Bibliothèque historique et militaire/Essai sur les milices romaines/Chapitre IX

La bibliothèque libre.
Essai sur les milices romaines
Asselin (Volume 2p. 126-137).

CHAPITRE IX.


Guerres de Macédoine. — Bataille des Cynocéphales. — Bataille de Pydna. — La phalange et la légion.


Les livres grecs commençaient à pénétrer dans Rome, et l’art de la guerre y faisait des progrès rapides. Mais il restait encore à résoudre une question importante pour la science ; il s’agissait de savoir si la manière de combattre des Grecs était supérieure à l’ordonnance romaine ; si la phalange succomberait sous la légion.

À l’époque de Pyrrhus, la tactique des Romains était loin d’avoir acquis la perfection qu’elle présenta pendant les guerres puniques ; et le génie bien différent des peuples qui formèrent les armées d’Annibal en Italie, ne lui permit pas de composer un corps unique dont les parties fussent aussi savamment liées que l’était chez les Grecs celui dont nous parlons. Ce problème intéressant ne pouvait donc être résolu qu’en plaçant la légion en pleine campagne, et la faisant manœuvrer contre une phalange complète, comme celles que nous avons vues à l’époque d’Alexandre, ou telle qu’elle existait encore sous ses successeurs.

Philippe, roi de Macédoine, avait prévu que les Romains étendraient bientôt leurs conquêtes, s’ils sortaient victorieux de la lutte qu’ils soutinrent avec tant de sagesse et de courage ; ce prince ne cessa donc de favoriser la cause d’Annibal. Mais continuellement traversé par les guerres de ses voisins, rebuté d’ailleurs par la mauvaise conduite du sénat de Carthage, Philippe ne tenta que de faibles efforts.

C’était assez cependant pour donner un prétexte de faire éclater les desseins de Rome contre la Grèce ; aussi trois mois s’écoulaient à peine depuis la paix, qu’ils cherchèrent querelle au roi de Macédoine, à l’occasion d’un démêlé dans lequel il se trouvait engagé avec les Athéniens.

Comme ce prince avait prévu la guerre, les moyens pour la faire ne lui manquèrent pas ; et bien que les autres peuples Grecs eussent l’imprudence de se joindre aux Romains, et de conspirer ainsi contre leur propre existence, Philippe soutint une guerre de trois années, reparaissant chaque fois en campagne avec une bonne armée qu’il exerçait pendant l’hiver.

La fortune ne seconda pas ses espérances ; il fut contraint de demander la paix. Les Romains ne le croyant pas assez humilié pour la recevoir telle qu’ils voulaient la lui donner, refusèrent ses propositions ; et Philippe songea dès lors à tenter encore la voie des armes.

Mais il fallait faire un effort extraordinaire, et son pays était épuisé. Il enrôla de vieux soldats hors du service, reçut même dans son armée tout ce qu’il put trouver de jeunes-gens qui n’en avaient pas encore atteint l’âge, et parvint à réunir seize mille hoplites et deux mille peltastes, auxquels il ajouta deux mille Thraces et Illyriens, mille étrangers qu’il entretenait à sa solde, et deux mille hommes de cavalerie. Avec cette armée, Philippe espéra tenir tête à Q. Flaminius qui avait passé ses quartiers d’hiver en Grèce, aux environs d’Élatéa.

Dès que le proconsul eut avis que Philippe entrait en campagne, il assembla promptement ses troupes, et résolut de marcher contre lui. Il comptait dans son armée deux légions dont les soldats, tous hommes d’élite, avaient servi dans les guerres d’Italie et d’Afrique ; dix mille Grecs presque tous armés à la légère, et une très bonne cavalerie, supérieure en nombre à celle du roi.

Q. Flaminius passa les Thermopyles qui donnent entrée dans la Thessalie, et de là, marcha vers Thèbes où il avait des intelligences ; mais l’entreprise manqua, et la garnison ayant fait une vigoureuse sortie contre son avant-garde qui s’était trop avancée, Q. Flaminius fut sur le point d’être pris. Il pénétra cependant jusqu’au cœur de la province, et vint camper à six mille de Pheræ.

Philippe, qui avait passé aussi en Thessalie par le mont Olympe, apprit que les Romains s’étaient portés sur Thèbes, et qu’ils poussaient en avant. Il alla droit à leur rencontre, et plaça son camp à quatre mille de Pheræ ; de sorte que cette ville et les montagnes dont elle était environnée, séparèrent les deux armées, sans que ni l’une ni l’autre ne connût au juste la position respective de son adversaire.

