Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre XVI

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Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 810-830).
FRAGMENS
DU

LIVRE SEIZIÈME.


I.


Philippe à Pergame.


Quand ce prince fut arrivé à Pergame, s’imaginant qu’Attalus ne pouvait plus lui échapper, il n’y eut pas de cruautés qu’il n’exerçât ; Il se livra à toute sa fureur, et la fit éclater plus encore contre les dieux que contre les hommes. Irrité de ce que la garnison de Pergame, aidée par la situation des postes qu’elle gardait, sortait des petits combats toujours victorieuse, et de ce qu’il ne pouvait rien piller dans la campagne, par le bon ordre qu’Attalus y avait mis, il déchargea toute sa colère sur les statues et sur les temples des dieux, et par là se fit, selon moi, plus de tort et de déshonneur à lui-même qu’au roi de Pergame ; car non-seulement il mit le feu au temple et renversa les autels, mais il fit encore briser les pierres, de peur qu’elles ne servissent à relever ces édifices. Après avoir détruit le Nicephorium, coupé le bois sacré, arraché l’enceinte, et ruiné jusqu’aux fondemens plusieurs autres temples d’une grande beauté, il alla d’abord à Thyatire, de là, dans la plaine appelée Thèbes, où il espérait faite un butin immense, et d’où, sans pouvoir rien emporter, il passa à Hiéra-Come. De cet endroit il députa à Zeuxis pour le prier de lui envoyer des vivres et les autres secours dont il était convenu dans le traité d’alliance qu’ils avaient fait ensemble. Ce satrape fit semblant d’exécuter les articles du traité ; mais, dans le fond, il ne voulait rien moins qu’augmenter les forces et la puissance du roi de Macédoine. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


Bataille navale entre Philippe, roi de Macédoine, et Attalus.


Philippe n’était pas tranquille sur l’avenir. Le siége qu’il faisait n’avançait pas autant qu’il l’aurait souhaité, et les ennemis avaient à l’ancre un grand nombre de vaisseaux pontés. Comme les conjonctures ne lui permettaient pas de choisir entre deux partis, il prit celui de lever l’ancre et de disparaître. Les ennemis, qui s’attendaient à lui voir pousser ses mines plus loin, furent fort surpris d’un départ si précipité. Mais Philippe avait ses raisons pour ne pas différer : ses vues étaient de gagner le devant sur les ennemis, et de passer sûrement à Samos en longeant la côte. Mais toute sa diligence ne lui servit de rien. Dès qu’Attalus et Théophilisque aperçurent qu’il s’ébranlait, ils résolurent de le suivre et de le combattre. Leur flotte ne marchait pas fort serrée, parce que, comptant que Philippe suivrait son premier projet, ils n’avaient pas pris soin de la tenir en état. Cependant à forces de rames ils l’atteignirent, et attaquèrent, Attalus, son aile droite, et Théophilisque, sa gauche. Philippe, pressé de tous côtés, donne à sa droite le signal du combat, commande de faire face aux ennemis et de combattre avec courage ; puis, avec quelques esquifs, il se retire dans de petites îles qui sont au milieu du détroit, et attend là le succès de la bataille. Sa flotte était composée de cinquante-trois vaisseaux pontés, de quelques autres découverts, et de cent cinquante bâtimens légers avec des fustes. Il était resté à Samos des vaisseaux qu’il n’avait pu équiper. Celle des ennemis était de soixante-cinq vaisseaux pontés, en comptant ceux que les Byzantins leur avaient fournis, de neuf galiotes et de trois trirèmes.

L’action commença par le vaisseau que montait Attalus, et aussitôt, sans autre signal, tous les autres qui étaient proche chargèrent. Attalus tomba sur une octirème, l’ouvrit par l’impétuosité du choc, et la coula à fond, quelque résistance que fissent les troupes qui de dessus la défendaient. La décemrème de Philippe, laquelle était l’amirale, tomba en la puissance des ennemis par un accident très-singulier : elle choqua si violemment une petite galiote qui s’en approchait, et enfonça si avant son éperon sur le banc des rames supérieures, appelées thranites, que ce petit bâtiment y demeura attaché, sans que le pilote pût arrêter le cours impétueux de son vaisseau. Sur ces entrefaites arrivent deux quinquérèmes, qui percent les deux côtés de ce grand bâtiment que le petit, qui y était comme suspendu, empêchait de se tourner et d’agir, et le coulent à fond avec tous ceux qui le montaient, au nombre desquels était Démocrate, général de l’armée.

D’un autre côté, Dionysidore et Dinocrate son frère, les deux premiers officiers de la flotte d’Attalus, couraient un grand péril, combattant, le premier sur une septirème, et l’autre sur une octirème. Dinocrate ayant le corps de sa galère considérablement ouvert au-dessus de l’eau, en avait percé un des ennemis au-dessous, et y tenait tellement qu’il ne pouvait s’en détacher, quelque effort qu’il fit pour reculer. Dans cet état, il avait d’autant plus à craindre, que les Macédoniens l’attaquaient avec plus d’acharnement. Attalus vint fort à propos à son secours ; il fondit sur la galère ennemie et la sépara de celle de Dinocrate, qui, par ce moyen, fut délivrée ; tout l’équipage du vaisseau macédonien fut égorgé, et le vaisseau même resta en la puissance des vainqueurs. À l’égard de Dionysidore, comme il se portait avec force contre un autre vaisseau pour le percer de l’éperon, il manqua son coup ; de là, tombant parmi les ennemis, il vit les bancs des rameurs du côté droit de sa galère enlevés, et les tours abattues. Les Macédoniens l’enveloppèrent de tous les côtés avec de grands cris ; le vaisseau et l’équipage furent submergés. Heureusement il se sauva lui-même en se jetant avec deux autres à la nage pour gagner une galiote qu’on amenait à son secours.

Dans le resté de la flotte on se battait à forces égales ; car si d’un côté Philippe avait plus de vaisseaux légers, de l’autre Attalus était plus fort en vaisseaux couverts. À la droite des Macédoniens on combattait de manière que, quoique la chose ne fût pas décidée, il était aisé de juger que la victoire se déclarait en faveur d’Attalus. Je disais tout-à-l’heure que les Rhodiens, presque au sortir du port, avaient été jetés loin des ennemis ; mais comme leur chiourme était meilleure, ils eurent bientôt atteint l’arrière-garde des Macédoniens. Là ils commencèrent par se jeter dans les vaisseaux qui se retiraient, et à briser tous leurs bancs. Les Macédoniens viennent au secours. L’escadre rhodienne se joint à Théophilisque, et l’une et l’autre tournent la proue vers la flotte de Philippe ; le combat s’échauffe au son des trompettes ; on s’anime les uns les autres par de grands cris de guerre. Si les Macédoniens n’eussent pas mêlé de petits bâtimens parmi les vaisseaux pontés, la bataille eût été bientôt terminée. Mais ces petits bâtimens incommodaient les Rhodiens en bien des manières ; car dès que les flottes se furent ébranlées, selon l’ordre de bataille qu’on avait pris d’abord, tous les vaisseaux combattirent pêle-mêle : de sorte qu’on ne pouvait ni couler entre les rangs, ni se tourner, ni mettre à profit ses avantages, ces esquifs tombant tantôt sur les rameurs dont ils arrêtaient la manœuvre, tantôt sur la proue des galères, et embarrassaient également les pilotes et la chiourme. Quand on combattait de front et la proue tournée vers l’ennemi, ce n’était pas sans dessein. Alors les coups que l’on recevait n’ouvraient le vaisseau qu’au-dessus de l’eau ; au lieu que ceux que l’on portait faisaient ouverture au-dessous et perdaient sans ressource les vaisseaux ainsi frappés. Mais les Rhodiens n’usèrent que rarement de ce stratagème. Il y avait trop à risquer, par la valeur avec laquelle les Macédoniens se défendaient de dessus leurs ponts. On évitait, au contraire, avec grand soin de les approcher. On gagnait plus à briser les bancs des rameurs en se coulant entre les galères, et en voltigeant de côté et d’autre. Par cette manœuvre, tantôt on fondait sur les ennemis par la proue, tantôt, pendant qu’ils se tournaient, on les accablait de blessures, ou l’on fracassait quelque pièce utile au service du vaisseau. Cette manière de combattre fit perdre aux Macédoniens un très-grand nombre de leurs galères.

