Bibliothèque historique et militaire/Essai sur les milices romaines/Chapitre II

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Essai sur les milices romaines
Asselin (Volume 2p. 13-21).

CHAPITRE II.


Organisation des Troupes Romaines.


Végèce, admirant la juste proportion de toutes les parties dont la légion romaine était composée, entre dans une sorte d’enthousiasme : « Il faut, dit-il, qu’un conseil supérieur à la prudence humaine ait présidé à l’établissement de ce corps de milice. »

Mais aucun auteur ne s’est expliqué sur ce sujet avec plus d’éloquence que l’historien Josèphe, aussi célèbre par ses écrits que par ses combats. « Si l’on considère, dit-il, quelle étude les Romains faisaient de l’art militaire, on conviendra que la grande puissance à laquelle ils sont parvenus n’est pas un présent de la fortune, mais une récompense de leur vertu. Ils n’attendaient pas la guerre pour manier les armes ; on ne les voit pas, endormis dans le sein de la paix, ne commencer à remuer le bras que quand la nécessite les réveille ; comme si leurs armes étaient nées avec eux, comme si elles faisaient partie de leurs membres, jamais ils ne font trêve aux exercices ; et ces jeux militaires sont de sérieux apprentissages des combats. Tous les jours chaque soldat fait des épreuves de force et de courage ; aussi les batailles ne sont-elles pour eux rien de nouveau, rien de difficile ; accoutumes à garder leurs rangs, le désordre ne se met jamais parmi eux ; la peur ne trouble jamais leur esprit ; la fatigue n’épuise jamais leurs forces. Ils sont sûrs de vaincre, parce qu’ils sont sûrs de trouver des ennemis qui ne leur ressemblent pas ; et l’on pourrait dire, sans craindre de se tromper, que leurs exercices sont des combats sans effusion de sang, et leurs combats de sanglans exercices. »

Ce passage de Josèphe révèle aux moins clairvoyans la cause des prodigieux succès des Romains. On voit, en effet, qu’ils furent d’abord bien moins le fruit de manœuvres savantes, que le résultat de l’attention que Rome apportait à former ses soldats. Elle ne les jetait pas à l’aventure dans les légions pour y prendre l’esprit du corps ; elle savait les choisir avec soin, les préparer dans les exercices à tous les évènemens des batailles, et les contenir par une discipline sévère.

Il faut que cette discipline ait été bien profondément inculquée chez ce peuple, puisque la corruption qui s’introduisit à Rome avec la richesse, n’empêcha pas l’esprit militaire de s’y conserver, et que l’altération dans cette partie fut beaucoup plus lente et plus insensible que la décadence des mœurs. Les vertus civiles étaient mortes depuis long-temps, que la vertu guerrière respirait encore et se faisait sentir par de généreux efforts.

Lorsque les livres grecs pénétrèrent en Italie, et que les romains, mieux éclairés sur la cause de leurs revers, purent joindre à une constitution militaire dont il n’y eut d’exemple chez aucun peuple, la connaissance des autres parties de la guerre, il arriva aux généraux de Rome ce que l’on avait vu sous Alexandre : ils conquirent le monde connu. La manœuvre brillante de Scipion à Ilinga, en Espagne, où il attaqua par un double oblique, c’est-à-dire avec les deux ailes en refusant le centre, était un ordre de bataille connu chez les Grecs, et que ce grand capitaine sut appliquer à l’ordonnance de ses troupes avec tout l’art dont elle est susceptible. César à Pharsale, combattant contre une cavalerie décuple de la sienne, et ayant d’ailleurs en tête des soldats romains, ne dut la victoire qu’à l’habilité avec laquelle il sut faire soutenir ses faibles escadrons par des cohortes. C’était encore une manœuvre bien souvent employée par les Grecs, et dont Épaminondas s’était servi à la bataille de Leuctres.