Les deux chefs, dirigés par le même esprit, s’étaient approchés de ces montagnes dans le dessein de les passer ; et le lendemain, avant le lever du soleil, ils envoyèrent des reconnaissances. Les détachemens qui se croyaient loin de l’ennemi, s’aperçurent et durent être bien surpris de la rencontre ; ils envoyèrent de part et d’autre, pour donner avis de leur position.

Le roi de Macédoine rappela ses éclaireurs et résolut de lever le camp, la guerre des montagnes n’étant pas de son goût, et devenant peu propre aux manœuvres de la phalange. Il songea de suite à s’emparer de Scotuse bâtie à quatre journées de son camp, dans une vallée qui terminait d’un côté la chaîne des montagnes.

Cette ville, bien approvisionnée, pouvait fournir à la subsistance de son armée, dans ce pays ingrat où il devait faire quelque séjour ; elle lui conservait d’ailleurs la communication de l’un et de l’autre côté des montagnes ; et, au cas que Q. Flaminius vînt le chercher dans ce poste, il était maître de profiter du terrain, de choisir à l’avance des positions sagement calculées, et un champ de bataille avantageux.

Ayant les mêmes raisons que Philippe pour occuper Scotuse, non seulement le proconsul en forma la résolution, mais il prit à peu près des mesures semblables. Il occupait le côté de la montagne qui offrait le chemin le moins embarrassé, et c’était un avantage qu’il avait sur le roi de Macédoine. Cependant les deux généraux s’étudièrent à se cacher leur marche, et détachèrent vers les hauteurs des petits corps de troupes irrégulières et quelque cavalerie, avec ordre de s’y montrer et même d’engager l’action si l’ennemi s’y présentait. Bientôt ces détachemens s’abordèrent, et la cavalerie étolienne, accoutumée à manœuvrer dans les lieux difficiles, mit l’avantage du côté des Romains.

Pendant cette escarmouche, les deux armées se mirent en marche. Philippe et Q. Flaminius firent bien côtoyer les hauteurs qui régnaient entre les deux armées ; mais soit qu’on n’osât se montrer sur les sommets, ou que l’on ne fît pas assez de diligence, chacun, en se flattant de laisser l’ennemi derrière, ignorait ses mouvemens.

Le proconsul marcha le premier jour jusqu’à Érétrie ; et le roi campa près d’une petite rivière nommée Onchytus, les montagnes séparant toujours les deux armées ; le lendemain les Macédoniens arrivèrent à Melambium, et les Romains à Thetidium, bourgade de la Thessalie, près de la vieille et de la Nouvelle-Pharsale, suivant Polybe.

Le troisième jour, sur le matin, il s’éleva un terrible orage, et le temps devint si couvert et si sombre, qu’à peine on voyait autour de soi à quelques pas. Philippe n’en continua pas moins sa marche.

Il avait sur son chemin de hautes montagnes qui se prolongeaient à une grande distance, hors de la chaîne, et pouvait éviter par un détour ce passage difficile ; mais il craignit de perdre du temps. Toutefois, comme la pluie ne cessait point, on fit une halte avant de passer les montagnes, et la plus grande partie de ses troupes légères prit les devans, avec ordre de reconnaître les chemins, et de s’établir le mieux possible sur les sommets, afin de couvrir l’armée.

Le proconsul, qui, le jour précédent, trouva le chemin plus facile que ne l’était celui du roi, avait fait aussi une marche plus forte ; en sorte qu’il campa la nuit en-deçà des montagnes, environ vis-à-vis des endroits où s’arrêtèrent les Macédoniens. Jusqu’alors le proconsul avait côtoyé les hauteurs ; il conçut l’idée d’y faire monter des troupes légères ; et peut-être, entrevoyant dans ce moment la possibilité de la marche de Philippe, eût-il connaissance de cette saillie de montagnes qui coupait le chemin à l’armée macédonienne.

Cette situation des lieux devenait très propre à découvrir entièrement l’ennemi ; les pentes très douces du côté de Q.  Flaminius l’y invitaient encore ; dès que la pluie fût un peu diminuée, le proconsul détacha dix turmes de cavalerie légère, avec mille vélites, ordonnant de parcourir les hauteurs et d’aller aussi loin qu’on pourrait à la découverte.

La pluie avait cessé ; mais il se répandit un brouillard si épais, qu’on ne pouvait distinguer les objets. Le détachement romain avançant pour ainsi dire à tâtons, donna dans les troupes de Philippe. Les Macédoniens, mieux postés, peut-être se croyant aussi les plus forts, chargèrent avec tant d’impétuosité qu’ils mirent l’ennemi en fuite après lui avoir fait essuyer une perte considérable.

