Biographie universelle ancienne et moderne/1re éd., 1811/Discours préliminaire

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.



LHistoire et la Biographie ont toutes deux pour objet de retracer les actions et les travaux des hommes célèbres ; mais elles y procèdent d’une manière différente et même opposée. L’Histoire, dans ses tableaux peints à grands traits, déroule la série et l’enchaînement des faits de tout genre, et ce n’est pour ainsi dire qu’accessoirement qu’elle y attache le nom et le caractère des personnages. La Biographie, au contraire, dans ses portraits finis et détaillés, présente séparément les personnages eux-mêmes, et les entoure des événements qui tiennent à eux par un rapport immédiat. L’une a l’avantage de donner à ses vastes compositions plus de variété, d’éclat et de mouvement ; mais, justement occupée de l’ensemble, elle évite de trop soigner les figures, elle les subordonne entre elles, les place dans la lumière ou dans l’ombre, et alternativement les offre et les soustrait à nos yeux. L’autre, consacrant chacun de ses petits ouvrages détachés à un seul objet qui en détermine et en remplit les dimensions, a le mérite de concentrer et d’arrêter nos regards sur un personnage qui d’ordinaire nous intéresse, et de nous le faire considérer à la fois sous tous les points de vue et dans toutes les attitudes les plus diverses. Ici, l’homme se produit à son tour, en public et sur un théâtre, toujours plus ou moins éloigné du spectateur qui, suivant l’expression de Bacon, ne le voit jamais que du seul côté qui est tourné vers lui[1]. Là il se laisse approcher et en quelque sorte toucher ; on le suit, on l’observe, on l’écoute en tous lieux et dans tous les instants de sa vie. Aussi, tandis que l’Histoire donne de hautes leçons aux politiques, ou présente un spectacle attachant à la multitude avide d’émotions, la Biographie offre des exemples profitables aux hommes de toutes les conditions, et fournit aux moralistes la matière de leurs méditations les plus profondes : le premier des Biographes, Plutarque, a la gloire d’avoir formé et pour ainsi dire créé parmi nous, Montaigne, et J.-J. Rousseau.

La Biographie, par cela même qu’elle peint isolément les personnages historiques de tout genre, a seule le pouvoir de les comprendre tous dans un même ouvrage, en les rangeant dans un ordre systématique que l’Histoire ne comporte pas, ou, plus facilement encore, dans cet ordre alphabétique décrié avec si peu de raison, puisqu’il est également favorable à la frivolité qui veut se distraire, à l’ignorance qui veut s’instruire, et à la science qui veut épargner des moments précieux. Ce n’est pas tout encore : une Biographie universelle, renfermant la Vie des hommes célèbres de tous les temps, de tous les pays et de toutes les professions, offrira nécessairement plus de choses qu’on n’en pourrait trouver dans une Histoire générale, ancienne et moderne, politique et littéraire à la fois (si une telle Histoire était exécutable), puisqu’à l’exposé des faits et des travaux publics qui sont du domaine de toutes deux, la Biographie doit joindre encore le détail des mœurs et des habitudes privées qui composent son apanage particulier. C’est peut-être a ces réflexions qu’est due la naissance du premier des Dictionnaires historiques.

