Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre VI

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Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 615-647).
FRAGMENS
DU

LIVRE SIXIÈME.


I.

argument.

Là nous interromprons le fil de notre récit, pour examiner la forme du gouvernement romain, et l’on verra qu’il ne pouvait être mieux constitué, non-seulement pour se rétablir dans l’Italie et dans la Sicile, ainsi que pour soumettre les Espagnes et les Gaules ; mais encore pour triompher des Carthaginois, et songer à l’empire du monde (Polybe, liv. ii).


II.


De l’histoire romaine à une époque plus reculée.


Je suis persuadé que Rome a été fondée la seconde année de la septième olympiade (Polyb. apud Dionys. Halic., lib. i, cap. 74). Schweighæuser.


Le mont Palatin doit son nom à un jeune homme nommé Palante, qui y fut tué (Ibid., lib. i, cap. 32). Schweighæuser.


Chez les Romains, l’usage du vin est interdit aux femmes ; mais il leur est permis de boire du vin cuit ; on le fait avec du raisin cuit ; il est semblable, pour le goût, au vin léger d’Agosthène ou de Crète. Lorsque la soif les presse, c’est donc avec cette boisson qu’elles l’apaisent. Mais si l’une d’elles a bu du vin, elle ne peut cacher ce fait ; d’abord parce que la femme n’a pas à sa disposition le cellier où l’on met le vin ; ensuite parce qu’il faut qu’elle baise sur la bouche ses parens et ceux de son mari, jusqu’aux fils de ses cousins, et cela tous les jours, et aussitôt qu’elle les aperçoit. Aussi, ne sachant pas qui doit lui parler, ou qui elle doit rencontrer, elle se tient sur ses gardes. En effet, si elle avait seulement goûté à du vin, il n’y aurait pas besoin d’autre indice pour le faire découvrir (Apud Athænæum, lib. x, c. 11). Schweighæuser.


Ancus Marcius fonda encore Ostie, ville fortifiée sur le Tibre (Stephanus Byzant., in Ὤστια). Schweighæuser.


Lucius, fils de Démarate le Corinthien, partit pour Rome, plaçant de grandes espérances, tant sur lui-même que sur ses richesses, et persuadé que les occasions ne lui manqueraient pas de montrer qu’il n’était inférieur à aucun citoyen de la république. Il était même marié à une femme qui, à d’autres qualités, joignait encore une âme propre à le seconder dans des projets qui demandent de la prudence et de l’adresse. Aussitôt donc qu’il fut arrivé à Rome, et qu’on lui eut accordé le droit de cité, il se mit à montrer la plus grande déférence pour les ordres du roi ; et bientôt, en partie par sa libéralité, en partie par l’adresse de son esprit, et surtout au moyen des arts dans lesquels il avait été instruit dès son enfance, il sut s’insinuer tellement dans l’esprit du roi, qu’il parvint à exercer sur lui un certain empire, et obtint toute sa confiance. Enfin, par la suite, il fut admis dans l’intimité du roi Ancus Marcius, au point d’habiter dans son palais et d’administrer les affaires de l’état avec lui. Dans cette gestion, comme il veillait aux intérêts de tous en général, tandis qu’en même temps il aidait, en particulier, de son crédit et de ses travaux ceux qui lui demandaient quelque chose, usant même dans l’occasion de ses propres richesses avec magnificence, il s’attirait d’un côté l’attachement de beaucoup de citoyens par ses bienfaits, et de l’autre il s’était acquis la bienveillance de tous, en se faisant à leurs yeux une réputation de vertu : c’est par ces moyens qu’il parvint jusqu’à s’élever au trône (Excerpta Valesian.). Schweighæuser.


III.


Des différentes sortes de gouvernemens.


Quand on ne doit traiter que des républiques de la Grèce, de l’accroissement des unes ou de la ruine totale des autres, on n’a nulle peine à raconter ce qui s’y est passé, et à prédire ce qui, dans la suite, y arrivera ; car quoi de plus aisé que de rapporter ce que l’on sait, ou de conjecturer par ce qui s’est fait autrefois, sur ce qui doit se faire à l’avenir ? Il n’en est pas de même de la république romaine : son état présent est difficile à développer, à cause de la variété qui se remarque dans son gouvernement ; et l’on ne peut que difficilement prévoir ce qu’elle deviendra, parce que l’on ne connaît point assez comment elle se conduisait autrefois, soit dans les affaires générales, soit dans les affaires particulières. C’est pourquoi, sans une étude et une application très-sérieuses, on ne découvrira jamais clairement et complétement les avantages qui distinguent cette république de toutes les autres.

La plupart de ceux qui ont traité avec méthode des différentes formes de gouvernement, en ont distingué trois, savoir : la royauté, l’aristocratie et la démocratie. On ne voit pas si, par là, ils ont voulu nous faire entendre qu’il n’y en avait point d’autres, ou que c’étaient là les trois meilleures ; mais, quoi qu’il en soit, j’ose dire qu’ils se sont trompés sur l’un et l’autre point. Ce ne sont pas les meilleures, puisque non-seulement la raison, mais encore l’expérience, nous apprennent que la forme de gouvernement la plus parfaite, est celle qui est composée des trois qu’ils citent : telle fut, par exemple, celle que Lycurgue établit le premier à Lacédémone. Ce ne sont pas non plus les seules qu’il y ait, car les gouvernements monarchiques et tyranniques sont fort différents de la royauté, quoiqu’ils semblent avoir quelque ressemblance avec elle, ce dont profitent les monarques et les tyrans, pour colorer, autant qu’il leur est possible, et leurs actes et leur nom du titre de royauté. Il y a eu aussi plusieurs états gouvernés par un petit nombre de citoyens choisis. Au premier abord, on aurait cru que c’étaient des états aristocratiques, cependant ces deux gouvernements ne se ressemblent presque en aucune manière. On doit porter le même jugement de la démocratie.

Pour se convaincre de la vérité de ce que j’avance, il ne faut que remarquer que toute monarchie n’est pas royauté, mais celle-là seulement à laquelle les sujets se soumettent de bon gré, et où tout se fait plutôt par raison que par crainte et violence. Toute oligarchie ne mérite pas non plus le nom d’aristocratie. Il n’y a que celle où l’on choisit les plus justes et les plus prudents pour être à la tête des affaires. En vain aussi donnerait-on le nom de démocratie à un état où la populace serait maîtresse de faire tout ce qui lui plairait. Un état où l’on est depuis long-temps dans l’usage de révérer les dieux, d’être soumis à ceux dont on tient le jour, de respecter les vieillards et d’obéir aux lois, et dans lequel l’opinion de la majorité est toujours victorieuse : voilà ce qu’on peut à juste titre appeler le gouvernement du peuple.

On doit donc distinguer six sortes de gouvernements, les trois dont tout le monde parle et dont nous venons de parler, et trois qui ont du rapport avec les premiers ; savoir : le gouvernement d’un seul, celui de peu de citoyens, et celui de la multitude. Le gouvernement d’un seul ou la monarchie s’établit sans art et par le pur mouvement de la nature : de la monarchie naît la royauté, lorsqu’on y ajoute l’art et qu’on en corrige les défauts ; et quand elle vient à enfanter la tyrannie, dont elle approche beaucoup, sur les ruines de l’une et de l’autre s’élève l’aristocratie, qui se change comme naturellement en oligarchie ; et de la démocratie, lorsque le peuple devient insolent et qu’il méprise les lois, naît le gouvernement de la multitude.

On reconnaîtra clairement la vérité de tout ce que je viens d’avancer, si l’on considère les principes naturels, la naissance et les changements de chaque sorte de ces gouvernements. Les commencements d’un état sont surtout utiles à connaître. Sans cette connaissance, il est impossible de voir clair dans ses progrès, dans sa plus grande force, dans les changements qui lui arriveront, et de deviner quand et comment il finira, et en quelle forme il se changera. C’est aussi de cette manière que je veux entreprendre l’examen de la république romaine, parce que son premier établissement et ses progrès sont conformes aux lois de la nature.

On dira peut-être que l’on trouve la transformation des états traitée avec exactitude dans Platon et quelques autres philosophes ; mais comme Platon s’étend fort longuement sur ce sujet, et que peu de gens sont capables de l’entendre, je crois que je ne ferai pas mal d’en extraire ici ce qui peut convenir à une histoire et être à la portée de tout le monde. En cas qu’une explication générale laisse quelque chose à désirer, le détail où nous entrerons ensuite lèvera les doutes qu’on aurait pu former.

Quel est donc le commencement des sociétés civiles, et d’où dirons-nous qu’elles tirent leur origine ? Quand un déluge, une maladie pestilentielle, une famine ou d’autres calamités semblables emportent la plus grande partie des hommes, comme il est déjà arrivé, et comme il arrivera sans doute encore, la ruine des hommes entraîne avec elle celle des usages, des coutumes et des arts. De ceux qui ont échappé à ce naufrage général, comme d’une semence, s’élèvent de nouveaux hommes, qui, faibles naturellement et incapables de se soutenir par eux-mêmes, se réunissent et s’assemblent les uns avec les autres, comme font les autres animaux. Alors, c’est une nécessité que celui qui, en forces corporelles et en hardiesse, surpasse ses semblables, soit à leur tête et les conduise en maître. Et l’on doit reconnaître en cela l’ouvrage de la nature, puisque parmi les autres animaux, qui certainement ne suivent que ces lois, nous voyons que les plus forts dominent sur les autres, comme, par exemple, les taureaux, les sangliers, les coqs et les autres animaux du même caractère, qui remplissent vraiment ces fonctions de chefs. Telle est, selon toutes les apparences, la disposition des hommes dans ces commencemens : ils s’attroupent ensemble et se mettent sous la conduite des plus forts et des plus courageux ; et voilà ce qu’on peut appeler monarchie, lorsque celui qui commande ne mesure son autorité que par ses forces. Quand, par la succession des temps, une éducation commune et un fréquent commerce ont formé des nœuds plus étroits, alors commence à naître la royauté : l’idée de l’honnête et du juste se forme dans l’esprit aussi bien que celle des vices qui leur sont opposés.

Tels sont donc les commencemens d’où sont sorties les républiques et les sociétés humaines. Du penchant naturel qu’ont l’homme et la femme l’un pour l’autre, naissent des enfans. Lorsque ceux-ci sont parvenus à un certain âge, si, sans reconnaissance pour ceux qui les ont élevés, ils ne les secourent point, mais qu’au contraire ils prennent plaisir à les décrier ou à leur faire tort, il est clair que ceux qui seront témoins de ces mauvais traitemens, après l’avoir été des soins, des inquiétudes et des peines que les parens ont prises pour l’éducation de ces enfans, seront indignés de leur ingratitude. Faisant alors usage de leur esprit et de leur raison, qui les distinguent des autres animaux, ils ne demeureront pas indifférens ; ils feront des réflexions sur un traitement si indigne, et en seront d’autant plus choqués que, prévoyant l’avenir, ils craindront le même sort pour eux-mêmes. Qu’un homme secouru par un autre et tiré d’un péril pressant, au lieu de lui rendre la pareille dans l’occasion, entreprenne de lui faire tort, il est constant que ceux qui seront informés de ce mauvais procédé en seront piqués, qu’ils entreront dans le ressentiment de la personne lésée, et qu’ils se croiront exposés à souffrir un jour la même infortune. De là naît, dans l’esprit, une certaine connaissance du devoir. On en approfondit la force et la nécessité, et c’est en cela que consiste le commencement et la fin de la justice.

Pourquoi, au contraire, donne-t-on tant d’applaudissemens à celui qui se jette le premier dans les périls et défend ses semblables contre le choc et la fureur des forts animaux ? pourquoi encore n’a-t-on que du mépris pour un homme lâche qui craint de s’exposer pour le salut de ceux qu’il devrait secourir ? Cela ne peut venir que de la réflexion qu’on fait alors sur la générosité et la lâcheté de la conduite de chacun, et sur la différence qu’il y a entre ces deux choses. On commence alors à penser que la première est digne qu’on la recherche et qu’on la pratique, à cause de l’utilité qui en revient, et que la seconde mérite toute notre aversion. Lorsque celui qui est à la tête des autres et qui les surpasse en forces passe pour favoriser toujours les hommes généreux dont nous venons de parler, et qu’il s’est acquis la réputation d’homme juste et équitable, alors on cesse de redouter sa violence ; on se rend et on se soumet à lui par raison ; on maintient son autorité, quelque vieux qu’il devienne ; on se joint et on conspire ensemble pour le défendre contre tous ceux qui attaquent sa puissance ; et c’est ainsi que, la raison ayant pris le dessus sur la férocité et sur la force, cet homme de monarque devient roi, insensiblement et sans qu’on s’en aperçoive. C’est là, parmi les hommes, la première notion de l’honnête et du juste, et des vices contraires à ces deux vertus ; c’est là l’origine et le commencement de la vraie royauté. On n’en laisse pas seulement jouir ces hommes respectables, on la conserve encore à leurs descendans, parce qu’on se persuade que, tenant la naissance et l’éducation de ces grands hommes, ils en auront aussi l’esprit et les mœurs. Mais dès que le peuple n’est plus content de ces descendans, il se choisi alors des magistrats et des rois, et ne règle plus son choix sur la force et le courage ; car, connaissant par expérience combien les avantages de l’esprit l’emportent sur ceux du corps, il donne ses suffrages à celui qui lui paraît avoir le plus de sagesse et de raison.

