Bigot et sa bande/77

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Le marquis de Lotbinière


Michel Chartier de Lotbinière fut le seul Canadien à recevoir le titre de marquis d’un roi de France. D’autres Canadiens, avant lui, avaient été marquis mais ils tenaient cette distinction de leurs familles par droit de succession.

On aura peut-être peine à reconnaître sous ce titre nobiliaire l’ingénieur de Lotbinière que Montcalm et ses amis qualifiaient dédaigneusement de, sieur de Lotbinière. Il est bon d’ajouter que M. de Lotbinière ne fut créé marquis que plus de vingt ans après le traité de Paris qui abandonnait le Canada à l’Angleterre.

La carrière de Michel Chartier de Lotbinière peut se résumer par les dates suivantes.

Né à Québec le 12 avril 1723, il était le fils de Eustache Chartier de Lotbinière qui, après avoir occupé des charges importantes au Conseil Souverain, se décida à embrasser la carrière du sacerdoce quelques années après la mort de sa femme, Marie-Françoise Renaud d’Avènes des Méloizes.

Michel Chartier de Lotbinière entra dans les troupes de la marine comme cadet en 1736, et fut promu enseigne en 1744, enseigne en pied en 1748, lieutenant en 1753 et capitaine en 1757.

M. de Lotbinière avait épousé une des filles de M. Chaussegros de Lery, ingénieur de la Nouvelle-France et c’est celui-ci qui l’initia au métier d’ingénieur militaire pour lequel il avait de réelles dispositions.

En 1755, l’ingénieur de Lotbinière commença les fortifications de Carillon. De cette année à la fin du régime français c’est lui qui éleva presque toutes les fortifications du haut de la colonie.

C’est à l’automne de 1760 que M. de Lotbinière passa en Angleterre puis en France. En 1758, M. de Lotbinière s’était fait concéder la seigneurie d’Alainville, près du lac Saint-Sacrement. Par le traité de cession de 1763, cette seigneurie fut enlevée à M. de Lotbinière puisqu’elle se trouvait en territoire américain. Il semble que le but du voyage de M. de Lotbinière était de se faire remettre cette seigneurie par l’Angleterre. Ses efforts ayant échoués, M. de Lotbinière revint dans le pays à la fin de 1763 fort peu satisfait de la petite compensation que l’Angleterre lui avait accordée (une pension de quelques guinées).

Ici, M. de Lotbinière disposa en faveur de son fils des seigneuries dont il avait héritées ou qu’il avait achetées puis, en 1769, s’embarqua pour la France.

M. de Lotbinière devint dès lors un ennemi déclaré de l’Angleterre. Quand vint la révolte américaine, il passa aux États-Unis où il aida les insurgés par ses connaissances militaires et aussi les renseignements qu’il pouvait leur fournir.

C’est surtout pour récompenser M. de Lotbinière des services rendus à la cause américaine que Louis XVI le créa marquis le 25 juin 1784.

Le marquis de Lotbinière mourut de la fièvre jaune en arrivant à New-York le 5 octobre 1798.

Il s’agit maintenant de savoir qui a classé l’ingénieur de Lotbinière parmi les profiteurs de la guerre de Sept ans. Nul autre que Montcalm. Le vainqueur de Carillon semble avoir eu une aversion tenace pour M. de Lotbinière. Il faut dire qu’à cette époque les écoles militaires existaient depuis à peine quelques années en France. Ceux qui sortaient diplômés de ces écoles avaient un souverain dédain des officiers qui n’étaient passés par le même entrainement qu’eux. M. de Lotbinière avait reçu son instruction d’ingénieur au Canada même et Montcalm avait amené de France quatre ou cinq ingénieurs qui avaient passé par les écoles de l’État. De là, sa petite opinion de M. de Lotbinière comme ingénieur.

Montcalm ne se contente pas de nier les qualités d’ingénieur de M. de Lotbinière. Dans son Journal comme dans ses lettres à ses amis intimes il insinue à plusieurs reprises que M. de Lotbinière s’enrichissait aux dépens du Roi.

Nous voulons bien croire que M. de Lotbinière retira quelques profits des constructions de forts qu’il conduisait mais il nous est difficile d’admettre qu’il était le grand voleur que laisse soupçonner Montcalm. Au procès de 1763, il n’est pas une seule fois question des gros profits de M. de Lotbinière : Bigot, lui-même, si pressé de rejeter la faute sur les autres ne parle pas une seule fois de l’ingénieur de Lotbinière. Le fort de Carillon, entr’autres constructions militaires, coûta un prix énorme pour le temps, mais il ne faut pas oublier que les matériaux étaient transportés par terre de Montréal à la rivière Richelieu puis de là par eau jusqu’à Carillon. Les mêmes dépenses se renouvelaient pour le transport des soldats et manœuvres nécessaires à ces travaux. Ce que la machine moderne fait en une heure demandait alors le travail de quelques douzaines d’hommes pendant des jours et des jours. Le fort de Carillon, pour ne parler que de celui-là, était muni d’une artillerie relativement forte. A-t-on calculé ce que coûtait par terre le transport d’un canon de bonne pesanteur, à travers des chemins ou des routes à peine ouvertes ?