Nous ne nous arrêterons point à parler de Suidas, écrivain grec du onzième siècle, qui imagina de mêler, dans un même lexique, à l’interprétation des mots, des traits d’histoire et des vies de personnages célèbres, idée aussi bizarrement conçue qu’imparfaitement exécutée ; ni de Charles Étienne qui, a la fin du seizième siècle (en 1596), rédigea en latin, sur les Mémoires du savant Robert Étienne, son parent, un Dictionnaire historique, géographique et poétique ; ni de Juigné, dont le Dictionnaire français, réimprimé huit fois dans l’espace de huit années, n’offrait guère qu’une traduction du latin de Charles Étienne[2] ; ni même de l’anglais Nicolas Lloyd qui, écrivant dans la même langue qu’Étienne, et s’emparant aussi de son travail, sut du moins l’agrandir et le perfectionner. Nous arriverons tout de suite à Louis Moréri qui, sur le plan et avec les matériaux de Lloyd, bâtit son Grand Dictionnaire historique dont la première édition parut, l’an 1674 en un seul volume in-folio. Victime de son application au travail, il mourut à trente-huit ans, sans avoir eu la satisfaction de mettre lui-même au jour la seconde édition en deux volumes qu’il avait préparée[3]. Plusieurs années après la publication de cette seconde édition (en 1689), on donna un premier Supplément, qu’aussitôt on fondit dans une troisième, et celle-ci fut, à peu de distance, suivie de plusieurs autres dans lesquelles l’ouvrage de Moreri se purgeait lentement de ses fautes, mais recevait de nombreuses additions. Cependant le célèbre Bayle, savant philologue et puissant dialecticien, blessé des imperfections qui déshonoraient toujours le Grand Dictionnaire Historique, entreprit de les corriger, du moins en partie. Il releva des inexactitudes, redressa de faux jugements, suppléa des omissions, et imprimant son génie à ce travail qui semblait ne promettre que d’arides discussions, en composa son fameux Dictionnaire historique et critique, fondement d’une gloire qui ne périra jamais[4]. Les nouveaux continuateurs de Moreri laissèrent à Bayle ces brillantes dissertations où éclataient la force et l’adresse de son raisonnement ; mais ils rectifièrent les erreurs qu’il avait relevées, et ne tardèrent point à s’approprier les articles supplémentaires qui lui appartenaient en entier. Dans la suite, le Moreri que, pendant plus d’un demi-siècle, des additions continuelles avaient porté jusqu’à six volumes in-folio, s’accrut encore, sous les mains du laborieux abbé Gouget, de deux Suppléments formant chacun deux volumes ; et enfin, en 1759, dix ans après la publication du dernier, parut, en dix volumes in-fol., la dernière et peut-être la vingtième édition du Grand Dictionnaire historique, ouvrage qui, semblable au vaisseau de Thésée, ou, comme le dit Voltaire, à une ville nouvelle, bâtie sur le terrain de l’ancienne, n’a presque rien conservé du travail de son premier auteur, mais qui du moins a retenu son nom, par lequel il est habituellement désigné. Avons-nous tort d’espérer qu’on pardonnera aux auteurs d’une Biographie universelle d’avoir consacré quelques lignes à retracer les vicissitudes d’une vaste et célèbre compilation, à laquelle ils ont des obligations qu’ils ne veulent point dissimuler, entr’autres celle d’avoir évité les défauts assez nombreux qui lui ont été justement reprochés ?

C’était une idée plus raisonnable en apparence qu’en réalité, que d’associer aux articles de biographie pure, des articles de géographie et d’antiquités. Sans doute, ces matières ont un rapport direct avec l’Histoire, et elles jettent souvent un grand jour sur ses récits ; mais elles n’en sont pas moins des sciences à part, dont le seul vocabulaire est immense : aussi a-t-on senti depuis la nécessité de leur consacrer des traités et des lexiques particuliers qui, renfermant en entier le nombre infini d’objets dont elles se composent, et donnant à chacun d’eux le développement qui lui convient, forment un tout homogène et complet. L’admission des articles de mythologie n’avait aucun prétexte : il était trop évidemment ridicule de placer, parmi les personnages réels de l’Histoire, les personnages allégoriques de la Fable, et de ranger dans une même catégorie Alexandre et Cupidon, Aristote et Zéphyre, Cornélie et Vénus. On a même regardé comme inutile d’admettre les personnages des temps héroïques, dont les actions véritables sont mêlées de tant de fictions qu’il est impossible de les distinguer. Ce pouvait être une espèce de flatterie utile au débit de l’ouvrage que d’y faire entrer ces nombreuses généalogies qui y tenaient une si grande place, et qui souvent, dit-on, s’y allongeaient au gré des sollicitations ou même de l’or ; mais, dans tous les cas, c’était donner encore une extension bien abusive à l’idée de Dictionnaire historique ; c’était satisfaire la vanité d’une seule classe d’hommes, aux dépens de toutes les autres. Ce même reproche pouvait s’adresser aussi à l’histoire des établissements et des partis religieux : les auteurs, appartenant aux uns ou aux autres, par état, par principes ou par affection, avaient indiscrètement accordé les honneurs de la célébrité à beaucoup de personnages très obscurs partout ailleurs que dans leur ordre ou dans leur secte. De toutes ces superfétations était résultée cette masse énorme de volumes, dont le format, d’ailleurs très incommode, attachait l’inconvénient d’une véritable fatigue corporelle à un ouvrage fait, disait-on, pour épargner la peine des recherches.