Dans cette occasion il arriva à trois quinquérèmes des Rhodiens une aventure remarquable. Théophilisque montait la première, qui était la capitaine ; Philostrate était sur la seconde, la troisième portait Nicostrate, et était commandée par Autolyque. Celle-ci était allée donner de son éperon dans une autre des ennemis, laquelle coulant à fond avec l’équipage, entraînait avec elle celle qui l’avait ouverte et qui y avait laissé son éperon. Autolyque, sur cette galère qui se remplissait d’eau par la proue, ne laissa pas d’abord de charger courageusement les ennemis qui l’environnaient : mais, couvert de blessures, il tomba enfin dans la mer, où il fut bientôt suivi de ses gens, qui comme lui s’étaient défendus avec valeur jusqu’à la fin. Dans ce moment Théophilisque arrive pour le secourir. Il ne lui est pas possible de sauver la galère, qui était déjà pleine d’eau ; mais il en ouvre deux des ennemis, et en chasse ceux qui les défendaient. Sur-le-champ le voilà environné d’esquifs et de gros vaisseaux ennemis. Malgré cela, et quoiqu’il eût perdu la plupart de ses gens dans ce choc, quoiqu’il eût reçu trois blessures, il charge avec tant de vigueur qu’il sauve son vaisseau, aidé par Philostrate, qui était venu fort à propos à son secours. De là il va joindre le reste de la flotte, entre de nouveau dans l’action, se met aux prises avec les Macédoniens ; sans force et sans vigueur, à la vérité, parce qu’il perdait tout son sang par ses blessures, mais avec plus de courage, plus de présence d’esprit, et par conséquent plus de gloire que dans tout le reste du combat. Au reste, il se donna dans cette journée deux batailles navales à quelque distance l’une de l’autre ; car l’aile droite de Philippe, qui n’avait pas quitté la côte qu’elle avait rasée d’abord, n’était pas loin de l’Asie ; et la gauche, qui s’était tournée pour secourir l’arrière-garde, était aux mains avec les Rhodiens assez près de Chio.

Attalus vainqueur à son aile droite, s’approchait des petites îles où Philippe, à l’ancre, attendait quel serait le succès de la bataille. Chemin faisant, il aperçoit une de ses quinquérèmes, qui, mise hors de combat, avait été ouverte, et que les Macédoniens tâchaient de submerger. Il court pour la tirer de ce danger avec deux quatrirèmes. Le vaisseau ennemi abandonne sa proie et se retire vers la terre. Attalus le suit vivement pour s’en rendre maître. Philippe, qui le voit éloigné du reste de sa flotte, prend quatre quinquérèmes, trois galiotes et ce qu’il y avait d’esquifs auprès de lui ; il se poste entre Attalus et ses vaisseaux pour lui couper le retour, et l’oblige à se jeter sur la côte, tout tremblant encore du danger auquel il avait échappé. Attalus se retira dans Érythrée avec ce qu’il avait de troupes, et laissa Philippe se saisir des vaisseaux qui l’accompagnaient et de tout le bagage royal qu’ils portaient. Ce n’était pas sans dessein que le roi de Pergame avait étalé tout ce qu’il avait de riche et de magnifique sur le tillac de son vaisseau, et les Macédoniens donnèrent dans le piége qu’il leur tendait par cet étalage ; car les premiers qui le joignirent voyant une grande quantité de vases précieux, un habit de pourpre et les autres meubles dont ceux-là sont ordinairement accompagnés, cessèrent de poursuivre, se mirent à piller, et laissèrent Attalus se retirer tranquillement à Érythrée.

Philippe, quoique vaincu, fit beaucoup valoir ce petit avantage. Il se mit en haute mer, rassembla ses vaisseaux, et releva le courage de ses troupes en les flattant qu’elles avaient remporté la victoire. Quelques-uns, en effet, furent portés à le croire en voyant ce prince traîner après lui le vaisseau même d’Attalus. À la vue de ce vaisseau Dionysidore conjectura ce qui était arrivé au roi son maître. Il leva un signal, rappela autour de lui ses galères, et se retira sans courir aucun risque dans les ports de l’Asie. En même temps ceux des Macédoniens qui étaient aux mains avec les Rhodiens, et qui en étaient maltraités, se retirèrent du combat les uns après les autres, sous prétexte d’aller au plus vite au secours de leurs vaisseaux. Pour les Rhodiens, après avoir lié à leurs galères une partie de celles qu’ils avaient prises, et coulé à fond les autres, ils s’en allèrent à Chio.

Du côté de Philippe il périt dans le combat contre Attalus une galère à dix, une à neuf, une à sept, et une à six rangs de rames, dix autres vaisseaux pontés, et quarante vaisseaux légers, à quoi il faut ajouter deux quatrirèmes et sept petits bâtimens qui furent pris. La perte d’Attalus fut d’une galiote et de deux quinquérèmes qui furent coulées à fond, et du vaisseau même qu’il montait. À l’égard des Rhodiens, ils perdirent deux quinquérèmes et deux trirèmes, qui furent mises hors de combat. On ne fit aucune prise sur eux, et on ne leur tua que soixante hommes, et au roi de Pergame que soixante-dix. Les morts, dans l’armée de Philippe, s’élevèrent au nombre de trois mille Macédoniens et de six mille alliés : et on fit prisonniers, tant de Macédoniens que d’alliés, deux mille hommes et sept cents Égyptiens.

Ainsi finit la bataille navale donnée à la hauteur de Chio ; Philippe s’en attribua toute la gloire, et cela sur ces deux raisons : la première, qu’ayant poussé Attalus sur le rivage, il s’était rendu maître du vaisseau de ce prince ; la seconde, qu’ayant jeté l’ancre près du promontoire d’Argenne, il s’était arrêté parmi les débris mêmes de ses ennemis. Le lendemain il soutint par sa manière d’agir ce qu’il avait prétendu la veille. Il rassembla les restes des vaisseaux brisés, et fit donner la sépulture à ce que l’on avait pu reconnaître des siens parmi les morts. Tout cela ne se faisait que pour persuader au peuple qu’il était victorieux, car on ne doit pas croire qu’il en fût persuadé lui-même. Il fut aisé de s’en apercevoir, lorsque, pendant le temps même qu’il jouait le personnage de vainqueur, les Rhodiens et Dionysidore vinrent avec leur flotte se présenter en bataille devant lui. Il ne se montra point, et souffrit, sans s’ébranler, que ses ennemis reprissent la route de Chio.

Jamais ce prince, ni sur terre ni sur mer, n’avait perdu une si grande quantité de monde en un seul jour. Il en était pénétré de douleur, et il avait bien rabattu de sa première vivacité. Cependant au dehors il faisait tout ce qu’il pouvait pour cacher sa honte et son chagrin. Mais comment aurait-il pu cacher sa défaite ? Outre ce qui s’était passé pendant l’action, l’état de son armée après cette bataille faisait horreur. Tout le trajet de mer où le combat s’était donné était teint de sang et couvert de corps morts, d’armes et de débris de vaisseaux, et les jours suivans on voyait de toutes ces choses un mélange affreux sur les rivages voisins. Ce n’était pas Philippe seul qui en était frappé, tous les Macédoniens en étaient dans une confusion extrême. Théophilisque, le lendemain de cette bataille, en écrivit le succès à sa patrie, mit en sa place, à la tête des troupes, Cléonée, et mourut ce même jour de ses blessures. Il s’était extrêmement signalé dans cette action, et il ne peut être trop loué d’avoir engagé Attalus et les Rhodiens à l’entreprendre. Sans lui, Philippe était tellement redouté, que tous les autres auraient laissé échapper cette occasion de le défaire. Ce fut lui qui commença la guerre, qui obligea sa patrie de prendre les armes contre les Macédoniens, et qui força le roi de Pergame à agir vigoureusement, sans différer et sans perdre le temps en préparatifs. Après sa mort, les Rhodiens, par reconnaissance, lui décernèrent des honneurs si grands, qu’ils étaient capables d’inspirer non-seulement à ceux qui vivaient alors, mais encore aux siècles à venir, une vive ardeur de se rendre utiles à leur patrie. (Dom Thuillier.)


Raison pour laquelle plusieurs abandonnent leurs entreprises.


Si l’on cherche pourquoi l’on quitte un dessein dans lequel on semblait être entré avec beaucoup de vivacité, il est aisé de répondre qu’il n’y a point d’autre cause de ce changement que la nature même des choses qu’on voulait entreprendre. En regardant de loin l’objet de nos désirs nous ne nous apercevons pas que ce que nous souhaitons est au-dessus de nos forces. L’utilité que nous espérons en tirer nous cache la difficulté de l’acquérir. La passion d’y parvenir nous aveugle et nous trouble l’esprit. Mais quand il s’agit de l’exécution, on est arrêté par les obstacles invincibles qui se présentent, on ne sait plus quelles mesures on doit prendre, on s’embarrasse dans ses idées, et on abandonne l’entreprise. (Dom Thuillier.)


