Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Préface de l’auteur

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Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 345-347).

PRÉFACE DE L’AUTEUR.


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Si les historiens qui ont paru avant nous avaient omis de faire l’éloge de l’histoire, il serait peut-être nécessaire de commencer par là pour exciter tous les hommes à s’y appliquer ; car quoi de plus propre à notre instruction que la connaissance des choses passées ? Mais la plupart d’entre eux ont le soin de nous dire et de nous répéter presque à chaque page que, pour apprendre à gouverner, il n’y a pas de meilleure école, et que rien ne nous fortifie plus efficacement contre les vicissitudes de la fortune, que le souvenir des malheurs ou les autres sont tombés. On me blâmerait de revenir sur une matière que tant d’autres ont si bien traitée. Cela me conviendrait d’autant moins, que la nouveauté des faits que je me propose de raconter sera plus que suffisante pour attirer tous les hommes, sans distinction, à la lecture de mon ouvrage. Il n’y en aura point de si stupide et de si grossier, qui ne soit bien aise de savoir par quels moyens et par quelle sorte de gouvernement il a pu se faire que les Romains, en moins de cinquante-trois ans, soient devenus maîtres de presque toute la terre. Cet événement est sans exemple. D’un autre côté, quelle est la passion si forte pour les spectacles, ou pour quelque sorte de science que ce soit, qui ne cède à celle de s’instruire de choses si curieuses et si intéressantes.

Pour faire voir combien mon projet est grand et nouveau, jugeons de la république romaine par les états les plus célèbres qui l’ont précédée, dont les histoires sont venues jusqu’à nous, et qui sont dignes de lui être comparées. Les Perses se sont vus pendant quelque temps un empire assez étendu ; mais ils n’ont jamais entrepris d’en reculer les bornes au delà de l’Asie, qu’ils n’aient couru risque d’en être dépouillés. Les Lacédémoniens eurent de longues guerres à soutenir pour avoir l’autorité souveraine sur la Grèce ; mais à peine en furent-ils, pendant douze ans, paisibles possesseurs. Le royaume des Macédoniens ne s’étendait que depuis les lieux voisins de la mer Adriatique jusqu’au Danube, c’est-à-dire sur une très-petite partie de l’Europe, et quoiqu’après avoir détruit l’empire des Perses ils aient réduit l’Asie sous leur obéissance, cependant, malgré la réputation qu’ils avaient d’être le plus puissant et le plus riche peuple du monde, une grande partie de la terre est échappée à leurs conquêtes. Jamais ils ne firent de projet sur la Sardaigne, ni sur la Sicile, ni sur l’Afrique, et les nations belliqueuses qui sont au couchant de l’Europe, leur étaient inconnues. Mais, les Romains ne se bornèrent pas à quelques parties du monde, presque toute la terre fut soumise à leur domination, et leur puissance est venue au point que nous admirons aujourd’hui, et au delà duquel il ne paraît pas qu’aucun peuple puisse jamais aller. C’est ce que l’on verra clairement par le récit que j’entreprends de faire, et qui mettra en évidence les avantages que les curieux peuvent tirer d’une exacte et fidèle histoire.

Celle-ci commencera, par rapport au temps, à la cent quarantième olympiade. Par rapport aux faits, nous la commencerons chez les Grecs, par la guerre que Philippe, fils de Démétrius et père de Persée, fit avec les Achéens aux peuples de l’Étolie, et que l’on appelle la guerre Sociale ; chez les Asiatiques, par celle qu’Antiochus et Ptolomée Philopator se déclarèrent pour la Cœlosyrie ; dans l’Italie et l’Afrique, par celle des Romains contre les Carthaginois, et que d’ordinaire on appelle la guerre d’Annibal. Tous ces événemens forment la continuation de l’histoire d’Aratus le Sicyonien. Avant cela les choses qui se passaient dans le monde n’avaient entre elles nulle liaison ; chacun avait, pour entreprendre et pour exécuter, ses raisons qui lui étaient particulières ; chaque action était propre au lieu où elle s’était passée. Mais depuis, tous les faits se sont réunis comme en un seul corps : les affaires de l’Italie et de l’Afrique n’ont formé qu’un tout avec celles de l’Asie et de la Grèce ; toutes se sont rapportées à une seule fin. C’est pour cela que nous avons fixé à ces temps-là le commencement de cette histoire ; car ce ne fut qu’après avoir soumis les Carthaginois par la guerre dont nous parlions tout à l’heure, que les Romains croyant s’être ouvert un chemin à la conquête de l’univers, osèrent porter leurs vues plus loin, et faire passer leurs armées dans la Grèce et dans le reste de l’Asie.