Dans les premiers temps, ceux que le peuple s’était choisis pour rois passaient tout le temps de leur vie dans cette suprême dignité, s’occupant à fortifier des postes avantageux, à les enfermer de murailles, et à étendre leurs frontières, tant pour la sûreté de l’état que pour faire vivre leurs sujets dans une plus grande abondance. Comme ils ne cherchaient point à se distinguer par leurs habits ni par leur table, et qu’au contraire leur manière de vivre était en tout la même que celle de leurs sujets, ils faisaient les délices de leur peuple, et personne ne leur portait envie. Mais ceux qui vinrent ensuite ne se contentèrent pas d’être en sûreté, et d’avoir plus même qu’il ne fallait pour satisfaire aux besoins de la nature ; l’abondance où ils se trouvèrent ne fit qu’enflammer leurs passions, ils s’imaginèrent qu’un roi devait être plus richement vêtu et plus pompeusement servi que ses sujets ; que dans ses amours, quelque illégitimes qu’ils fussent, personne n’avait le droit de le contredire. De ces désordres, les uns offensèrent et excitèrent l’envie, les autres rendirent les rois odieux et soulevèrent contre eux leur peuple, et la royauté se changea en tyrannie. Alors on se mit en devoir de la détruire, en détruisant les rois eux-mêmes ; et ce dessein, ce ne fut pas de vils aventuriers, mais les plus illustres, les plus braves et les plus hardis des sujets qui l’exécutèrent, parce que ce sont ceux-là qui peuvent le moins supporter les hauteurs et l’insolence des princes. Le peuple, que la conduite des rois avait irrité, ne se vit pas plus tôt des chefs, qu’il leur prêta main-forte. Ainsi périt la royauté et la monarchie.

La ruine de ces deux sortes de gouvernemens donna naissance à l’aristocratie. Le peuple, sensible aux bienfaits de ceux qui l’avaient délivré des monarques, mit ces généreux citoyens à sa tête et se soumit à leur direction. Ceux-ci, touchés de l’honneur qu’on leur avait fait, s’appliquèrent d’abord, en toutes choses, à se rendre utiles à la république, et donnèrent tous leurs soins et toute leur attention à faire en sorte que le peuple en général et les particuliers eussent à se louer de leur gouvernement. Mais, dans la suite, leurs enfans, ayant succédé à cette même puissance, gens aussi peu accoutumés au travail qu’ignorans sur l’égalité et la liberté, qui sont le fondement d’une république, et élevés dès leur naissance dans les honneurs et les dignités de leurs pères, s’adonnèrent, les uns à amasser des richesses et de l’argent par des voies injustes, les autres aux plaisirs de la table, et d’autres encore aux débauches et aux amours les plus infâmes. Par cette conduite, ils réveillèrent dans l’esprit du peuple les sentimens qu’il avait eus à l’égard des tyrans, et le portèrent à se défaire d’eux de la même manière.

Ainsi l’aristocratie fut changée en oligarchie ; car, quelque citoyen voyant l’envie et la haine dont tout le peuple était animé contre les chefs, et ayant eu la hardiesse de faire ou de dire quelque chose contre eux, il trouva tous ses concitoyens dans la disposition de se soulever et de lui prêter la main. On tua les uns, on chassa les autres. Alors, comme on craignait encore les injustices des premiers rois, on se garda bien de rétablir la royauté. On ne voulut pas non plus confier le gouvernement à un certain nombre de citoyens : la mémoire des désordres de leur administration était trop récente. Il ne restait donc plus au peuple d’autre espérance que dans lui-même ; il se tourna de ce côté-là, et, se chargeant seul du gouvernement et du soin des affaires, il changea l’oligarchie en démocratie.

Tant qu’il resta quelqu’un de ceux qui avaient souffert des gouvernemens précédens, on se trouva bien du gouvernement populaire, on ne voyait rien au-dessus de l’égalité et de la liberté dont on y jouissait. Cela se maintint assez bien pendant quelque temps ; mais, au bout d’une certaine succession d’hommes, on commença à se lasser de ces deux grands avantages ; l’usage et l’habitude en firent perdre le goût et l’estime. Les grandes richesses firent naître dans quelques-uns l’envie de dominer. Possédés de cette passion, et ne pouvant parvenir à leur but ni par eux-mêmes, ni par leurs vertus, ils employèrent leurs biens à suborner et à corrompre le peuple par toutes sortes de voies. Celui-ci, gagné par les largesses sur lesquelles il vivait, prêta la main à leur ambition, et dès lors périt le gouvernement populaire : rien ne se fit plus que par la force et par la violence ; car, quand le peuple est une fois accoutumé à vivre sans qu’il lui en coûte aucun travail, et à satisfaire ses besoins avec le bien d’autrui, s’il trouve un chef entreprenant, audacieux, et que la misère exclut des charges, alors il se porte aux derniers excès : il s’ameute, ce ne sont plus que meurtres, qu’exils, que partage des terres, jusqu’à ce qu’enfin un nouveau maître, un monarque, usurpe le pouvoir et dompte ces fureurs.

Telles sont les révolutions des états, tel est l’ordre suivant lequel la nature change la forme des républiques. Avec ces connaissances, si l’on peut se tromper sur le temps en prédisant ce qu’un état deviendra, on ne se trompera guère jugeant à quel degré d’accroissement ou de décadence il est parvenu, et en quelle forme de gouvernement il se changera, pourvu qu’on porte ce jugement sans passion et sans préjugés. En suivant cette méthode, il est aisé de connaître la naissance, les progrès, la splendeur, et le changement futur de la république romaine ; car il n’y en a point qui se soit plus établie et plus augmentée selon les lois de la nature, et qui doive plus, selon les mêmes lois, prendre une autre forme, comme je le ferai voir dans la suite. Mais auparavant il faut dire un mot des lois de Lycurgue ; cela ne nous écartera pas de notre but.

Ce grand législateur, qui avait compris que tous ces changemens dont nous avons parlé, étaient naturellement inévitables, s’était persuadé que toute forme de gouvernement, qui était simple et ne subsistait que par elle-même, était de peu de durée, et tombait bientôt dans le défaut que la nature semble y avoir attaché. En effet, comme la rouille naît avec le fer, et les vers avec le bois, de sorte que quand bien même aucun agent étranger n’attaquerait ces substances, elles ne laisseraient pas que de se détruire, parce qu’elles portent en elles-mêmes le principe de leur destruction ; de même chaque forme particulière de gouvernement a naturellement en elle certain défaut qui devient la cause de sa ruine. La monarchie se perd par la royauté, l’aristocratie par l’oligarchie, la démocratie par la violence ; et ce que nous avons dit, fait voir qu’il n’est pas possible qu’avec le temps ces sortes de gouvernemens ne dégénèrent. Lycurgue, pour éviter cet inconvénient, n’en a pris aucun, seul et en particulier, mais a recueilli et rassemblé ce que chacun avait de meilleur pour en former un tout, de peur que l’un, ne l’emportant sur l’autre, ne tombât dans le défaut qui lui est inhérent. Dans sa république, la force de l’un tient toujours la force de l’autre en respect : aucun d’eux n’emporte la balance ; ils se tiennent tous mutuellement dans l’équilibre, c’est comme un vaisseau que les vents poussent de tous côtés. La crainte du peuple, qui avait sa part dans le gouvernement, empêchait les rois d’abuser de leur pouvoir ; d’un autre côté, le peuple était retenu dans le respect dû aux rois par la crainte du sénat, qui, composé de citoyens choisis, ne devait pas manquer de se ranger du côté de la justice : de là il arrivait que le parti le plus faible, mais qui avait le bon droit pour lui, devenait le plus fort, par le poids que lui donnait le sénat. (Dom Thuillier.)


IV.


Constitution de la république romaine.


C’est à la faveur d’un gouvernement ainsi coordonné, que les Lacédémoniens ont conservé plus long-temps leur liberté qu’aucun autre peuple dont nous ayons connaissance ; et c’est en prévoyant la cause et l’époque de certains événemens, que Lycurgue a établi cette république. À l’égard des Romains, ils sont arrivés au même but, sans cependant y avoir été conduits par choix et par raison ; ce n’est qu’après une infinité de combats et de troubles qu’ayant appris à leur dépens la forme de gouvernement qui leur était la plus avantageuse, ils établirent enfin une république semblable à celle de Lycurgue, et la plus parfaite que nous connaissions.


Pour porter des historiens un jugement droit et raisonnable, il ne faut point en juger sur ce qu’ils ont omis, mais sur ce qu’ils ont écrit. Si dans ce qu’ils rapportent il se rencontre quelque chose de faux, il faut croire que ce n’est que par ignorance qu’ils ont omis certaines choses ; si au contraire tout est vrai, on doit conclure en leur faveur que leur silence sur certains faits ne vient point de leur ignorance, mais qu’ils ont eu de bonnes raisons pour le garder.


Les trois sortes de gouvernemens dont j’ai parlé composaient la république romaine, et toutes trois étaient tellement balancées l’une par l’autre, que personne, même parmi les Romains, ne pouvait assurer, sans crainte de se tromper, si le gouvernement y était aristocratique, démocratique ou monarchique. En jetant les yeux sur le pouvoir des consuls, on eût cru qu’il était monarchique et royal ; à voir celui du sénat, on l’eût pris pour une aristocratie ; et celui qui aurait considéré la part qu’avait le peuple dans les affaires, aurait jugé d’abord que c’était un état démocratique. Or voici, à peu de chose près, en quoi consistent les droits des consuls, du sénat et du peuple.

Tant que les consuls restent dans la ville, ils sont maîtres des affaires publiques. Tous les autres magistrats, à l’exception des tribuns, leur sont soumis et leur obéissent. Ils conduisent les ambassadeurs dans le sénat. Dans les délibérations, ce sont eux qui font les rapports sur les objets de délibérations importantes. Le droit de faire les sénatus-consultes leur appartient. Ce sont eux qui sont chargés des affaires publiques qui doivent se faire par le peuple, et sont investis du droit de convoquer les assemblées, d’y présenter les projets, et de faire les lois d’après la pluralité des suffrages. Sur tout ce qui regarde la guerre, ils ont une autorité presque souveraine, comme d’exiger des alliés les secours qu’ils jugent nécessaires ; de créer des tribuns militaires ; de faire des armées ; de lever des troupes ; en campagne, de punir qui bon leur semble, et de tirer du trésor public tout ce qu’ils jugent à propos. Le questeur les suit partout et exécute sans délai tous leurs ordres. À considérer cette puissance du consulat, ne dirait-on pas que le gouvernement des Romains était monarchique et royal ? Au reste, qu’il arrive dans quelque temps d’ici quelque changement dans ce que je viens de dire ou dans ce que je dirai dans la suite, ce que j’avance n’en sera pas moins vrai.

Les droits du sénat sont, premièrement, d’être maître des deniers publics : rien n’entre dans le trésor, rien n’en sort que par ses ordres. Sans un sénatus-consulte les questeurs n’en peuvent rien tirer, même pour les besoins particuliers de la république ; il n’y a que les dépenses à faire pour les consuls qui soient exceptées. Les sommes considérables que les censeurs sont obligés tous les cinq ans d’employer aux réparations des édifices publics, c’est le sénat qui leur permet de les prendre. De plus les trahisons, les conspirations, les empoisonnemens, les assassinats, en un mot tous les crimes qui se commettent dans l’Italie et qui méritent une punition publique, c’est au sénat à informer : il lui appartient encore de juger des différends qui s’élèvent entre les particuliers ou les villes d’Italie, de les réprimander lorsqu’ils manquent à leur devoir, de les protéger et de les défendre quand ils ont besoin de secours. C’est lui qui envoie les ambassadeurs hors d’Italie, ou pour réconcilier les puissances entre elles, ou pour faire des remontrances, ou pour ordonner, ou pour entreprendre, ou pour déclarer la guerre. Il donne audience aux ambassadeurs qui viennent à Rome, délibère sur leurs instructions et donne la réponse convenable. Rien de tout cela n’appartient au peuple, de sorte qu’en l’absence du consul, il semble que le gouvernement soit purement aristocratique ; bien des Grecs, bien des rois même en sont persuadés, parce que tout ce qu’ils négocient d’affaires avec Rome est confirmé par le sénat.

Après cela on sera sans doute en peine de savoir quelle part il reste au peuple dans ce gouvernement ; puisque d’un côté le sénat a à sa disposition les revenus de la république, et que les dépenses ne se font que par son ordre ; et de l’autre que, pour la guerre, les consuls ont un pouvoir absolu ou d’en faire les préparatifs à Rome, ou de diriger les opérations de la campagne comme il leur plaît. Cependant le peuple a sa part, et une part très-considérable dans le gouvernement ; car il est seul arbitre des récompenses et des peines, et c’est de là que dépend la solidité de tous les établissemens humains quels qu’ils soient. Si, par ignorance ou par mauvaise intention, on manque de placer les unes et les autres à propos, les bons seront traités comme les méchans, les méchans comme les bons, et l’on ne verra que désordre et que confusion.

Le peuple a aussi sa juridiction et son tribunal ; il condamne à l’amende, quand l’injustice commise demande cette punition, et cela regarde surtout les hommes haut placés en dignités. Il a seul le droit de condamner à mort ; sur quoi je ne puis omettre une chose très-mémorable qui se trouve chez ce peuple : c’est que l’usage permet à l’homme sur lequel pèse une accusation capitale, pendant qu’on procède à son jugement, de sortir ouvertement de la ville et de se condamner lui-même tant qu’il reste encore une tribu qui n’ait pas porté son jugement : et alors il peut en sûreté se retirer à Naples, à Préneste, à Tibur et dans toutes les villes alliées des Romains. Le peuple donne aussi les dignités à ceux qui les méritent, et c’est là la plus belle récompense qu’on puisse, dans un gouvernement, accorder à la vertu. C’est lui qui adopte et rejette les lois selon qu’il lui plaît ; et, ce qui est le plus important, on le consulte sur la paix ou sur la guerre. Qu’il s’agisse de faire une alliance, de terminer une guerre, de conclure un traité, c’est à lui de ratifier tous ces projets, ou de les rejeter. Sur ces droits, ne serait-on pas bien fondé à dire que le peuple possède la plus grande part dans le gouvernement, et que ce gouvernement est démocratique ?