Après la bataille navale, livrée auprès de Ladé, les Rhodiens s’étant retirés, et Attalus s’abstenant de les soutenir par son alliance, il devenait évident que Philippe pouvait diriger ses vaisseaux sur Alexandrie. Ce prince était donc frappé de démence pour agir ainsi qu’il fit. Qui pouvait le détourner de cette direction ? Rien, certes, que le cours habituel des choses. Beaucoup d’hommes, en effet, exaltés par la grandeur de leurs espérances, désirent ardemment l’impossible ; et quand leurs desseins semblent réalisables..... (Angelo Mai, ubi suprà.)


Stratagème de Philippe pour s’emparer de Primasse.


Philippe, après quelques attaques, voyant que la petite ville qu’il assiégeait était fortifiée de façon à rendre tous ses efforts inutiles, prit le parti de lever le siége, et se contenta de ruiner les châteaux et les villages qui étaient aux environs. De là il vint camper devant Prinasse, où, après avoir promptement disposé les claies et fait tous les préparatifs ordinaires d’un siége, il commença par faire creuser des mines. Comme le travail n’avançait point, parce que le terrain était pierreux, il eut recours à ce stratagème. Il donna ordre de faire grand bruit sous terre pendant le jour, pour donner à penser qu’on creusait des mines, et d’apporter de la terre pendant la nuit aux endroits où l’on faisait semblant de creuser. On amassa là tant de terre, qu’enfin les assiégés en furent effrayés. Ils se soutinrent cependant avec assez de courage les premiers jours. Mais dès que Philippe leur eut fait dire qu’il y avait deux arpens de leurs murailles sapés, et qu’il leur eut laissé le choix ou de sortir sains et saufs de la place, ou de périr tous avec toute leur ville quand les bois debout auraient été consumés, ils crurent ce qu’on leur avait dit de sa part, et lui ouvrirent leurs portes. (Dom Thuillier.)


II.


Choses à remarquer dans la ville d’Iasse.


Iasse, en Asie, est une ville située dans le golfe, qui est terminé d’un côté par cet endroit de la Milésie où est le temple de Neptune, et de l’autre par la ville de Myndes. Ce golfe s’appelle communément Bargyliétique, nom qu’il reçoit des villes qui sont à son extrémité. Les habitans d’Iasse se vantent d’avoir double origine, la première des Argiens, et l’autre des Milésiens. La raison qu’ils donnent de cette dernière, c’est qu’après la perte de citoyens que leurs ancêtres avaient faite dans la guerre de Carie, ils avaient attiré chez eux le fils de Nélée, qui avait amené une colonie à Milet. La grandeur de cette ville est de dix stades. On débite chez les Bargyliètes, bien plus, on y croit, que jamais il ne tombe ni neige ni pluie sur la statue de Diane Cyndiade, quoiqu’elle soit en lieu découvert. On accorde à Vesta le même privilége chez les Iasséens. Il est aussi des historiens chez lesquels on trouve cette prétendue merveille. Pour moi, je ne sais pourquoi je ne puis m’empêcher de bannir de mon Histoire ces sortes de particularités. Il me semble que c’est une faiblesse puérile que d’ajouter foi à des choses qui non-seulement sont hors de toute vraisemblance, mais ne sont pas même possibles. Il ne faut pas avoir le sens commun pour dire, par exemple, que certains corps exposés au soleil ne font pas d’ombre. Théopompe a cependant la simplicité d’assurer que ceux qui, en Arcadie, entrent dans le temple de Jupiter n’en font pas. Ce que nous rapportions plus haut n’est pas moins incroyable. Quand certains prodiges ou certains faits extraordinaires peuvent contribuer à conserver parmi le peuple le respect et l’obéissance qu’il doit à la divinité, je ne trouve pas mauvais que les historiens nous en entretiennent ; mais encore faut-il qu’ils se contiennent dans de justes bornes. J’avoue qu’il n’est pas toujours aisé de fixer les bornes dans lesquelles on doit se renfermer ; mais enfin ce n’est pas une chose impossible. Pour dire ce que j’en pense, il est, jusqu’à certain degré, excusable d’ignorer le vrai ou de croire le faux ; mais quand l’ignorance ou la crédulité vont jusqu’à l’excès, cela est intolérable. (Dom Thuillier.)


Nabis.


On a vu plus haut quelle était la manière de gouverner de ce tyran de Lacédémone ; comment, après avoir chassé les citoyens, il affranchit les esclaves, et leur fit épouser les femmes et les filles de leurs maîtres. On a vu encore que tous ceux qui, par leurs crimes, avaient été chassés de leur patrie trouvaient dans sa puissance comme un asile sacré, et qu’il avait fait de Sparte comme un repaire de scélérats : nous allons montrer maintenant comment dans ce temps-là même, quoique allié des Messéniens, des Éléens et des Étoliens, et engagé par sermens et par traités à les secourir lorsqu’ils seraient attaqués, sans égard pour des engagemens si solennels, il osa commettre contre Messène la plus noire des perfidies. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


Zénon et Antisthène, historiens rhodiens.


Comme quelques historiens particuliers ont écrit avant moi les événemens qui sont arrivés dans ce temps-ci chez les Messéniens et les autres alliés, je suis bien aise de dire ici ce que j’en pense. Je ne les passerai pas tous en revue, je ne m’arrêterai qu’aux plus célèbres et aux plus distingués. Zénon et Antisthène, tous deux Rhodiens, sont de ce nombre, et méritent notre attention pour plus d’une raison ; car ils sont auteurs contemporains, ils ont gouverné la république, et quand ils ont écrit, ce n’a point été par des vues d’intérêt, mais par honneur et par d’autres motifs dignes du rang qu’ils tenaient. Ce qui m’oblige à m’expliquer sur leur compte, c’est que je traite les mêmes choses qu’ils ont traitées. Si je ne prévenais pas le lecteur, ébloui de la célébrité de la république rhodienne et de la réputation où elle est de se distinguer particulièrement dans les affaires de mer, il serait porté, lorsque mon récit ne s’accorderait pas avec le leur, à ajouter foi à leur rapport plutôt qu’au mien. Voyons donc si l’on doit s’y fier.

L’un et l’autre assurent que la bataille navale donnée près de l’île de Ladé a été plus vive et plus meurtrière que celle qui s’est donnée à la hauteur de Chio. Ils disent encore que le détail de l’action, son succès, en un mot la victoire, est toute à l’honneur des Rhodiens. Qu’il soit permis aux historiens d’avoir quelque penchant à faire honneur à leur patrie, j y consens : mais je ne voudrais pas qu’ils abusassent de cette permission, jusqu’à nous débiter des choses contraires à ce qui s’est réellement passé. Il leur échappe déjà bien des fautes que l’humanité peut à peine éviter. Si en faveur de notre patrie, ou par tendresse pour nos amis, ou par reconnaissance, nous nous laissons aller à raconter de dessein prémédité des événemens faux et imaginaires, en quoi nous distinguera-t-on de ces historiens mercenaires qui livrent leur plume au plus offrant ? L’intérêt qu’on sait que ceux-ci ont à mentir fait mépriser leurs ouvrages : les nôtres seront-ils plus estimés, si l’on s’aperçoit que l’inclination ou la haine nous les a dictés ? C’est un défaut contre lequel un lecteur ne peut trop se tenir en garde, et que les historiens eux-mêmes doivent éviter avec soin. Zénon et Antisthène y sont tombés. En voici la preuve.

Ils conviennent l’un et l’autre, en faisant le détail du combat, que deux quinquérèmes des Rhodiens furent prises avec leur équipage par les ennemis ; qu’un autre vaisseau ouvert et près de couler à fond, pour se sauver, avait levé la voile et gagné le large ; que plusieurs qui en étaient proche s’étaient mis aussi en haute mer, et que l’amiral, se voyant presque abandonné, avait suivi le même exemple ; qu’alors tous ces vaisseaux jetés par une tempête dans la Myndie, avaient abordé le lendemain à l’île de Cos en traversant les ennemis ; que ceux-ci avaient attaché les quinquérèmes rhodiennes à leurs vaisseaux, et que, débarquant à Ladé, ils s’étaient logés dans le camp des Rhodiens ; enfin, que les Milésiens, effrayés de cet événement, avaient couronné non-seulement Philippe, mais encore Héraclide. Après toutes ces marques d’une défaite entière, comment peuvent-ils nous assurer que les Rhodiens ont remporté la victoire ? Ils le font cependant, et cela malgré une lettre écrite au conseil et aux Prytanes par l’amiral même après le combat, et qui se conserve encore dans le Prytanée, lettre entièrement conforme au récit que nous avons fait de la journée de Ladé, et qui détruit tout ce que Zénon et Antisthène en ont rapporté.