Si les états, qui se disputaient entre eux l’empire souverain, nous étaient bien connus, peut-être ne serait-il pas nécessaire de commencer par montrer quel était leur projet, et quels forces ils avaient lorsqu’ils s’engagèrent dans une si grande entreprise. Mais parce que la plupart des Grecs ne savent quelle était la forme du gouvernement des Romains et des Carthaginois, ni ce qui s’est passé parmi ces peuples, nous avons cru qu’il était à propos de faire précéder notre histoire par deux livres sur ce sujet, afin qu’il n’y ait personne qui, en la lisant, soit en peine de savoir par quelle politique, quelle force et quels secours, les Romains ont formé des projets qui les ont rendus maîtres de la terre et de la mer. Après la lecture de ce que nous dirons comme exposition dans ces deux livres, on verra que ce n’est pas sans raison qu’ils ont conçu le dessein de rendre leur empire universel, et que, pour exécuter ce projet, ils ne pouvaient prendre de mesures plus justes. Car ce qui distingue mon ouvrage de tout autre, c’est le rapport qu’il aura avec cet événement qui fait l’admiration de nos jours. Comme la fortune a fait pencher presque toutes les affaires du monde d’un seul côté, et semble ne s’être proposée qu’un seul but, ainsi je ramasserai pour les lecteurs, sous un seul point de vue, les moyens dont elle s’est servie pour l’exécution de ce dessein.

C’est là le principal motif qui m’a porté à écrire. Un autre a été, que je ne voyais personne de nos jours qui eût entrepris une histoire générale ; cela m’aurait épargné bien des soins et bien de la peine. Il y a des auteurs qui ont décrit quelques guerres particulières ; on en voit qui ont ramassé quelques événemens arrivés en même temps, mais il n’y a personne, au moins que je sache, qui, assemblant tous les faits et les rangeant par ordre, se soit donné la peine de nous en faire voir le commencement, les motifs, la fin. Il m’a paru qu’il ne fallait pas laisser dans l’oubli le plus beau et le plus utile ouvrage de la fortune. Quoique tous les jours elle invente quelque chose de nouveau, et qu’elle ne cesse d’exercer son pouvoir sur la vie des hommes, elle n’a jamais rien fait qui approche de ce que nous voyons aujourd’hui. Or, c’est ce que l’on apprend pas dans les historiens particuliers. On serait ridicule, si après avoir parcouru les villes les plus célèbres l’une après l’autre, ou les avoir vues peintes séparément, on s’imaginait pour cela connaître la forme de tout l’univers et en comprendre la situation et l’arrangement. Il en est de ceux qui, pour savoir une histoire particulière, se croient suffisamment instruits de tout, comme de ceux qui après avoir examiné les membres épars d’un beau corps, se mettraient en tête qu’il ne leur reste plus rien à apprendre sur sa force et sur sa beauté. Qu’on joigne ensemble et qu’on assortisse les parties, qu’on en fasse un animal parfait, soit pour le corps, soit pour l’âme, et qu’on le leur montre une seconde fois, ils reconnaîtront bientôt que la prétendue connaissance qu’ils en avaient d’abord, était bien plus un songe qu’une réalité. Sur une partie on peut bien prendre quelque idée du tout, mais jamais une notion. De même l’histoire particulière ne peut donner que de faibles lumières sur l’histoire générale. Pour prendre goût à cette étude et en faire profit, il faut joindre et approcher les événemens ; il faut en distinguer les rapports et les différences.

Nous commencerons le premier livre où finit l’histoire de Timée ; je veux dire par la première expédition que les Romains firent hors de l’Italie, ce qui arriva en la cent vingt-neuvième olympiade. Ainsi nous serons obligé de dire quand, comment et à quelle occasion, après s’être bien établi dans l’Italie, ils entreprirent d’entrer dans la Sicile, car c’est dans ce pays qu’ils portèrent d’abord leurs armes. Nous nous contenterons de dire simplement le sujet pour lequel ils sortirent de chez eux, de peur qu’à force de chercher cause sur cause, il ne nous en reste plus pour en faire le commencement et la base de notre histoire. Pour le temps, il nous faudra prendre une époque connue, dont tout le monde convienne et qui se distingue par elle-même, ce qui n’empêchera pas que, reprenant les choses d’un peu plus haut, nous ne rapportions, du moins en abrégé, tout ce qui s’est passé dans cet intervalle. Cette époque ne peut être ignorée ou même disputée, que tout ce que l’on raconte ensuite ne paraisse douteux et peu digne de foi ; au lieu que, lorsqu’elle est une fois bien établie, on se persuade aisément que tout le reste est certain.


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