Bismarck/Gontaut-Biron

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Éditions du Siècle (p. 99-123).

LES SOUVENIRS
DE
M. DE GONTAUT-BIRON
ET SA MISSION À BERLIN

Par une singulière rencontre, au moment même où la République faisait une faillite universelle aux principes d’ordre et d’intérêt national, de toutes parts des documents voyaient le jour qui attestaient l’impureté de ses origines et accusaient la complicité dont l’avait favorisé l’étranger. Quelques mois après la Correspondance de Bismarck et avant les Mémoires du prince de Hohenlohe, les Souvenirs de M. de Gontaut-Biron venaient à la connaissance du public[1], comme si un intelligent hasard eût tenu à appuyer les uns par les autres l’authenticité de ces témoignages concordants. Toutes ces confidences posthumes forment un concert qui prononce l’indignité et proclame la trahison du régime républicain.

Le vicomte de Gontaut-Biron fut notre premier ambassadeur en Prusse après la guerre de 1870 et le resta jusqu’en 1877. On connaît l’importance et les difficultés de la mission de M. de Gontaut. On sait que le duc de Broglie l’avait déjà racontée dans un livre écrit avec cette froideur et ce soin qui caractérisent toute son œuvre, mais dont la justesse et l’exactitude peuvent être mesurées à présent. Le duc de Broglie avait eu entre les mains, pour composer son étude, les notes laissées par M. de Gontaut-Biron. Connut-il toutes celles que voilà publiées aujourd’hui ? On en peut douter lorsqu’on le voit se contenter de poser en thèse générale, par exemple à propos de M. Thiers, des choses qui sont énergiquement affirmées dans les papiers de M. de Gontaut. Mais il y avait chez, le duc de Broglie un pli de l’esprit qui l’empêchait de tirer, tout le parti que comportent des révélations de cette gravité. Qu’est-ce que l’histoire, sinon une grande école et un répertoire d’expériences ? Elle était malheureusement autre chose pour le duc de Broglie. Ce grand seigneur la traitait avec des timidités de professeur. Il se croyait tenu, même pour les événements auxquels il avait pris part, à une doctorale impassibilité. Plaider, récriminer, prouver, lui eussent paru également indignes de l’historien. Il semble que cet homme, qui eut de grandes parties, ait été, comme écrivain, aussi paralysé par les préjugés universitaires qu’il le fut, comme politique, par les préjugés libéraux. Et puis, lorsqu’il écrivait cet ouvrage, il s’était retiré du monde ; il se complaisait dans la pensée que son nom était synonyme d’un grand échec ; il ne lui agréait pas d’imaginer que l’on pût reprendre après lui l’œuvre où il ne lui avait pas été donné de réussir. « Maintenant que les passions sont éteintes… » : c’était une tournure de phrase familière à M. de Broglie dans les derniers temps de sa vie. Hélas ! Il n’y avait que les siennes qui le fussent.

Il a paru convenable au duc de Broglie de couvrir d’un pardon magnifique les injures que ses adversaires avaient faites non seulement à lui-même, mais encore à sa cause et à son pays. C’est pourquoi son récit de la mission de M. de Gontaut-Biron ne contient guère que d’académiques allusions à l’entente naturelle qui régnait entre Bismarck et les chefs républicains. Une fois, une seule, le duc de Broglie s’échauffe. L’homme et le Français triomphent de l’historien. C’est à l’endroit où il rappelle que Bismarck en personne prétendit s’ppposer à l’accession de Henri V au trône. « Je ne me sentis jamais si royaliste que le jour où je vis clairement qu’un Allemand voulait m’empêcher de « l’être », écrit-il. Telle doit être la leçon qui se dégage de ces événements et que confirment encore les souvenirs laissés par M. de Gontaut. Mais elle ne servirait à rien si elle ne devait être que la justification et l’apologie de M. de Broglie. Il faudrait qu’elle contribuât à l’éducation politique de tous les Français. Si l’histoire, et surtout l’histoire des temps modernes, n’est rendue bonne à cela, elle n’est que distraction et curiosité vaine. La sérénité d’un duc de Broglie finirait par ne pas se distinguer beaucoup du dilettantisme que ce doctrinaire à tant détesté. C’est pourquoi il ne nous paraît pas possible d’examiner comme du haut d’une chaire les souvenirs de M. de Gontaut[2] : ils sont d’un intérêt trop vital et trop puissant.