Selon l’institution de Romulus, tous Romains étaient enrôlés dès l’âge de dix-sept ans, sans distinction de riches ni pauvres ; et quand le roi jugeait à propos de mettre une armée en campagne, il donnait l’ordre aux tribuns qu’il voulait employer. Les tribuns le signifiaient aux centurions, ceux-ci à leurs décurions, qui distribuaient des armes à leurs subalternes, et les mettaient en marche ; de sorte qu’au premier signal du prince, la partie commandée se portait au rendez-vous.

Ce règlement fut changé par Servius. Il divisa le peuple en six classes. La dernière, composée des plus pauvres, fut dispensée des travaux de la guerre ; la cinquième ne fournissait que les troupes légères, qui cependant après quelques aimées de services, pouvaient devenir soldats de rang ; et ceux-ci se tiraient des quatre premières classes. Les cavaliers se prenaient dans les dix-huit centuries qui faisaient la tête de la première.

Servius ayant aussi divisé la ville en quatre parties, qu’il appela tribus, nomma par quartier un chef qui tenait registre du domicile de chaque citoyen. Quant à ceux qui habitaient hors de la ville et dans la campagne de Rome, il établit pour eux un ordre pareil, qui servait soit pour la levée des troupes, soit pour la répartition des impôts.

Il est clair que, selon cette division de classe, les plus riches allaient plus souvent à la guerre.

Des cent quatre-vingt treize centuries qui composaient tout le peuple romain, la première classe fournie par les plus riches en contenait seule quatre-vingt-dix-huit : en séparant les dix-huit centuries des cavaliers, il en restait quatre-vingt pour l’infanterie.

Dans les quatre-vingt-quinze qui faisaient les cinq autres classes, il fallait retrancher les deux dernières classes ou trente et une centuries : la dernière classe ne servait pas, la cinquième ne fournissait que les armés à la légère. Restait donc pour la seconde, la troisième et la quatrième classe, soixante-quatre centuries qui, jointes aux quatre-vingts de la première, formaient le nombre de cent quarante-quatre.

Ces cent quarante-quatre centuries étaient obligées de fournir chacune une égale quantité de soldats pesamment armés. Si l’on ajoute que celles de la première classe se trouvaient bien moins nombreuses que les autres, on reconnaîtra qu’en effet le fardeau de la guerre tombait sur les plus riches.

Nous allons voir avec quelle attention les Romains s’étudiaient à lever de bons soldats et à en balancer le mérite, afin que leurs légions eussent entre elles toute l’égalité que pouvait leur donner la prudence humaine. C’est Polybe qui va nous instruire de ce qui se pratiquait de son temps, c’est-à-dire dans le siècle où la discipline militaire fut portée au plus haut degré de perfection.

Polybe considère la levée des quatre légions qu’on avait coutume de mettre sur pied tous les ans. Voici comment il s’exprime : Quand les Romains ont nommé les consuls, ils établissent d’abord les tribuns. Ils en choisissent quatorze entre ceux qui ont cinq années de service, et dix qui ont servi dix ans. Le jour marqué pour le choix des soldats étant arrivé, et toute la jeunesse s’étant rendue au Capitole, les tribuns, qui n’ont que cinq ans de service, se divisent en quatre parts, autant qu’il y a de légions à lever. Les quatre qui ont été nommés les premiers, soit par le peuple, soit par les généraux, sont destinés à la première légion ; les trois suivans à la seconde ; les quatre d’ensuite à la troisième ; enfin les trois derniers à la quatrième. Les dix autres tribuns qui ont fait dix campagnes sont répartis de même, deux pour la première légion, trois pour la seconde, deux pour la troisième, trois pour la quatrième ; par ce moyen chaque légion aura six tribuns.

Après cette répartition, les tribuns de chaque légion s’étant assis séparément, tirent au sort les tribus et appellent celles dont le nom sort de l’urne : ils choisissent dans celle-là quatre jeunes gens, les plus égaux qu’il est possible, en âge et en force. Les ayant fait venir devant eux, les tribuns de la première légion en prennent un ; ceux de la seconde ont le choix à leur tour entre les trois autres ; ceux de la troisième, parmi les deux qui restent ; enfin le dernier demeure à ceux de la quatrième. Ils en font ensuite avancer quatre autres, mais cette fois les tribuns de la seconde légion choisissent d’abord, et le dernier de ces quatre reste à ceux de la première. À la troisième élection, les tribuns de la troisième légion ont l’avantage du choix. Enfin, les tribuns de la quatrième légion sont les premiers qui choisissent ; et par ce triage périodique qui recommence jusqu’à ce que le nombre des soldats soit rempli, il arrive que les quatre légions se trouvent aussi égales qu’elles peuvent l’être par rapport à la qualité des soldats.

