Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre XXXVIII

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Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 1021-1026).
FRAGMENS
DU

LIVRE TRENTE-HUITIÈME.


I.


Origine de la haine des Romains contre les Achéens.


À leur retour du Péloponnèse, Aurélius et ses collègues rapportèrent ce qui leur était arrivé. Représentant, non comme une émotion soudaine, mais comme un complot prémédité, le péril où ils avaient été exposés, ils peignirent, avec les couleurs les plus noires, la prétendue insulte que les Achéens leur avaient faite. À les entendre, on ne pouvait tirer de ce forfait une vengeance trop éclatante. Le sénat en parut en effet très-indigné, et députa sur-le-champ Julius dans l’Achaïe ; mais il était chargé de se plaindre modérément, et d’exhorter plutôt les Achéens à ne pas prêter l’oreille à de mauvais conseils, de peur que, par imprudence, ils n’encourussent la disgrâce des Romains, malheur qu’ils pouvaient éviter en punissant eux-mêmes ceux qui les y avaient exposés. Ces ordres font voir évidemment que le dessein du sénat n’était nullement de détruire la ligue des Achéens, mais seulement de châtier l’orgueilleuse aversion que cette ligue avait pour les Romains. Quelques-uns se sont imaginé que les Romains auraient pris un ton beaucoup plus impérieux si leur guerre contre Carthage eût été terminée ; mais c’est une pensée sans fondement. Ils aimaient depuis long-temps la nation achéenne, et il n’y en avait point en Grèce en qui ils eussent plus de confiance. En la menaçant d’une guerre, ils n’avaient d’autre vue que d’humilier son orgueil qui les choquait ; mais de prendre les armes contre elle, et de rompre avec elle sans retour, c’est à quoi jamais ils n’avaient pensé. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Sextus député romain, arrive dans l’Achaïe. — Les Achéens s’obstinent à amener leur propre ruine.


Sextus César et ses collègues, allant de Rome dans le Péloponnèse, trouvèrent en chemin un député de la faction nommé Théaridas, que les séditieux envoyaient à Rome pour y rendre compte de leurs procédés contre Aurélius, et lui conseillèrent de reprendre la route de son pays, où il entendrait les ordres qu’ils avaient à signifier aux Achéens de la part du sénat. Arrivés à Égie, où la diète de la nation avait été convoquée, ils parlèrent avec beaucoup de modération et de douceur. Dans leur discours, ils n’insérèrent pas un mot du mauvais traitement fait au député, ou ils l’excusèrent mieux que les Achéens eux-mêmes n’auraient fait. Ils se bornèrent à exhorter le conseil à ne pas augmenter une première faute, à ne pas irriter davantage les Romains, et laisser à Lacédémone en paix. Des remontrances si modérées furent extrêmement agréables à tout ce qu’il y avait de gens sensés. Ils rappelèrent leur conduite passée, et se souvinrent de la rigueur que Rome avait exercée contre les états qui avaient osé se mesurer avec elle. Le grand nombre, n’ayant rien à répliquer aux raisons de Julius, se tint tranquille ; mais dans le fond il se couvait un feu de mécontentement et de rébellion que le discours des députés n’éteignit pas. Ce feu était allumé par le souffle de Diæus et de Critolaüs, et de ceux de leur faction, tous choisis dans chaque ville entre ce qu’il y avait de gens les plus scélérats, les plus impies et les plus pernicieux. Pour le conseil de la nation, non-seulement il reçut mal les témoignages d’amitié que les députés romains lui donnaient, mais il fut assez insensé pour se mettre en tête qu’ils n’avaient parlé avec tant de douceur que parce que leur république, déjà occupée de deux grandes guerres en Afrique et en Espagne, craignait que les Achéens ne se soulevassent encore contre elle, et que le temps était venu de secouer son joug. Cependant on prit avec les ambassadeurs des manières assez polies ; on leur dit qu’on enverrait Théaridas à Rome ; qu’ils n’avaient qu’à se rendre à Tégée ; qu’à traiter là avec les Lacédémoniens et les disposer à la paix. Par cette fourberie, on amusa le malheureux peuple que l’on gouvernait, et on l’associa au téméraire projet qu’on méditait depuis long-temps d’exécuter. C’est ce que l’on devait attendre de l’inhabileté et de la dépravation des chefs, qui achevèrent de perdre la nation de la manière que nous allons dire.

