’abord les arts qui prêtent leur secours à la science militaire, et l’on n’en trouve pas le moindre vestige chez ces Gaulois.

Ils n’étaient pourtant pas tout-à-fait ignorans dans la tactique, comme il y paraît par cet ordre à deux fronts, dont nous avons parlé, et par quelques autres dispositions que l’on retrouve dans leurs nombreuses batailles. Outre la cavalerie et l’infanterie qui combattaient ordinairement séparées, la première sur les ailes, la seconde au centre, et quelquefois mêlées ensemble pour se soutenir mutuellement, ils avaient des chariots de guerre, afin de rompre les rangs des ennemis. Ces chariots, montés par des gens de traits, s’avançaient au milieu de la mêlée, et les hommes en descendaient pour combattre à pied comme les autres fantassins ; ils y remontaient avec la rapidité de l’éclair, s’ils étaient obligés de se porter sur un autre point de la ligne. Pour manœuvrer ces lourdes machines, rien n’était comparable à la dextérité du Gaulois.

Mais l’histoire ne nous instruit point assez de l’arrangement particulier, ni de la profondeur des corps qu’elle appelle vaguement catervæ ; elle ne nous apprend pas non plus si les troupes étaient partagées en plusieurs espèces, armées pour des services différens, ou si l’on ne connaissait qu’un seul genre de soldats ; enfin nous ignorons quelle était leur discipline, ce qu’il importerait le plus de savoir, pour juger le caractère de ce peuple.

Nous sommes plus instruits des fausses idées des Gaulois sur la castramétation. S’ils avaient la prudence de choisir quelquefois des positions avantageuses, la confiance ou la négligence les faisait camper le plus souvent au hasard et sans précaution. Ils connaissaient la force des camps romains, et ne voulaient pas les imiter ; soit qu’ils les regardassent comme la ressource de la timidité et de la faiblesse, indignes par conséquent de l’audace gauloise ; soit qu’ils les crussent peu nécessaires à des soldats qui voulaient toujours combattre ; ou enfin qu’ils en craignissent les travaux.

Les Romains battus se retiraient dans leur camp qui était bien retranché ; les Gaulois, après une bataille malheureuse, n’avaient point de retraite ; et l’on remarque qu’ils perdaient toujours plus de monde dans les déroutes que dans les actions. Leurs villes n’étaient guère mieux fortifiées que leurs camps, ou ils ne savaient pas les défendre, si l’on en juge par la facilité avec laquelle les Romains les prirent les unes après les autres.

Quant à la science militaire proprement dite, qui embrasse les projets et les opérations d’une campagne, les Gaulois en étaient fort éloignés. Ils entreprenaient la guerre avant d’en avoir préparé les moyens, et la conduisaient sans plan, sans objet déterminé, sans aucun calcul sur la difficulté des lieux et les ressources des ennemis. Ils n’étaient pas si simples qu’ils ne se servissent quelquefois de ruses, de stratagèmes, selon le génie de leurs chefs ; mais en général ils ne connaissaient que la force ouverte et les batailles. On est fatigué en lisant leurs annales, de compter leurs nombreuses défaites, et de ne pouvoir attribuer quelques victoires qu’ils remportèrent qu’à leur seule valeur.

Les Romains, tout en redoutant la furie gauloise, ne furent pas long-temps sans reconnaître la supériorité qu’ils avaient, à tous égards, sur des ennemis qui ne savaient que se battre. Tite-Live fait dire à des ambassadeurs romains que les guerres des Gaulois, en comparaison de celles d’Annibal, avaient moins été des guerres que des tumultes.

Dans les commencemens, ces tumultes, rappelant les idées funestes de la journée de l’Allia et de la prise de Rome, excitaient une si grande frayeur, que toute la jeunesse, ceux que leur âge ou des priviléges exemptaient de la milice, les prêtres même étaient obligés de marcher contre les Gaulois ; et il y avait un trésor particulièrement affecté aux guerres que pouvaient entraîner ces sortes d’alarmes. Mais des succès aussi continuels devaient rassurer les Romains, et ils finirent par considérer les invasions subites des Gaulois comme des entreprises plus bruyantes que dangereuses.

L’année suivante, les consuls Marcus Claudius Marcellus, et Cn. Corn. Scipion Calvinus, vinrent pour achever de tout soumettre. Environ trente mille Gaulois, accourus des bords du Rhône, voulurent défendre les Insubres ; ils furent vaincus, et les chefs des Gaulois se rendirent à discrétion.

Ce fut par la conquête du pays des Boïes, dit Polybe, que se termina la guerre des Romains contre les Gaulois ; il ne s’en présente pas de plus formidable, ajoute-t-il, lorsque l’on considère la valeur, la multitude des combattans, et le nombre de ceux qui périrent en bataille rangée ; il n’y en eut point de plus méprisable, si l’on en recherche les motifs et la manière dont les Gaulois la conduisirent. Quelque chose qu’ils fassent, continue cet historien, ces Barbares suivent plutôt l’impétuosité de leur caractère, que la raison et la prudence. Ils furent chassés de tous les lieux voisins de l’Éridan.

Les historiens ont remarqué que cette dernière bataille, livrée contre les Insubres, et dans laquelle le consul Marcellus tua Virdumar, chef des Gaulois, est l’époque où le nom des Germains se trouve pour la première fois dans l’histoire Romaine (ans 529 de Rome ; 225 av. notre ère.). C’est-à-dire qu’après avoir passé l’Éridan, les Romains commencèrent à ne plus confondre tous les peuples du Nord sous le nom de Celtes ou de Gaulois.

Les Romains qui avaient divisé les terres des Germains voulurent agir de même à l’égard des Boïes et des Insubres. Ils envoyèrent dans ces contrées deux triumvirs pour faire le partage et pour y marquer les endroits les plus propres à fonder des colonies. Ces triumvirs indiquèrent les lieux où sont aujourd’hui Plaisance et Crémone.

Le peuple Boïen ne voyait ce partage qu’avec indignation, lorsqu’une nouvelle, arrivée du fond de l’Occident, vint ranimer son courage et lui rendre la hardiesse de reprendre les armes. Cette nouvelle annonçait qu’Annibal, général des Carthaginois, avait passé l’Èbre et les Pyrennées, et qu’il s’avançait à travers les Gaules pour attaquer les Romains jusque dans l’Italie.

Rome était instruite de ce projet depuis long-temps ; mais la distance des lieux et les difficultés de la route, le présentaient comme impossible à exécuter. La jeunesse d’Annibal, comptant à peine vingt-sept années, l’inconstance naturelle de cet âge, et la légèreté ordinaire aux Africains, pouvaient encore rassurer l’Italie. D’ailleurs les factions divisaient Carthage ; la famille de Hannon avait toujours été opposée à la famille Barcine ; et une entreprise de cette nature ne pouvait réussir qu’autant qu’elle serait secondée par la volonté unanime du sénat.

Cependant la prudence romaine veille à tout : des ambassadeurs vont en Espagne et en Afrique observer la disposition des esprits, et ce sont eux qui déclarent la guerre au sénat de Carthage. Ils retournent en Espagne afin de susciter des ennemis aux Carthaginois ; enfin ils se rendent dans les Gaules pour engager les habitans de s’opposer au passage d’Annibal.

Avant d’entrer dans le détail des opérations militaires exécutées par ce grand homme de guerre, il est nécessaire d’examiner quelle était la composition des armées romaines, et de faire connaître l’esprit d’une milice que douze siècles de succès brillans et soutenus, ont à juste titre fait passer pour modèle auprès des nations qui se sont distinguées dans la science des armes.



  1. Voyez l’Atlas.