On interdisait l’exercice du commandement aux généraux, dans l’enceinte de la ville, et cette loi était si scrupuleusement observée, qu’un général qui rentrait à Rome avec ses troupes, perdait dès l’instant même son autorité ; on exceptait seulement le jour du triomphe. C’est pour cette raison que les légions étant levées, les consuls, pour se mettre à leur tête, leur assignaient un rendez-vous hors de la cité ; tantôt aux portes de Rome, plus souvent dans une ville voisine, située sur la route du pays où l’on allait porter la guerre ; quelquefois même le rendez-vous était fort éloigné.

Les soldats partaient sans armes, ne sachant encore que le nom de la légion dans laquelle on les avait enrôlés. C’était dans le lieu marqué pour le rendez-vous qu’on assignait à chacun son rang ; c’était là qu’on lui donnait les armes du corps dont il allait faire partie ; c’était aussi dans ce lieu que les questeurs faisaient porter les enseignes dont ils étaient dépositaires et qu’ils gardaient dans le trésor public.

Le jour du départ, le général allait au temple de Mars, y remuait les boucliers sacrés ainsi que la haste de la statue, et après avoir fait des sacrifices et des vœux dans le Capitole, il partait revêtu de l’habit de général, pour se mettre à la tête des troupes. Là, il purifiait son armée par un sacrifice nommé Lustration, et enfin elle se mettait en marche.

Toutes ces cérémonies devaient prendre un temps assez considérable ; mais dans les occasions pressantes, ou dans les alarmes soudaines, la nécessité les abrégeait. Alors le consul montait au Capitole et y déployait deux drapeaux, l’un rouge, pour l’infanterie, l’autre couleur de mer, pour la cavalerie. L’an de Rome 295, le consul Minutius étant enveloppé par les Èques, le dictateur Quintius ordonne à tous ceux qui sont en âge de servir, de se rendre, avant la fin du jour, au champ de Mars, avec des armes, des viandes cuites pour cinq jours, et chacun douze pieux pour planter des palissades. Tout est prêt, et l’armée marche au commencement de la nuit.

Douze ans après, on voit encore l’exemple d’une pareille diligence. En un même, jour, le consul harangue le peuple, assemble le sénat, enrôle les légionnaires. Le lendemain, au point du jour, toute l’armée se réunit dans le Champ de Mars ; les questeurs y portent les enseignes ; elle marche vers la quatrième heure, et campe le soir à dix milles de Rome. Deux jours après, les ennemis sont battus, et la guerre est terminée. C’est une campagne de quatre jours, y compris les deux termes, la levée des troupes et la victoire.

Le soldat d’infanterie entrait au service à dix-sept ans, et en sortait à quarante-six. Mais le service n’était pas continu pendant ces trente années. Du temps de la république, on pouvait en interrompre la durée ; il suffisait que, pendant cet espace de trente ans, le citoyen en eût consacré seize à la patrie. Quand Auguste rendit les légions perpétuelles, on ne pouvait plus quitter les armes que le service ne fût achevé.

Cet âge de dix-sept ans était une condition tellement essentielle dans le soldat, que si un jeune Romain, emporté par une ardeur prématurée, s’enrôlait volontairement avant ce terme, on ne lui tenait compte de son engagement que le jour où il avait atteint ses dix-sept années.