Les députés romains allèrent en effet à Tégée, et amenèrent les Lacédémoniens à s’accommoder avec les Achéens et à suspendre toute hostilité, jusqu’à ce que des commissaires vinssent de Rome pour pacifier tous leurs différends. Mais la cabale de Critolaüs fit en sorte que personne, excepté le préteur, ne se rendît au congrès. Il y arriva lorsqu’on ne l’attendait presque plus. On conféra avec les Lacédémoniens ; mais Critolaüs ne voulut se relâcher sur rien. Il dit qu’il ne lui était pas permis de rien décider sans l’aveu de la nation, et qu’il rapporterait l’affaire dans la diète générale, qui ne pourrait être convoquée que dans six mois. Cette supercherie choqua vivement Julius, qui, après avoir congédié les Lacédémoniens, partit pour Rome, où il dépeignit Critolaüs comme un homme extravagant et furieux. Les députés ne furent pas plutôt sortis du Péloponnèse, que Critolaüs courut de ville en ville, et cela pendant tout l’hiver, et convoqua des assemblées, comme pour faire connaître ce qui avait été dit aux Lacédémoniens dans les conférences tenues à Tégée ; mais dans le fond pour invectiver contre les Romains, et pour donner un tour odieux à tout ce qu’ils disaient, afin d’inspirer contre eux la haine et l’aversion dont il était animé lui-même, et il n’y réussit que trop. Il défendit de plus aux juges de poursuivre aucun Achéen et de l’emprisonner pour dettes jusqu’à la conclusion de l’affaire commencée entre la diète et Lacédémone. Par là, il persuada tout ce qu’il voulut, et disposa la multitude à recevoir avec soumission tous les ordres qu’il jugerait à propos de lui donner. Incapable de faire des réflexions sur l’avenir, elle se laissa prendre aux amorces du premier avantage qu’il lui proposa.

Métellus ayant appris en Macédoine les troubles dont le Péloponnèse était agité, il y députa C. Papirius, le jeune Scipion l’Africain, Aulus Gabinius et C. Fannius, qui, arrivés par hasard à Corinthe dans le temps que le conseil y était assemblé, parlèrent au moins avec autant de modération que Julius avait parlé. Ils n’épargnèrent rien pour empêcher que les Achéens ne s’exposassent à perdre entièrement l’amitié des Romains, soit par leurs querelles avec les Lacédémoniens, soit par leur aversion pour Rome. Malgré cela, la populace ne put se contenir. On se moqua des députés ; on les chassa ignominieusement de l’assemblée ; il s’assembla un nombre innombrable d’ouvriers et d’artisans autour d’eux pour les insulter. Toutes les villes d’Achaïe étaient alors comme en délire, mais Corinthe l’emportait de ce côté-là sur toute autre. Très-peu de gens y goûtèrent le discours des ambassadeurs. Une espèce de fureur transportait cette assemblée tumultueuse au-delà de toutes bornes.