Ces différents défauts étaient trop généralement sentis, pour que l’esprit de spéculation ne s’empressât pas d’en profiter en les évitant dans de nouveaux ouvrages. Le Moréri devait avoir et a eu en effet de nombreux abréviateurs. Le premier a été l’abbé Ladvocat, auteur du Dictionnaire historique et bibliographique portatif, publié d’abord en deux volumes in-8°., et porté depuis à quatre volumes ( la première édition est de 1752 ). Les articles de géographie, d’antiquités et de généalogie ont disparu ; mais ceux de mythologie ont été conservés. Du reste, l’auteur a eu le tort d’ajouter aux noms déjà trop multipliés du Moreri, ceux de beaucoup d’hommes de sa profession, dont la postérité ne s’occupera guère ; et, vu les bornes étroites qu’il s’était prescrites, il n’a fait qu’une sèche et insignifiante nomenclature, à laquelle une certaine exactitude de dates, jointe à tous les avantagea d’un volume très resserré, a donné, pendant assez long-temps, une sorte de vogue.

On avait lieu d’attendre plus d’utilité et d’agrément du Dictionnaire historique, littéraire et critique, publié par l’abbé de Barrai, en six volumes in-8o (1758) ; mais cet écrivain, janséniste outré, à une époque où le jansénisme, jadis honoré par de grands talents, venait de se précipiter dans le mépris public par les excès du plus extravagant fanatisme, a consacré des pages sans nombre aux héros et aux adversaires de son parti, pour exalter les uns et déchirer les autres avec une fureur égale (Diction, philosoph.). Il a mérité qu’on dît de son livre : C’est le martyrologe des jansénistes, écrit par un convulsionnaire. Cet ouvrage, où cependant la critique littéraire n’était pas sans quelque mérite, a eu le sort qui attend tous les ouvrages de parti.

Jusqu’ici nous nous sommes expliqués avec une liberté qui ne peut être suspecte, sur des écrivains qui n’existent plus, et dont les ouvrages mêmes ont presque disparu, depuis que des compilations plus heureuses ont été offertes au public. Parmi celles-ci, il en est une dont nous pouvons parler encore ; c’est le Dictionnaire historique, de feu l’abbé Feller, ex-jésuite des Pays-Bas autrichiens, dont l’ouvrage, publié d’abord en six volumes in-8o., a été augmenté de deux volumes dans la seconde édition, donnée en 1797 (la première est de 1781). Il paraissait juste que le molinisme eût son dictionnaire, comme le jansénisme avait eu le sien ; mais, peu touchés de cette considération, MM. Chaudon et Delandine, auteurs du Nouveau Dictionnaire historique, fait à Lyon, dont une neuvième édition se réimprime en ce moment à Paris par livraisons, ont nettement accusé l’abbé Feller d’avoir volé et gâté leur ouvrage. Le reproche est vif : nous laisserons a d’autres le soin de juger jusqu’à quel point il est possible qu’il soit fondé. Rien ne nous empêche non plus de faire mention du Nouveau Dictionnaire universel, historique, biographique, bibliographique et portatif, en partie traduit de l’anglais de John Watkins, et publié, il y a sept ans, par M. l’Écuy, en un volume in-8o. Les auteurs d’une Biographie universelle en dix-huit volumes ne peuvent avoir aucun intérêt à démêler avec un abréviateur si succinct, qui ne doit avoir eu d’autre prétention que celle d’indiquer avec exactitude des noms, des dates et quelques titres de livres.