Dans le temps de la seconde guerre punique, comme la jeunesse manquait à Rome, le sénat ordonna d’envoyer dans l’Italie six commissaires pour enrôler tout ce qu’ils trouveraient de gens libres, capables de soutenir les fatigues de la guerre, quand même ils n’auraient pas encore atteint l’âge ; et par ce même arrêt, les tribuns étaient invités à proposer au peuple de compter à ces jeunes soldats, toutes leurs années de service. Ce n’est pas le seul exemple où nous voyions les règlemens sur l’âge militaire céder à l’intérêt de la république, cette loi souveraine qui dérogeait à toutes les autres.

Sous les empereurs, les règles devinrent arbitraires, ainsi que leur puissance. Hadrien avait commencé sa carrière militaire à quinze ans. Il défendit, dans la suite, de recevoir des soldats trop jeunes, et de les retenir au-delà de l’âge fixé par les lois anciennes ; mais l’abus continua. Misithée, beau-père et ministre du jeune Gordien, voulut inutilement rétablir l’ancien usage ; cette réforme céda bientôt à la corruption qui altérait toutes les parties de la discipline. Les lois de Constantin, de Constance, et de Valentinien, déterminent l’âge du service tantôt à seize, souvent à dix-huit, à dix-neuf, et même à vingt ans.

Quelquefois les généraux, sans ordre particulier du sénat, rappelaient les soldats vétérans ; mais on ne les forçait pas. On recevait ceux qui s’offraient volontairement ; et en reprenant les armes, ils n’étaient pas confondus dans le nombre des soldats ordinaires. Le titre d’evocati par lequel on les désignait alors, leur donnait un rang distingué ; et ils portaient un étendard particulier nommé vexille.

On lit dans Tacite que les légions révoltées dès le commencement du règne de Tibère, se plaignent qu’on les retient même après leur avoir donné des congés. Il n’y avait plus rien de fixe pour la durée du service et l’âge de la vétérance. Cependant Mécène, entre les avis qu’il donne à Auguste, veut que le terme du service soit marqué à un âge qui laisse aux soldats le temps de se ménager une vieillesse tranquille.

Les Romains étaient petits, et César rapporte que les Gaulois les méprisaient à cause de leur taille. Strabon dit qu’il a vu à Rome de jeunes Bretons qui surpassaient d’un demi-pied les plus grands des Romains. Il semble qu’une haute stature soit en effet la première des qualités que l’on doive rechercher dans un soldat, et Pyrrhus disait à son commissaire des levées : choisis les grands, je les rendrai forts.

Cependant, il est certain que les Romains s’attachaient bien plus à la force qu’à la taille, et en cela on peut dire qu’ils différaient des autres nations. Voici le précepte de Végèce pour les recrues : « Le nouveau soldat, dit-il, doit avoir les yeux vifs, la tête élevée, la poitrine large, les épaules fournies, la main forte, les bras longs, le ventre petit, la taille dégagée, la jambe et le pied moins charnus que nerveux. Quand on trouve tout cela dans un homme, ajoute-t-il, on peut se relâcher sur la taille, parce que, encore une fois, il est plus nécessaire que les soldats soient robustes que grands. »

La haute taille du soldat romain était de cinq pieds dix pouces (cinq pieds trois pouces six lignes) ; la taille moyenne, de cinq pieds sept pouces (cinq pieds dix lignes) ; néanmoins on enrôlait au-dessous de cette taille, même pour les cohortes prétoriennes, qui étaient les troupes de la garde de l’empereur.

Nous avons dit que, pour entrer dans le service légionnaire, il ne suffisait pas d’être né citoyen, mais qu’il fallait avoir quelque fortune. Tous les auteurs conviennent que des six classes qui faisaient le partage du peuple romain, selon la richesse, la dernière, renfermant les plus pauvres, fut dispensée du service jusqu’à Marius. La difficulté consiste à fixer la somme précise au-dessous de laquelle on était rejeté dans cette dernière classe.

La première classe contenait ceux qui possédaient au moins cent mille as ; la seconde devait en avoir soixante-quinze mille ; la troisième cinquante mille ; la quatrième vingt-cinq mille ; la cinquième douze mille cinq cents ; et ceux dont le bien était au-dessous, formèrent la dernière classe.