On vient de voir comment les trois formes de gouvernement ont chacune leur part dans la république romaine : voyons maintenant de quelle manière elles peuvent s’opposer l’une à l’autre, ou se secourir mutuellement.

Quand un citoyen revêtu de la dignité consulaire sort de la ville à la tête d’une armée, quoiqu’il semble avoir une puissance absolue, il a cependant besoin du peuple et du sénat ; il ne peut rien faire seul et sans leur coopération. Son armée, sans l’ordre du sénat, ne peut avoir ni vivres, ni habits, ni solde ; en sorte que les chefs forment en vain des projets : ils ne réussiront jamais, si le sénat n’entre pas dans leurs vues ou s’il s’y oppose. Le consul est-il en campagne ? le sénat est maître d’interrompre ses entreprises ; c’est lui qui, l’année du consulat écoulée, envoie à l’armée un autre chef, ou ordonne à celui qui la commande d’y demeurer ; c’est à lui de relever l’éclat et la gloire des hauts faits ; ou de la rabaisser. Ce qu’on appelle chez les Romains le triomphe, cérémonie pompeuse où l’on met sous les yeux du peuple les victoires remportées par les généraux, les consuls ne peuvent l’obtenir si le collége des sénateurs n’y consent et ne fournit l’argent nécessaire. D’un autre côté, comme le peuple a le pouvoir de finir la guerre, quelque éloignés de Rome qu’ils soient, il faut nécessairement qu’ils reviennent dans leur patrie, car c’est au peuple, comme j’ai déjà dit, qu’il appartient de ratifier ou de casser les traités. Mais, ce qui est le plus important, ces consuls, après avoir déposé leur autorité, sont obligés de rendre compte au peuple de l’usage qu’ils en ont fait, ce qui les tient toujours dans le respect à l’égard du sénat et du peuple.

Pour revenir sur le sénat, quelque grande que soit l’autorité de ce collége, il est néanmoins obligé de prendre l’avis du peuple dans les affaires qui concernent l’administration de la république. Dans les punitions qui se doivent infliger, à ceux qui dans le gouvernement des affaires publiques ont commis des crimes dignes de mort, il ne peut rien statuer que le peuple ne l’ait auparavant confirmé. Il en est de même des choses qui concernent le sénat lui-même ; car si quelqu’un propose une loi qui tende à retrancher quelque chose de la puissance dont le sénat est en possession, ou à détruire sa prééminence et sa dignité, ou à lui ôter de ses biens, le peuple est en droit de la recevoir ou de la rejeter. De plus, qu’un seul tribun s’oppose aux résolutions du sénat, celui-ci ne peut passer outre ; il ne peut pas même s’assembler, si un de ces magistrats s’y oppose. Or, le devoir de ces magistrats est de ne rien faire que ce qui plaît au peuple, et de consulter en tout sa volonté. Tout ce système retient l’autorité des sénateurs dans de justes bornes, et les oblige à avoir des égards pour le peuple.

De son côté, le peuple est dans la dépendance du sénat, et, soit dans les affaires particulières, soit dans les affaires publiques, il faut qu’il prenne son avis. Il y a dans toute l’Italie grand nombre d’ouvrages publics dont les censeurs sont chargés : érection de nouveaux édifices, réparation des anciens, levée d’impôts sur les rivières, les ports, les jardins, les mines, les terres, en un mot, tout ce qui est renfermé dans l’étendue de la domination des Romains, tous ces ouvrages, c’est le peuple qui les fait, en sorte qu’il n’y a presque personne qui n’y participe en quelque chose. Les uns les prennent à ferme des censeurs, les autres s’associent avec les fermiers ; ceux-ci sont cautions, ceux-là engagent pour les autres leurs biens au public, et le petit peuple travaille. Or, tous ces travaux sont sous les ordres et la direction du sénat. Il prolonge les termes ; il fait des remises quand il est arrivé quelque accident ; il casse les baux, si l’on ne peut les exécuter ; enfin il se rencontre mille circonstances où le sénat peut ou nuire beaucoup, ou rendre de grands services à ceux qui sont chargés des travaux publics, puisque c’est à lui que tous ces ouvrages se rapportent. Son principal privilége est qu’on choisit dans son sein les juges de la plupart des différends tant particuliers que publics, pour peu qu’ils soient importans. Ainsi chacun recherche sa protection et se garde bien de désobéir à ses ordres, dans la crainte que dans la suite il n’ait besoin de son secours. On obéit avec la même soumission aux ordres des consuls, parce que tous en général et chacun en particulier doivent en campagne tomber sous leur puissance.

Chaque corps de l’état peut donc ainsi nuire ou être utile à l’autre, et de là il arrive qu’agissant tous de concert, ils sont inébranlables ; et c’est ce qui donne à la république romaine un avantage infini sur toutes les autres. Qu’une guerre étrangère la menace et la presse jusqu’à obliger les trois corps de l’état à concourir ensemble à son salut et à s’aider mutuellement, cette union lui donne tant de force, qu’aucune mesure utile n’est négligée. Tous les citoyens alors mettent leurs pensées en commun. Rien qui ne se fasse à temps et à point nommé, parce que tous en général et chacun en particulier font leurs efforts pour exécuter ce qui a été résolu. C’est pour cela que cette république est invincible, et qu’elle vient à bout de tout ce qu’elle entreprend. Mais quand les Romains, délivrés des guerres étrangères et jouissant tranquillement de leur fortune prospère et de l’heureuse abondance que leurs conquêtes leur ont procurées, abusent de leur bonheur et en deviennent insolens, comme il arrive d’ordinaire, c’est alors qu’on voit cette république tirer de sa constitution même le remède à ses maux. Car, aussitôt qu’une partie, s’élevant orgueilleusement au-dessus des autres, veut s’arroger plus de pouvoir et d’autorité qu’elle n’en doit avoir, comme elle ne peut suffire à elle-même, et que toutes peuvent réciproquement s’opposer aux volontés les unes des autres, il faut qu’elle se contienne dans les bornes prescrites et demeure dans l’égalité, retenue qu’elle est d’un côté par la résistance des autres parties, et de l’autre par la crainte qu’elle a toujours qu’on ne vienne l’attaquer. Ainsi tout dans cette république se conserve toujours dans le même état. (Dom Thuillier.)


V.


Milice romaine.


Après l’élection des consuls, on choisit des tribuns militaires. On en tire quatorze des citoyens qui ont servi cinq ans, et dix de ceux qui ont fait dix campagnes : car il n’y a pas de citoyens qui, jusqu’à l’âge de quarante-six ans ne soit obligé de porter les armes, ou dix ans dans la cavalerie, ou seize dans l’infanterie. On n’en excepte que ceux dont le bien ne passe pas quatre cents drachmes : ceux-ci, on les réserve pour la marine. Cependant, quand la nécessité le demande, les citoyens qui servent dans l’infanterie sont retenus sous les drapeaux pendant vingt ans. Personne ne peut être élevé à aucun degré de magistrature, qu’il n’ait été dix ans au service.

Quand on doit faire une levée de soldats, ce qui se fait tous les ans, les consuls avertissent auparavant le peuple du jour où doivent s’assembler tous les Romains en âge de porter les armes. Le jour venu et tous ces citoyens se trouvant à l’assemblée dans le Capitole, les plus jeunes des tribuns militaires, dans l’ordre qui est indiqué à chacun, soit par le peuple, soit par le général, les partagent en quatre sections, parce que l’armée, chez les Romains, est composée de quatre légions. Les quatre premiers tribuns nommés sont pour la première légion, les trois suivans pour la seconde, quatre autres pour la troisième, les trois derniers pour la quatrième. Des plus anciens, les deux premiers entrent dans la première légion, les trois suivans dans la seconde, les deux qui viennent après, dans la troisième, et les trois derniers dans la quatrième.

Cette division faite, et les tribun placés de sorte que les légions aient chacune un pareil nombre de chefs ceux-ci, assis séparément, tirent les tribus au sort l’une après l’autre, et appellent à eux celle qui leur est échue, et ensuite ils y choisissent quatre hommes égaux, autant qu’il est possible, en taille, en âge et en force. Quand ceux-ci se sont approchés, les tribuns de la première légion font leur choix les premiers ; ceux de la seconde ensuite, et ainsi des autres. Après ces quatre citoyens, il s’en approche quatre autres, et alors les tribuns de la seconde légion font leur choix les premiers ; ceux de la troisième après ; et ainsi de suite, de sorte que les tribuns de la première légion choisissent les derniers. Quatre autres citoyens s’approchent encore, et alors le choix appartient d’abord aux tribuns de la troisième légion et ainsi de suite, de sorte qu’il arrive en dernier aux tribuns de la seconde. Ce même ordre s’observe jusqu’à la fin ; d’où il résulte que chaque légion est composée d’hommes de même âge et de même force. Quand on a levé le nombre nécessaire, et qui, quelquefois, se monte à 4 200, et quelquefois, quand le danger est plus pressant, à 5 000, on lève de la cavalerie. Autrefois on ne pensait aux cavaliers qu’après avoir levé l’infanterie, et pour 4 000 hommes d’infanterie on prenait 200 cavaliers ; mais, à présent, on commence par eux, et le censeur les choisit selon le revenu qu’ils ont ; à chaque légion on en joint 300. La levée ainsi faite, les tribuns assemblent chacun leurs légions, et, choisissant un des plus braves, ils lui font jurer qu’il obéira aux ordres des chefs, et qu’il fera son possible pour les exécuter. Tous les autres, passant à leur tour devant le tribun, font le même serment.

En même temps les consuls envoient des députés vers les villes d’Italie d’où ils veulent tirer du secours, pour faire savoir aux magistrats le nombre des troupes dont ils ont besoin, et le jour et le lieu du rendez-vous. Ces villes font une levée de la même manière qu’à Rome, même choix, même serment ; on donne un chef et un questeur à ces troupes, et on les fait marcher.

Les tribuns de Rome, après le serment, indiquent aux légions le jour et le lieu où elles doivent se trouver sans armes, puis ils les congédient. Quand elles se sont assemblées au jour marqué, des plus jeunes et des moins riches on fait les vélites ; ceux qui les suivent en âge font les hastaires ; les plus forts les plus vigoureux composent les princes, et on prend les plus anciens pour en faire les triaires. Ainsi chez les Romains chaque légion est composée de quatre sortes de soldats, qui ont toutes différent nom, différent âge et différentes armes. Dans chaque légion il y a six cents triaires, douze cents princes, autant de hastaires ; le reste est tout de vélites. Si la légion est de plus de quatre mille hommes, on la divise à proportion, en sorte néanmoins que le nombre des triaires ne change jamais.

Les vélites sont armés d’une épée, d’un javelot, et d’une parme, espèce de bouclier fort et assez grand pour mettre un homme à couvert, car il est de figure ronde et il a trois pieds de diamètre. Ils ont aussi sur la tête un casque sans crinière, qui cependant est quelquefois couvert de la peau d’un loup ou de quelque autre animal, tant pour les protéger que pour les distinguer, et faire reconnaître à leurs chefs ceux qui se sont signalés dans les combats. Leur javelot est une espèce de dard, dont le bois a ordinairement deux coudées de long et un doigt de grosseur. La pointe est longue d’une grande palme, et si effilée qu’au premier coup elle se fausse, de sorte que les ennemis ne peuvent la renvoyer ; c’est ce qui la distingue de autres traits.

Les hastaires, plus avancés en âge, ont ordre de porter l’armure complète, c’est-à-dire un bouclier convexe, large de deux pieds et demi et long de quatre pieds ; le plus long est environ de quatre pieds et une palme : il est fait de deux planches collées l’une sur l’autre avec de la gélatine de taureau, et couvertes en dehors, premièrement d’un linge, et par-dessus d’un cuir de veau. Les bords de ce bouclier, en haut et en bas, sont garnis de fer pour recevoir les coups de taille, et pour empêcher qu’il ne se pourrisse contre terre. La partie convexe est encore couverte d’une plaque de fer, pour parer les coups violens, comme ceux des pierres, des sarisses et de tout autre trait envoyé avec une grande force, L’épée est une autre arme des hastaires, qui la portent sur la cuisse droite et l’appellent l’ibérique. Elle frappe d’estoc et de taille, parce que la lame en est forte. Ils portent outre cela deux javelots, un casque d’airain et des bottines. De ces javelots, les uns sont gros, les autres minces : les plus forts sont ou ronds ou carrés ; les ronds ont quatre doigts de diamètre, et les carrés ont le diamètre d’un de leurs côtés ; les minces ressemblent assez aux traits que les hastaires sont encore obligés de porter. La hampe de tous ces javelots, tant gros que minces, est longue à peu près de trois coudées ; le fer en forme de hameçon qui y est attaché, est de la même longueur que la hampe. Il avance jusqu’au milieu du bois, et y est si bien cloué, qu’il ne peut s’en détacher sans se rompre, quoiqu’au bas et à l’endroit où il est joint avec le bois, il ait un doigt et demi d’épaisseur. Sur leur casque ils portent encore un panache rouge ou noir, formé de trois plumes droites, et hautes d’une coudée, ce qui, joint à leurs autres armes, les fait paraître une fois plus hauts et leur donne un air grand et formidable. Les moindres soldats portent, outre cela, sur la poitrine une lame d’airain qui a douze doigts de tous les côtés, et qu’ils appellent le pectoral ; c’est ainsi qu’ils complètent leur armure. Mais ceux qui sont riches de plus de dix mille drachmes, au lieu de ce plastron, portent une cotte de mailles. Les princes et les triaires sont armés de la même manière, excepté qu’au lien de javelots ils ont des demi-javelots.