Nous ne sommes pas tout-à-fait dans la même position à l’égard des auteurs du Nouveau Dictionnaire historique. Aussi garderons-nous le silence sur les défauts que nous aurions pu apercevoir dans leur compilation. Les indiquer ici serait un procédé peu délicat, qui même aurait un côté ridicule. Nous donnons à notre tour un nouveau Dictionnaire historique. Cela seul dit assez que nous avons cru pouvoir faire autrement cet ouvrage ; on en doit conclure aussi que nous avons eu l’espoir de le faire mieux. Nous sommes dispensés de toute autre explication, relativement à une concurrence légitime, dont nos rivaux eux-mêmes nous ont donné l’exemple. En ceci, nous ne pourrions avoir qu’un tort, qui, à la, vérité, serait inexcusable : c’est le tort de succomber. Nous allons toutefois dire comment nous avons conçu, dirigé et exécuté cette entreprise : nous prions nos concurrents de ne point voir, dans l’exposition naïve de notre méthode, une satire artificieuse de la leur.

Avant tout, nous irons au devant d’un reproche que nous sommes sûrs de ne point mériter, mais que certaines personnes pourraient bien vouloir nous adresser un jour, quelque persuadées qu’elles fussent elles-mêmes de son injustice : nous parlons du reproche de plagiat. Déjà l’intérêt alarmé d’un libraire a insinué contre nous cette accusation, avant qu’une seule page de notre Biographie pût être connue de lui, ni de personne. C’était prodigieusement se hâter de nous vouloir nuire. Nous n’avons rien à répondre à ce libraire ; quant à ceux qui auraient au moins attendu l’ouvrage pour le calomnier, voici ce que nous leur répondrions : Lorsque nous annonçons en ce genre un ouvrage tout neuf, nous ne pouvons l’entendre que de la manière de présenter les faits, et nullement des faits en eux-mêmes. Les faits sont un fonds commun dont nul n’a la propriété, et sur lequel tous ont un droit d’usage. Ce qui appartient seulement à chacun, c’est l’emploi particulier qu’il a fait de ce qu’il en a tiré par son propre travail. « Personne jusqu’ici, dit Bayle, n’a poussé l’extravagance jusques à traiter de plagiaires ceux qui rapportent les événements qu’un autre avait rapportés, mais qui les vont prendre à la source, et qui n’emploient ni le tour, ni l’ordre, ni les expressions d’un autre. Il n’y a point d’apparence qu’à l’avenir personne s’avise de définir si follement le plagiat (Bayle, Préface du Diction. Hist. ) ». Nous verrons si Bayle n’a pas trop présumé de la raison de ceux qui devaient venir après lui.