La mission du premier ambassadeur que nous ayons eu à Berlin après le traité de Francfort compta autant pour l’Allemagne que pour nous. On se rappelle le soupir de soulagement que poussa Bismarck lorsque la République se priva des services de cet excellent Français : « Le rappel de Gontaut-Biron m’a causé une satisfaction extraordinaire » ne manqua-t-il pas de faire savoir à Gambetta. Et, en effet, ayant accepté la plus ingrate et la plus pénible des ambassades par dévouement au bien public, M. de Gontaut-Biron avait, à tous les points de vue, dignement et utilement représenté la France à Berlin. Grâce à lui, l’évacuation du territoire par les troupes allemandes s’était faite plus rapidement. Grâce à lui et à la manière dont il sut se faire entendre à la cour de Prusse, le parti militaire, qui représentait comme « armements » et préparations à la revanche toute reconstitution de nos armées, de nos arsenaux, de nos finances même, fut tenu en respect. M. de Gontaut-Biron avait gagné l’estime et la confiance de l’empereur Guillaume et de l’impératrice. Les services qu’il put rendre au pays sont considérables. Ses Souvenirs, rédigés d’ailleurs sans aucune forfanterie, en donnent une juste idée.

Mais la partie la plus intéressante de ces mémoires est assurément celle où le vicomte de Gontaut-Biron montre comment et dans quel esprit la politique intérieure de la France était suivie à Berlin. Il entra en relations d’affaires avec Bismarck au temps où se décidait l’avenir de la France, où République et Monarchie étaient deux possibilités égales. En dépit de son habileté et de ses ruses diplomatiques, Bismarck ne réussit pas à dissimuler à notre ambassadeur de quel côté allaient ses préférences. Il ne put même, précisément peut-être à cause de l’affirmation trop répétée de sa neutralité et de son indifférence, lui cacher son véritable jeu. Tout ce qui nous a été révélé depuis par les témoignages authentiques et écrits de Bismarck lui-même, M. de Gontaut-Biron l’avait déjà compris et distingué. Ses mémoires apportent ainsi un supplément de preuves à l’histoire des origines allemandes de la troisième République.

M. de Gontaut-Biron était légitimiste. Et c’est un peu pour cette raison que M. Thiers l’avait choisi. Il fallait à la cour de Berlin un grand seigneur. Il fallait que ce grand seigneur n’eût pas la moindre tare révolutionnaire pour être bien accueilli de Guillaume Ier. Thiers avait compris cela. Et c’est pourquoi il avait chargé de ce poste difficile M. de Gontaut-Biron,

Celui-ci ne tarda guère à se rendre compte de la complexité des avis, des opinions et des tendances qu’on montrait au sujet de nos affaires dans le gouvernement de Berlin. Comme état d’esprit, rien n’est plus instructif ni plus curieux.

D’une part, Guillaume Ier était profondément conservateur. Son nouveau titre d’empereur avait même à ses yeux quelque chose de révolutionnaire qui lui déplaisait. Par goût et par habitude, plutôt peut-être que par principe, c’était un souverain de la Sainte-Alliance, partisan de la légitimité universelle. Mais ce point de vue restait pour lui à la fois sentimental et théorique. Il se contentait de regarder les révolutionnaires et les républicains comme des hommes avec lesquels il ne concevait pas qu’aucune espèce de fréquentation fût possible. Et c’est pourquoi Thiers avait bien vu qu’il fallait lui dépêcher un Gontaut-Biron. Quant au reste, le vieux roi de Prusse avait au cœur cette haine, cette crainte, cette jalousie des Bourbons, qui sont traditionnelles dans la maison de Brandebourg. Haine, crainte et jalousie bien fondées, car la maison de France était seule capable d’arrêter les ambitions et les progrès de la maison rivale. Guillaume n’était pas le premier roi de Prusse qui fût partagé entre ce sentiment de basse envie et l’idée de la solidarité des trônes. N’était-ce pas déjà la même hésitation entre deux systèmes qui avait déterminé la retraite de Brunswick sitôt après l’invasion ? N’est-ce pas de ce même partage que venaient les flottements de Frédéric-Guillaume II, formant des vœux pour le succès de la Révolution après avoir envoyé une armée contre elle ? Et la jalousie des Hohenzollern ne s’atteste-t-elle pas dans l’imitation constante que fit leur politique de la politique des Capétiens ? Ainsi l’on peut être assuré qu’en dépit de ses répugnances à l’égard du régime républicain comme en dépit de ses traditions légitimistes, l’empereur Guillaume n’eût rien fait pour la restauration monarchique en France, quand même la volonté de son chancelier n’eût pas été vigilante et formelle sur ce point.

D’ailleurs, l’état d’esprit de Bismarck n’était peut-être pas moins compliqué que celui de son maître, mais il avait l’avantage d’être singulièrement conscient. Éclairé par l’idée de l’intérêt national, Bismarck avait peu de chances de se tromper. Lui non plus n’était pas ami des révolutionnaires.