Ces deux historiens racontent ensuite l’insulte faite aux Messéniens contre la foi des traités. Là Zénon dit que Nabis, au sortir de Lacédémone, traversa l’Eurotas ; que, suivant le ruisseau nommé Hoplitès, il était venu par le Sentier-Étroit à Polasion, et de là à Sélasie ; d’où, prenant sa route par Phares et par les Thalames, il était arrivé au Pamise. Que dirons-nous de cette route ? Elle est tout-à-fait semblable à celle d’un homme qui, pour aller de Corinthe à Argos, traverserait l’isthme, irait aux rochers Scironiens, et de là, suivant le Contopore et passant par les terres de Mycènes, entrerait dans Argos : car tous ces lieux ne sont pas seulement un peu éloignés les uns des autres, ils sont dans une situation absolument opposée. L’isthme et les rochers Scironiens sont à l’orient de Corinthe, au lieu que Contopore et Mycènes approchent beaucoup du couchant d’hiver, de sorte qu’il n’est pas possible de venir de Corinthe à Argos par ce chemin. La même impossibilité se rencontre dans la route que Zénon fait suivre à Nabis ; car l’Eurotas et Sélasie sont, à l’égard de Lacédémone, à l’orient d’été, et les Thalames, Phares et le Pamise, au couchant d’hiver. Il ne faut donc, pour aller par les Thalames en Messénie, ni passer à Sélasie, ni même traverser l’Eurotas.

Ce que dit encore Zénon, que Nabis sortit de Messène par la porte de Tégée, est une méprise grossière ; car l’on passe par Mégalopolis pour aller de Messène à Tégée ; il ne peut donc y avoir à Messène une porte que l’on appelle de Tégée. Ce qui a trompé Zénon, c’est qu’à Messène il y a une porte qui se nomme Tégéatide, et par laquelle Nabis sortit de la ville pour retourner dans la Laconie. C’est ce nom de Tégéatide qui a fait croire à cet historien que Tégée était voisine de Messène, quoique pour passer de cette ville dans la Tégéatide on ait à traverser toute la Laconie et le territoire de Mégalopolis.

Voici encore une autre erreur de Zénon. Il dit que l’Alphée se cachant presque au sortir de sa source, parcourt sous terre un long espace de chemin, et ne commence à reparaître qu’auprès de Lycoa dans l’Arcadie. Il est cependant certain que ce fleuve, qui se cache sous terre près de sa source, reparaît au bout de dix stades, et traverse toute la campagne de Mégalopolis ; que petit d’abord, mais prenant en chemin de nouvelles forces, il arrose majestueusement deux cents stades de cette campagne, et qu’ensuite, augmenté du Lysius, il est à Lycoa très-profond et très-rapide.....

Cependant ces fautes paraissent en quelque sorte excusables, et je les pardonne volontiers à ces historiens. Les unes, ils ne les ont faites que pour ne point avoir assez connu les pays dont ils avaient à parler, et ils n’ont déguisé la défaite de Ladé que par amour pour la gloire de leur patrie. Mais il reste un reproche à faire à Zénon dont il aurait peine à se laver, c’est de s’être beaucoup moins étudié à la recherche et à l’arrangement des faits, qu’à l’élégance et à la beauté du style. Il se vante même souvent de s’être distingué en ce genre, et plusieurs autres historiens célèbres se font valoir comme lui de ce côté-là. Pour moi, je crois que l’on doit s’appliquer à donner à l’histoire tous les ornemens qui lui conviennent ; elle devient par là beaucoup plus utile et plus intéressante ; mais jamais homme sensé ne fera de cela son principal, et ne se le proposera pour premier objet. Il est en effet d’autres parties de l’histoire qui méritent beaucoup plus nos soins et où il est beaucoup plus glorieux d’exceller. Au moins un écrivain éclairé dans les affaires en pensera ainsi. J’explique ma pensée par un exemple.

Zénon, décrivant le siége de Gaza et la bataille donnée par Antiochus à Scopas, dans la Célé-Syrie, près de Pavion, a pris tant de soins pour orner sa narration, qu’un rhéteur travaillant sur la même matière afin d’étaler toute son éloquence demeurerait au-dessous de l’historien. En récompense, il s’est tellement négligé sur les faits, que sur ce point il ne se peut rien voir de plus superficiel et de plus ignorant que Zénon. Voici la manière dont il décrit l’ordre de bataille de Scopas, en commençant par la première ligne. La phalange, dit-il, était, avec quelque peu de cavalerie, sur l’aile droite au pied de la montagne, et l’aile gauche, avec toute la cavalerie qui la soutenait, était dans la plaine. Antiochus, au point du jour, continue-t-il, fit partir son fils aîné avec un détachement pour occuper le premier les hauteurs qui commandaient les ennemis ; et avec le reste de l’armée, dès que le jour eut paru, il traversa le fleuve, rangea ses troupes dans la plaine, mit sa phalange sur une seule ligne et l’opposa au corps de bataille des ennemis. Il distribua sa cavalerie partie sur l’aile gauche, partie sur la droite de la phalange. Ici étaient postés les cavaliers cuirassés, qui étaient conduits par le plus jeune des enfans d’Antiochus. Les éléphans, placés devant la phalange à certaine distance, avaient à leur tête Antipates de Tarente. On avait jeté dans les intervalles laissés entre les éléphans, quantité d’archers et de frondeurs. Le roi, entouré de sa cavalerie favorite et de ses gardes, prit son poste derrière les éléphans.

L’armée ainsi rangée, c’est toujours d’après Zénon que je parle, Antiochus le jeune, que nous venons de voir dans la plaine opposé à l’aile gauche des ennemis avec les cavaliers cuirassés, fondit du haut de la montagne sur la cavalerie que commandait Ptolémée, fils d’Ærope, et que les Étoliens avaient mise dans la plaine sur l’aile gauche ; il la culbuta et poursuivit les fuyards. Zénon met ensuite les deux phalanges aux mains, et dit que le combat fut opiniâtre. Mais comment ne voit-il pas que ces deux phalanges ne peuvent se joindre avant que les éléphans, les archers, les frondeurs, les chevaux qui sont entre elles, aient vidé le terrain ?

Il ajoute que, quand la phalange macédonienne, ouverte par les Étoliens, eut été mise hors de combat, les éléphans, recevant les fuyards et tombant sur les ennemis, y causèrent un grand désordre. Mais les phalanges une fois mêlées, les éléphans pouvaient-ils distinguer, entre ceux qui pliaient, qui était de l’armée d’Antiochus, quels étaient ceux qui appartenaient à celle de Scopas ?

Il dit encore que la cavalerie étolienne, peu accoutumée à voir des éléphans, en avait été épouvantée pendant le combat. Cela ne se peut pas ; car Zénon nous dit lui-même que la cavalerie de l’aile droite n’eut rien à souffrir, et que celle de l’aile gauche avait été mise en fuite par le plus jeune fils d’Antiochus. Quelle est donc cette cavalerie qui vis-à-vis de la phalange aurait été effrayée par les éléphans ?

Mais le roi lui-même qu’est-il devenu ? Je ne le vois nulle part. De quel usage a-t-il été dans l’action ? Quel service a rendu ce beau corps de cavalerie et d’infanterie qu’il avait assemblé autour de sa personne ? Et l’aîné des Antiochus, qui avec un détachement était allé s’emparer des hauteurs, qu’a-t-il fait ? Il ne retourne pas même au camp après le combat. Il n’avait garde d’y retourner. Zénon fait marcher à la suite du roi deux de ses fils, et il n’y en a qu’un qui l’ait accompagné.

Comment se peut-il encore faire que Scopas soit sorti le premier et le dernier du combat ? Si nous en croyons notre historien, ce général n’eut pas plutôt vu la cavalerie conduite par le jeune Antiochus fondre, au retour de la poursuite des fuyards, sur les derrières de la phalange, que, désespérant de vaincre, il fit retraite. Cependant il nous dit, dans un autre endroit, que Scopas, voyant la phalange enveloppée par les éléphans et par la cavalerie, crut la bataille perdue et se retira. Quel tort ne doivent pas faire à des historiens des fautes si palpables, des contradictions si manifestes !

Concluons donc qu’il faut faire tous ses efforts pour exceller dans toutes les parties de l’histoire ; cette ambition est digne d’un honnête homme ; mais que si cela ne se peut pas, l’on doit s’appliquer principalement aux parties les plus importantes et les plus nécessaires. Je donne cet avis, parce que dans les autres arts et dans les sciences, comme dans l’histoire, on néglige le vrai et l’utile, et qu’on ne recherche que le brillant et ce qui flatte l’imagination. On loue ces sortes de productions ; on les admire ; ce sont pourtant celles qui coûtent le moins et qui font le moins d’honneur. J’en atteste les peintres.