Le général romain, moins affecté de cet échec qu’attentif à saisir l’occasion d’engager un combat sur ce terrain où il avait tout l’avantage, détacha d’abord deux tribuns chacun à la tête de mille hommes, avec cinq cents chevaux étoliens. L’infanterie légionnaire s’avança vers les hauteurs, conservant ses intervalles entre les manipules, pour donner aux fuyards les moyens de se retirer derrière et de s’y rallier.

À leur approche, les Macédoniens s’arrêtèrent. Malgré leur infériorité, ils soutinrent quelque temps le combat avec courage ; enfin, ils reculèrent vers le sommet des montagnes, d’où ils prévinrent le roi qu’ayant sur les bras les Romains en plus grand nombre, ils n’éviteraient point une défaite totale si ce prince ne les secourait au plus tôt.

Le roi, très mécontent d’un incident qui menaçait de l’engager plus loin qu’il n’avait dessein de le faire, détacha cependant Héraclides et Léontes, l’un à tête de la cavalerie thessalienne, et l’autre avec un corps de cavaliers macédoniens. Mille hommes d’infanterie étrangère, commandés par Athénagore se joignirent à eux. Leur ordre fut positif : ils devaient se contenter de dégager les troupes légères, et ne pas se laisser entraîner trop avant, afin d’éviter une action générale.

Ces détachemens trouvèrent les soldats légers qui se maintenaient avec beaucoup de peine ; ils se réunirent, et donnèrent ensemble sur les Romains avec tant d’impétuosité qu’ils les renversèrent. Vélites, Étoliens, légionnaires, tout fut culbuté. La déroute aurait été plus grande, si la cavalerie étolienne, qui s’exposait partout où celle des Macédoniens ne pouvait gagner le pas sur elle, n’eût souvent tenu tête à l’infanterie, et favorisé la retraite des Romains.

Q. Flaminius apercevant ce qui se passait sur les hauteurs, fut d’abord un peu décontenancé d’une défaite qu’il n’avait pas prévue. Il sortit de suite son armée du camp, et la rangea en bataille au pied des montagnes, la gauche vis-à-vis la pente sur laquelle ses détachemens étaient montés. Les Romains étaient formés sur trois lignes par manipules[1].

Les généraux de la droite reçurent l’ordre d’agir selon les circonstances, et de détacher plusieurs corps pour gagner des postes détournés qui pourraient servir à prendre l’ennemi à dos et en flanc, si l’action devenait générale. Devant cette droite Q. Flaminius jeta ses éléphans ; car depuis les guerres contre Carthage, on essayait d’employer ces animaux dans les armées romaines. Le proconsul n’en mit point devant sa gauche, craignant que ses escarmoucheurs ne se retirassent en désordre ; cependant il la renforça des vélites qui n’avaient point combattu sur la hauteur. Ce qui lui restait de cavalerie fut réparti aux deux ailes.

On ignorait encore quel parti prendrait Philippe. Une division considérable de l’armée romaine fuyait honteusement devant les Macédoniens, et le proconsul eut besoin de toute son autorité pour contenir les troupes, tant était forte l’impression du premier échec reçu presque en présence de l’armée entière. Si le roi avait profité de cet incident, la défaite des Romains devenait inévitable. Le malheur de ce prince fut de se voir engagé malgré lui dans un combat auquel il ne s’était pas attendu, et de n’en avoir pas calculé toutes les chances.

On lui donnait incessamment avis de l’ardeur et de l’avantage de ses soldats ; on lui annonçait que la terreur était dans l’armée romaine ; on le félicitait enfin comme si le succès du combat ne devait plus être douteux. Mais ce prince s’opiniâtra dans ses premières idées. Il se plaignit de la désobéissance de ses généraux qui, malgré ses ordres si précis, poussaient les fuyards jusqu’au bas de la montagne, et sembla craindre de commettre sa gloire, en faisant naître la victoire de l’imprudence et de la témérité.

L’infanterie romaine qui s’ébranlait, ne lui permit plus de douter que, pour sauver une partie de son armée, il ne fallût l’engager toute entière. Comme les montagnes étaient plus escarpées et plus difficiles de son côté, ce ne fut pas sans peine qu’il se dirigea sur les hauteurs nommées Cynocéphales. Les peltastes formaient la tête de la colonne, et le roi suivait avec la droite de la phalange. Elle marchait par son flanc, dans la route que ses détachemens avaient frayée.

Philippe voulait gagner le sommet des montagnes ; mais il lui importait beaucoup de ne pas se laisser prévenir, puisque la pelouse lui permettait de s’y former, et qu’il pouvait en descendre pour marcher à l’ennemi sans rompre les rangs. Il craignit donc de perdre un moment, et donna l’ordre à Nicanor de conduire la gauche de la phalange de front, chaque section montant droit devant elle.