Lui non plus n’était pas sans méfiance au sujet de nos républicains. C’est qu’il avait plusieurs raisons d’être prudent. D’abord il se souvenait du mouvement de 1848 et de la traînée de poudre partie de Paris pour soulever l’Europe. Il était encore incertain, à cette date, que l’exemple d’une République en France dût être mauvais en entraînant l’opinion et en exposant les États à la contagion rouge, ou qu’il dût être salutaire en servant d’épouvantail et de monstre capable de dégoûter pour longtemps les peuples du régime républicain. Bismarck, occupé à la construction d’une Allemagne nouvelle, redoutait tout élément d’agitation et de trouble. Le socialisme baissant, la puissante organisation de l’Internationale trouvant un point d’appui et des moyens de propagande dans une France démocratique, c’était, pour l’Empire à peine constitué, un danger dont l’éventualité valait d’être prise en considération. Le fait est que Bismarck réfléchit plusieurs mois avant d’adopter une attitude, dont il ne devait plus varier par la suite, au sujet de la question constitutionnelle en France.

D’ailleurs, il ne faut pas oublier qu’au lendemain de la guerre nous étions les débiteurs de l’Allemagne. Les cinq milliards n’étaient pas payés. Bismarck ne tenait pas à voir gaspiller et compromettre son gage. Il était, dans une certaine mesure, intéressé à une bonne gestion du patrimoine français. Si l’on joint à cette circonstance que les radicaux, les amis de Gambetta, gardaient encore leur réputation de parti de la guerre à outrance, et même jouaient de l’idée de revanche, — cette « guitare », — et ne reculaient pas devant une surenchère de patriotisme pour gagner les masses électorales, on comprendra la sage méfiance que garda longtemps Bismarck à l’endroit de nos républicains avancés.

Le système auquel, avec une simplicité élégante et une éloquente sagesse, il donna finalement sa préférence, le système qui mettait d’accord ses intérêts, ses désirs et ses craintes, c’était, par une rencontre merveilleuse, le système qui florissait alors en France : celui de la République conservatrice. Bismarck cachait mal à M. de Gontaut-Biron qu’il s’accordait particulièrement bien de ce régime, et que la République des honnêtes gens faisait surtout ses affaires de la Prusse. En effets une administration sérieuse et probe assurait temporairement la prospérité de la France, et par conséquent garantissait à la Prusse le paiement des milliards de l’indemnité. Quant à l’avenir, Bismarck n’était pas moins tranquille. De la République conservatrice, il n’avait pas à redouter ce qu’il craignait d’une « monarchie en règle », à savoir, selon son expression, « qu’elle rendît, la France plus forte ». En politique expérimenté, il jugeait que cette combinaison ne durerait pas, que la République conservatrice, selon un mot célèbre, était une sottise, que la destinée de la République était de tomber aux mains des républicains avancés, qui sont les vrais, les seuls républicains, et que les conservateurs resteraient au pouvoir tout juste le temps de régler les affaires ingrates. Le suffrage de Bismarck allait à la République dissolvante. Bismarck était pour M. Thiers. Il s’intéressait avec vivacité aux succès de M. Thiers.. Tout ce qui atteignait M. Thiers atteignait Bismarck lui-même. Le vicomte de Gontaut-Biron rapporte qu’il vit des figures longues, contrariées et irritées à Berlin, le jour où parvint la nouvelle de la démission du 24 mai, après l’offensive des monarchistes à l’Assemblée nationale. Son Journal analyse en ces termes la manière dont Bismarck envisagea cet événement

Le procès du comte d’Arnim, écrit M. de Gontaut, n’a laissé aucun doute sur les intentions et la politique du prince de Bismarck. Elles ont été développées tout au long dans ses dépêches à l’ambassadeur. Il morigénait brutalement celui-ci de ses tendances monarchiques par rapport à la France, et sa volonté était de tout faire pour maintenir dans le pays le régime républicain comme étant propre à entretenir les divisions dans son sein et à l’empêcher de se relever. Or M. Thiers était l’homme qui lui convenait pour accomplir ses desseins. Si le prince de Bismarck désirait, en effet, le maintien de la République, il lui aurait déplu, quoi qu’il en ait dit, de la voir tomber dans le radicalisme ; les entreprises et les agitations révolutionnaires lui eussent, créé des embarras et eussent réveillé dans son pays même certaines sympathies de nature à entraver son œuvre, peut-être même à encourager certains mouvements de la part des socialistes déjà fort nombreux en Allemagne. Il préférait donc de beaucoup la République conservatrice, c’est-à-dire un état de choses d’apparence fort convenable, mais dissolvant de sa nature, conduisant, selon lui, au résultat cherché, qui était d’affaiblir la France immanquablement, quoique insensiblement, sans crise violente et sans ces effervescences qui traversent la frontière…