Dans ces trois dernières classes de soldats on en choisit dix des plus prudens et des plus braves pour en faire des chefs ; les plus jeunes n’ont point de part à ce choix. Après ces dix on en choisit dix autres, et ces vingt sont appelés chefs de files. Le premier élu a voix délibérative dans le conseil. Il y a encore vingt autres chefs ou serre-files, et ce sont les vingt premiers qui les choisissent. Chaque corps, à l’exception des vélites, est partagé en dix troupes, et chaque troupe a quatre officiers, deux à la tête et deux à la queue. Les vélites sont répandus en nombre égal dans les trois autres ordres. On appelle ces troupes cadre, manipules ou vexilles : et les chefs, centurions ou chefs de files. Ceux-ci choisissent chacun dans leur manipule, pour enseignes, deux hommes qui l’emportent sur leurs camarades en vigueur corporelle et en force d’âme. La raison pour laquelle on met deux centurions dans chaque compagnie, c’est qu’on ne sait ce que fera un seul, ni ce qui pourra lui arriver ; et comme en guerre les excuse n’ont aucune valeur, on ne veut pas qu’un manipule puisse dire qu’il n’avait point de chef. De ces deux centurions, le premier élu, quand ils se trouvent tous deux présens, marche à la droite de la compagnie, et le dernier à la gauche : lorsque l’un des deux est absent, celui qui reste la conduit tout entière. Dans le choix de ces chefs on ne cherche pas tant qu’ils soient audacieux et entreprenans, qu’habiles dans l’art de commander, persévérans et de bon conseil. On ne demande pas non plus qu’ils soient prompts à en venir aux mains et à commencer le combat, mais qu’ils résistent constamment lorsqu’on les presse, et qu’ils meurent plutôt que d’abandonner leur poste.

La cavalerie se divise de la même manière en dix turmes ; de chacune d’elles on tire trois chefs qui choisissent trois autres officiers pour commander sous eux. Le premier commande la turme, les deux autres tiennent lieu de décurions, et tous sont appelés de ce nom. En l’absence du premier, le second prend le commandement.

Les armes des cavaliers sont à présent les mêmes que celles des Grecs ; mais anciennement ils n’avaient point de cuirasses, ils combattaient avec leurs simples vêtemens : cela leur donnait beaucoup de facilité pour descendre promptement de cheval et y remonter de même. Comme ils étaient dénués d’armes défensives, ils couraient de grands risques dans la mêlée. D’ailleurs, leurs lances leur étaient fort inutiles pour deux raisons : la première, parce qu’étant minces et branlantes, elles ne pouvaient être lancées juste, et qu’avant de frapper l’ennemi, la plupart se brisaient par la seule agitation des chevaux ; la seconde raison, c’est que ces lances, n’étant point ferrées par le bout d’en bas, quand elles s’étaient rompues par le premier coup, le reste ne pouvait plus leur servir de rien. Leur bouclier était fait de cuir de bœuf, et assez semblable à ces gâteaux ovales dont on se sert dans les sacrifices. Cette sorte de bouclier n’était d’aucune défense ; dans aucun cas il n’était assez ferme pour résister, et il l’était encore beaucoup moins lorsque les pluies l’avaient amolli et gâté ; c’est pourquoi, leur armure leur ayant bientôt déplu, ils la changèrent contre celle des Grecs. En effet, les lances de ceux-ci, se tenant raides et fermes, portent le premier coup juste et violent, et servent également par l’extrémité inférieure, qui est ferrée. De même, leurs boucliers sont toujours durs et fermes, soit pour se défendre ou pour attaquer. Aussi les Romains préférèrent bientôt ces armes aux leurs, car c’est de tous les peuples celui qui abandonne le plus facilement ses coutumes pour en prendre de meilleures.

Après que les tribuns militaires ont partagé les troupes et donné pour les armes les ordres nécessaires, ils congédient l’assemblée. Le jour venu où les troupes ont juré de s’assembler dans le lieu marqué par les consuls, rien ne peut les en dispenser, rien ne les relève de leur serment, que les auspices et les difficultés absolument insurmontables. Chaque consul marque séparément un rendez-vous aux troupes qui lui sont destinées, et c’est ordinairement la moitié des alliés et deux légions romaines. Quand tous ces soldats alliés et romains sont assemblés, douze officiers choisis par les consuls et qu’on appelle préfets, sont chargés d’en régler la disposition et d’en former l’armée. D’abord entre les alliés on fait choix des mieux faits et des plus braves pour la cavalerie et l’infanterie qui doivent former la garde des consuls : ceux-là s’appellent les extraordinaires. Pour cela on tire des alliés autant d’infanterie qu’il y en a dans les légions romaines, mais deux fois autant de cavalerie, et on prend le tiers de celle-ci pour les extraordinaires et la cinquième parie de l’infanterie. Les préfets partagent le reste en deux parties, dont l’une s’appelle l’aile droite, et l’autre l’aile gauche. Tout cela étant réglé, les tribuns font camper les Romains et les alliés. Comme ce campement se fait en tout temps et en tout lieu de la même manière, il est bon de donner ici une idée de la disposition des armées romaines, soit dans les marches, soit dans les batailles rangées. Ce serait être bien indifférent sur les choses les plus curieuses, que de ne pas vouloir se donner la peine d’apprendre une méthode si digne d’être connue.

Voici donc de quelle manière campaient les Romains : Le lieu choisi pour y asseoir le camp, on dresse la tente du général dans l’endroit d’où il pourra le plus facilement voir tout ce qui se passe et envoyer ses ordres. On plante un drapeau où la tente doit être mise, et autour l’on mesure un espace carré, en sorte que les quatre côtés soient éloignés du drapeau de cent pieds, et que le terrain que le consul occupe soit de quatre arpens. On loge les légions romaines à l’un des côtés les plus commodes pour aller chercher de l’eau et des fourrages. Pour la disposition des légions, nous disions tout à l’heure qu’il y avait dans chacune six tribuns et deux légions pour chaque consul ; ils ont donc l’un et l’autre chacun douze tribuns, qui sont tous logés sur une ligne droite, parallèle au côté que l’on a choisi, et distante de ce côté de cinquante pieds. C’est dans cet espace que sont les chevaux, les bêtes de charge et tout l’équipage des tribuns. Leurs tentes sont tournées de façon qu’elles ont derrière elle le prétoire, et devant tout le reste du camp ; c’est pourquoi nous appellerons désormais le front, cette ligne qui regarde le camp. Les tentes des tribuns, également distantes les unes des autres, remplissent en travers autant de terrain que les légions. On mesure ensuite un autre espace de cent pieds, le long des tentes des tribuns, et, ayant tiré une ligne qui, parallèle à ces tentes, forme la largeur de ce terrain, on commence à loger les légions.

Pour cela on coupe perpendiculairement la ligne par le milieu ; du point où elle est coupée, on tire une ligne droite, et à vingt-cinq pieds de chaque côté de cette ligne, on loge la cavalerie des deux légions vis-à-vis l’une de l’autre, et séparées par un espace de cinquante pieds. Les tentes, soit de la cavalerie ou de l’infanterie, sont disposées de la même manière, car les manipules et les turmes occupent un espace carré, et sont tournés vers les rues : la longueur de cet espace est de cent pieds le long de la rue, et, pour la largeur, on fait en sorte ordinairement qu’elle soit égale à la longueur, excepté au logement des alliés. Quand les légions sont plus nombreuses, on augmente à proportion la longueur et la largeur du terrain. La cavalerie ainsi logée, vers le milieu des tentes des tribuns, on pratique une sorte de rue qui commence à la ligne dont nous avons parlé, et à la place qui est devant les tentes des tribuns. Tout le camp est ainsi coupé en rues, parce que des deux côtés les manipules et les turmes sont rangés en longueur.

Derrière la cavalerie sont logés les triaires, un manipule derrière une turme, l’un et l’autre dans la même forme. Ils se touchent par le terrain, mais les triaires tournent le dos à la cavalerie, et chaque manipule n’a de largeur que la moitié de sa longueur, parce que, pour l’ordinaire, ils sont moitié moins nombreux que les autres corps. Malgré cette inégalité de nombre, comme on diminue de la largeur, ils ne laissent pas d’occuper en longueur un espace égal aux autres.

À cinquante pieds des triaires, vis-à-vis, on place les princes sur le bord de l’intervalle, ce qui fait une seconde rue, qui commence aussi bien que celle de la cavalerie, à ligne droite ou à l’espace de cent pieds, qui sépare les tribuns, et finit au côté que nous avons appelé le front du camp.

Au dos des princes, on met les hastaires, qui, tournés à l’opposite, se touchent par le terrain ; et comme chaque partie d’une légion est composée de dix manipules, il arrive de là que toutes les rues sont également longues, et qu’elles aboutissent toutes au côté qui est le front du camp, vers lequel sont aussi tournées les derniers manipules.

Les hastaires logés, à cinquante pieds d’eux et vis-à-vis, campe la cavalerie des alliés, commençant à la même ligne et s’étendant jusqu’au même côté que les hastaires. Or, les alliés, après qu’on en a retranché les extraordinaires sont, en infanterie, égaux en nombre aux légions romaines ; mais, en cavalerie, ils sont le double plus nombreux, et on en ôte un tiers pour faire la cavalerie extraordinaire. On leur donne donc en largeur du terrain à proportion de leur nombre ; mais, en longueur, ils n’occupent pas plus d’espace que les légions romaines. Les quatre rues faites, derrière cette cavalerie se place l’infanterie des alliés, en donnant à leur terrain une largeur proportionnée, et se tournant du côté du retranchement, de sorte qu’elle a vue sur deux côtés du camp.

À la tête de chaque manipule, sont, d’un côté et d’un autre, les tentes des centurions. Dans la disposition, tant de la cavalerie que de l’infanterie, on observe que, entre la cinquième et la sixième turme, il y ait une séparation de cinquante pieds, laquelle fait une nouvelle rue qui traversant le camp, est parallèle aux tentes des tribuns. Cette rue s’appelle la Quintaine, parce que toutes les cinquièmes turmes ou manipules sont de flanc sur cette rue. L’espace qui reste derrière les tentes des tribuns et aux deux côtés de la tente du consul, on en prend une partie pour le marché, et l’autre pour le questeur et les munitions.

À droite et à gauche, derrière la dernière tente des tribuns, près des côtés du camp et en droite ligne, est le logement de la cavalerie extraordinaire et des autres cavaliers volontaires. Toute cette cavalerie a vue, une partie sur la place du questeur, et l’autre sur le marché. Elle ne campe pas seulement auprès des consuls, souvent elle les accompagne dans les marchés ; en un mot, elle est habituellement à portée du consul et du questeur, pour exécuter ce qu’ils jugent à propos. Derrière ces cavaliers se loge l’infanterie extraordinaire et la volontaire ; ils ont vue sur le retranchement, et font pour le consul et le questeur le même service que la cavalerie dont nous venons de parler.

Devant ces dernières troupes on laisse un espace de cent pieds, parallèle aux tentes des tribuns, et qui, s’étendant sur les places du marché et du trésor, traverse toute l’étendue du camp. Au-dessous de cet espace est logée la cavalerie extraordinaire des alliés, ayant vue sur le marché, le prétoire et le trésor. Un chemin ou une rue large de cinquante pieds, partage en deux le terrain de la cavalerie extraordinaire, descendant à angle droit depuis le côté qui ferme le derrière du camp jusqu’à l’espace dont nous parlions tout à l’heure, et au terrain qu’occupe le prétoire. Enfin, derrière la cavalerie extraordinaire des alliés campe leur infanterie extraordinaire, tournée du côté du retranchement et des derrières du camp. Ce qui reste d’espace vide des deux côtés, est destiné aux étrangers et aux alliés qui viennent au camp pour quelque occasion que ce soit. Toutes choses ainsi rangées, on voit que le camp forme une figure carrée, et que, tant par le partage des terres que par la disposition du reste, il ressemble beaucoup à une ville.

Du retranchement aux tentes il y a deux cents pieds de distance, et ce vide leur est d’un très-grand usage, soit pour l’entrée, soit pour la sortie des légions ; car chaque corps s’avance dans cet espace par la rue qu’il a devant lui, et les troupes, ne marchant point par le même chemin, ne courent pas risque de se renverser et de se fouler aux pieds. De plus, on met là les bestiaux et tout ce qui se prend sur l’ennemi, et on y monte la garde pendant la nuit. Un autre avantage considérable, c’est que, dans les attaques de nuit, il n’y a ni feu ni trait qui puisse être jeté jusqu’à eux, ou si cela arrive, ce n’est que très-rarement ; et encore, qu’en peuvent-ils souffrir, étant à une si grande distance et à couvert sous leurs tentes ?