Les allusions du marquis de Montcalm à M. de Lotbinière sont ordinairement voilées. Il le nomme peu souvent, mais quand il se plaint de la lenteur des travaux, des dépenses exagérées, des vols, etc., etc., les constructions de l’ingénieur sont toujours en cause. On lit à travers les lignes le peu de confiance qu’il a dans les capacités et même l’honnêteté de M. de Lotbinière. Citons quelques-unes de ses allusions à M. de Lotbinière.

De Québec, le 2 décembre 1757, il écrit au chevalier de Lévis : « Carillon a trop de bouches à feu, point assez de boulets, manque d’outils. Je crois qu’à la fin des campagnes Lotbinière les emporte. Par Pontleroy, je vois des friponneries criantes de toutes parts. Ingénieur, artilleur ! Pauvre roi ! »[1]

De Laprairie, le 8 juin 1758. Montcalm écrit encore au chevalier de Lévis :

« Le capitaine Lotbinière, ci-devant ingénieur, a conduit les Anglais jusqu’à Chambly qu’il a fait admirer au capitaine Martin, en l’assurant que Carillon était deux fois plus fort ».[2]

Le 6 janvier 1758, Montcalm écrit au chevalier de Lévis :

« Pontleroy ne sympathise pas avec Lotbinière, qui a tort entre nous. Jusqu’à présent la marche de Pontleroy est sage ; il en écrit à M. de Vaudreuil, cela finira par un mémoire respectueux au ministre si on veut lui restreindre ses fonctions, inter nos ».[3]

Le 2 février 1759, Montcalm écrit à M. de Lévis et lui laisse entendre que M. de Lotbinière ne veut plus de boisson à Carillon.[4]

Dans son Journal, Montcalm est plus à l’aise et il y va plus carrément. En février 1757, il se plaint que les officiers de terre sont sacrifiés à ceux de la Marine et se plaint que M. de Lotbinière fasse partie d’une expédition.

Dès sa première rencontre avec l’ingénieur de Lotbinière, Montcalm semble l’avoir pris en aversion. Quelques entrées de son Journal et ses lettres à Lévis, Bougainville, Bourlamaque, etc., indiquent qu’il a peu de confiance dans les capacités de l’ingénieur canadien. Il va même plus loin certaines allusions laissent entendre que M. de Lotbinière était un profiteur.

On s’explique plus facilement l’animosité de Montcalm pour M. de Lotbinière quand on sait que, les régiments qui combattaient directement sous les ordres de Montcalm faisaient partie de ce qu’on appelait alors l’armée de terre. Les troupes canadiennes, elles, faisaient partie des compagnies de la Marine. On les appelait ainsi parce qu’elles dépendaient du département de la Marine. Les troupes de terre, pourrait-on dire, n’étaient que de passage dans la colonie. La guerre terminée, elles devaient retourner en France, tandis que les troupes de la Marine étaient attachées au sol puisqu’elles étaient composées pour la plus grande partie d’officiers et de soldats du pays.

Montcalm et la plupart de ses officiers avaient une très petite opinion des troupes de la Marine parce que leurs officiers n’avaient pas passé par les écoles de guerre, et que les soldats n’étaient pas disciplinés comme les soldats de Guyenne, de Languedoc, etc., etc. Disons que, de leur côté, les officiers et soldats des troupes de la Marine n’aimaient pas les troupes de terre qui, en vérité, leur étaient inférieures pour faire campagne dans les bois avec les Sauvages.

Le sieur de C. prétend que M. de Lotbinière, ingénieur, neveu du Marquis de Vaudreuil, aurait fait une fortune de 1,400,000, de 1754 à 1760.[5]

Sir Thomas Chapais a dit de Montcalm : « Sa vie sans doute ne fut exempte ni d’erreurs ni de fautes, mais ce fut au demeurant la vie d’un honnête homme, d’un chrétien sincère et d’un grand Français. » [6] Nous souscrivons de tout cœur à ce jugement de sir Thomas Chapais sur une des plus belles figures de notre histoire.

Les hommes les plus honnêtes et les plus sincères se trompent de temps en temps. L’erreur de Montcalm, dans la Nouvelle-France, fut de croire que la plupart des officiers et officiels canadiens n’agissaient que par intérêt personnel. Dès son arrivée ici, il se figura que M. de Lotbinière était un incapable et peut-être même un malhonnête homme. Et jusqu’à la fin, il trouva M. de Lotbinière en faute à peu près dans tout ce qu’il faisait. M. de Lotbinière n’avait pas passé par les écoles de génie comme tous les ingénieurs amenés dans la colonie par Montcalm mais il avait sur eux l’avantage de connaître le pays, son climat, les coutumes de ses habitants, etc., etc.

M. de Lotbinière travailla donc dans des circonstances assez difficiles puisque Montcalm et ses ingénieurs étaient toujours là pour contrecarrer ses plans.

  1. Lettres de Montcalm au chevalier de Lévis, p. 87.
  2. Lettres de Montcalm au chevalier de Lévis, p. 137.
  3. Lettres de Montcalm au chevalier de Lévis, p. 149.
  4. Lettres de Montcalm au chevalier de Lévis, p. 157.
  5. Rapport l’Archiviste de la province, 1924-1925, p. 156.
  6. Le Marquis de Montcalm.