Le prince de Bismarck, bien qu’il ne pût concevoir aucune inquiétude sur le maintien de la paix ou sur la fidélité à nos engagements, fut donc très irrité de voir passer le pouvoir en France des mains de M. Thiers dans celles des conservateurs, et nous ne tardâmes pas à en recueillir des preuves nombreuses. Mes amis n’avaient pas l’intuition exacte des conséquences de leur victoire sous ce rapport. Pour dire toute la vérité, moi-même je ne les prévoyais pas au degré où elles se manifestèrent[3].

Il n’est que juste d’ajouter que M. de Gontaut-Biron n’avait pas manqué, avant le 24 mai, d’avertir loyalement M. Thiers et M. de Rémusat qu’il désapprouvait leur violation du pacte de Bordeaux, leur politique d’évolution vers la gauche, et que la raison principale de sa désapprobation était — à part même ses convictions monarchiques — la faveur avec laquelle cette politique était considérée à Berlin, Une pareille considération, disait-il, devrait être « un motif déterminant de substituer un autre régime à la République, même conservatrice ». Soyons heureux de pouvoir nous mettre ici sous le patronage de M. de Gontaut-Biron. Beaucoup de personnes pourraient être choquées de voir l’illustre Thiers traité en complice de Bismarck. Il ne s’agit pas de nier le patriotisme de Thiers, pas plus que nous n’avons nié le patriotisme de Gambetta. Thiers reste et restera le « libérateur du territoire » et Surtout la Cassandre de l’Empire, le prophète clairvoyant de nos désastres. Mais c’est justement la pire des condamnations pour sa politique de 1872 que Bismarck l’ait regardée comme complémentaire de la sienne, et qu’il ait considéré que la République de Thiers favorisait la sécurité, les intérêts et les ambitions de la Prusse. Nulle intention, nul bon sentiment ne prévalent contre cela.

En prenant possession à la fois de la présidence du Conseil et du ministère des Affaires étrangères, le duc de Broglie savait bien qu’il allait se heurter à l’hostilité de Bismarck. Dès le 27 mai, il écrivait à M. de Gontaut-Biron :

Au vrai, de quel œil voit-on (à Berlin) une réaction conservatrice en France ? Lequel l’emporte de ces deux sentiments : celui de la solidarité de tous les gouvernements également menacés par l’esprit révolutionnaire, ou bien la crainte que cet heureux événement, en arrachant la France à une anarchie prochaine et certaine, ne lui rende trop de chances de se relever ? Dans la bienveillance qu’on témoignait à M. Thiers, ne se mêlait-il pas quelque calcul machiavélique ? Ne pensait-on pas, sans le dire, peut-être sans se l’avouer à soi-même, que le pouvoir d’un vieillard dominé par de mauvais conseillers ne donnait à la France qu’un repos matériel de quelques jours, nécessaire pour le paiement de notre dette, mais qui serait suivi de nouveaux désastres dont on se réservait de profiter ? En un mot, verra-t-on sans déplaisir la France arrachée à la certitude de sa ruine ?

À ces questions de M. de Broglie, M. de Gontaut-Biron répondit avec une sûreté de jugement que tous les événements ont confirmée et que ne pourra manquer d’admirer l’histoire : « On a vu avec plaisir en Allemagne », écrivait-il au ministre :

l’arrêt mis aux progrès du radicalisme par l’avènement du nouveau gouvernement ; mais on veut que la convalescence de la France se prolonge bien longtemps ; on ne désire pas son rétablissement. C’est le sentiment en particulier du prince de Bismarck et son esprit hardi en même temps qu’ingénieux ne négligera pas les occasions de nous empêcher de nous relever[4].

Il va sans dire que M. de Gontaut-Biron était la dernière personne à qui Bismarck eût songé à s’ouvrir de ses opinions sur les affaires de France. Mis en éveil par son patriotisme autant que par les avis de M. de Broglie, bien placé, grâce à la faveur qu’il avait acquise à la cour, pour voir, pour entendre et pour comprendre, notre ambassadeur réussit à percer les intentions du chancelier. Celui-ci fut profondément irrité de se sentir deviné. Il fallait désormais qu’il dissimulât non seulement sa politique et ses manœuvres, mais même ses goûts et ses préférences. M. de Gontaut, qui lui avait toujours été importun, lui devint dès lors insupportable. Le ressentiment de Bismarck s’accrut encore, un peu plus tard, lorsqu’il s’aperçut de l’influence que M. de Gontaut prenait sur les souverains allemands, influence dont les Mémoires de Hohenlohe révèlent toute l’étendue. Ainsi l’on comprend que le chancelier ait poussé ce soupir de soulagement historique que nous rappelions tout à l’heure lorsque, grâce à Gambetta, M. de Saint-Vallier remplaça M. de Gontaut-Biron. C’est la gloire du premier ambassadeur de France à Berlin après la guerre de 1870 d’avoir mérité la haine de Bismarck.