Au reste, à l’égard des fautes de géographie que nous venons de relever, comme elles sautaient aux yeux, j’en ai écrit à Zénon même ; car il n’est pas d’un galant homme de tirer avantage des fautes d’autrui pour se faire de la réputation à ses dépens. C’est cependant un procédé assez ordinaire. Mais, loin d’en agir ainsi, je crois qu’en vue de l’utilité publique nous devons, autant qu’il est possible, non-seulement travailler nos ouvrages avec soin, mais encore aider les autres à rectifier les leurs. Par malheur, cet historien reçut ma lettre trop tard. L’histoire était déjà répandue dans le public. Il n’était plus possible d’y rien changer : il en fut au désespoir, mais du reste il prit en très-bonne part les avis que j’avais pris la liberté de lui donner. Je prie ceux qui, dans la suite, me liront de tenir la même conduite à mon égard. S’ils s’aperçoivent que j’aie quelque part menti à dessein ou dissimulé la vérité en la connaissant, qu’ils me condamnent sans miséricorde ; mais si je n’ai manqué que faute d’avoir été instruit de certaines choses, je leur demande grâce. Dans un ouvrage si vaste et qui embrasse tant de choses, il n’est pas aisé d’être également exact en tout. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


III.


Tlépolème.


Tlépolème était encore jeune lorsqu’en Égypte il fut honoré du ministère. Il avait porté les armes toute sa vie, et avait fait grande figure dans les armées. Il était naturellement hautain et avide de gloire. Pour les affaires, il avait beaucoup de bonnes et beaucoup de mauvaises qualités. Brave et vigoureux, il savait commander une armée, bien conduire une expédition, manier les esprits des soldats et les amener où il voulait ; mais personne n’était moins propre aux affaires qui demandent de l’étude et de l’attention, personne n’entendait moins les finances : aussi sa fortune fut-elle de peu de durée. Le royaume se sentit bientôt de sa prodigalité. Il ne se vit pas plutôt maître des coffres du roi, qu’il passa la plus grande partie des jours à jouer à la paume et à disputer avec des jeunes gens à qui brillerait davantage dans les exercices militaires. Il leur donnait ensuite de grands repas. C’étaient là ses occupations et ses compagnies ordinaires. Quand il faisait tant que de donner quelque audience sur les affaires de l’état, c’était alors qu’il répandait à pleines mains et qu’il dissipait l’argent de son maître. Il en donnait avec profusion aux députés de la Grèce, aux artisans de Bacchus, et surtout aux officiers de l’armée et aux soldats. Il ne savait pas ce que c’était que de refuser. Il payait grassement les louanges, de quelque part qu’elles lui vinssent. Par là, il s’exposa à des dépenses beaucoup plus considérables ; car on ne le loua pas seulement pour les bienfaits qu’on avait reçus, sans qu’on s’y attendît, mais encore pour ceux qu’on espérait recevoir dans la suite. C’était de tous côtés à qui le louerait davantage ; on n’entendait partout que les éloges de Tlépolème ; dans tous les repas, on buvait à sa santé ; la ville était pleine d’inscriptions en son honneur ; toutes les rues retentissaient de chansons où l’on élevait son mérite jusqu’au ciel. Ce débordement de louanges lui enfla le cœur, et ne fit qu’irriter en lui la passion d’être loué, et, pour la satisfaire, il devint encore plus libéral à l’égard des étrangers et des soldats. À la cour, ces prodigalités lui firent des ennemis ; on l’y blâmait hautement ; sa vanité y devint insupportable, et Sosibe y était infiniment plus estimé. En effet, ce Sosibe se conduisait auprès du prince avec une sagesse qui paraissait au-dessus de son âge, et avec les étrangers, c’étaient toujours des manières dignes des deux emplois qui lui avaient été confiés, ceux de garde de l’anneau royal et de premier officier des gardes du corps.

Vers ce temps-là, Ptolémée, fils de Sosibe, revint de Macédoine à Alexandrie. Avant qu’il partît de cette ville, déjà vain par lui-même et par les richesses que son père lui avait acquises, il le devint encore plus à la cour de Philippe ; il affecta les airs et prit la façon de s’habiller de la jeunesse qu’il y fréquenta. Il eut la simplicité de s’imaginer que la vertu des Macédoniens consistait à se vêtir et à se chausser d’une certaine manière, et se crut véritablement homme pour avoir fait ce voyage et avoir vécu avec les Macédoniens. À son retour, il regarda les Alexandrins avec le dernier mépris ; ce n’était, selon lui, que de vils esclaves et des hommes stupides. Il n’eut pas plus d’estime pour Tlépolème ; il le décria partout. Les courtisans, indignés de voir les affaires si mal gouvernées, se joignirent à lui. Ils ne purent souffrir plus long-temps que Tlépolème disposât des finances, non en ministre, mais en héritier. Le nombre de ses amis diminuait de jour en jour. On observait toutes ses démarches, on prenait en mauvaise part toutes ses actions, et on répandait contre lui des discours pleins de fiel et d’aigreur. Il fut averti de tout ce qui se passait contre lui, et d’abord il prit le parti de n’y pas faire attention. Mais quand il sut qu’en son absence, dans un conseil public, on avait osé se plaindre de son gouvernement, irrité alors, il convoqua une assemblée à son tour, où il dit qu’on l’avait calomnié en secret, et qu’il voulait, lui, former contre ses calomniateurs, une accusation en présence de tout le monde.

Quand Tlépolème eut fini sa harangue, il voulut que Sosibe lui remît l’anneau royal, et depuis ce moment il disposa de toutes les affaires de l’état comme il lui plut. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


IV.


Retour de Scipion à Rome et son triomphe. — Mort de Syphax.


Ce fut environ vers ce temps-là que Scipion quitta l’Afrique pour revenir à Rome. Un consul, qui s’était illustré par tant de grands exploits, ne pouvait manquer d’y être attendu avec une extrême impatience. Son entrée fut pompeuse, et il reçut du peuple toutes les marques d’estime et d’affection imaginables. Il les méritait, et on ne faisait en cela que lui rendre justice. La joie fut extrême lorsqu’on revit un homme qui non-seulement avait chassé Annibal d’Italie et détourné de dessus la patrie la tempête qui la menaçait, deux avantages qu’on n’avait pas jusqu’alors osé même espérer, mais qui avait encore rétabli la tranquillité publique et dompté les ennemis qui l’avaient troublée. Quand il entra triomphant dans la ville, ce fut alors surtout que l’appareil et les ornemens du triomphe rappelant à la mémoire des citoyens les dangers dont ils avaient été délivrés, ils éclatèrent en actions de grâces, et ils firent paraître, combien ils aimaient l’auteur d’un pareil changement. Syphax, roi des Masésyliens, suivait le char de son vainqueur avec les autres prisonniers, et mourut quelque temps après dans la prison. Pendant plusieurs jours, ce ne fut à Rome que jeux et que spectacles, aux frais desquels Scipion fournissait avec une magnificence digne de lui. (Dom Thuillier.)


V.


Philippe prend ses quartiers d’hiver en Asie.


Au commencement de l’hiver où Publius Sulpicius avait été fait consul à Rome, Philippe, séjournant chez les Bargyliens, fut fort alarmé de voir qu’Attalus et les Rhodiens, loin de congédier leurs armées navales, remplissaient leurs vaisseaux de troupes, et se précautionnaient contre lui avec plus de soin et de vigilance que jamais. L’avenir lui donnait plus d’une inquiétude. En sortant de chez les Bargyliens, il prévoyait le péril qu’il aurait à courir sur la mer. D’un autre côté, il craignait qu’en passant l’hiver dans l’Asie, il ne fût pas à portée de défendre la Macédoine, que les Étoliens et les Romains menaçaient ; car il n’ignorait pas les députations qu’on avait faites à Rome contre lui depuis que les affaires d’Afrique étaient terminées. Dans cet embarras, il n’eut pas d’autre parti à prendre que de rester chez les Bargyliens. Il y vécut comme un loup affamé, pillant les uns, arrachant aux autres par force, et flattant quelques-uns, contre son naturel, pour avoir de quoi nourrir son armée qui souffrait. Il lui donnait tantôt de la viande, tantôt des figues, tantôt du pain en petite quantité, provisions qu’il tirait ou de Zeuxis, ou des Milésiens, ou des Alabandiens, ou des Magnésiens. Flatteur jusqu’à la bassesse à l’égard de ceux qui lui accordaient quelque secours, il se plaignait hautement de ceux qui lui en refusaient, et cherchait à s’en venger. Par le moyen de Philoclès, il fit des intrigues chez les Milésiens ; mais son imprudence les fit échouer. Sous prétexte qu’il avait une armée à nourrir, il fit du ravage dans la campagne d’Alabande. Chez les Magnésiens, ne pouvant avoir du blé, il prit des figues, et par reconnaissance, il leur donna un petit pays. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


Attalus, après une bataille navale donnée à Philippe, vient à Athènes et persuade aux Athéniens de se liguer avec lui contre ce prince. — Honneurs qu’il reçoit dans cette ville.