Mais, dans un État qui croît à-la-fois en opulence et en population, il s’en faut bien que la richesse suive la même proportion pour chaque particulier. Si donc la sixième classe eût continué d’être toute entière exempte de la milice, on aurait vu bientôt plus de la moitié des citoyens hors de la profession des armes. Cependant les armées devenaient nécessairement plus nombreuses. On levait deux légions dans les premiers temps de la république ; lors de la seconde guerre punique et dans les siècles postérieurs, souvent vingt légions ne suffisaient pas. Il est donc vraisemblable que les Romains, pour ne pas laisser tant de citoyens inutiles, restreignirent la dispense du service à ceux qui ne possédaient pas six mille as, ou environ dix mille francs. C’est le réglement qui subsistait vers la fin du sixième siècle de Rome.

Malgré le mépris qu’on eut toujours pour les esclaves, il arriva cependant que la nécessité ou le désordre des guerres civiles, en fit quelquefois admettre dans la légion. La grande défaite de Cannes ayant détruit une partie de la jeunesse, la république acheta huit mille esclaves des plus vigoureux. Leurs maîtres n’en voulurent recevoir le prix qu’à la fin de la guerre. On demanda à chacun de ces esclaves s’il voulait servir l’État ; et, sur sa réponse, on lui mit les armes entre les mains. On acheta aussi deux cent soixante-dix bergers de l’Apulie, pour recruter la cavalerie. Rome ne voulut pas recevoir les citoyens qui étaient prisonniers dans le camp d’Annibal, et qu’elle aurait pu échanger à moindre prix. Cette nouvelle troupe rendit à l’État des services signalés, et mérita la liberté deux ans après, par une éclatante victoire.

Quoique ce premier exemple eût si bien réussi, il ne fut point imité jusqu’au temps de Marius. César et Pompée, dans la guerre civile, firent usage des esclaves. Pline, l’ancien, compte parmi les adversités d’Auguste, la nécessité où ce prince se trouva d’en enrôler, quand il envoya Germanicus en Dalmatie, pour y terminer la guerre qu’il soupçonnait Tibère de traîner en longueur. Néron, apprenant la révolte de Galba, et cherchant en vain des soldats entre les citoyens, exigea d’eux un certain nombre d’esclaves ; mais il n’en paya point le prix, comme l’avait fait Auguste. Marc-Aurèle et Honorius eurent besoin de la même ressource ; le premier, afin de combattre les Marcomans, dans un temps où la peste venait d’enlever une partie de la jeunesse ; l’autre, pour s’opposer à Radagaise qui descendait en Italie à la tête de deux cent mille hommes.

Hors ces occasions singulières, qui ne forment que des exceptions à la règle générale, c’était dans le soldat une qualité essentielle d’être de condition libre. On excluait aussi du service les affranchis ; on n’en voit enrôler aucun dans les alarmes de la seconde guerre punique. Ce fut seulement pendant la guerre sociale, que s’établit la coutume d’admettre des affranchis parmi les légionnaires. Dans cette première occasion, on en forma douze cohortes qui se distinguèrent.

Des peuples entiers furent exclus du service militaire en punition de leur perfidie. Après la journée de Cannes, les Brutiens se déclarèrent pour Annibal, et donnèrent aux autres provinces le signal de la révolte ; les Lucaniens et les Picentins, qui habitaient la côte de la mer entre la Campanie et la Lucanie, imitèrent leur exemple. Lorsque les Carthaginois eurent été contraints à sortir d’Italie, les Romains déclarèrent tous ces peuples indignes du service militaire.

À côté des causes qui entraînaient la défense du service, les Romains avaient placé celles qui en procuraient la dispense. La première et la plus générale venait de l’âge. Au-dessous de dix-sept ans et au-dessus de quarante-six, on ne pouvait être forcé à prendre les armes, sinon dans les occasions où la république demandait un secours extraordinaire. La vétérance avait droit à la même exemption. Les magistrats actuellement en charge étaient rayés du contrôle légionnaire. Les sénateurs et ceux qui avaient géré des magistratures qui donnaient entrée dans le sénat, n’étaient point forcés non plus au service de simple soldat ; mais ils pouvaient s’enrôler volontairement. Tite-Live rapporte qu’il en périt quatre-vingts dans la bataille de Cannes.