Sans vouloir exagérer l’importance d’une Biographie universelle, on peut assurer que nul autre ouvrage ne comprend autant d’objets divers, ou plutôt qu’il n’est point d’objet qu’elle ne doive comprendre. Tout ce qui a existé, tout ce qui existe en grands événements politiques, militaires, civils et religieux, en utiles travaux des sciences, en nobles productions des lettres et en précieux monuments des arts ; toutes ces choses, ouvrages d’hommes qui se sont illustrés par elles, doivent être nécessairement indiquées et même jugées dans une Histoire de tous les hommes célèbres de l’univers. Si cette proposition est vraie, nous ne saurions, à moins de supposer une compilation incomplète et indigeste, faite sans exactitude et sans discernement, imaginer qu’une telle entreprise puisse être exécutée par un ou deux hommes seulement, de quelques secours qu’ils soient environnés. Il nous semble les voir arrachant des lambeaux de mille ouvrages qu’au moins ils auront ouverts une fois, s’en rapportant même pour ce travail à des mains plus inhabiles encore qu’ils ne sauraient diriger, rassemblant à la hâte ces matériaux pris au hasard, entassant les erreurs et les vérités, les traits d’esprit et les sottises, et, pour ainsi dire, recrépissant le tout d’un style de mauvais goût, où brillent par intervalles quelques phrases d’emprunt, honteuses d’un si ridicule enchâssement. Le vrai moyen sans doute de parvenir à un résultat satisfaisant était de diviser l’ensemble des connaissances humaines en un grand nombre de parties distinctes, et de confier chacune d’elles à un écrivain qui en eût fait l’objet spécial de ses études. Telle a été la première pensée, tel a été le premier soin des éditeurs de la Biographie universelle. Paris, plus que jamais la capitale des sciences, des lettres et des arts, Paris seul pouvait leur offrir une réunion semblable de collaborateurs, et c’est à Paris seulement que ceux-ci pouvaient remplir parfaitement une tâche pour laquelle le jugement, l’esprit et le savoir sont des moyens insuffisants. Dans quelle autre ville de la France trouver ces milliers d’ouvrages manuscrits et imprimés, anciens et modernes, nationaux et étrangers ; ces communications verbales, et cette tradition d’anecdotes de tout genre qui fournissent à la science des faits ses plus précieux matériaux ?

L’annonce d’un ouvrage par une société de savants et de gens de lettres est devenue une des plus ridicules et des plus impuissantes amorces qu’il soit possible maintenant de présenter à la crédulité du public. Souvent ces savants et ces gens de lettres anonymes ignorent tout et ne savent point écrire. Quelquefois aussi des noms justement honorés, arrachés par l’importunité ou même pris sans consentement, décorent gratuitement des Prospectus trompeurs, et sont ainsi plus ou moins innocemment complices de la fraude. Mais ici les écrivains sont nommés ; tous sont connus ; plusieurs ont de la célébrité ; les autres y aspirent, ou du moins prétendent à cette considération qui est le prix des travaux utiles. Tous leurs articles sont signés de leur nom ; et ce nom, quel qu’il soit, ils n’ont pas voulu le compromettre, en l’attachant à des choses qui ne fussent pas dignes de leurs travaux passés, ou qui formassent un préjugé fâcheux contre leurs travaux futurs.

Quelques personnes pourraient craindre que, d’un si grand nombre de collaborateurs, et de la diversité inévitable de leurs opinions sur plusieurs points, il ne résultât un défaut d’accord trop sensible, non pas dans le ton et le style, mais dans ce qu’on pourrait appeler l’esprit de l’ouvrage. Cette crainte serait chimérique. C’est aux faits principalement que les rédacteurs ont dû s’attacher ; or les faits sont d’une nature fixe et positive ; ils sont ou ils ne sont pas ; pour les admettre ou les rejeter, la critique offre des règles sûres que le raisonnement est loin de fournir lorsqu’il s’agit d’opinions. Quant aux jugements à porter sur les personnages et sur leurs actions ou leurs travaux, il est, en matière de morale et de goût, des principes certains, sur lesquels tous les hommes d’honneur et de sens sont d’accord, et qu’ils se font surtout une loi de professer dans ces ouvrages faits en société, et destinés à la masse entière du public, puisque là de brillants paradoxes, qui seraient à peu près sans gloire pour celui qui les aurait avancés, ne seraient peut-être pas sans danger pour l’entreprise commune. Enfin, les importantes divisions de cette espèce d’Encyclopédie historique ayant été partagées entre autant d’écrivains à qui elles étaient familières, on est sûr du moins de trouver, dans chacune d’elles, unité de principes et de vues. C’est véritablement dans un Dictionnaire historique fait par deux personnes, et encore plus par une seule, qu’il doit exister beaucoup de discordance et de disparate ; car, dans l’impossibilité d’avoir des idées propres sur les innombrables objets dont ils ont à s’occuper, ils sont forcés de prendre aveuglément celles de tous les auteurs qu’ils mettent à contribution, et ainsi leur compilation devient en effet l’ouvrage d’un millier d’esprits différents.