Les Athéniens dépêchèrent au roi Attalus des ambassadeurs, tant pour le remercier de ce qu’il avait fait en leur faveur, que pour le prier de venir à Athènes, et délibérer avec eux sur le parti qu’on prendrait dans les circonstances présentes. Quelques jours après, ce prince, sur la nouvelle qu’il avait reçue que des ambassadeurs romains étaient abordés au Pyrée, crut qu’il était nécessaire de s’aboucher avec eux, et partit sans délai pour se rendre à Athènes. Au bruit de son arrivée, les Athéniens réglèrent comment on irait au-devant de lui, et avec quelle pompe et quel appareil on le recevrait. Entré dans le Pyrée, il passa tout le premier jour avec les ambassadeurs romains, et fut très-satisfait de les entendre parler de l’ancienne alliance qu’ils avaient faite avec lui, et de la disposition où il les vit de faire la guerre à Philippe. Le lendemain, avec les ambassadeurs romains et les magistrats, il monta dans la ville suivi d’un cortége très-nombreux ; car non-seulement les magistrats et les prêtres, mais encore tous les citoyens avec leurs femmes et leurs enfans, étaient venus au-devant de lui. Dès que cette multitude l’eut joint, on ne peut exprimer les marques de bienveillance et d’amitié qu’elle donna aux Romains, et plus encore à Attalus. Il entra dans le Dipyle ayant les prêtres à sa droite et les prêtresses à sa gauche ; ensuite tous les temples lui furent ouverts ; à tous les autels on avait disposé des victimes, et l’on demandait qu’il les immolât. Enfin les honneurs qu’on lui décerna furent tels que personne de ceux qui auparavant leur avaient été utiles, n’en avaient reçu de pareils ; car, outre tous ceux dont nous venons de parler, ils donnèrent son nom à une de leurs tribus, et le comptèrent parmi ceux de leurs premiers ancêtres dont les tribus portent le nom. On convoqua ensuite une assemblée où il fut appelé. Il s’excusa d’y aller, sur ce qu’il n’était pas de la bienséance qu’il entrât dans cette assemblée et qu’il fit en face le détail des services qu’il avait rendus. On le pria donc de donner par écrit ce qu’il jugeait à propos que l’on fît dans les conjonctures présentes. Il y consentit, et écrivit une lettre que les magistrats portèrent au peuple. Cette lettre roulait sur trois chefs. On y voyait d’abord un détail des bienfaits que les Athéniens avaient reçus du roi ; ensuite le récit de ce qu’il avait fait contre Philippe. En dernier lieu, il exhortait les Athéniens à déclarer la guerre à ce prince, et à faire serment d’entrer dans toute la haine dont les Rhodiens, les Romains et lui étaient animés contre cet ennemi. Il finissait en les avertissant que si, laissant échapper cette occasion, ils se joignaient à quelque traité de paix fait par d’autres, ils agiraient contre les vrais intérêts de leur patrie. Après la lecture de cette lettre, la multitude, gagnée par les raisons qu’elle venait d’entendre, et plus encore par l’amitié qu’elle avait pour Attalus, était déjà toute disposée à émettre son décret pour la guerre, lorsque les Rhodiens entrèrent dans l’assemblée. Ils parlèrent long-temps sur le même sujet, et quand ils eurent fini, les Athéniens statuèrent que l’on prendrait les armes contre Philippe. On décerna aussi de grands honneurs aux Rhodiens : on accorda à ce peuple la couronne dont on récompense la vertu. On lui fit part des mêmes droits dont jouissaient les citoyens d’Athènes, et cela pour reconnaître le plaisir que les Rhodiens avaient fait aux Athéniens, en leur rendant leurs vaisseaux et leurs soldats qu’ils avaient faits prisonniers. Après quoi les ambassadeurs rhodiens montèrent sur leurs vaisseaux, et voguèrent vers Chio, pour passer de là dans les autres îles. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Ordres que les Romains envoyèrent à Philippe en faveur des Grecs et d’Attalus.


Pendant que les ambassadeurs romains étaient à Athènes, Nicanor, un des généraux de Philippe, portait le ravage dans l’Attique, et avait pénétré jusqu’à l’Académie. Les ambassadeurs romains, après lui avoir auparavant dépêché des hérauts, furent le trouver eux-mêmes, et lui dirent d’avertir le roi son maître, que les Romains l’exhortaient à ne faire injure à aucun des Grecs et à rendre compte devant des juges équitables de la conduite injuste qu’il avait tenue à l’égard d’Attalus : qu’en agissant de la sorte il aurait les Romains pour amis, et pour ennemis s’il ne suivait pas leur conseil. Après avoir reçu ces ordres, Nicanor se retira. Les ambassadeurs tinrent sur Philippe les mêmes discours aux Épirotes sur la côte de Phénicie ; dans l’Acarnanie, à Amynandre ; aux Étoliens, à Naupacte ; aux Achéens, à Égium ; et ils s’en allèrent vers Ptolémée et Antiochus pour pacifier les différends que ces deux princes avaient ensemble. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Philippe rétablit ses affaires, et fait heureusement la guerre contre Attalus et les Rhodiens.


Il est assez ordinaire de voir des gens capables de commencer bien une affaire, et de la suivre avec la même ardeur jusqu’à un certain point ; mais on voit peu de personnes qui sachent la conduire jusqu’à la fin, et regagner par la force de l’esprit, ce que la fortune, en traversant leur dessein, leur aurait fait perdre de vivacité. Autant que l’on peut justement blâmer Attalus et les Rhodiens de leur nonchalance, autant on doit louer Philippe pour la noblesse de ses projets, l’élévation de son esprit, et la constance dans ses résolutions. Je crois devoir avertir que je ne prétends pas que cet éloge s’étende à toute la vie de ce prince. Il n’est ici question que de la fermeté qu’il eut dans les conjonctures présentes. Cet avis était nécessaire ; sans cela on me reprocherait peut-être de ne pas m’accorder avec moi-même, parce qu’après avoir loué plus haut Attalus et les Rhodiens, et blâmé Philippe, je tiens ici un langage contraire. C’est pour prévenir ce reproche, que j’ai dit, dès le commencement de cet ouvrage, qu’il était nécessaire de louer quelquefois et de censurer les mêmes personnes, parce que souvent, selon les circonstances où on se trouve, on prend un bon ou un mauvais parti, et qu’indépendamment même des circonstances, l’homme se porte de lui-même quelquefois à ce qui lui est préjudiciable. Philippe nous fournit un exemple de ces états différens que l’on remarque dans les hommes. Chagrin de ses pertes passées, il ne suivait que les mouvemens de sa colère. Cependant il se conduisit dans l’occasion présente avec une présence d’esprit qui dépasse les forces ordinaires de la nature. Aussi, après avoir déclaré de nouveau la guerre à Attalus et aux Rhodiens, il vint heureusement à bout de son entreprise. Ce qui m’a donné lieu de faire cette petite digression, c’est que j’ai vu des gens qui, comme de mauvais coureurs, s’arrêtaient au milieu de la carrière et abandonnaient des affaires déjà avancées, et d’autres qui, pour ne s’être point rebutés ont glorieusement exécuté leurs desseins. (Dom Thuillier.)


Philippe voulait enlever aux Romains l’occasion d’agir, et des ports où ils pussent débarquer. S’il eût pris le parti de passer de nouveau en Asie, il y eût trouvé le port d’Abydos où il eût pu débarquer, et par où il eût pu entrer en Asie. (Excerpta antiq.) Schweighæuser.


Description d’Abydos et de Sestos. — Siége de cette première ville par Philippe.