Le préteur voyant avec complaisance que tout réussissait à son gré, harangua la multitude. Les magistrats furent le principal objet de ses invectives. Il railla amèrement les amis que Rome avait parmi les Achéens. Les ambassadeurs ne furent pas plus ménagés. Il dit qu’il ne serait pas fâché d’avoir les Romains pour amis, mais qu’il ne les souffrirait pas pour maîtres ; que pour peu que les Achéens eussent du courage, ils ne manqueraient pas d’alliés, et que les maîtres ne leur manqueraient pas, s’ils n’avaient pas assez de cœur pour défendre leur liberté. Par ces raisons et d’autres semblables, l’artificieux préteur soulevait le peuple. Il ajouta que ce n’était pas sans avoir pris de bonnes mesures qu’il avait entrepris de faire tête aux Romains ; qu’il avait des rois dans son parti, et que des républiques étaient prêtes aussi à le prendre. Ces derniers mots effrayèrent de sages vieillards qui se trouvaient à l’assemblée. Ils environnèrent le préteur, et voulurent lui imposer silence. Critolaüs appela sa garde, et menaça ces sénateurs respectables des plus mauvais traitemens s’ils osaient approcher et toucher seulement sa robe. Ensuite il dit qu’après s’être long-temps retenu il ne pouvait plus s’empêcher de déclarer qu’il ne fallait pas tant craindre ni les Lacédémoniens ni les Romains que ceux qui parmi les Achéens mêmes agissaient en faveur des uns et des autres ; qu’on connaissait des gens qui les favorisaient plus que leur propre patrie ; qu’Évagoras d’Égie et Stratogius de Trittée rapportaient aux ambassadeurs romains tout ce qui se passait dans les conseils de la nation. Stratogius donna le démenti au préteur : « Il est vrai, dit-il, que j’ai vu ces ambassadeurs, et je suis résolu de les voir encore, parce qu’ils sont nos amis et nos alliés. Du reste, j’atteste les dieux que je ne leur ai point découvert les secrets de nos assemblées. » Quelques-uns l’en crurent sur sa parole ; mais la multitude aima mieux en croire son préteur qui, par ces sortes de calomnies, vint à bout de faire déclarer la guerre aux Lacédémoniens, et dans leur personne aux Romains. Ce décret fut suivi d’un autre qui n’était pas moins injuste, savoir : que quiconque dans cette expédition s’emparerait de quelque terre ou place, en demeurerait le maître. Depuis ce temps-là, monarque dans son pays, ou peu s’en faut, il ne pensa plus qu’à brouiller et à soulever les Achéens contre les Romains, je ne dis pas seulement sans raison, mais par les voies les plus irrégulières et les plus injustes. Lorsque la guerre fut déclarée, les ambassadeurs se séparèrent. Papirius alla d’abord à Athènes, et revint ensuite à Lacédémone pour observer de loin les démarches de l’ennemi. Un autre partit pour Naupacte, et deux restèrent à Athènes jusqu’à ce que Métellus y fût arrivé. Tel était l’état des affaires dans le Péloponnèse. (Ambassades.) Dom Thuillier.


II.


Ce que le livre xxxviii contient semble être le dernier malheur des Grecs ; et cependant, quoique leur pays ait eu souvent à souffrir des pertes tantôt partielles et tantôt générales, il n’est point d’infortunes passées qui aient plus mérité d’être appelées de ce nom que les événemens de notre époque et auxquelles on puisse appliquer ces paroles, que..... Aussi les maux que les Grecs ont soufferts doivent exciter dans tous les cœurs une commisération qui s’augmentera, si l’on veut étudier dans ses détails la vérité des faits. On pense, par exemple, que les Carthaginois ont éprouvé une catastrophe que rien ne surpasse ; mais qu’on y réfléchisse, et l’on verra que la position des Grecs, loin d’être moins malheureuse, l’est encore davantage. En effet, si les Carthaginois se sont vus anéantis, ils ont au moins laissé à la postérité des moyens de justification ; tandis que les Grecs n’en donnent aucun à ceux qui voudraient entreprendre de défendre leur faute. Les uns disparurent dans une douloureuse péripétie, et perdirent à jamais le sentiment de leurs maux ; les autres, traînant leur agonie, léguèrent à leurs enfans un héritage de larmes. Selon nous, ceux qui survécurent pour être malheureux sont plus à plaindre que ceux qui périrent sous les ruines de la patrie, et les infortunes des Grecs méritent plus de pitié que celles des Carthaginois. Il en doit être ainsi ; à moins qu’en écrivant, l’historien, sans égard pour ce qui est noble et beau, n’ait en vue que son intérêt. Pour nous, c’est la vérité seule que nous avançons, et chacun en conviendra, si l’on veut reconnaître que les Grecs n’ont point souffert de plus grandes épreuves que celles dont nous venons de parler.