Après le détail que nous avons donné du nombre des fantassins et des chevaux dans chaque légion, soit qu’elles soient de quatre ou de cinq mille hommes ; de la hauteur, longueur et largeur des turmes et des manipules ; de l’intervalle qu’on laisse pour les rues et pour les places, il est aisé de concevoir l’étendue du terrain qu’occupe une armée romaine, et par conséquent toute la circonférence du camp.

Si, dès l’entrée de la campagne, il s’assemble un plus grand nombre d’alliés qu’à l’ordinaire, ou que, pour quelque raison, il en vienne de nouveaux pendant son cours, outre le terrain que nous avions marqué, on fait un logement à ceux-ci dans le voisinage du prétoire, dût-on pour cela, s’il était nécessaire, ne se servir que d’une place pour le marché et le trésor. À l’égard de ceux qui ont joint d’abord l’armée romaine, des deux côtés du camp, on leur fait une rue pour les loger à la suite des légions.

S’il arrive que quatre légions et deux consuls se rencontrent au dedans du même retranchement, pour comprendre la manière dont ils sont campés, il ne faut que s’imaginer deux armées tournées l’une vers l’autre, et jointes par les côtés où les extraordinaires de l’une et de l’autre armée sont placés, c’est-à-dire par la queue du camp : et alors le camp fait un carré long, qui occupe un terrain double du premier, et qui a une fois et demie plus de tour. Telle est la manière de se camper des consuls lorsqu’ils se joignent ensemble : mais quand ils campent séparément, toute la différence qu’il y a, c’est que le marché, le trésor et les tentes des consuls se mettent entre les deux camps.

Le camp ainsi disposé, les tribuns assemblés reçoivent le serment de tout ce qu’il y a d’hommes dans chaque légion, tant libres qu’esclaves. Tous jurent l’un après l’autre, et le serment qu’ils font consiste à promettre qu’ils ne voleront rien dans le camp, et que ce qu’ils trouveront, ils le porteront aux tribuns. Ensuite on commande deux manipules, tant des princes que des hastaires de chaque légion, pour garder le quartier des tribuns ; car, comme pendant le jour les Romains passent la plupart du temps dans cette place, on a soin d’y faire jeter de l’eau et de la tenir propre. Des manipules qui restent (car nous avons vu que dans chaque légion il y avait six tribuns et vingt manipules de princes et de hastaires), chaque tribun en tire trois au sort pour son usage particulier. Ces trois manipules sont obligés, chacun à son tour, de dresser sa tente, d’aplanir le terrain d’alentour, et de clore, s’il en est besoin, ses équipages de haies, pour plus grande sûreté. Ils font aussi la garde autour de lui ; cette garde est de quatre soldats, deux devant la tente et deux derrière, près des chevaux. Comme chaque tribun a trois manipules, et que chacun d’eux est de plus de cent hommes, sans compter les triaires et les vélites qui ne servent point, ce service n’est pas pénible, puisqu’il ne revient à chaque manipule que de quatre en quatre jours. Cette garde est non-seulement chargée de faire toutes les fonctions auxquelles il plaît aux tribuns de l’employer, elle est destinée aussi à relever sa dignité et son autorité.

Pour les triaires, exempts du service des tribuns, ils font la garde auprès des chevaux, quatre par manipule chaque jour pour la turme, qui est immédiatement derrière eux. Leur fonction est de veiller sur bien des choses, mais particulièrement sur les chevaux, de peur qu’ils ne s’embarrassent dans leurs liens, ou que, détachés et mêlés parmi les autres chevaux, ils ne causent du trouble et du mouvement dans le camp. De tous les manipules d’infanterie, il y en a toujours une qui, à son tour, garde la tente du consul, tant pour la sûreté de sa personne que pour l’ornement de sa dignité.

Le fossé et le retranchement, c’est aux alliés à les faire aux deux côtés où ils sont logés : les deux autres côtés sont pour les Romains, un pour chaque légion. Chaque côté se distribue par parties, selon le nombre des manipules, et à chacun il y a un centurion qui préside à tout l’ouvrage ; et quand tout le côté est fini, ce sont deux tribuns qui l’examinent et l’approuvent. Les tribuns sont encore chargés du soin de tout le reste du camp, où ils commandent deux, tour à tour, pendant deux des six mois que dure la campagne. Ceux à qui ce commandement échoit par le sort, président à tout ce qui se fait dans le camp. Cette charge, parmi les alliés, est exercée par les préfets.

Dès le point du jour les cavaliers et les centurions se rendent aux tentes des tribuns, et ceux-ci à celle du consul, dont ils apprennent ce qui doit se faire, et ils en font part aux cavaliers et aux centurions, qui le communiquent aux soldats quand l’occasion s’en présente.

Le mot d’ordre de la nuit se donne de cette manière. Parmi les turmes et les manipules, qui ont leurs logemens au dernier rang, on choisit un soldat que l’on exempte de toutes les gardes. Tous les jours, au coucher du soleil, ce soldat se rend à la tente du tribun, y prend le mot d’ordre, qui est une petite planche où l’on a écrit quelque mot, et s’en retourne à sa tente. Ensuite, prenant quelques témoins, il met la planche et le mot d’ordre entre les mains du chef du manipule suivant : celui-ci le donne à celui qui le suit ; et ainsi des autres, jusqu’à ce que le mot d’ordre passe aux manipules qui sont les plus voisins des tribuns, auxquels il faut que ce signal soit reporté avant la fin du jour ; et c’est par ce moyen qu’ils savent que le mot d’ordre a été donné à tous les manipules, et que c’est par eux qu’il leur est venu. S’il en manque quelqu’un, sur-le-champ il examine le fait, et voit, par l’inscription, quel manipule n’a point apporté le signal, et celui qui en est cause est aussitôt puni selon qu’il le mérite.

Pour les postes de la nuit, il y a un manipule entier pour le général et le prétoire. Les tribuns et les chevaux sont gardés par les soldats que l’on tire pour cela de chaque manipule, selon ce que nous avons dit plus haut. Le poste de chaque manipule se prend du manipule même. Les autres se distribuent au gré du général. Pour l’ordinaire, on en donne trois au questeur et trois à chacun des deux lieutenans. Les côtés extérieurs sont confiés au soin des vélites, qui, pendant le jour, montent la garde tout le long du retranchement ; car tel est leur service ; et, de plus, il y en a dix pour chaque porte du camp.

Des quatre qui sont tirés de chaque manipule pour la garde, celui qui la doit monter le premier est conduit, sur le soir, par un officier subalterne au tribun, qui leur donne à tous une petite pièce de bois marquée de quelque caractère, après quoi ils s’en vont chacun à son poste.

C’est la cavalerie qui fait les rondes. Dans chaque légion, le décurion de la première turme avertit le matin un de ses serre-files de commander à quatre cavaliers de faire la ronde avant le dîner. Sur le soir il doit encore avertir le chef de la turme suivante que son tour est pour le lendemain ; celui-ci, prévenu, donne le même avis pour le troisième jour, et les autres de suite font la même chose. Là-dessus, le serre-file désigné dans la première turme en prend quatre cavaliers, qui tirent au sort l’ordre des veilles ; ensuite ils vont à la tente du tribun, de qui ils apprennent, par écrit, le nombre et l’emplacement des postes qu’ils doivent visiter. Après quoi ces quatre cavaliers se rendent au corps-de-garde du premier manipule des triaires ; car c’est de la tente du primipile que part le signal de la buccine qui annonce les veilles. À la première, les cavaliers à qui cette ronde est échue, partent accompagnés chacun de quelques amis en qualité de témoins, et font leur tournée, visitant non-seulement les postes des retranchemens et des portes, mais ceux qui sont établis à chaque turme et à chaque manipule. Si le rondeur trouve la garde de la première veille sur pied et alerte, il reçoit d’elle la petite pièce de bois ; s’il la rencontre endormie, ou si quelqu’un y manque, il prend à témoin ceux qui sont près de lui et se retire. Toutes les autres rondes se font de la même manière. À chaque veille on sonne de la buccine, afin que ceux qui doivent faire la ronde et ceux qui font la garde soient avertis en même temps ; et c’est, pendant le jour, une des fonctions des primipiles de chaque légion.

Ceux qui ont fait la ronde portent, dès le point du jour, au tribun la petite pièce de bois : s’il n’en manque aucune, on n’a rien à se reprocher, et ils se retirent ; si l’on en rapporte moins qu’il n’y a de postes, on examine, sur ce qui est écrit dessus, quel poste est en défaut. Quand on le connaît, on appelle le centurion ; celui-ci fait venir ceux qui avaient été commandés pour la garde. On les confronte avec la ronde. Si la garde est fautive, la ronde aussitôt produit les témoins qu’elle a pris ; car elle est obligée à cela, ou elle porte seule toute la faute. On assemble ensuite le conseil de guerre : le tribun juge, et le coupable est bâtonné.

Or, la bastonnade se donne ainsi : le tribun, prenant un bâton, ne fait qu’en toucher le criminel, et aussitôt après tous les légionnaires fondent sur lui à coup de bâtons et de pierres, en sorte que le plus souvent il perd la vie dans ce supplice. Si quelqu’un en échappe, il n’est pas pour cela sauvé. En vain il retournerait dans sa patrie : ce retour lui est interdit, et personne de ses parens ou amis n’oserait lui ouvrir sa maison. Il ne reste plus aucune ressource quand on est une fois tombé dans ce malheur. Le serre-file et le décurion sont punis du même genre de supplice, s’ils manquent d’avertir à propos, celui-là la ronde, l’autre le chef de la turme suivante. Une punition si sévère fait que la discipline, à l’égard des gardes nocturnes, est toujours exactement observée.

Les soldats reçoivent les ordres des tribuns, et ceux-ci des consuls. Le tribun a un pouvoir absolu lorsqu’il y a des amendes à imposer, ou des gages à prendre, ou des punitions à infliger.

La bastonnade est encore le supplice de ceux qui volent dans le camp, qui rendent quelque faux témoignage, qui, dans leur jeunesse, abusent de leur corps et se prêtent à quelque infamie, qui ont été repris trois fois de la même faute : tels sont les crimes punissables. Il en est d’autres qui sont, pour les soldats, une note de lâcheté et d’infamie : comme, par exemple, si, par intérêt, on se vante aux tribuns d’un exploit que l’on n’a pas fait ; si, par crainte, on abandonne son poste ou on jette ses armes pendant le combat. Aussi voit-on des soldats qui, dans la crainte d’être punis ou déshonorés, bravent tous les périls, et qui, attaqués par un nombre beaucoup supérieur, demeurent inébranlables à leur poste. D’autres, après avoir perdu, par hasard, leur bouclier, ou leur épée, ou quelque autre arme dans le combat, se jettent au milieu des ennemis, ou pour recouvrer ce qu’ils ont perdu, ou pour éviter, par la mort, la honte attachée à la lâcheté et les reproches de leurs corps.

S’il arrive que plusieurs soient en même temps coupables des mêmes fautes, et que des cohortes entières aient été chassées de leurs postes, alors, au lieu de les bâtonner ou de les faire mourir, ils se servent d’un moyen qui n’est pas moins avantageux que terrible. Le tribun assemble la légion ; il se fait présenter les coupables, et, après une sévère réprimande, il les fait tirer au sort, et en sépare cinq, huit, vingt, plus ou moins, selon le nombre de ceux qui, par crainte, ont commis quelque lâcheté ; chaque dixième d’entre eux est destiné au supplice, et ceux sur qui le sort tombe sont bâtonnés sans rémission. Le reste est condamné à ne recevoir que de l’orge au lieu de blé, et à camper hors du retranchement, au risque d’être attaqués par les ennemis. Or, comme le danger et la crainte de mourir sont égales pour tous, à cause de l’incertitude du sort, et que la peine honteuse de ne vivre que d’orge s’étend également à tous ces lâches, on trouve dans cette discipline et un préservatif contre les fautes à venir, et un remède pour les fautes passées.

Ils ont encore un excellent moyen pour inspirer du courage à la jeunesse. Après un combat, si quelques soldats se sont distingués, le consul assemble la légion, fait approcher de lui ceux qui se sont signalés par quelque action courageuse, donne d’abord de grandes louanges à cet exploit particulier, en y joignant tout ce qui s’est passé de mémorable dans leur vie, et ensuite il distribue de grandes récompenses. Il fait présent d’une lance à celui qui a blessé l’ennemi ; à celui qui l’a tué et dépouillé, si c’est un fantassin, on lui donne une coupe ; si c’est un cavalier, il reçoit un harnais, quoique autrefois on ne donnât qu’une lance. Ceci, pourtant, ne doit pas s’entendre d’un soldat qui aurait tué ou dépouillé un ennemi dans une bataille rangée ou dans l’attaque d’une place, mais de celui qui, dans une escarmouche ou en quelque occasion où il n’y a aucune nécessité de combattre en particulier, court de plein gré, et par pure valeur, insulter l’ennemi.

Dans la prise d’une ville, ceux qui, les premiers, montent sur la muraille, reçoivent une couronne d’or. Il y a aussi des récompenses pour ceux qui défendent ou sauvent des citoyens ou des alliés. Ce sont ceux qui ont été délivrés qui couronnent eux-mêmes leur libérateur ; s’ils refusent de le faire, le tribun les y contraint. Ils doivent, outre cela, pendant toute leur vie, le même respect pour lui que pour leur père, et il faut qu’ils lui rendent tous les devoirs qu’ils rendraient à ceux qui leur ont donné la vie.