Le prince crut abréger par là cette marche difficile, et cette erreur le perdit. Il arriva sur la pelouse avec la droite de la phalange, et eut tout le temps de s’y former en bataille, en déployant par la gauche à mesure qu’il débouchait. La bravoure et l’opiniâtreté de ses troupes, contenaient toujours Q. Flaminius.

Si la marche de Nicanor s’était faite avec autant de courage que celle de Philippe, le succès n’en fut pas aussi heureux. Les soldats grimpèrent avec une égale impatience ; mais le terrain ne se présentait pas le même pour chaque section. Les unes parcouraient une seule montagne qui se prolongeait jusqu’à la pelouse ; les autres rencontraient plusieurs rochers, des crevasses, des ravins qu’elles devaient escalader ou franchir. Les sections se séparèrent. Quelques-unes, engagées de hauteurs en hauteurs, obligées de faire des circuits pour trouver les endroits praticables, s’éloignèrent considérablement.

Quel coup-d’œil désespérant pour un général placé dans la position de Philippe ! Il dévora son chagrin, joignit à sa droite chaque section à mesure quelle arrivait sur la pelouse ; enfin voyant que l’escarmouche allait se terminer à son désavantage, il fit un seul corps d’infanterie de trente-deux hommes de hauteur, le flanqua de ce qu’il put trouver de troupes légères, et s’avança fièrement contre les Romains.

Q. Flaminius, de son côté, marchait à sa rencontre ; mais il ne put soutenir le choc de cette masse profonde : tout ce qui se présenta devant elle rebondit ou fut renversé. La singularité de ordonnance de la légion, la préserva seule d’une entière défaite.

Comme les manipules agissaient indépendamment l’un de l’autre, le choc de la phalange ne produisit pas le même effet que s’il eut porté sur une ligne pleine. Ces petits corps de cent trente hommes se remettaient facilement de leur désordre, revenaient quelquefois de front, et tâchaient de gagner les flancs. Aussi, quoique Philippe contraignit les Romains à perdre un terrain considérable, il trouva constamment l’ennemi devant soi, et n’osa risquer de poursuivre son avantage en détachant quelques sections de la phalange pour entamer la droite de Q. Flaminius.

Cette droite restait encore en état de décider la victoire ; elle se mit en mouvement et gagna les hauteurs où les sections de Nicanor, qui n’avaient pu d’abord se réunir sur la pelouse, s’efforçaient de se joindre et de se former. Celles qui s’étaient placées séparément en bataille furent renversées par les éléphans ; les autres sections se trouvaient en pleine marche sur le sommet, ou grimpaient encore, et se virent accablés avant d’avoir pu se reconnaître.

Cette chance inespérée pour les Romains ne dégageait pas encore Q. Flaminius, que le roi pressait avec autant de bonheur que de sagesse, lorsqu’un tribun prenant conseil de lui seul, et se croyant appelé à décider le sort de la bataille, laissa ses collègues s’acharner contre les malheureuses sections de Nicanor, et parut avec vingt manipules sur les derrières de la phalange.

Cette inspiration soudaine changea la face du combat : les Romains reprirent courage ; et les officiers de la phalange, frappés par cette attaque imprévue, ne surent pas tirer parti de l’ordre à deux fronts que l’extrême profondeur du corps leur permettait. Le soldat, toujours effrayé quand il se croit coupé, ne pensa d’abord qu’à la fuite. La réflexion faisant comprendre ensuite qu’il n’était pas possible d échapper de cette manière, ces braves gens, qui avaient perdu la tête et le cœur, élevèrent leurs piques pour indiquer qu’ils voulaient se rendre. Mais les Romains ignoraient ou feignirent de ne pas connaître cet usage des Grecs ; et Q. Flaminius eut beaucoup de peine à faire cesser le massacre. (ans 557 de Rome ; 497 avant notre ère.)

Huit mille Macédoniens périrent, et cinq mille restèrent prisonniers. Les Romains ne comptèrent que sept cents des leurs parmi les morts. Le roi s’étant tiré de la mêlée, rallia le reste de ses troupes, et tint encore quelque temps la campagne, jusqu’à ce qu’enfin les Romains lui accordèrent la paix.

Les grandes actions de Philippe lui avaient mérité la réputation d’un des meilleurs capitaines de son temps. Mais s’il joua de malheur pendant le cours de cette guerre, on doit convenir aussi qu’il manqua plusieurs fois de conduite. Il en fallait davantage pour tenir tête aux Romains que pour vaincre les Thraces et les Grecs de son voisinage. Ce prince déchut beaucoup de sa réputation militaire dans cette journée fameuse, dont le résultat fut de rendre les Romains maîtres des détroits de l’Épire.