Quelque temps après les événements de 1873, rassuré du côté du comte de Chambord, le chancelier s’abandonna à faire une demi-confidence, que M. de Gontaut-Biron accueillit d’ailleurs avec la méfiance qu’elle méritait, et qu’il interpréta avec lucidité. Ses Souvenirs rapportent l’incident en des termes que leur modération voulue rend encore plus convaincants :

Deux mois après l’échec de la Monarchie, le prince de Bismarck m’avouait franchement qu’il ne le regrettait pas. — « Si nous n’étions pas très sympathiques à l’avènement de M. le comte de Chambord, me dit-il, c’est que nous redoutions l’empire que prendrait sur lui le parti clérical. » Et il se crut obligé d’ajouter : « Et cependant il serait impossible de nous reprocher d’avoir fait la moindre chose contre lui. » Parole qui devait me rendre rêveur. Je ne sais pas si, dans cette circonstance, le prince de Bismarck a essayé de faire quelque chose contre le retour de M. le comte de Chambord ; ce qui ne fait pas l’ombre d’un doute, c’est la persistance de son hostilité contre la Monarchie en France, et ce qui en fait très peu, c’est sa participation aux intrigues de l’opposition contre le gouvernement, conservateur à l’époque du 16 mai 1887[5].

En face de l’hostilité déclarée de Bismarck à l'égard du comte de Chambord, son évidente sympathie pour Thiers forme un contraste frappant. Et M. de Gontaut-Biron réussit là encore à découvrir le jeu de notre grand ennemi.

L’inquiétude du duc de Broglie, en occupant le pouvoir après le 24 mai, était de savoir comment on prendrait à Berlin la victoire des conservateurs, universellement regardée comme le premier pas vers l’établissement de la Monarchie. La vérité, l’inoubliable vérité est qu’elle y fut on ne peut plus mal accueillie. Bismarck et l’empereur Guillaume regrettèrent M. Thiers. C’est pour le système, la méthode et la personne de M. Thiers qu’on s’était prononcé à Berlin. M. Thiers, en effet, répondait de l’ordre. Il n’était pas la Commune et ses convulsions. Il n’était pas Gambetta, ses agitations et son esprit de surenchère guerrière. M. Thiers était le garant que les milliards seraient payés avec exactitude sans que les troupes allemandes eussent à intervenir, — comme on put le craindre après le 18 mars 1871, — pour rétablir l’ordre et comprimer la révolution. La France était considérée comme le gage des cinq milliards ; M. Thiers comme le digne curateur de ce gage. Mais, en même temps, on savait bien que la méthode de Thiers n’était pas celle des Scharnhorst, des Hardenberg et des Stein, celle qui prépara le relèvement et les revanches de la Prusse au XIXe siècle. On avait confiance à Berlin dans la République conservatrice, dans les combinaisons parlementaires de M. Thiers, pour procurer à la France une tranquillité provisoire, mais en même temps pour limiter son essor et arrêter la restauration de sa puissance. Bismarck ne désirait pas que la France fût si vite livrée aux véritables républicains, aux destructeurs et aux pillards. Tel n’était pas son intérêt immédiat. Mais il savait qu’il était dans la nature du régime conforme à ses vœux que les révolutionnaires en prissent la direction juste au moment où les milliards seraient payés, où l’unité allemande serait achevée, où lui-même n’aurait plus à craindre pour l’Allemagne renouvelée la « contagion rouge », au moment enfin où, dotée d’un gouvernement sérieux et fort, la France, avec ses ressources incomparables, eût pu aspirer à reprendre son rang et peut-être son bien.