Ce n’est pas seulement à ceux qui sont en campagne et qui servent actuellement, que ces récompenses inspirent du courage et de l’émulation, c’est encore à ceux qui sont restés chez eux ; car, sans parler de la gloire qui accompagne à l’armée ces présens, et de la réputation qu’ils donnent dans la patrie, ceux qui les ont reçus ont droit, au retour de la campagne, de se présenter, dans les jeux et dans les fêtes, vêtus d’un habit qu’il n’est permis de porter qu’à ceux dont les consuls ont honoré la valeur. Ils suspendent encore aux endroits les plus apparens de leur maison les dépouilles qu’ils ont remportées sur les ennemis, pour être des monumens et des témoignages de leur courage. Tel est le soin et l’équité avec lesquels on dispense les peines et les honneurs militaires : doit-on être surpris, après cela, que les guerres que les Romains entreprennent aient un heureux succès ?

La solde du fantassin est de deux oboles par jour. Les capitaines ont le double, la cavalerie une drachme. La ration de pain, pour l’infanterie, est de la moitié, au plus, d’un médimne attique de blé ; celle du cavalier, de sept médimnes d’orge par mois et deux de blé. L’infanterie des alliés reçoit la même ration que celle des Romains ; leur cavalerie, un médimne et un tiers de blé, et sept d’orge. Cette distribution se fait, aux alliés, gratuitement ; mais, à l’égard des Romains, on leur retient sur la solde une certaine somme marquée pour les vivres, les habits ou les armes qu’on doit leur donner.

Pour lever le camp, voici la manière dont ils s’y prennent : le premier signal donné, on détend les tentes et on plie bagage, en commençant néanmoins par celles du consul et des tribuns ; car il n’est pas permis de dresser et de détendre des tentes avant que celles-ci aient été dressées ou détendues. Au second signal, on met les bagages sur les bêtes de charge, et au troisième signal, les premiers marchent et tout le camp s’ébranle.

L’avant-garde est, le plus souvent, composée des extraordinaires ; après eux, l’aile droite des alliés, qui est suivie du bagage des uns et des autres. Marche ensuite une des légions romaines, ayant derrière elle son bagage. L’autre légion vient après, suivie de son bagage et de celui des alliés qui marchent derrière elle ; car, en marche, c’est l’aile gauche des alliés qui forme l’arrière-garde. La cavalerie marche tantôt à l’arrière-garde du corps dont elle fait partie, tantôt à côté des bêtes de charge, pour les contenir et les mettre à couvert d’insulte. Quand il y a lieu de craindre pour l’arrière-garde, on se contente de faire passer de la tête à la queue les extraordinaires des alliés, sans rien changer dans le reste. Les légions et les ailes changent de rang alternativement, marchant un jour à la tête, le jour suivant à la queue, afin que tous profitent également de l’eau et des vivres qui se rencontrent sur la route. Si l’on craint d’être attaqué et que l’on marche en pays découvert, on se sert d’une autre disposition : les hastaires, les princes et les triaires marchent par manipules en trois colonnes, à distances égales, chaque manipule ayant devant lui ses bagages, de sorte que les équipages et les différens corps de troupes sont mêlés alternativement. La marche ainsi disposée, si l’ennemi se présente, soit à gauche, soit à droite, on fait tourner les corps du côté par où l’ennemi paraît, les équipages restant derrière. De cette manière, en un moment et par un seul mouvement, toute l’armée est rangée en bataille, à moins que les hastaires n’aient une évolution à faire. Dans tous les cas, les équipages se trouvent en sûreté derrière les troupes.

Quand le temps de camper approche, un tribun et quelques centurions prennent les devans. Après avoir examiné l’endroit où le camp doit être assis, ils commencent d’abord par choisir un terrain pour la tente du consul, et l’aspect ou le côté de ce terrain où l’on devra loger les légions. Cela fait, on mesure l’étendue de terrain que doit occuper le prétoire ; ensuite on tire la ligne sur laquelle se dresseront les tentes des tribuns ; au côté opposé, une autre ligne pour le logement des légions, et enfin l’on prend les dimensions de l’autre côté du prétoire. On peut voir plus haut le détail que nous avons donné de toutes ces dispositions. Comme toutes les distances sont marquées et connues par un long usage, toutes ces mesures sont prises en fort peu de temps ; après quoi, on plante le premier drapeau à l’endroit où sera logé le consul ; le second, au côté que l’on a choisi ; le troisième, au milieu de la ligne sur laquelle seront les tribuns ; le quatrième, au logement des légions. Ces drapeaux sont de couleur pourpre ; celui du consul est blanc. Aux autres endroits, on fiche de simples piques ou des drapeaux d’autre couleur. Les rues se forment ensuite, et l’on plante des piques dans chacune ; en sorte que, quand les légions en marche approchent et commencent à découvrir le camp, elles en connaissent d’abord toutes les parties, le drapeau du consul leur servant à distinguer tout le reste ; et comme, d’ailleurs, chacun occupe toujours la même place dans le camp, chacun sait aussi dans quelle rue et en quel endroit de cette rue il doit loger, à peu près comme si un corps de troupes entrait dans une ville où il aurait pris naissance ; car, de même qu’alors, tous connaissant en général et en détail en quel endroit de la ville est leur demeure, aussitôt qu’ils auraient franchi les portes, ils iraient, sans se tromper, l’un d’un côté, l’autre d’un autre, chacun chez soi, la même chose arrive dans le camp des Romains. C’est cette facilité qu’ils recherchent, surtout dans les campemens ; en quoi ils ont pris une voie tout opposée à celle des Grecs ; car, chez ceux-ci, quand il s’agit de camper, le lieu le plus fort par sa situation est toujours celui qu’ils choisissent, tant pour s’épargner la peine de creuser un fossé autour du camp, que parce qu’ils se persuadent que des fortifications faites par la nature sont beaucoup plus sûres que celles de l’art. De là vient la nécessité où ils sont de donner à leur camp, selon la nature des lieux, toutes sortes de formes, et d’en varier les différentes parties ; ce qui cause une sorte de confusion qui ne permet pas au soldat de savoir au juste ni son quartier, ni celui de son corps, au lieu que les Romains comptent pour rien la peine de creuser le fossé et les autres travaux, en comparaison de la facilité et de l’avantage qui se trouve à camper toujours de la même façon. Voilà ce que nous avions à dire des légions, et surtout de leur manière de camper. (Dom Thuillier.)


VI.


Parallèle entre la république romaine et les autres républiques.


Presque tous les historiens nous ont parlé avec éloge des républiques de Lacédémone, de Crète, de Mantinée et de Carthage. Celles d’Athènes et de Thèbes ont eu aussi leurs panégyristes. Pour moi, je n’ai rien à dire des quatre premières, et à l’égard des deux autres, elles ont fait si peu de progrès, elles se sont si peu maintenues dans l’état florissant où elles se sont vues quelquefois, et elles ont si fort négligé de faire les changemens que la prudence demandait, qu’elles ne méritent pas qu’on s’y arrête beaucoup. Si quelquefois leurs affaires paraissaient être dans un état prospère, c’était un éclat passager qui ne donnait que de vaines espérances pour l’avenir, et tout d’un coup un événement fâcheux les remettait dans leur état primitif. Les Thébains ne se sont fait quelque réputation parmi les Grecs en attaquant les Lacédémoniens, que parce que ceux-ci avaient eu l’imprudence de s’attirer la haine de leurs alliés, et qu’ils avaient à leur tête un ou deux citoyens qui savaient la faute que les Lacédémoniens avaient faite. Une preuve évidente que ce n’est point à la constitution de leur gouvernement, mais au mérite de ceux qui gouvernaient, qu’ils étaient redevables de leurs succès, c’est que la république ne s’est étendue et n’a fleuri qu’autant qu’Épaminondas et Pélopidas ont vécu, et qu’elle est pour ainsi dire morte avec ces deux grands hommes.

Il faut penser à peu près la même chose de la république d’Athènes. Heureuse de temps en temps, mais parvenue au comble de la gloire du temps de Thémistocle, elle tomba bientôt de ce haut degré de prospérité. Le partage et la diversité des sentimens en fut la cause ; car il en a toujours été des Athéniens comme d’un vaisseau où personne ne commande. Ici, quand les matelots, ou menacés de l’ennemi, ou agités par la tempête, s’accordent tous et obéissent de concert aux ordres du pilote, tout ce qui s’y doit faire se fait avec la plus grande exactitude ; mais lorsque, commençant à se rassurer, ils refusent d’obéir, ne s’accordent pas sur ce que l’on doit faire, et se soulèvent les uns contre les autres, que les uns veulent continuer la route, les autres aborder en quelque endroit, que ceux-ci déploient les voiles, et ceux-là ordonnent qu’elles soient ferlées, cette division séditieuse donne un spectacle horrible aux vaisseaux voisins, et expose celui dont elle trouble la manœuvre à un péril évident. Aussi en voit-on qui, après avoir traversé de vastes mers, et essuyé les tempêtes les plus affreuses, viennent faire naufrage au port et échouer contre la terre. C’est une image fidèle de la république d’Athènes. Après avoir échappé quelquefois aux secousses les plus terribles, par la bonne conduite du peuple et de ceux qui le gouvernaient, on l’a vue, dans le calme même, se briser imprudemment contre les écueils les plus visibles. Laissons donc là ces deux républiques, où la multitude dispose de tout au gré de ses passions : dans la première, tout se fait avec précipitation et avec aigreur ; dans l’autre, on donne trop à la force et à la violence.

Passons à celle de Crète, et examinons un peu ce qu’en assurent les plus habiles historiens de l’antiquité, Éphore, Xénophon, Callisthène et Platon. Ils disent premièrement qu’elle est semblable à celle de Lacédémone, et en second lieu qu’elle mérite des louanges. Il me semble qu’ils se sont trompés sur l’un et l’autre point : on en pourra juger par ce que je vais dire. Je commence par la différence que je trouve entre ces deux républiques. Trois choses caractérisent en particulier celle de Lacédémone : la première est l’égalité des biens en fonds de terre, dont il n’est permis à personne de posséder plus qu’un autre, et qui doivent être également distribués entre tous les citoyens ; la seconde est le mépris que l’on y fait des richesses, mépris qui bannit la jalousie, née ordinairement de l’inégalité des richesses que possèdent les citoyens. Enfin, chez les Lacédémoniens, les enfans des rois succèdent à la dignité de leurs pères, et ceux qu’on appelle gérontes, et par les avis desquels tout se règle et s’exécute, conservent cette autorité jusqu’à la mort. Chez les Crétois rien de semblable : il leur est permis par la loi d’acquérir des fonds de terre tant qu’il leur plaît, sans qu’aucunes bornes leur soient prescrites. Parmi eux, les richesses sont en si grande estime, que non-seulement il est nécessaire d’en amasser, mais encore que rien ne fait plus d’honneur. En un mot, le honteux amour du gain et des richesses s’est tellement établi parmi eux, que cette île est le seul pays au monde où le gain, de quelque nature qu’il soit, passe pour honnête et pour légitime. Enfin la magistrature chez eux est annuelle, et s’exerce comme dans le gouvernement populaire. Ces deux républiques sont donc entièrement opposées l’une à l’autre, et je ne conçois pas comment ces historiens ont pu dire qu’elles se ressemblaient. Je leur passe de n’avoir pas aperçu ces différences ; mais, après avoir montré fort au long que Lycurgue est le seul législateur qui ait bien connu d’où dépendaient la force et la durée d’un gouvernement ; que, toute république ne se soutenant que par la valeur dans la guerre et l’union parmi les citoyens, Lycurgue, en bannissant de la sienne le désir des richesses, en a banni aussi la discorde et la dissension, et que c’était pour cela que le gouvernement de Lacédémone l’emportait sur tous les autres de la Grèce : voyant au contraire que, chez les Crétois, la passion des richesses y produit, je ne dis pas seulement des divisions particulières, mais encore des séditions générales, des meurtres et des guerres civiles, comment, malgré une différence si considérable, ont-ils osé dire que ces deux gouvernemens étaient semblables ? Cependant Éphore traitant de ces deux républiques, en parle en mêmes termes, à l’exception des noms propres, auxquels si l’on oublie de faire attention, on ne sait plus de laquelle des deux on doit l’attendre.

Après avoir prouvé le peu de rapport qu’ont ensemble ces deux gouvernemens, faisons voir maintenant que celui de Crète n’est digne ni d’être loué, ni d’être imité. Il me paraît que toute république est fondée sur deux principes, les lois et les mœurs, et que de là dépend l’estime ou le mépris que l’on faits de ses forces et de sa constitution. Or les lois et les mœurs que l’on doit préférer sont celles qui, rendant la vie des particuliers innocente et irréprochable, habituent tout un état à l’humanité et à la justice : au lieu que l’on doit rejeter celles qui produisent des effets tout contraires. Ainsi, de même qu’on assure hardiment qu’un état et les membres qui le composent sont justes, lorsqu’on y voit des lois et des mœurs justes ; de même, quand on voit régner l’avarice parmi les particuliers, et l’état se porter à des actions injustes, on est bien fondé à dire que les lois y sont mauvaises, que les mœurs des particuliers y sont déréglées, que tout l’état est méprisable. Jugeons maintenant des Crétois par ces principes. Si vous les considérez en particulier, il est très-peu d’hommes qui soient plus fourbes et plus trompeurs ; si vous regardez l’état, il n’en est point où l’on conçoive des desseins plus injustes. C’est donc avec raison qu’après avoir nié que ce gouvernement fût semblable à celui de Lacédémone, nous le rejetons comme n’étant ni à choisir, ni à imiter.