Il est un point sur lequel tous les auteurs de la Biographie se sont entendus sans avoir été obligés d’en convenir entre eux, c’est la précision dans les choses et la concision dans le style. L’espace était bien précieux dans un ouvrage qui aurait pu, sans diffusion et sans inutilités, être porté au double de son étendue, et où l’on n’a cependant pas voulu renfermer moins de choses, que s’il était en effet deux fois aussi volumineux. Pour résoudre ce problème, on a dû respecter les faits, mais se commander des sacrifices sur la manière de les exprimer, de même que sur le nombre et la forme des réflexions. Il a fallu s’interdire ce luxe modéré de paroles qui donne au style du jeu, de la souplesse et de la grâce. Il a fallu se défendre souvent ces observations et ces résumés qui seuls impriment aux écrits un caractère philosophique ; et (les éditeurs peuvent le dire sans ridicule) il est des collaborateurs à qui il en a dû coûter beaucoup pour renoncer ainsi aux plus heureuses habitudes de leur talent. Mais ils les ont remplacées par d’autres qualités qui ne sont ni sans mérite, ni sans gloire : la nette et rapide exposition des faits, l’adroite disposition qui les groupe et les place sous le point de vue convenable, enfin cet art ingénieux des rapprochements qui supplée à l’expression des pensées, puisqu’il les fait naître dans l’esprit du lecteur.

Un défaut attaché presque inévitablement à la partie moderne de toute Biographie dite universelle, c’est d’abonder en noms nationaux et d’être pauvre en noms étrangers. Il serait peut-être à souhaiter que l’on fît une Biographie européenne, où les personnages historiques de chaque nation fussent admis dans une proportion que déterminerait seule la raison du nombre et de l’excellence. Cependant, une Biographie écrite en français, par exemple, est particulièrement destinée aux habitants de la France ; et ceux-ci, pour qui l’histoire de leurs compatriotes a plus de charme et d’utilité à la fois, accorderont toujours à des Français, moins connus et moins dignes de l’être, une importance, ou, si l’on veut, un intérêt qu’ils refuseront à des étrangers d’une plus grande et plus juste renommée. Au reste, nous avons donné place aux personnages de tous les pays, quand leurs actions et leurs travaux en ont franchi l’enceinte, et sont parvenus jusqu’aux hommes éclairés des autres nations. Des écrivains que l’on distinguera sans peine sur notre liste, profondément versés dans la science de l’histoire et de la littérature anglaise, italienne, allemande, espagnole et portugaise, en ont tiré tout ce qui pouvait être d’un intérêt vraiment universel ; et c’est à cela en grande partie qu’il faut attribuer le développement assez considérable qu’a pris notre ouvrage. Pour faire place à ces richesses nouvelles, nous avons écarté les êtres collectifs, tels que sectes, ordres religieux, etc., qui ne peuvent appartenir à la Biographie, et les personnages fabuleux, dont la bizarre association aux personnages réels implique étrangement contradiction, dans un Dictionnaire historique ou biographique des hommes célèbres, puisque ce ne sont point des hommes, puisqu’ils n’ont point vécu, puisqu’ils n’appartiennent point à l’histoire. Si d’ailleurs les êtres fantastiques, éclos du cerveau des poètes anciens, ont dû entrer dans une Biographie, de quel droit en a-t-on exclu les êtres chimériques, enfantés par l’imagination des poètes, des chroniqueurs et des romanciers du moyen âge ? Nous avons laissé les uns et les autres dans les Dictionnaires mythologiques, rédigés par deux de nos collaborateurs, MM. Noël et Millin, et nous nous sommes fait une loi de n’admettre aucun des noms qui se trouvent dans ces deux ouvrages.