Non seulement les vœux du chancelier étaient pour M. Thiers, mais encore il mettait à son service, il jetait dans le plateau de la balance l’autorité que lui donnait le corps d’occupation de l’Est et toutes les menaces et moyens de coercition dont dispose un créancier inquiet. M. de Gontaut-Biron saisissait cela, non point brutalement exprimé, mais indiqué clairement, pour qui savait lire et entendre, dans les communications officielles et dans les conversations privées. Le 14 décembre 1872, après un dîner de la cour, notre ambassadeur s’entretint avec Guillaume Ier. Celui-ci le pria, « avec un mélange d’intérêt et d’inquiétude », de lui rendre compte des affaires de France. M. de Gontaut-Biron comprit et s’efforça de rassurer le souverain qui, à la fin de l’entretien, content des explications reçues, déclara : « Pour notre part, ici, nous sommes satisfaits de M. Thiers. Impossible d’exécuter ses engagements avec plus de loyauté et d’exactitude ; nous avons donc intérêt à ce qu’il reste au pouvoir. » M. de Gontaut-Biron, pendant ces mois si pénibles, fut dans l’obligation constante de fournir à la cour de Prusse des explications de cette nature. — Que signifie ceci ? lui demandait-on à chaque vote de l’Assemblée, à chaque élection un peu retentissante. Notre ambassadeur écrivait à ce sujet à Thiers lui-même : « Je ne vous dirai pas combien il est dur d’avoir à traiter si souvent de toutes les expiations de cette malheureuse guerre, à rassurer sur notre situation intérieure, à donner des espérances d’ordre et de calme à des ennemis peu généreux mais puissants et très ombrageux. » Et il put entendre Guillaume Ier qui accordait, dans son discours du trône de 1873, un satisfecit à l’administration française : « L’espoir que j’exprimais ici l’année dernière de voir se développer la situation intérieure de la France dans le sens de l’apaisement et du progrès économique, n’a pas été déçu. Je fonde là-dessus l’espérance que le moment n’est plus très éloigné, où le règlement complet des questions financières permettra de procéder à l’évacuation complète du territoire français. »

M. de Gontaut-Biron ne fut pas long à comprendre le calcul qui inspirait cette politique à Berlin. Et ce qui est singulièrement à son honneur, c’est qu’il n’hésita pas à informer de sa découverte le chef du gouvernement dont il tenait sa mission et le ministre même dont il dépendait. M. de Gontaut-Biron correspondait fréquemment avec M. de Rémusat et avec M. Thiers. Avec des ménagements et des formules de politesse qui n’excluaient pas la fermeté, il leur indiquait la situation et leur traduisait l’état d’esprit que nous venons d’essayer d’exposer. Ses avertissements témoignent à la fois de sa franchise et de son intelligence. Il se reprocha même à un certain moment de n’avoir pas été assez énergique dans ses conseils. Ses Souvenirs sont plus affirmatifs : « J’avais souvent hésité à dire à M. Thiers et à M. de Rémusat les sentiments que j’apercevais dans les hommes de gouvernement à Berlin. C’est que j’avais peur d’être soupçonné de partialité,. Et pourtant, je le voyais aujourd’hui, si j’avais un reproche à me faire, c’était de ne l’avoir pas assez dit. La vérité était, — je l’ai mandé, — qu’on redoutait avant tout la révolution, une entente du gouvernement avec la gauche, qu’on se méfiait de la République. Je l’ai déjà constaté ailleurs, ces sentiments-là on les éprouvait alors à Berlin, et on ne s’en cachait pas, car l’indemnité n’était pas acquittée tout entière. Plus tard, on changera de langage et de politique. » Plus tard, en effet, comme on sait, Bismarck n’hésita pas à reconnaître dans ce Gambetta, si longtemps redouté, un allié involontaire, tel que Thiers l’avait été. La politique de Gambetta favorisera en 1877 ses intérêts et ses vues comme celle de Thiers les avait servis en 1872-1873. M. de Gontaut-Biron a très bien compris cela. Il serait trop long d’entrer dans le détail des négociations qu’il conduisit pour la « libération du territoire » et dans lesquelles il remarqua que toute la bonne volonté montrée par le cabinet de Berlin tendait à rendre plus forte la situation de M. Thiers en France et dans l’opinion. Il y a là, sans doute, un chapitre d’histoire trop peu connu. M. de Gontaut-Biron, d’un trait qui pour être léger n’en est pas moins cruel, indique la vanité avec laquelle M. Thiers s’attribua tout le mérite d’une affaire où son habileté eut la moindre part. M. de Gontaut, en toute indépendance, éclaira ici son gouvernement sur le fond des choses. Avec une rude franchise, il communiquait à M. de Rémusat ces observations qui sont capitales : « Je dois ajouter que notre situation intérieure donne plus de confiance à l’Allemagne. Le désir de consolider la situation personnelle de M. Thiers a beaucoup contribué au succès de la négociation pour la libération du territoire. »