Il ne serait pas juste non plus de proposer ici la république de Platon, quoique certains philosophes la vantent beaucoup ; car, comme dans les combats des artisans ou des athlètes on n’admet pas ceux qui n’y sont pas reçus et qui ne s’y sont pas préparés ; de même, la république de Platon doit être exclue d’une dispute sur la préférence, jusqu’à ce qu’elle ait été mise en action quelque part. La comparer, telle qu’elle a été jusqu’à présent, avec les républiques de Lacédémone, de Rome et de Carthage, ce serait comparer une statue humaine avec des hommes vivans et animés : de quelque beauté que l’on supposât cette statue douée, la comparaison qu’on en ferait avec des êtres animés ne pourrait toujours paraître que défectueuse et très-peu convenable. Laissons donc cette république, et voyons celle de Lacédémone.

Quand je considère les lois que Lycurgue a établies pour maintenir l’union et la concorde parmi les citoyens, et pour mettre la Laconie à couvert de toute insulte, et faire que les peuples jouissent d’une liberté solide, elles me paraissent si justes et si sages, que je me sens porté à croire qu’elles viennent plutôt d’un dieu que d’un homme. Par l’égalité de biens, par la frugalité et la simplicité dans la manière de vivre, il accoutumait les Lacédémoniens à la tempérance, et éloignait de l’état tout sujet de discorde. En les exerçant aux travaux et aux choses qui répugnent le plus à la nature, il les rendait vaillans et intrépides, et quand ces vertus se trouvent réunies dans un seul homme ou dans un état, il est difficile que l’honneur se porte au mal et que l’état soit envahi par les ennemis du dehors. On peut donc dire que Lycurgue, en faisant de la tempérance et de la valeur comme la base de sa république, a mis toute la Laconie en situation de ne rien craindre du dehors, et a procuré à ces peuples une liberté durable. Mais il me semble que ce sage législateur s’est oublié sur un point, qui était d’empêcher qu’on ne travaillât à étendre les bornes de l’état, qu’on n’ambitionnât l’empire sur ses voisins, qu’on ne se rendit le maître et l’arbitre des affaires. On ne voit rien sur cet article, ni dans les lois qui concernent les différentes parties de la république, ni dans celles qui regardent l’état en général. Cependant ce n’était point assez que les particuliers fussent sobres, modérés et contens de la portion de biens qui leur était donnée ; il fallait encore mettre tout l’état dans la nécessité de suivre cet esprit, ou le lui inspirer. Or, c’est ce que Lycurgue n’a point fait. Il a exterminé l’envie et la jalousie d’entre les particuliers, il les a instruits de tout ce qu’ils devaient savoir sur les lois de l’état ; mais il a permis qu’ils fussent très-jaloux des autres Grecs, qu’ils aimassent à les dominer, qu’ils tâchassent de s’enrichir à leurs dépens ; car qui ne sait que les Lacédémoniens furent presque les premiers entre les Grecs, qui, avides des terres de leurs voisins, portèrent la guerre chez les Messéniens pour tirer de l’argent des prisonniers qu’ils faisaient ? qui ne sait que ce furent eux qui s’obstinèrent au siége de Messène, au point qu’ils firent serment de ne le point lever que la ville ne fût prise ? Il est encore notoire que, par désir de dominer sur les Grecs, ils eurent la faiblesse de se soumettre aux ordres de gens qu’ils avaient vaincus ; car, après avoir combattu pour la liberté commune de la Grèce, et avoir défait les Perses qui voulaient l’envahir ; après les avoir forcés de retourner dans leur pays, ils leur livrèrent, par le traité de paix fait par Antalcidas, les villes mêmes pour lesquelles ils avaient pris les armes, dans la vue de tirer d’eux l’argent dont ils avaient besoin pour se soumettre les Grecs. Ce fut alors qu’ils sentirent en quoi leur gouvernement était défectueux ; car, tant qu’ils bornèrent leur ambition aux terres de leurs voisins et à la conquête du Péloponnèse, il leur fut aisé d’avoir de la Laconie même autant de vivres et de munitions qu’ils en avaient besoin, ayant peu de chemin à faire pour retourner chez eux et pour en faire transporter des provisions ; mais, dès qu’ils voulurent équiper des flottes et porter la guerre avec leur infanterie hors du Péloponnèse, alors ils s’aperçurent que ni leur monnaie de fer, ni l’échange annuel des fruits qui avait été établi par Lycurgue, ne pouvait leur suffire, et que, sans une monnaie commune et des richesses étrangères, ils ne pouvaient rien entreprendre. Ce fut ce qui les obligea à mendier les secours des Perses, à lever des impôts sur les Péloponnésiens, et à mettre à contribution tous les Grecs ; persuadés que, s’ils s’en tenaient aux lois de Lycurgue, ils ne viendraient jamais à bout de subjuguer les Grecs, et ne manqueraient pas d’échouer dans toutes leurs entreprises. Mais pourquoi, dira-t-on, cette digression ? Pour faire voir que le gouvernement institué par Lycurgue se suffisait à lui-même tant qu’il ne s’agissait que de la conservation de l’état et de la défense de la liberté ; car il faut convenir avec ceux qui louent et approuvent ce gouvernement, qu’il n’y en a point et qu’il n’y en a jamais eu qui lui soit préférable. Mais on doit aussi tomber d’accord que, si l’on ambitionne de s’agrandir, de se faire respecter, de commander à un peuple nombreux, d’avoir sous sa domination un plus grand nombre de sujets, et d’attirer sur soi tous les regards ; on doit, dis-je, avouer que ce gouvernement est imparfait, et que celui des Romains l’emporte de beaucoup pour la force et la facilité d’étendre ses conquêtes. Ce qui s’est passé jusqu’à présent dans l’un et l’autre, prouve évidemment ce que j’avance. Les Lacédémoniens, pour avoir tenté de s’assurer la domination des Grecs, ont couru risque de perdre leur propre liberté : les Romains, au contraire, aidés par la facilité qu’ils avaient, après la conquête de l’Italie, de se fournir de toutes sortes de munitions, se sont soumis en peu de temps tout l’univers.

Pour le gouvernement de Carthage, il me paraît que, par rapport à certains points essentiels, il avait été assez bien établi ; car il y avait des rois, le sénat y avait le même pouvoir que si le gouvernement eût été aristocratique, et le peuple était le maître de certaines choses qui le regardaient. En général, cette république ressemblait assez à celle des Romains et des Lacédémoniens. Cependant elle était inférieure à celle de Rome, du temps de la guerre d’Annibal ; car tous les corps, tous les gouvernemens et toutes les entreprises sont assujettis à une même loi de la nature, d’abord ces choses croissent et s’augmentent, puis elles parviennent à leur état de perfection, enfin elles tombent et dépérissent. De ces degrés, le second est celui où elles ont le plus de force et de vigueur, et dont on doit tirer la différence qui se remarque alors entre les deux gouvernemens. Comme celui de Carthage était, avant celui de Rome, parvenu à son état parfait, il en était aussi tombé à proportion ; au lieu que celui de Rome était alors dans toute sa force et dans l’état le plus florissant. Chez les Carthaginois, c’était le peuple qui dominait alors dans les délibérations ; chez les Romains, c’était le sénat. Là on prenait les avis de la multitude ; ici, on consultait les plus habiles citoyens, et c’était d’après leurs conseils que se faisaient les grandes entreprises. Ce fut par ces sages mesures que, quoi qu’ils eussent été défaits en bataille rangée, ils eurent enfin le dessus sur les Carthaginois.

Si nous voulons maintenant comparer ces deux gouvernemens sous certains points de vue particuliers, nous trouverons d’abord que, par rapport à la guerre, les Carthaginois sont plus habiles dans les combats de mer que les Romains. C’est une science qui, chez eux, depuis long-temps passe des pères aux enfans, et nul autre peuple n’en fait un plus grand usage. Mais les Romains les surpassent de beaucoup dans la guerre d’infanterie, parce qu’ils s’y appliquent autant que les Carthaginois s’y appliquent peu. La cavalerie même est l’objet de peu d’attention à Carthage : la raison en est que l’on ne s’y sert que de troupes étrangères et mercenaires, et qu’au contraire, les Romains tirent les leurs de leur propre pays et de Rome même : et, en cela, le gouvernement romain a un grand avantage sur celui des Carthaginois ; car, tandis que celui-ci remet sa liberté entre les mains des troupes vénales, l’autre la défend par lui-même et avec le secours de ses alliés. Cet avantage est suivi d’un autre : c’est qu’après avoir été vaincus d’abord, ils recouvrent bientôt de nouvelles forces, au lieu que les Carthaginois ont beaucoup plus de peine à se relever. Ajoutons que les Romains, combattant pour leur patrie et pour leurs enfans, ne se relâchent jamais de leur première ardeur, et demeurent fermes dans la résolution de combattre, jusqu’à ce que leurs ennemis soient abattus. Quoiqu’ils n’aient pas été à beaucoup près si forts et si habiles sur mer, cela ne les empêchait pas de sortir avec succès d’une bataille générale ; la valeur des troupes suppléait à tout ce qui leur manquait d’ailleurs ; car, quoique la science et l’usage de la marine soient d’une grande utilité dans un combat naval, rien cependant ne mène plus sûrement à la victoire que la résolution et la bravoure des soldats. Or, les peuples d’Italie sont plus vigoureux et plus braves que les Carthaginois et les Africains, outre qu’ils ont chez eux certains usages qui inspirent à leur jeunesse une extrême ardeur de se signaler dans la guerre. Nous n’en rapporterons qu’un pour faire voir que dans ce gouvernement on a eu un soin particulier de porter les hommes à braver tous les périls pour se rendre recommandables dans leur patrie.

Quand il meurt à Rome quelque personnage de haut rang, on le porte avec pompe à la tribune aux harangues sur le forum ; là, dressé sur les pieds, rarement couché, il est exposé à la vue de tout le peuple. Ensuite son fils, s’il en a laissé un d’un certain âge et qui soit à Rome, ou, en l’absence du fils, un proche parent, loue en présence de tout le peuple les vertus du mort et rapporte ses principales actions. Cet éloge, rappelant à la mémoire et remettant comme sous les yeux tout ce qu’il a fait, excite non-seulement dans ceux qui ont eu part à ses actions, mais encore dans les étrangers, un sentiment de douleur et de compassion si vif, que le deuil paraît plutôt être public que particulier à certaine famille. On l’ensevelit ensuite et on lui rend les derniers devoirs ; on fait une statue qui représente son visage au naturel, tant pour les traits que pour les couleurs, et on la place dans l’endroit le plus apparent de la maison et sous un espèce de petit temple de bois. Les jours de fêtes on découvre ces statues, et on les orne avec soin. Quand quelque autre de la même famille meurt, on les porte aux funérailles ; et pour les rendre semblables, même pour la taille, à ceux qu’elles représentent, on ajoute au buste le reste du corps. On le revêt aussi d’habits. Si le mort a été consul ou préteur, on pare la statue d’une prétexte ; s’il a été censeur, d’une robe de pourpre ; s’il a eu l’honneur du triomphe ou fait quelques autres actions d’éclat, d’une étoffe d’or. On les porte sur des chars, précédés de faisceaux, de haches et des autres marques des dignités dont ils ont été revêtus pendant leur vie. Quand on est arrivé à la tribune aux harangues, tous se placent sur des siéges d’ivoire, ce qui forme le spectacle du monde le plus enivrant pour un jeune homme qui aurait quelque passion pour la gloire et pour la vertu ; car quel est l’homme qui, voyant les honneurs qu’on rend à la vertu de ces grands hommes vivans encore et respirant en quelque sorte dans leurs statues, ne se sentira pas enflammé du désir de les imiter ? se peut-il rien voir de plus beau et de plus touchant ? Au reste, après que l’orateur a épuisé tout ce qu’il a à dire à la louange du mort, il fait aussi l’éloge des autres dont il voit les statues, en commençant par le plus ancien. Par là se renouvelle toujours la réputation des citoyens vertueux ; la gloire de ceux qui se sont distingués devient immortelle ; les services rendus à la patrie viennent à la postérité ; et ce qui est le plus important, la jeunesse est excitée à ne rien craindre quand il s’agit du bien commun, dans la vue d’acquérir la gloire accordée à la vertu, Aussi l’on a vu des Romains combattre seuls dans les affaires générales ; d’autres se sont jetés dans un péril de mort inévitable, quelques-uns, en temps de guerre, pour sauver un de leurs concitoyens ; quelques autres, pendant la paix, pour le salut de la république. On en a encore vu qui, dans les premières charges, ayant plus à cœur le bien de la patrie que les liaisons du sang même et de la nature, ont, contre la coutume et les lois naturelles, condamné à mort leurs propres enfans.

Entre une infinité d’exemples de cette passion des Romains pour la gloire, je n’en rapporterai qu’un pour servir d’autorité à ce que je viens de dire. Horace, surnommé le Borgne (Coclès) combattant contre deux ennemis à l’entrée du pont qui donne accès dans Rome en traversant le Tibre, et en apercevant un grand nombre d’autres qui venaient à leur secours, dans la crainte où il était que la garde du pont étant forcée, les ennemis n’entrassent dans la ville, se tourne vers ceux qui étaient derrière lui et leur crie de se retirer au plus vite et de couper le pont. Tant qu’ils travaillèrent, Horace, malgré les blessures dont il était tout couvert, soutint l’effort des ennemis, plus frappés encore de sa constance et de son intrépidité que de ses forces et de sa résistance. Le pont rompu et la ville n’ayant plus rien à craindre, il se jeta tout armé dans le fleuve, et préféra aux jours qu’il lui restait à vivre une mort volontaire, pour délivrer sa patrie et acquérir la gloire dont cette mort devait être suivie : tant sont grandes l’ardeur et l’émulation que les coutumes des Romains inspirent à la jeunesse pour les belles actions.