« Sans l’Histoire littéraire, a dit Bacon, l’Histoire de l’univers ressemblerait à la statue de Polyphème dont on aurait arraché l’œil : il manquerait à l’image la partie où se peignent à mieux l’esprit et le caractère de la personne[5]. » Nous nous sommes beaucoup occupés de la partie politique, défigurée et tronquée dans les autres Dictionnaires ; mais nous avons donné en même temps les plus grands soins à l’histoire littéraire, et par-là nous entendons l’histoire des sciences, des lettres et des arts. La vie de ceux qui s’y sont illustrés est presque toute entière dans leurs travaux : serait-ce écrire la vie de Newton, de Racine et de Raphaël, que de marquer seulement l’époque et le lieu de leur naissance et de leur mort, et de raconter quelques incidents d’une vie sédentaire, que surpasseront toujours en nombre, en éclat et en intérêt les aventures du moindre personnage qui aura suppléé à l’activité de l’esprit par celle du corps ? Connaîtrait-on ces grands hommes, si l’on ne connaissait les ouvrages qui les ont immortalisés ? Loin de nous cependant la ridicule pensée que, dans les bornes étroites où le plus grand personnage devait être resserré, nous ayons réussi à renfermer une analyse ou une description complète de ces chefs-d’œuvre du génie. Mais du moins nous croyons pouvoir nous rendre cette justice, que nous en avons donné un aperçu exact, et que nous en avons porté des jugements réfléchis, exprimés en traits précis et caractéristiques. Nous avons abandonné les phrases vagues et banales à ceux qui, ne connaissant point les objets, ont l’étrange audace d’en parler. Ce sont là des avantages que nous devons à ce partage de matières dont il a été question plus haut, et c’est en particulier dans les objets qui sortent de la sphère des connaissances communes, tels que les sciences et les arts libéraux, que ces avantages se feront sentir, surtout si l’on nous fait la faveur de nous juger un peu par comparaison.

La Bibliographie, cette partie si essentielle de la science littéraire, a été l’objet d’une attention toute particulière. Les articles, déjà faits soigneusement sous ce rapport, ont été revisés par plusieurs personnes, remplies de zèle et d’instruction, qui se sont livrées à des recherches pénibles et sans nombre, afin de parvenir à indiquer exactement tous les ouvrages dignes de mention, ainsi que les meilleures éditions de ces ouvrages.

L’Histoire politique, qui se trouve nécessairement liée à la vie des monarques, des hommes d’état et des guerriers, et qui compose ce qu’on pourrait nommer la partie publique de leur biographie ; l’Histoire politique a été rédigée de manière à former un corps complet, dont toutes les parties pussent au besoin se répondre et se rattacher entre elles. Des renvois signalent le rapport que l’identité des événements établit entre les divers articles ; et ainsi l’enchaînement de ces renvois met le lecteur à même de parcourir, de suite et sans beaucoup de peine, toute l’histoire d’une époque ou d’une période intéressante. Quelquefois un renvoi forme à lui seul l’article entier d’un personnage secondaire, lorsque l’existence historique de celui-ci se compose uniquement de la part plus ou moins grande qu’il a prise à quelque événement raconté dans la vie d’un autre personnage de première ligne. Par ce moyen, nous avons évité les redites, et ménagé, au profit de l’ensemble, un espace que tant de matières se disputaient.

Il est souvent arrivé qu’un même personnage ait appartenu à la fois à l’histoire politique et à l’histoire littéraire, ou à quelques branches distinctes de l’une ou de l’autre. Confié à un collaborateur unique, son article eût peut-être été imparfait dans quelqu’une de ses parties. Il a successivement passé dans les mains d’autant de rédacteurs qu’il pouvait comprendre d’éléments divers, ou du moins des notes ont été fournies à un seul par tous les autres, de manière que chaque objet portât l’empreinte d’une étude positive et approfondie. Ainsi l’histoire des animaux d’Aristote, par exemple, n’a pas été jugée par un helléniste, ni sa poétique, par un zoologiste.