D’ailleurs, M. de Gontaut-Biron jugeait M. Thiers en psychologue. Il en fait le portrait suivant, qui ne manque ni de justesse ni d’esprit :

Puisant probablement dans son âge déjà avancé une ardeur très vive de fonder la République avant le temps marqué par le pacte de Bordeaux, penchant vers la gauche dans la crainte de ne pas trouver de la part des conservateurs la complaisance exigée par ses vues personnelles et ambitieuses, ne tenant aucun compte des déclarations pacifiques et conciliantes de M. Dufaure, son ministre ; ni de l’adhésion que ce discours avait obtenue dans les rangs de la droite ; pour toutes ces causes M. Thiers a rebuté les conservateurs et, ceux-là s’éloignant de lui, il n’a plus trouvé que l’appui de la gauche, c’est-à-dire, à un petit nombre d’exceptions près, des républicains de vieille roche, dirigés au fond par Gambetta et pour la forme seulement par lui. Tant qu’il était resté le chef du pouvoir exécutif, il avait appuyé la barre du gouvernail de leur côté ; une fois descendu du pouvoir, il ne gardera plus aucune retenue ; il cessera même ses relations privées avec ses anciens amis conservateurs et se livrera tout à fait aux républicains, à qui il confiera le soin de sa vengeance contre ceux qui l’ont dépossédé de la direction de l’État.

Je l’ai déjà dit : absent de l’Assemblée à peu près, étranger à ses discussions, encore plus étranger à ce qui se passait dans ses coulisses, où l’on apprend bien plus la vérité sur les choses et sur les hommes que dans la salle des délibérations, insuffisamment renseigné par mes amis qui, ne voulant voir en moi, par patriotisme, que le diplomate, et non pas le député, se gardaient de distraire mon attention de la situation extérieure, influencé peut-être à Berlin plus que je ne le soupçonnais par la valeur politique qu’on y donnait à M. Thiers et par le désir très vif de voir la direction des affaires entre ses mains, je discernais beaucoup moins bien et les fautes en général et l’attitude du président que je ne l’ai fait plus tard. Cependant, dès ma première entrevue avec lui, quand il m’offrit l’ambassade de Berlin, et pendant tout le temps que j’ai collaboré avec lui et ses amis, non seulement je n’ai pas dissimulé, mais j’ai tenu à constater la différence d’opinions qui nous séparait. MM. Thiers et de Rémusat m’ont accepté ainsi. Je me suis cru le droit d’écrire plusieurs fois à tous les deux… pour leur signaler nos dissentiments, et j’ai fait beaucoup d’efforts pour les ramener vers les conservateurs[6].

Vieillard infatué et entêté, Thiers ne convenait pas qu’il pût jamais avoir tort. Il prétendait que sa méthode était la meilleure et qu’il avait toujours agi pour le bien du pays. Il affirmait que sa politique était la seule qui fût vraiment conservatrice et capable de barrer la route aux partis avancés. C’est ainsi que, répondant aux observations et aux avertissements de M. de Gontaut-Biron, il lui écrivait sur ce ton d’assurance, de persiflage et de contentement de soi-même :

Il y a à Paris de vieilles femmes bien connues qui écrivent à Berlin des indignités dont elles ignorent la portée et qu’on a la faiblesse de croire. Soyez convaincu (et vous savez que je vous ai toujours dit les choses telles qu’elles étaient) que M. Gambetta n’est pas plus vraisemblable que M. Ledru-Rollin, à qui personne ne pense plus : il n’y a aucune chance en ce moment que je sois remplacé par lui, fussé-je mort, ce que je ne suis pas ; qu’en tous cas, les prétendus rouges ne veulent plus se servir de leurs fusils qu’on leur a ôtés et qu’ils aiment mieux recourir à leur carte d’électeur, et, par ce moyen même, ils ne triompheraient pas. Ils auront une minorité plus ou moins forte, et ce sont les légitimistes qui feront cette minorité un peu plus forte, si elle le devient. La tranquillité est et restera profonde.

Prophéties qui devaient être tristement démenties. Ainsi le même homme qui, quelques années plus tôt, indiquait avec tant de vigueur les conséquences nécessaires des fautes de l’Empire, trouvait pour couvrir ses propres fautes les mêmes affirmations et le même « cœur léger » que les ministres de Napoléon III. La triste réplique que fait une pareille lettre à ses admirables discours du Corps législatif !