La fortune paraît avoir frappé la Grèce d’une profonde terreur, à l’époque de l’invasion de Xerxès en Europe ; et dans le fait, tous leurs états coururent de grands dangers. Il y en eut fort peu cependant qui périrent, et les Athéniens, moins que tout autre peuple ; car prévoyant sagement ce qui allait arriver, ils emmenèrent leurs femmes et leurs enfans, puis abandonnèrent la ville. Cette détermination ne laissa pas cependant de leur causer certaines pertes ; car l’ennemi, maître de la cité, se vengea sur elle en la dévastant. Les Athéniens n’encoururent pour cela ni reproche ni honte ; au contraire, ils se couvrirent de gloire aux yeux des autres peuples, pour avoir mis de côté tout intérêt personnel en réunissant leurs forces au reste de la Grèce. Aussi cette détermination glorieuse ne leur conserva pas seulement leur patrie et leur territoire, mais encore elle les mit en état de disputer à Lacédémone, peu de temps après, la suprématie sur les autres villes grecques. Plus tard, les Spartiates, vainqueurs à leur tour, leur imposèrent la nécessité de renverser leurs propres murailles ; mais cette détermination fut loin d’être glorieuse pour Lacédémone, il faut bien l’avouer ; n’était-ce point en effet faire peser tyranniquement le..... de leur pouvoir..... des Grecs..... s’étant séparés..... chose qu’on répugne à dire..... malheureux nullement..... les Mantinéens..... de quitter leur patrie..... et la vie sauve, d’habiter par bourgades. Mais tous..... blâmèrent non la témérité des Mantinéens..... comme ayant souffert des injustices et des cruautés..... (Angelo Mai, ubi supra.)


III.


Alexandre (de Phère) ayant donc obtenu des renforts pendant quelque temps, ..... car ce n’est pas un mince avantage que d’être en sûreté contre les ennemis du dehors, ..... il s’appesantit encore sur ceux qui étaient injustement dépouillés : quoique souvent on voit, par de fréquens reviremens, la fortune changer, les puissans eux-mêmes revenir à des sentimens plus modérés en jetant les yeux sur des malheurs subits et que rien ne pouvait faire présager. D’un autre côté, quelquefois les Chalcidiens, les Corinthiens et d’autres villes, à cause de la beauté de la position, attaquèrent les rois de Macédoine, et leur prirent des places fortes : là, autant qu’ils le purent, ils rendirent la liberté aux peuples, et les oppresseurs..... ils les traitèrent en ennemis jusqu’à outrance. Mais en général..... or, pour tout dire, ils furent bientôt renversés, et cela, à cause de l’administration des affaires ; car les uns étaient divisés au sujet de commandement et d’affaires publiques, et les autres étaient disposés à violer leur serment en faveur des rois, de ceux qui ont l’autorité tout entière. Aussi..... ils furent accompagnés des malédictions de ceux qui avaient tout perdu, ou qui..... car..... étant tombés dans des maux inouïs, mais ne devant leur malheur qu’à eux..... qu’à leur folie..... ils en supportent les résultats. Dans les temps qui suivirent, de grands revers furent aussi éprouvés par les Péloponnésiens, les Béotiens, les Phocéens..... quelques..... non-seulement de ceux qui habitent le golfe..... non-seulement en général..... d’abord, mais aussi en détail..... mais leur malheur était déshonorant..... à cause de la..... étant..... car moi..... contre..... résultat de leur folie. (Ibid.)


IV.


Il ne faut pas s’étonner si, au sujet des Grecs, nous affranchissant de la marche ordinaire d’une narration historique, nous y mettons plus de développement et d’étude. Peut-être se trouvera-t-il des gens qui nous reprocheront d’avoir mis du fiel dans nos récits, nous qui, plus que tout autre, diront-ils, devions pallier les fautes des Grecs ; mais je ne suppose pas que des hommes de sens puissent donner le nom d’ami à celui qui craint, qui redoute même de mettre de la franchise dans ses paroles, non plus que le titre de bon citoyen à celui qui cache la vérité au détriment de l’avenir, et cela pour ne pas déplaire à ses contemporains. Il faut d’ailleurs que l’historien montré qu’il ne met rien au-dessus de la vérité ; et, plus le souvenir des faits qu’il expose remonte à des temps passés, et s’éloigne du présent, plus il faut que l’écrivain fasse cas de la vérité, et que le lecteur lui sache gré du parti qu’on a pris. Dans les temps difficiles, il convient sans doute que les Grecs secourent les Grecs par tous les moyens possibles, soit en leur aidant, soit en les défendant, soit en détournant la colère des puissans ; et c’est ce que j’ai réellement fait dans toutes les circonstances. Quant aux événemens accomplis, je m’applique à en léguer à la postérité un souvenir dégagé de toute haine, non point pour chatouiller les oreilles de mes lecteurs d’aujourd’hui, mais pour redresser leur jugement, et pour empêcher qu’ils ne se trompent toujours sur les mêmes faits. Mais j’en ai assez dit sur ce sujet. (Angelo Mai et Jacobus Geel, ubi supra.)