Un reproche que l’on fait à tous les Dictionnaires qui ne sont pas de simples lexiques de mots, mais qu’il leur est absolument impossible d’éviter, à moins de cesser d’être des Dictionnaires, c’est le défaut de liaison des matières, et la distance que met entre les objets contigus, le hasard, nous dirions presque le caprice de l’ordre alphabétique. Il suffirait peut-être d’observer que les Dictionnaires sont des livres, non de lecture suivie, mais de recherche et de consultation, et que l’on blâme précisément en eux ce qui les rend propres à cette destination. Il nous semble qu’il n’y aurait pas beaucoup plus d’injustice à se plaindre de la continuité qui règne dans les autres ouvrages, en ce qu’elle empêche de trouver facilement, et au besoin, les choses dont elle est composée et comme tissue. Chaque forme est déterminée par un motif particulier d’utilité ou d’agrément, et l’on n’a pas le droit d’exiger d’elle les avantages d’une autre forme. Toutefois, portant le désir de plaire au public jusqu’à vouloir obvier, autant du moins qu’il est possible, à un inconvénient dont nous sommes peu frappés, nous avons résolu de placer à la fin du Dictionnaire une suite de Tables méthodiques, dont chacune comprend les noms des personnages qui se sont rendus célèbres dans l’histoire d’une nation, ou d’une science, ou d’un art. Par exemple, la série des princes et des hommes d’état et de guerre de la France, formera une sorte de tableau synoptique de notre histoire ; et la liste des peintres mettra, en quelque manière, sous les yeux, l’ensemble de l’histoire de la peinture dans tous les pays et dans tous les siècles. Il en sera de même pour toutes les branches de la littérature, des arts et de l’histoire politique.

Le fil chronologique doit lier aussi, mais d’autre manière, les parties de la Biographie universelle. Il est nécessaire qu’elles soient toutes assujetties à une supputation uniforme. La chronologie ancienne est hérissée de difficultés. Scaliger, Petau, Usserius, Dodwel et beaucoup d’autres savants moins connus ont publié des systèmes différents, très difficiles à concilier. Nous nous sommes conformés de préférence à celui d’Alphonse de Vignoles, qui du moins a eu la sagesse de ne pas vouloir asservir la chronologie d’une nation à celle d’une autre, dans un temps où ces deux nations n’avaient entr’elles aucun rapport connu. Nous avons donc donné la chronologie Égyptienne, telle que la donnaient les Égyptiens ; celle des Chinois, telle qu’on la donne encore à la Chine ; et ainsi des autres. Du reste, nous comptons toujours par année avant et après Jésus-Christ. Quelquefois, cependant, nous employons le mode de supputation usité dans le siècle et dans le pays du personnage, objet de l’article : ainsi, à l’article d’Anacréon, nous avons dû dater par l’ère olympiadique ; à celui d’Appius, par l’année de la fondation de Rome ; à celui d’Abderame, par l’année lunaire de l’hégire. Mais nous avons toujours soin de placer, à côté de chacune de ces dates, l’année correspondante avant ou après l’ère chrétienne,

Nous venons de dire quel but nous nous sommes proposé, quels défauts nous avons voulu éviter, quels moyens nous avons mis en usage, quels efforts nous avons employés, c’est maintenant au public à juger si nous avons réussi.
A—g—r.

  1. Chronica personarum facies externas et in publicum versas proponunt. De Argmentis Scientiarum, lib. 2, cap. 4.
  2. Il parut pour la première fois en 1664.
  3. Cette seconde édition parut en 1681.
  4. La première édition du Dictionnaire de Bayle est de 1697.
  5. « Historia mundi, si hac parte (Historia litterarum) fuerit destituta, non absimilis censeri possit statuae Polyphemi, eruto oculo ; cum ea pars imaginis desit, quae ingenium et indolem personae maxime referat. » Bacon, de Augmentis Scientiarum, lib. 2, cap. 4.



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