Certainement la fortune contraria beaucoup Philippe à la bataille des Cynocéphales. Le brouillard qui lui dérobait l’ennemi, l’engagea plus tôt qu’il n’eût voulu, et qu’il ne s’y attendait ; la désobéissance de ses troupes le fixa sur un terrain défavorable. Mais on ne peut expliquer sa lenteur à prendre son parti, lorsqu’il fut assuré du succès audacieux de ses escarmoucheurs.

On ne reconnaît pas non plus le coup-d’œil dun général d’expérience dans cette marche ordonnée à travers les obstacles que la nature des lieux rendait assez sensibles ; comme si du bas de la montagne jusqu’à la pelouse, il n’y avait eu partout qu’un glacis. Qui pressait d’ailleurs le roi d’attaquer avant la réunion de toute sa gauche à sa droite ? Pour protéger la retraite des siens, il lui suffisait de s’avancer vers la pente ; Q. Flaminius n’aurait certes pas eu la témérité d’aller en montant heurter une masse aussi profonde, qui pouvait tenir ferme contre un choc bien plus violent.

Quoi qu’il en soit, les inconvéniens et les vices de la phalange sont assez clairement démontrés par l’issue de cette bataille. Mais pour bien juger des moyens d’attaque et de défense de ce corps, et lui laisser déployer toute la force dont il est susceptible, on conçoit qu’il doit manœuvrer hors du terrain raboteux, inégal, haché, sur lequel se passa l’action des Cynocéphales ; il faut placer la phalange en plaine, comme sur le théâtre de ses exploits les plus brillans.

Il restait en effet quelque doute sur la supériorité de cette ordonnance, même parmi ceux qui étudiaient l’art militaire à Rome, lorsque la bataille de Pydna fut livrée sous le successeur de Philippe. C’est ce qui rendra toujours cette journée si mémorable, indépendamment de l’influence qu’elle exerça sur les destinées de la Grèce.

Philippe mourut dans le moment où il s’occupait de secouer le joug de Rome. Persée, son fils, qui connaissait ses vues, résolut de les réaliser, et fit en secret de grands préparatifs. Tandis qu’il s’appliquait à s’assurer des Alliés, il amusait le sénat par des négociations feintes ; et lorsqu’il démasqua ses projets, il était déjà maître des places principales de la Thessalie.

Ces mouvemens échappèrent à la vigilance de Rome, jusqu’au moment où éveillée par une correspondance de Persée avec les Carthaginois, elle envoya des commissaires en Grèce ; ils ne furent pas long-temps à reconnaître la ligue puissante qui se formait.

Il est vraisemblable que les chefs des conseils de Rome résolurent dès lors de détruire le royaume de Macédoine. Cependant, on commença par s’occuper soigneusement des divisions qui troublaient les états de la Grèce, s’efforçant d’apaiser toutes les querelles qui pouvaient ranger ces diverses républiques du parti de Persée. On appela même à Rome le roi de Pergame, Eumènes, qui se plaignait de ce prince, et semble s’être repenti dans la suite du rôle qu’on lui fit jouer alors.

Le roi accusateur, qui avait pris, à son retour dans ses états, le chemin de la Grèce, fut assailli et blessé par une troupe d’assassins. Cet acte de violence, quelques autres encore qui se passèrent dans le même temps, furent imputés au roi de Macédoine, et servirent de prétexte à la guerre qu’on lui déclara.

L’arrivée des légions romaines en Épire, effraya Persée ; il envoya des ambassadeurs qui offrirent tout ce que le sénat et le peuple romain pouvaient raisonnablement désirer. La république se montra inexorable sur les injures qu’elle prétendait avoir reçues, et donna ordre à ces ambassadeurs de sortir d’Italie, déclarant au roi de Macédoine que s’il avait des propositions à faire, il pouvait s’adresser au commandant de leur armée d’Épire.

Persée eut bientôt après une entrevue avec les commissaires romains, et la fin de la conférence annonça des hostilités prochaines. Ce prince fit parvenir à tous les peuples de la Grèce, et de l’Asie-Mineure, une copie de ce qui s’y passa, et plusieurs comprirent qu’il pouvait seul les protéger contre Rome. Les Rhodiens, dont la marine était alors formidable, craignant de se déclarer ouvertement, l’encouragèrent en secret. D’autres peuples se liguèrent ostensiblement.