Les moyens dont les Romains se servent pour augmenter leurs biens, sont encore beaucoup plus légitimes que chez les Carthaginois. Chez ceux-ci, de quelque manière que l’on s’enrichisse, on n’en est jamais blâmé : chez ceux-là, rien n’est plus honteux que de se laisser corrompre par les présens, et d’amasser du bien par de mauvaises voies. Autant ils font cas des richesses légitimement acquises, autant ils ont en horreur celles qu’on se procure par des moyens injustes. Parmi les Carthaginois, les dignités s’achètent à force de largesses et de présens ; parmi les Romains c’est un crime capital. Ainsi, comme les récompenses proposées à la vertu sont différentes chez l’un et l’autre peuple, il n’est pas surprenant que les voies pour y parvenir soient différentes.

Mais ce qui a le plus contribué aux progrès de la république romaine, c’est l’opinion que l’on y a sur les dieux ; et la trop grande dévotion qui est blâmée chez les autres peuples est, à mon sens, tout ce qui soutient Rome. La religion s’est acquise une si grande autorité sur les esprits, et elle influe de telle sorte dans les affaires tant particulières que publiques, que cela passe tout ce qu’on peut imaginer. Bien des gens en pourraient être surpris. Pour moi, je ne doute pas que les premiers qui l’ont introduite n’aient eu en vue la multitude ; car, s’il était possible qu’un état ne fût composé que de gens sages, peut-être cette institution n’eût-elle pas été nécessaire ; mais, comme le peuple n’a nulle constance, qu’il est plein de passions déréglées, qu’il s’emporte sans raisons et jusqu’à la violence, il a fallu le retenir par la crainte de choses qu’il ne voyait pas et par tout cet attirail de fictions effrayantes. C’est donc avec grande raison que les anciens ont répandu parmi le peuple qu’il y avait des dieux, qu’il y avait des supplices à craindre dans les enfers, et l’on a grand tort dans notre siècle de rejeter ces sentimens ; car, sans parler des autres suites de l’irréligion, chez les Grecs, par exemple, confiez un talent à ceux qui ont le maniement des deniers publics, en vain vous prenez dix cautions, autant de promesses et deux fois plus de témoins, vous ne pouvez les obliger à vous rendre votre dépôt. Au contraire, les Romains qui, dans la magistrature et les légations disposent de grandes sommes d’argent, n’ont besoin que de la religion du serment pour garder une inviolable fidélité. Parmi les autres peuples un homme qui n’ose toucher aux deniers publics est un homme rare, au lieu que chez les Romains il est rare de trouver un homme coupable de ce crime.

Mais tout périt, tout est sujet au changement : il n’est pas besoin de le prouver ; l’enchaînement nécessaire des causes naturelles en est une preuve incontestable. Or toute espèce de gouvernement périt de deux manières, dont l’une vient du dehors, l’autre du dedans. On ne peut sûrement juger quelle sera la première, mais l’autre est certaine et déterminée.

Nous avons déjà dit quelles étaient la première et la seconde sorte de gouvernement, et comment elles se changeaient l’une en l’autre ; en sorte que sur cette matière, qui pourrait joindre les commencemens avec la fin, on pourrait aussi prédire ce qui arrivera dans la suite. Au moins, selon moi, rien n’est plus clair ; car lorsqu’une république, après s’être heureusement délivrée de plusieurs grands périls, est parvenue à ce degré de force et de puissance, où rien ne lui est disputé, le peuple ne peut jouir long-temps de ce bonheur ; le luxe et les plaisirs corrompent les mœurs, une ambition démesurée s’empare des esprits, on recherche avec trop d’avidité, les dignités et la conduite des affaires. Ces désordres faisant tous les jours de nouveaux progrès, la passion de commander, et l’espèce d’infamie que l’on attachera à l’obéissance commenceront la ruine de la république, l’arrogance et le luxe l’avanceront, et le peuple l’achèvera, lorsque l’avarice des uns se trouvera contraire à ses intérêts, et que l’ambition des autres lui aura donné une trop haute idée de son pouvoir ; car alors, emporté par la colère et n’écoutant plus que ses opinions, le peuple secouera le joug de la soumission ; il ne voudra plus que les chefs partagent également avec lui l’autorité ; il se l’attribuera tout entière, ou en usurpera la plus grande partie. Après quoi le gouvernement prendra bien le beau nom de république, c’est-à-dire d’état libre et populaire ; mais ce ne sera en effet que la domination d’une populace aveugle, ce qui est le plus grand de tous les maux.

Jusqu’ici nous avons fait voir quelle est la constitution de la république romaine, à quoi elle est redevable de ses progrès, l’état florissant où elle est, en quoi elle surpasse les autres, et en quoi elle leur est inférieure, c’en est assez sur cette matière. Mais, avant que de finir, il faut que, semblable à un artiste habile qui donne par quelque chef-d’œuvre des preuves de son adresse, je tire de cette partie de l’histoire qui touche aux temps que nous avons quittés, et que je raconte en peu de mots un fait qui mette en évidence tout ce que j’ai avancé de la force et de la vigueur qu’avait alors cette république.

Annibal, après la défaite des Romains à Cannes, ayant fait prisonniers huit mille hommes, qui avaient été laissés à la garde du retranchement, leur permit d’envoyer quelques-uns d’entre eux à Rome, pour y négocier leur rachat et leur retour. Dix des plus considérables ayant été choisis, ce général les fit partir, après leur avoir fait prêter serment qu’ils viendraient le rejoindre. Un de la troupe fut à peine sorti du retranchement, qu’ayant dit qu’il avait oublié quelque chose, il retourna, prit ce qu’il avait laissé et repartit aussitôt, croyant par ce premier retour avoir gardé sa foi et satisfait à son serment. Arrivés dans Rome, ils prièrent le sénat de ne point refuser à des prisonniers la consolation de revoir leur patrie, et qu’il les condamnât à payer chacun trois drachmes, pourvu qu’il leur permit de rentrer dans leur famille ; qu’Annibal ne demandait rien davantage pour leur rachat, qu’ils ne s’étaient pas rendus indignes de cette grâce ; qu’ils n’avaient pas craint de combattre ; qu’on ne pouvait rien leur reprocher qui pût imprimer de la honte au front de Rome, et que, laissés pour la garde du camp, c’était par pur malheur qu’après la défaite de tout le reste de l’armée, ils étaient tombés au pouvoir des ennemis. Les Romains avaient fait alors de très-grandes pertes ; ils ne se voyaient presque plus aucun allié ; jamais leur patrie n’avait été menacée d’un plus grand péril ; cependant, après avoir entendu les députés, toujours attentifs à ce qu’il leur convenait de faire, ils tinrent bon contre leur mauvaise fortune, et rien ne leur échappa de ce que l’intérêt présent de la république paraissait demander ; car, voyant que le dessein d’Annibal dans cette députation n’était que de se procurer de l’argent, et d’éteindre dans ses ennemis l’ardeur de combattre, en leur montrant que, quoique vaincus, ils ne devaient pas désespérer de leur salut, ils furent si éloignés d’accorder ce qu’on leur demandait, qu’ils ne se laissèrent ébranler ni par la compassion qu’ils portaient à leurs concitoyens, ni par la conviction des services qu’ils tireraient de ces prisonniers. Ils trompèrent les intentions et les espérances d’Annibal, en refusant de racheter ces soldats, et firent une loi qui obligeait ceux qui leur restaient à vaincre ou à mourir, puisqu’il n’y avait pour les vaincus d’autre espérance de salut des mains de l’ennemi que la mort. Cette résolution prise, ils renvoyèrent les neuf députés, qui de bon gré consentaient à cause de leur serment à retourner vers Annibal, et ayant fait garrotter celui qui avait prétendu éluder son serment, ils le firent conduire aux ennemis ; de sorte que ce héros n’eut pas tant de joie d’avoir vaincu les Romains, qu’il ne fut comme effrayé de la constance et de la grandeur d’âme qui éclataient dans leurs délibérations. (Dom Thuillier).


VII.


Il est nécessaire que ceux qui s’appliquent à avoir une bonne éducation, apprennent et exercent les autres vertus dès l’enfance, et surtout la bravoure (Excerpta Valesian.) Schweighæuser.


Celui qui avance des choses non-seulement fausses, mais encore impossibles, celui-là commet une faute qui n’admet aucune excuse. (In Cod. Urbin.) Schweigh.


Il a agi en homme sage et prudent, celui qui sait, suivant Hésiode, combien la moitié est plus que le tout. (Ibid.)


Apprendre à ne pas mentir aux dieux, c’est là la base du culte de la vérité à l’égard des hommes. (Ibid.)


Dans la plupart des choses humaines, ceux qui ont acquis par eux-mêmes sont portés à la conservation, tandis que ceux qui ont reçu une fortune toute faite sont enclins à la dissiper. (Ibid.)


Il existe aussi un lieu appelé Rhuncus, aux environs de Stratum en Étolie ; comme Polybe le dit dans le sixième livre de son histoire. (Athenæi lib. iii, c. 15.) Schweigh.


Olcium, ville d’Etrurie. (Steph. Byzant.) Schweigh.


VIII.


Je n’ignore pas que plusieurs personnes demanderont pourquoi j’interromps ici le cours de mes récits pour m’occuper de la constitution de la république dont il est question plus haut. Je leur répondrai ce que je me rappelle leur avoir déjà déclaré en plus d’un endroit, que, dès le commencement, j’ai regardé ces détails comme devant concourir à former l’ensemble de mon ouvrage : je l’ai dit surtout au début et dans l’exposition, lorsque j’ai avancé que le fruit le plus beau et le plus précieux que les lecteurs puissent retirer de cette histoire, serait d’apprendre par quels moyens et par quelle sorte de gouvernement les Romains, en moins de cinquante-trois années, ont pu devenir maîtres de presque toute la terre, événement sans exemple dans les siècles passés. Ce projet étant arrêté dans mon esprit, je n’ai trouvé aucune occasion plus convenable que celle-ci, pour appeler l’attention et la confiance sur ce que j’ai à dire touchant le système politique de ce peuple. En effet, de même que, lorsqu’en porte un jugement sur les vertus et les faiblesses particulières, on ne doit pas le faire, si l’on veut prononcer sainement, dans un temps de calme et de prospérité, mais bien quand on voit l’homme soumis à toutes les chances d’une fortune dont l’inconstance présente successivement les plus grands revers et les plus grands succès ; ainsi, nous pensons que l’on portera un jugement bien plus sage, si l’on prend ce point de vue pour examiner les affaires d’un gouvernement. Je ne sache pas, d’ailleurs, que personne ait jamais passé par des alternatives plus prononcées de grandeur et d’infortune que les Romains ne l’ont fait de nos jours ; j’ai donc choisi ce moment pour faire connaître la constitution de cette république, pensant que chacun pourra mieux juger ensuite la grandeur de cette révolution. (Angelo Mai, Scriptorum veterum nova collectio, tom. ii ; Jacobus Geel, in 8o, 1829.)


IX.


L’utile et l’agréable. — Un esprit studieux doit observer la cause des événemens et savoir faire le meilleur choix dans chaque circonstances : c’est surtout le moyen de connaître la raison d’un événement heureux, et, s’il est funeste, comment il a amené le bouleversement d’un état : car de ce principe découlent, comme d’une source, non-seulement tous mes desseins et toutes mes entreprises, mais encore est-ce de là que proviennent nos succès. (Angelo Mai, ibid.)


X.


Il s’était écoulé trente ans depuis l’irruption de Xerxès en Grèce, et nous avons soigneusement décrit chaque événement de ce période..... L’époque d’Annibal, de laquelle nous sommes parti pour faire cette digression, nous montre le gouvernement de Rome arrivé à son plus haut point de beauté et de perfection. Aussi, après avoir traité de la constitution de cette république, me reste-t-il à faire connaître quelle fut sa conduite à la suite des désastres de Cannes, et lorsqu’elle paraissait perdue sans retour. Cependant je ne serais certainement pas étonné que ceux qui sont nés sous cette république prétendissent que mon travail est incomplet, parce que j’ai omis quelques détails. En effet, comme ils sont parfaitement instruits dans les affaires de leur pays, et qu’ils en acquièrent une très-grande habitude, étant nourris, dès leur enfance, dans ces mœurs et dans ces institutions, ils s’occuperont moins d’approuver ce que j’aurai dit, que de signaler ce que je puis omettre : car ils ne diront pas que l’écrivain a passé sur ce qui lui paraissait être de peu d’importance, mais bien qu’il a négligé, par ignorance, la cause principale des faits et leur liaison. Faisant donc supposer que tout ce qui e été dit est d’une partie médiocre ou superflu, et, au contraire, présentant les omissions comme des circonstances indispensables dans cet ouvrage, ils se proclameront bien plus instruits que l’historien. « Il serait pourtant de toute équité d’apprécier les écrivains, non d’après leurs omissions, mais sur les faits qu’ils rapportent. Si, par hasard, on y découvre quelque allégation fausse, on peut, certes, croire qu’ils ont péché par ignorance ; mais si tout ce qu’ils disent est reconnu vrai, pourquoi ne pas admettre que c’est volontairement qu’ils négligent les autres faits[1] ? » Ceci soit dit pour ceux qui jugent les historiens avec plus de critique que de justice (Angelo Mai, ibid.)



  1. Schweighæuser, supra.