Les prêtres et les augures obtenaient la dispense du service, excepté lorsque les Gaulois marchaient subitement vers Rome. Ces alarmes soudaines, nous l’avons dit, répandaient tant de terreur, que les Romains avaient dans leur trésors une somme d’argent en réserve qu’ils s’étaient engagés, par un serment public, à ne point toucher pour tout autre usage. Ce fut ce trésor que Jules César força au commencement de la guerre civile, malgré la résistance du tribun Métellus.

Parmi les maladies du corps ou de l’esprit, regardées comme susceptibles de procurer une dispense du service, on comprenait la faiblesse des yeux. Métellus, qui avait fait construire, à quelque distance de Rome, une maison de campagne si vaste et si élevée, qu’elle choquait les citoyens, s’occupait du classement des nouveaux soldats. L’un d’eux s’excusant sur la faiblesse de sa vue. « Vous ne distinguez donc rien, lui dit Métellus, qui semblait mal disposé à son égard ? — Pardonnez-moi, répartit le malade, j’aperçois votre maison de campagne dès la porte Esquiline. »

L’exemption la plus honorable était celle que l’on recevait comme récompense, exemption rare, dont l’histoire conserve peu d’exemples.

Les Romains accordèrent une dispense de cinq ans de service aux soldats de Præneste, pour avoir défendu Casilin contre Annibal. P. Æbutius ayant révélé dans sa jeunesse une conjuration importante, le peuple ordonna qu’il serait censé avoir rempli ses années de service. P. Vatiénus, qui était arrivé de Réate à Rome, au milieu de la nuit, dit au Sénat que deux jeunes cavaliers, montés sur des chevaux blancs, lui avaient annoncé, pendant sa route, la défaite et la prise de Persée. On le mit d’abord en prison, pour avoir osé se jouer de la majesté du sénat. Cependant, peu de jours après, cette nouvelle ayant été confirmée par les lettres du consul, Vatiénus reçut pour récompense l’exemption de service.

Pendant les premiers siècles de Rome, il est difficile de trouver un citoyen non exempt qui n’ait pas porté les armes ; mais quand leur nombre eut augmenté, et que la sixième classe fut admise dans la légion, les soldats qui s’offraient volontairement se trouvèrent plus que suffisans pour les expéditions ordinaires. Ainsi il y en eût sans doute qui ne portèrent jamais les armes, ou qui ne remplirent pas les années du service ; mais ils pouvaient tous y être contraints, et, dans certains cas, lorsque la république le jugeait nécessaire, le sénat suspendait les exemptions.

Jusqu’au dernier consulat de Marius, l’an 646, Rome n’avait employé pour soldats que les citoyens des cinq premières classes. Marius, aussi ambitieux que grand capitaine, ennemi de la noblesse qui le méprisait, introduisit dans la milice la dernière classe du peuple à laquelle il devait son élévation, et qu’il crut propre à seconder ses vues. Les légions conservèrent leur réputation longtemps encore ; mais ce fut une première atteinte portée aux lois sages de la république, qui regardait la fortune du citoyen comme un gage de sa fidélité et de son attachement.

Dans les premiers temps, lorsque le théâtre de la guerre n’était qu’à peu de distance de Rome, on licenciait les troupes à la fin de la campagne, et l’année suivante on en levait d’autres ; de sorte que chaque année voyait de nouvelles légions. Bientôt les conquêtes s’éloignèrent du centre, les guerres devinrent plus longues et plus importantes ; il fallut garder des places, couvrir des provinces, conserver en un mot les avantages de la campagne précédente, et tenir l’ennemi en échec. Alors les mêmes légions, au lieu de revenir passer l’hiver à Rome, servirent tant que dura la guerre ; on réparait les pertes par de nouvelles recrues ; et telle fut la constitution des troupes jusqu’au temps où Auguste, après la bataille d’Actium, se vit seul possesseur de l’empire.