Depuis vingt-cinq ans environ, Rome jouait le premier rôle chez les nations qui environnaient la Méditerranée ; l’ascendant que cette république savait prendre dans tous les combats et les traités, inspirait la crainte et le respect. Mais les Macédoniens aussi, avaient rempli le monde des plus brillans exploits ; leur tactique et leur valeur jouissaient d’une réputation immense ; et l’issue de la dernière guerre avait surpris les peuples, sans les convaincre de la supériorité des armées romaines. On attribuait cet échec à la mauvaise conduite de Philippe, et surtout à l’embarras que produit toujours un ennemi que l’on ne connaît pas.

Persée pouvait opposer de suite aux Romains une des plus belles armées qu’eussent levé les rois de Macédoine. Elle se composait de quarante mille soldats d’infanterie, de quatre mille chevaux, et ces troupes étaient parfaitement disciplinées. Aussi Persée, voyant qu’il ne pouvait plus rien espérer de la voie des négociations, se décida-t-il à soutenir vigoureusement la lutte.

Les Romains avaient commis la faute d’envoyer en Épire des forces peu considérables, que le roi aurait dû détruire avant qu’elles reçussent des renforts de l’Italie ; mais les ambassadeurs eurent l’adresse d’amuser ce prince, et de l’empêcher de former, pendant la première année, aucune entreprise sur Apollonie ou sur les autres places occupées par les troupes de la république.

L’été suivant, sept années environ après l’avènement de Persée au trône, le consul Licinius se rendit en Épire, et tandis que l’escadre de Rome, réunie à celle de ses alliés, s’assemblait au détroit de l’Eubée, les deux armées de terre commencèrent leurs opérations. Les Macédoniens assirent leur camp à Sycurium, sur la croupe du Mont Ossa ; Licinius pénétra dans la Thessalie, et après avoir passé la rivière du Pénée, établit ses postes à douze milles de l’ennemi.

Persée se hâta de ravager tout le pays d’où les Romains pouvaient tirer leurs subsistances. Il y eut une action où la cavalerie et l’infanterie légère des deux armées combattirent ; les troupes macédoniennes demeurèrent victorieuses. Licinius ne pouvant plus défendre ses fourrageurs, de ce côté du Pénée, contre un ennemi supérieur en nombre, abandonna son camp pendant la nuit, et passa la rivière.

Ce petit succès pouvait éblouir le roi de Macédoine ; il eut la sagesse de n’y voir qu’une occasion favorable pour faire de nouvelles ouvertures de paix ; et afin que la négociation réussît, ce prince résolut de signer pour préliminaires les conditions que son père avait proposées après plusieurs défaites.

Il devait supposer que de pareilles offres, à la suite d’une victoire, seraient regardées comme un acte de modération, et non comme un hommage de la crainte ; que les nations neutres, effrayées des suites de cette supériorité, favoriseraient la paix ; que Rome enfin, terminant la guerre après une défaite, respecterait désormais la Macédoine, et ne recommencerait pas légèrement les hostilités.

Persée connaissait mal les Romains. Ce peuple, fidèle à ses maximes de politique, refusa toujours de signer un traité ou même d’entrer en négociation après une défaite ; et tandis qu’il accueillait avec douceur les propositions des vaincus, il dédaigna celles d’un ennemi victorieux. Licinius, sans examiner les offres du roi, répondit que s’il voulait terminer la guerre, il devait rendre à discrétion sa personne et ses états.

Cette réponse, on peut le croire, ne causa pas peu de surprise à la cour de Macédoine. Cependant, les opérations des détachemens de fourrageurs ayant rempli le reste de la saison, et l’hiver approchant, les Romains se retirèrent dans la Béotie. Leur escadre fit plusieurs descentes pour inquiéter les peuples qui s’étaient déclarés en faveur de la Macédoine, et Licinius prit ses quartiers sans aucune résistance ; mais à la fin de la première campagne, ce consul avait soumis seulement quelques cantons de la Béotie, et l’autre armée romaine, qui essayait de détacher les Illyriens du parti de Persée, éprouvait aussi de grandes difficultés.

Le commandement de Licinius expira. Son successeur, A. Hostilius Marcius, qui voulut, à diverses reprises, pénétrer dans le royaume de Macédoine, fut constamment repoussé. Le roi le harcelait, lui coupait les vivres, et remportait des avantages dans toutes les affaires de postes ; de sorte que cette campagne ne fut pas plus heureuse que la précédente.

Encore que les Romains eussent bien souvent essuyé des défaites au commencement des autres guerres, surtout dans les premières actions contre Pyrrhus et Annibal, il paraît qu’ils furent surpris et humiliés du tour défavorable que prenait leur expédition de Macédoine. On envoya des inspecteurs pour examiner l’état des troupes, et rechercher la cause de leurs mauvais succès.