La situation d’Abydos et de Sestos, les commodités que l’on trouve dans ces deux villes sont si connues même par le vulgaire, qu’il me paraît fort inutile d’en faire ici une longue description. Cependant il sera bon, pour une plus grande intelligence de ce que je vais rapporter, qu’en peu de mots j’en rappelle à mes lecteurs le souvenir, et je parlerai de ces deux places, de manière qu’en comparant ensemble ce que j’en dirai, on les connaîtra mieux que si l’on était sur les lieux. Comme de l’Océan ou de la mer Atlantique, il n’est pas possible d’entrer dans notre mer sans traverser le détroit des colonnes d’Hercule, de même, on ne peut aller de notre mer dans la Propontide et le Pont, qu’on ne passe entre Abydos et Sestos. Et ce n’est pas sans raison que la fortune, en formant ces deux détroits, a voulu que celui des colonnes d’Hercule fût de soixante stades, et que celui de l’Hellespont ne fût que de deux ; c’est, à ce que je puis conjecturer, parce que la mer extérieure est beaucoup plus grande que la nôtre. Au reste, le détroit d’Abydos est plus avantageusement situé que l’autre ; car il est habité de l’un et de l’autre côté, et il sert comme de porte pour la communication des deux peuples. Les gens de pied peuvent parfois passer d’un continent à l’autre sur un pont ; on y va aussi par mer, et ce passage est très-fréquenté ; au lieu que l’on fait très-peu d’usage du détroit des colonnes d’Hercule, premièrement, parce que peu de gens sont en commerce avec les peuples qui habitent les extrémités de l’Afrique et de l’Europe, et en second lieu, parce que la mer extérieure est inconnue. Abydos est environnée des deux côtés par deux promontoires d’Europe, et il y a un port où les vaisseaux sont à l’abri de toutes sortes de vents, et hors du port, il est impossible de jeter l’ancre proche de la ville, tant est grande la rapidité et la violence du cours de l’eau dans le détroit.

Philippe assiégeait cette ville par mer et par terre : par mer, en hérissant de pieux le port, et par terre, en conduisant autour de la ville des retranchemens. Quoique les préparatifs du siége fussent grands, que l’appareil en fût terrible, et que de part et d’autre on n’omît rien de ce qui se pratique ordinairement, soit pour attaquer ou pour se défendre, ce n’est point par là que ce siége est digne d’admiration. Mais si l’on considère le courage et la constance inébranlable avec laquelle les Abydéniens l’ont soutenu, il n’y en a point dont l’histoire mérite plus d’être transmise à la postérité. D’abord pleins de confiance en leurs forces, ils repoussèrent vivement les premières attaques du roi de Macédoine. Du côté de la mer, les machines ne pouvaient approcher qu’elles ne fussent aussitôt démontées par les balistes ou consumées par le feu. Les vaisseaux mêmes qui les portaient étaient en péril, et les assiégeans avaient toutes les peines du monde à les sauver. Du côté de la terre les Abydéniens se défendirent aussi quelque temps avec beaucoup de valeur, et ils ne désespéraient pas même de rebuter les ennemis. Mais voyant la muraille extérieure sapée, et que les Macédoniens poussaient leurs mines sous la muraille intérieure qu’on avait élevée pour tenir la place de l’autre, ils envoyèrent Iphiade et Pantanocte pour traiter avec Philippe de la reddition de leur ville, à ces conditions : que les troupes qui leur avaient été envoyées par les Rhodiens et par Attalus retourneraient à leurs maîtres sous sa sauve garde, et que les personnes libres se retireraient où elles voudraient, et avec les habits qu’elles avaient sur le corps. Philippe leur ayant répondu que les Abydéniens n’avaient qu’un de ces deux partis à prendre, ou de se rendre à discrétion, ou de continuer à se défendre vaillamment, les ambassadeurs se retirèrent. Sur leur rapport, les assiégés au désespoir s’assemblèrent et délibérèrent sur ce qu’ils avaient à faire. Il fut résolu premièrement qu’on donnerait la liberté aux esclaves pour les animer à la défense de la ville ; en second lieu, qu’on renfermerait toutes les femmes dans le temple de Diane, et tous les enfans avec leurs nourrices dans le gymnase ; ensuite que l’on rassemblerait sur la place tout ce qu’il y avait dans la ville d’or et d’argent, et tout ce qu’on avait d’autres effets précieux dans la quadrirème des Rhodiens et dans la trirème de Cysicéniens. Cet avis ayant passé tout d’une voix, on tint encore une autre assemblée où l’on choisit cinquante des plus vieux et des plus graves citoyens, assez vigoureux cependant pour exécuter ce qui serait résolu, et on leur fit prêter serment en présence de tous les habitans, que dès qu’ils verraient l’ennemi maître de la muraille intérieure, ils égorgeraient les femmes et les enfans, mettraient le feu aux deux galères chargées des effets, et jetteraient dans la mer tout l’or et tout l’argent ramassé. Ensuite ayant appelé leurs prêtres, ils jurèrent tous de vaincre, ou de mourir les armes à la main ; et, après avoir immolé des victimes, ils obligèrent les prêtres et les prêtresses à prononcer, des autels, mille exécrations contre ceux qui manqueraient à leur serment. Cela fait on cessa de contreminer, et on prit la résolution, dès que la muraille serait tombée, de se porter sur la brèche et d’y combattre jusqu’à la mort.

Après cela ne peut-on pas dire que le désespoir des Phocéens et la fermeté des Acarnaniens sont au-dessous du courage que les Abydéniens témoignèrent en cette occasion ? Il est vrai que les Phocéens portèrent le même décret contre leurs familles, mais leurs affaires n’étaient pas si désespérées, puisqu’ils devaient combattre en bataille rangée contre les Thessaliens. Les Acarnaniens avaient aussi la même ressource, lorsque, apprenant que les Étoliens venaient les attaquer, ils firent un décret semblable à celui des Phocéens. Mais les Abydéniens étaient enveloppés de tous les côtés, et ne voyaient nul jour à se sauver, lorsqu’ils résolurent de mourir plutôt avec leurs femmes et leurs enfans, que de consentir à voir leurs femmes et leurs enfans tomber entre les mains de leurs ennemis. La fortune fut moins équitable à l’égard de ce peuple qu’elle ne l’avait été à l’égard des deux autres. Elle eut compassion de la mort de ceux-ci, rétablit leurs affaires, et par une victoire complète les délivra de leurs ennemis lorsqu’ils attendaient le moins une si grande faveur ; mais elle ne traita pas si favorablement les Abydéniens, car ils perdirent la vie, leur ville fut prise, et les enfans avec leurs mères furent la proie des Macédoniens. Voici comment la chose arriva. Après la chute de la muraille intérieure, les assiégés sur la brèche, fidèles à leur serment, combattaient avec tant de courage, que, quoiqu’à tout moment Philippe eût soutenu jusqu’à la fin du jour par des troupes fraîches celles qui étaient montées à l’assaut, lorsque la nuit sépara les combattans, il ne savait encore qu’espérer du succès de son siége. Les premiers Abydéniens qui se présentèrent sur la brèche en passant sur les corps morts ne se battaient pas seulement avec fureur, ne se servaient pas seulement de leurs épées et de leurs javelines, mais quand leurs armes avaient été rompues, ou qu’elles leur avaient été arrachées des mains, ils se jetaient à corps perdu sur les Macédoniens, renversaient les uns, brisaient les sarisses des autres, et, avec les morceaux, leur frappaient le visage et tout ce qu’ils trouvaient de leur corps à découvert, et les faisaient entrer en fureur. Quand la nuit mit fin au carnage, la brèche était toute couverte d’Abydéniens morts, et ce qui était échappé pouvait à peine se soutenir, accablés qu’ils étaient de lassitude et de blessures. Les choses étaient en cette situation, lorsque Glaucide et Théognète se départirent lâchement de la belle résolution qu’ils avaient prise avec les autres citoyens. Esclaves de leurs propres intérêts, ils convinrent ensemble que, pour recouvrer leurs femmes et leurs enfans, ils enverraient à Philippe, dès le point du jour, les prêtres et les prêtresses revêtues de leurs habits de cérémonie, pour les lui demander et lui livrer la ville.