Vous savez qu’à cette époque, suivant la politique de Mécène, le prince établit une milice permanente.

« Il me semble à propos, dit-il à Auguste, d’entretenir dans chaque province, selon le besoin des affaires, tantôt plus, tantôt moins de troupes composées de citoyens, de sujets et d’alliés, et que ces troupes ne quittent point les armes. Il faut que les soldats soient attachés par état au métier de la guerre ; qu’ils établissent leurs quartiers d’hiver dans les lieux les plus commodes, et que le terme de leur service soit marqué à un âge qui leur laisse encore quelque temps en-deçà de la vieillesse. Éloignés comme nous le sommes des extrémités de l’empire, et environnés de toutes parts de nations ennemies, il ne serait plus temps de courir au secours, quand la frontière serait attaquée ; et si nous permettions de manier les armes à tous ceux qui sont en âge de les porter, ce serait une source perpétuelle de divisions et de guerres civiles. D’un autre côté, leur ôter les armes pour ne les leur donner que dans le besoin, ce serait nous exposer à n’employer que des soldats sans expérience et mal exercés. Mon avis est donc de ne laisser aux citoyens ni armes, ni places fortes ; mais de choisir les plus robustes et ceux qui sont moins en état de subsister par eux-mêmes, pour les enrôler et les former aux exercices. Ceux-ci feront de meilleures troupes, n’ayant d’autre métier que la guerre ; et les autres, vivant à couvert sous cette garde perpétuelle, vaqueront plus tranquillement à l’agriculture, au commerce, et aux autres occupations de la paix, sans être jamais obligés de quitter leurs professions pour courir à la frontière. La partie de l’État la plus vigoureuse, qui ne peut vivre qu’aux dépens des autres, subsistera sans incommoder personne, et servira de défense à tout le reste. »

Auguste suivit ce conseil, il établit vingt-cinq légions perpétuelles, et les fixa dans les provinces frontières dont il se réserva le gouvernement. Cette politique procura une partie des avantages que Mécène avait annoncés ; mais elle entraîna aussi des inconvéniens qu’il semble n’avoir pas prévus. L’esprit militaire se perdit chez les Romains, dès que ce ne fut plus une même chose que d’être citoyen, et d’être soldat ; on, se relâcha même sur la qualité de citoyen romain, lorsqu’on recruta pour ces légions sédentaires dans le pays où elles étaient établies ; enfin les armes inspirant à ceux qui les portaient du mépris pour les professions pacifiques, cette nouvelle milice forma bientôt un État dans l’État.

On ne fut pas long-temps à s’apercevoir que des soldats mercenaires, qui n’avaient, dans le service d’autre intérêt que leur paye, ne valaient pas des hommes élevés dans l’esprit des lois et l’amour de la patrie. Ces soldats, selon leur intérêt ou leur caprice, firent et brisèrent les empereurs. Les légions des diverses provinces, prétendant toutes au privilége de se donner un maître, en proclamèrent souvent plusieurs à-la-fois ; l’empire devint un champ de bataille où l’on achetait, par le massacre d’une partie des citoyens, le droit de commander les autres.

Tel fut le désordre qui s’introduisit dans l’État. Mais quand cet abus se vit sanctionné par l’édit de Caracalla, qui donne le droit de citoyen à tous les sujets de Rome, la légion dont les ressorts avaient été si puissant tant qu’elle fut concentrée, se relâcha à force de s’étendre, et perdit cet esprit propre et ce point d’honneur qui l’avaient placée si loin des troupes auxiliaires.

Un demi-siècle après, sous Claude II, surnommé le Gothique, nous voyons les Barbares entrer dans les légions Romaines. Probus, Constantin, Julien et leurs successeurs ne balancèrent plus à les y recevoir. Il semble même que ces empereurs en firent une maxime de leur politique, par opposition aux principes de l’ancienne constitution. L’événement montra lequel des deux systèmes était le plus sage. Les légions se corrompirent, et leur destruction entraîna la chute de la puissance romaine en Occident.