Cependant il n’y eut pas un moment d’irrésolution dans les conseils de Rome, et le commandement de la Macédoine passant à Q. Marcius Philippus, l’un des commissaires envoyés en Grèce avant les hostilités, il s’y montra non moins habile dans les opérations de la guerre, qu’il l’avait été lors des négociations. Les lignes au moyen desquelles Persée gardait les défilés des montagnes pour couvrir son royaume, furent enfoncées ; le consul pénétrait victorieux en Macédoine, lorsque l’approche de l’hiver ne lui permit pas d’avancer dans un pays qui offrait peu de ressources. Il établit ses postes, et remit le commandement de l’armée à son successeur.

C’était Paul Émile, le fils de celui qui succomba si vaillamment à la bataille de Cannes. Il avait alors soixante ans, et inspirait une grande confiance par ses beaux services en Ligurie et en Espagne.

Sa harangue au peuple, avant son départ, laisse entrevoir qu’à Rome on censurait avec amertume les généraux malheureux. « Que ceux, dit-il, qui se croient en état de me donner des conseils, m’accompagnent en Macédoine ; ils passeront à bord de mon vaisseau, et lorsque l’armée entrera en campagne, je leur donnerai place dans ma tente et à ma table. Mais s’ils n’acceptent point mes offres, qu’ils ne prétendent pas ensuite juger ce qu’ils n’auront pu voir ; qu’ils aient la sagesse de s’abstenir d’opposer leur avis à celui d’un général qui déploie tous ses talens, fait usage de toute son expérience, et consacre sa vie et son honneur au service de la république. »

Paul Émile trouva le roi retranché sur les bords de l’Énipeus, ses deux ailes appuyées aux montagnes. Il l’obligea, par une manœuvre savante, de faire un mouvement rétrograde vers Pydna, où cependant le roi de Macédoine prit encore une position forte dans une plaine resserrée entre deux petites rivières, le Lœson et le Leucos-Potamos.

La ville de Pydna se trouvait derrière la gauche de Persée, près de l’endroit où le Lœson va se joindre au Leucos, lequel coulait devant le front de l’armée macédonienne, et donnait au roi la facilité d’attendre les Romains, et de les culbuter s’ils voulaient traverser la rivière[2].

Ces passages nécessitant toujours du désordre dont il est aisé profiter, surtout pour une ordonnance comme celle de la phalange qui jouissait d’une grande force impulsive, Paul Émile, quoique bien résolu de saisir la première occasion qui se présenterait pour terminer la guerre, arriva sur les bords du Leucos, et ne jugea point à propos d’attaquer.

Il ne voulait pourtant pas se retirer en présence de l’ennemi qui pouvait prendre avantage de cette retraite pour augmenter le courage de ses troupes ; il résolut de camper où il se trouvait alors. Nous avons dit ailleurs que sa première ligne resta sous les armes, prête à fondre sur les Macédoniens, et que les autres commencèrent à se retrancher jusqu’à ce qu’elles eussent achevé un parapet assez fort pour permettre aux légions de se retirer en sûreté derrière. Ce fut sous cet abri que l’on termina les fortifications ordinaires d’un camp romain.

Le consul épiait Persée dans cette position, supposant bien qu’il se présenterait quelque circonstance favorable, lorsqu’un cheval, échappé du camp romain, mit ceux qui le poursuivaient en présence d’un détachement de fourrageurs. On se chargea de part et d’autre ; les renforts arrivèrent ensuite successivement et rendirent l’action plus vive ; enfin les Macédoniens crurent l’occasion belle pour surprendre leurs adversaires, et commirent la faute impardonnable de passer le Leucos.

Ils se formèrent promptement. Leur front remplissait toute la plaine. Paul Émile avoua dans la suite que ce rempart d’airain, cette forêt de piques l’avaient rempli d’étonnement et de crainte ; et malgré la bonne contenance qu’il sut prendre, il ne put d’abord s’empêcher de sentir quelque inquiétude sur le succès du combat.

Son armée était rangée par manipules, et déjà la première ligne toute entière se trouvait rompue ; la seconde commençait à plier. Ce terrain paraissait favorable à la phalange ; toutefois le consul remarqua bientôt que le premier combat avait obligé l’ennemi à désunir ses rangs ; que plus la phalange poussait en avant, plus elle laissait d’ouvertures sur son front ; car l’effort et la résistance n’étaient pas les mêmes sur toute la ligne.