Attalus alors, sur la nouvelle du siége d’Abydos, était venu par la mer Égée à Ténédos, et les ambassadeurs romains ayant appris à Rhodes la même chose, et voulant notifier à Philippe les intentions de leur république, lui avaient député M. Émilius, le plus jeune d’entre eux, qui arriva à Abydos dans le temps même de la trahison. Émilius dit à Philippe qu’il avait ordre, de la part du sénat, de l’exhorter à ne faire la guerre à aucun peuple de la Grèce, à n’envahir rien de ce qui appartenait à Ptolémée, et de soumettre à une décision juste et régulière les prétentions qu’il avait contre Attalus et les Rhodiens ; que s’il se rendait à ses remontrances, il vivrait en paix, et que s’il refusait de s’y soumettre, il aurait la guerre avec les Romains. Philippe voulut faire voir que les troubles avaient commencé par les Rhodiens. Mais Émilius l’interrompant : « Que vous ont fait les Athéniens ? lui dit-il ; qu’avez-vous à vous plaindre des Cianiens et des Abydéniens ? Qui de ces peuples vous a le premier attaqué ? » Le roi, embarrassé de ces questions, s’en tira en disant à l’ambassadeur qu’il lui pardonnait pour trois raisons la hauteur et l’orgueil avec lesquels il lui avait parlé : la première, parce qu’il était jeune et sans expérience ; la seconde, parce qu’il était le plus beau des jeunes gens de son âge ; et la troisième, parce qu’il portait un nom romain. « Au reste, ajouta-t-il, je souhaite que votre république garde fidèlement les traités qu’elle a faits avec moi, et que jamais elle ne prenne les armes contre les Macédoniens. Si elle agit autrement, nous prendrons les dieux à témoin de son infidélité, et nous nous défendrons en braves gens. » Après cette entrevue, ils se séparèrent. Ensuite Philippe entra dans la ville, et se saisit, sans aucun obstacle, de toutes les richesses que les Abydéniens avaient rassemblées dans un même lieu. Mais quelle fut sa surprise, lorsqu’il vit les uns étouffer, les autres poignarder, ceux-ci étrangler, ceux-là jeter dans des puits, d’autres encore précipiter du haut des toits leurs femmes et leurs enfans ! Ce triste spectacle le pénétra de douleur, et il fit publier qu’il accordait trois jours à ceux qui voulaient se pendre et se donner la mort. Mais les Abydéniens avaient disposé de leur sort : ils auraient cru dégénérer de ceux qui avaient généreusement combattu jusqu’à la mort pour leur patrie, et ne voulurent pas survivre à ces illustres citoyens. Tous, dans chaque famille, se tuèrent les uns les autres, et il n’échappa de cette meurtrière expédition, que ceux à qui les mains furent liées, ou que l’on empêcha de quelque autre manière de se défaire d’eux-mêmes. (Dom Thuillier.)


Ambassades des Achéens et des Romains aux Rhodiens.


Après la prise d’Abydos, il vint de la part des Achéens des ambassadeurs à Rhodes pour y exhorter le peuple à faire la paix avec Philippe. Il en arriva en même temps d’autres de Rome pour l’en détourner. Le peuple, ayant entendu les derniers, jugea qu’il fallait se tenir attaché aux Romains, et rechercher leur amitié. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Expédition de Philopœmen contre Nabis, tyran de Lacédémone.


Philopœmen, se disposant à marcher contre Nabis, commença par examiner la distance qu’il y avait entre les villes de l’Achaïe, et quelles étaient celles où l’on pouvait aller par le même chemin. Ensuite il écrivit une lettre à chaque ville, et donna ordre qu’elles fussent portées aux plus éloignées, les distribuant de façon que chacune ne recevait pas seulement chaque jour celle qui lui était adressée, mais celles qui étaient écrites à toutes les autres villes qui se rencontraient sur la même route. La première s’adressait au gouverneur, et portait : « Aussitôt la présente reçue, vous assemblerez sur la place tout ce « que vous avez d’hommes propres à la guerre ; vous leur donnerez des vivres pour cinq jours, de l’argent et des armes, et vous les conduirez à la ville voisine. Quand vous y serez arrivé, rendez au gouverneur la lettre que je vous envoie pour lui, et suivez exactement ce qui y est marqué. » Cette seconde lettre était conçue en mêmes termes que la première, il n’y avait de différent que le nom de la ville où l’on devait marcher. La même chose s’observant pour toutes les villes, il tira de là deux avantages ; c’est que personne ne savait pour quelle expédition ces troupes étaient en marche, et que les troupes elles-mêmes ne connaissaient leur route que dans la première ville où on les conduisait. On se réunissait les uns aux autres, sans savoir de quoi il s’agissait, et cependant l’on marchait toujours en avant ; et comme les villes les plus éloignées de Tégée n’en étaient pas à égale distance, les lettres ne furent pas données à toutes en même temps, mais à proportion de leur éloignement. D’où il arriva que, sans que les Tégéates ni ceux qui arrivaient chez eux sussent ce qui se tramait, tous les Achéens en armes entrèrent de tous les endroits dans Tégée. Philopœmen avait imaginé cet expédient pour dérober son dessein à la connaissance des espions du tyran de Sparte, et des gens avides de nouvelles qu’il apostait de tous côtés. Le jour que tous les Achéens devaient arriver à Tégée, il donna ordre aux troupes choisies de passer la nuit autour de Sellasie, et dès que le jour paraîtrait, de se jeter sur la Laconie ; en cas que celles qui étaient à la solde des Lacédémoniens les incommodassent, de se retirer à Scotite ; et pour le reste, d’obéir en tout à Didascondas de Crète, à qui il avait fait connaître ses intentions et développé tout son projet. Cet ordre exécuté, il commanda aux Achéens de souper de bonne heure. Il partit ensuite de Tégée, et, forçant sa marche, il arriva au point du jour aux environs de Scotite, et y campa. Cette ville est entre Tégée et Lacédémone. Le lendemain la garnison de Pellène, qui était composée de soldats mercenaires, ne fut pas plutôt avertie que les Achéens faisaient des courses dans le pays, qu’elles sortit pour les arrêter, comme elle avait coutume de faire, et pour les combattre. Les Achéens battent en retraite, selon l’ordre qu’ils en avaient reçu. La garnison les poursuit vivement ; elle vient où les ennemis étaient en embuscade ; les Achéens paraissent, et en taillent en pièces une partie ; le reste fut fait prisonnier. (Dom Thuillier.)


Philippe anime les Achéens contre les Romains.


Philippe voyant que la crainte empêcherait les Achéens d’entreprendre la guerre contre les Romains, s’étudia à chercher tous les prétextes possibles pour augmenter du moins leur inimitié. (Suidas in Εὐλαβώς.) Schweigh.


VI.


Affaires de Syrie et de Palestine.


Scopas, général des troupes de Ptolémée, ayant dirigé toutes ses forces vers le haut pays, subjugua les Juifs pendant l’hiver. (Josephi Antiq. lib. xii, c. 3.) Schweigh.


Comme le siége traînait en longueur, Scopas était fort maltraité dans toutes les conversations et blâmé par tous les jeunes gens. (Suidas in Ῥεμβώδης et in Σκόπας.) Schweigh.


Scopas ayant été défait par Antiochus, ce dernier reçut la soumission de Batanée, de Samarie, d’Abila et de Gadara ; et peu de temps après il reçut également la soumission des Juifs qui habitent autour du temple appelé par eux Jérusalem. Comme nous avons beaucoup à dire sur ce fait, principalement à cause de la célébrité de ce temple, nous en renverrons le récit à un autre temps.(Josephi Antiq. lib. xii, c. 3.) Schweigh.


Les Gazéens.


Après avoir raconté la prise de Gaza par Antiochus, Polybe ajoute : Je ne puis me dispenser de rendre ici aux Gazéens la justice qu’ils méritent. Braves et courageux dans la guerre autant qu’aucun autre peuple de la Célé-Syrie, par leur fidélité pour leurs alliés et par leur constance ils surpassent de beaucoup tous les autres. Leur fermeté est inébranlable. À la quatrième irruption que firent les Mèdes dans le pays, la terreur que cette puissance redoutable répandit fut si grande, que de tous côtés on se livrait sans résistance. Les Gazéens seuls osèrent s’opposer à ce torrent, et soutinrent un siége. Alexandre paraît dans ce royaume, toutes les villes lui ouvrent les portes ; Tyr elle-même est réduite en servitude, et on n’espère plus de salut en nul endroit qu’en se soumettant au conquérant ; c’est une impétuosité et une violence à laquelle personne n’ose résister ; Gaza seule, plus hardie, ne se rend qu’après avoir tout essayé pour se défendre. Telle on la voit encore dans le temps où nous parlons. Elle n’omet rien de ce qui est en son pouvoir pour conserver à Ptolémée la fidélité qu’elle lui a jurée. Nous louons dans notre ouvrage les particuliers qui se sont distingués par leurs vertus et leurs actions : pourquoi ne louerions-nous pas de même les villes entières, lorsque animées par l’exemple de leurs ancêtres, ou de leur propre mouvement, elles se signalent par quelque exploit mémorable ? (Vertus et vices.) Dom Thuillier.


VII.


Fragmens géographiques.


Les Insubres, nation étolique. Polybe, livre xvi. (Stephan. Byzant.) Schweigh.


Mantoue, ville des Romains. Polybe, livre xvi. (Ibid.)


Babrantium, lieu près de Chio. Polybe, livre xvi. (Ibid.)


Gitta, ville de Palestine. Polybe, livre xvi. (Ibid.)


Hella, endroit de l’Asie qui servait de marché au roi Attalus. Polybe, livre xvi. (Ibid.)


Candasa, château fort de Carie. Polybe, livre xvi. (Ibid.)


Carthéa, une des quatre villes de l’île de Chio. Les habitans s’appellent Carthensiens. Polybe, livre xvi. (Ibid.)