Le jugement que M. de Gontaut-Biron portait sur M. Thiers a cette sérénité que donnent l’éloignement et le contact de l’étranger, équivalent du recul des années. De Berlin, soustrait à l’esprit de polémique et de parti, uniquement occupé des intérêts français, M. de Gontaut-Biron, mis en éveil et en réaction par l’opinion de Bismarck et de Guillaume Ier, jugea M. Thiers et son système comme les jugera l’histoire, et comme la suite des événements doit les faire juger. La République conservatrice lui apparut comme une erreur, comme la « dernière faute à commettre ». De cette faute, les Souvenirs de M. de Gontaut-Biron précisent, pour tous les patriotes réfléchis, l’origine, la nature et l’étendue.

Il y a, dans l’histoire moderne, une situation comparable à celle où se trouva la France après la conclusion du traité de Francfort. La Prusse, au cours des années qui suivirent Iéna, offre l’exemple d’un État passé sous le protectorat du vainqueur. La Prusse battue avait de lourdes contributions de guerre à payer. Elle supportait une occupation militaire écrasante en garantie de sa dette. Mais cela même ne suffisait pas à Napoléon. Il prétendait surveiller la politique de la Prusse, lui choisir ses ministres et ses alliés, empêcher la reconstitution de son armée et de ses forces : Napoléon favorisait les Haugwitz et les Lombard, dont la pusillanimité lui assurait la soumission et dont l’opposition aux réformes militaires servait exactement ses vues. Au contraire, il poursuivait de sa haine les patriotes réformateurs. Il exigeait de Frédéric-Guillaume III le renvoi de Stein et même proscrivait de Prusse le ministre de la résistance. Autant que son œuvre, cette persécution à désigné Stein, précurseur du soulèvement national de 1813, à la reconnaissance des Allemands, tandis que la préférence que leur accorda l’ennemi de leur patrie a couvert de honte, Haugwitz et Lombard. Les historiens de l’Allemagne contemporaine ne parlent d’eux qu’avec mépris. Car l’approbation de l’étranger reste comme une tache ineffaçable sur la mémoire des hommes d’État. Elle atteste invariablement qu’ils ont mal servi leur pays. Or, cette significative faveur du conquérant, les chefs républicains l’ont trouvée en France après la guerre. Placée par la défaite dans les conditions où Napoléon avait mis la Prusse, la France revécut la même histoire. Au jugement des plus modérés, il apparaît aujourd’hui que Thiers et Gambetta y ont joué le rôle des Lombard et des Haugwitz prussiens. Mais, par contre, quelle investiture, quel crédit reçoit la Monarchie française de là haine réfléchie et tenace de notre plus grand adversaire !

Ce n’est ni par plaisir de nuire, ni par une rancune impossible contre les hommes d’une génération disparue, ni pour flatter je ne sais quelles passions des partis défunts, que nous avons fait ressortir de tant de documents et de témoignages le déshonneur qu’ils jettent sur les fondateurs de la République. Nous n’avons pas mis de système dans ces pages. Les faits y parlent tout seuls. Le peuple français a cru longtemps devoir de la reconnaissance à des hommes que leurs idées et leur politique, et non leur volonté, exposèrent à servir mieux l’étranger que leur propre patrie. Les peuples se trompent souvent sur leurs destinées et sur leur intérêt véritable. C’est une de ces erreurs-là que la France a commise en saluant dans le régime républicain un régime national. Nous savons aujourd’hui que la République est un legs du protectorat bismarckien. Nous le savons de science certaine. À le dire, à le démontrer, on n’injurie pas les hommes : on tire de l’histoire une leçon[7].

  1. Mon ambassade en Allemagne, 1872-1873, par le vicomte de Gontaut-Biron, avec un avant-propos et des notes par André Dreux. (Librairie Plon-Nourrit.)
  2. Ces souvenirs s’arrêtent malheureusement à l’année 1873. M. de Gontaut-Biron est mort sans avoir poussé plus loin la rédaction de ses notes. M. Émile Bourgeois a rendu cet hommage à son exactitude et à sa véracité dans un article de polémique où il essayait de mettre le duc de Broglie en contradiction avec M. de Gontaut : « J’ai, eu l’occasion, par exemple pour l’entrevue des trois empereurs, de comparer ces notes (celles de M. de Gontaut) aux récits contenus dans les dépêches qu’il adressait au quai d’Orsay. L’analogie est si frappante qu’elle inspire, confiance. » (Revue historique, novembre-décembre 1906. À propos de cet article, voir l’appendice II.)
  3. Mon ambassade en Allemagne, p. 337.
  4. Mon ambassade en Allemagne, p. 381
  5. Mon ambassade en Allemagne p. 408, not.
  6. Mon ambassade en Allemagne, p. 231-233.
  7. On trouvera à l’appendice III quelques pages de ses Mémoires où Bismarck apprécie l’activité diplomatique de M. de Gontaut-Biron à Berlin.