Il divisa de suite ses manipules en centuries, sections plus petites, et leur ordonna de ne pas attaquer ensemble et de front ; mais de se jeter, par troupes détachées, dans les crevasses de la phalange.

Cette disposition faite à propos fut couronnée du succès le plus complet. Les légionnaires, pénétrant avec le bouclier et la courte épée par de-là les pointes des lourdes piques macédoniennes, percèrent jusqu’au centre de leur ordonnance pressée, et ne tardèrent pas à faire un carnage effroyable. (ans 586 de Rome ; 168 av. notre ère.) Vingt mille périrent sur le champ de bataille, cinq mille fuyards tombèrent au pouvoir des vainqueurs, et six mille autres se retirèrent dans la ville de Pydna où ils se rendirent. Ce fut par suite de ce combat, regardé comme le dernier soupir de la phalange, que Polybe vint à Rome.

Après les batailles des Cynocéphales et de Pydna, Rome marcha rapidement à la conquête du monde. Antiochus qui défendit l’Asie pendant plus de deux ans, avait été défait par Scipion l’Asiatique ; la troisième guerre punique venait de se terminer avec la destruction de Carthage ; les Grecs s’efforçaient en vain de conserver leur liberté si glorieusement acquise. Toutefois, la science militaire ne fit plus aucun progrès qui mérite d’être cité.

Ce n’est pas que les Romains n’eussent encore de grands capitaines à la tête des armées ; il s’écoula même un période remarquable entre Marius et César. Mais on ne rencontrait plus de généraux capables d’instruire dans le grand art de la guerre, comme on le vit en combattant Pyrrhus, Xanthippe, Asdrubal, Annibal, et même Philippe et Antiochus.

Il faut déplorer sans doute les coups funestes que tant de personnages illustres portèrent alors à la liberté de leur patrie ; ôtez cependant cette soif du pouvoir qui tourmente les âmes les plus généreuses, vous trouverez des hommes désintéressés, équitables ; des soldats sobres et intrépides ; vous reconnaîtrez enfin qu’ils eurent des partisans qui les chérirent pour eux-mêmes, indépendamment de l’esprit de faction. Qui ne sait combien les légions de Sylla lui étaient dévouées ! Marius fut l’idole du peuple ; Pompée bien long-temps captiva Rorne entière ; César acquit l’admiration de l’univers.

Où peut condamner tout ce que la politique des Romains eut de perfide à l’égard des nations étrangères ; mais on admirera toujours leur grand caractère, leur conduite prudente, et ces maximes invariables dont ils ne s’écartèrent jamais. Ils se montrèrent surtout habiles à flatter les passions des autres peuples, à les diviser entre eux, à les attirer par l’espoir d’obtenir, avec l’influence de Rome, ce qu’ils ne pouvaient espérer de leurs propres moyens.

C’est ainsi que les Romains détachèrent les Grecs d’Europe et d’Asie, des rois de Syrie et de Macédoine. Ils montraient à ces petites républiques le retour de leur antique liberté ; mais à peine eurent-ils subjugué les deux monarques, que la Grèce fut réduite en province romaine. On voit aussi le sénat refuser, pendant vingt-cinq ans, son arbitrage dans les démêlés de Carthage avec le roi de Numidie. Ce corps politique entrevoit le moment où cette ancienne rivale doit être suffisamment affaiblie par les continuelles usurpations de Massinissa ; il attaque alors Carthage, la détruit, et s’empare ensuite de la Numidie.

Tous les grands hommes que produisit la république, doués de qualités très diverses, et de caractères peu ressemblans, se rapprochèrent dans un point : l’orgueil du nom romain, et le désir d’en étendre la puissance. Ce fut par cette conformité de vue et d’esprit, par cette réunion des moyens et des talens vers un même but, que le sénat, le peuple, les généraux et les armées concoururent à la confection de l’édifice majestueux qui fera l’admiration de tous les siècles. Les citoyens aimaient la patrie avant eux-mêmes ; et, si quelques-uns eurent la noble ambition de s’élever au-dessus de leurs semblables, c’est que rien ne leur paraissait plus beau que de commander les Romains.

Tels on voit Marius qui enchaîna Jugurtha, et détruisit les Cimbres ; Sylla, son heureux rival, allant porter au fond de l’Asie la terreur des armes romaines ; Pompée, plus illustre qu’eux tous par la diversité de ses victoires, et surtout pour avoir débarrassé Rome d’un ennemi comme Mithridate ; César enfin, dont la plus grande gloire aurait été de vaincre Pompée, si l’on pouvait compter les triomphes arrosés du sang de ses concitoyens.




  1. Voyez l’Atlas.
  2. Voyez l’Atlas.