Bleu, blanc, rouge/20

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Déom Frères, éditeurs (p. 86-92).


UNE VISITE AU CIMETIÈRE


LE MOIS DES MORTS



Je crois en la communion des saints.


LA bonne saison des morts s’est envolée avec l’oiseau qui chantait sur la branche du saule pleureur. Ah ! la douce mélopée entrecoupée de soupirs, plaintive comme le susurrement des jets d’eau en automne. Qui l’a entendue une fois en garde un frisson dans son cœur. Souvent, des amoureux attirés par le charme mystérieux des allées ombreuses et des vertes pelouses, s’égaraient dans le dédale des tombes ; ils allaient tendrement enlacés, se disant des serments de tendresse. Alors, les vieux squelettes noircis, enfouis dans la terre glacée, tressaillaient aux accents d’amour dont jadis ils avaient vécu et pleuré : ainsi frémit l’aiguille d’acier au voisinage de l’aimant.

Mais tout a fui : le chant du ténor ailé, le parfum des roses, le soleil même ne fait que de hâtives visites de cérémonie, on n’entend plus le claquement du fouet et le pas cadencé des équipages aristocratiques. Seules les deux montagnes jumelles, comme deux aïeules, se penchent avec sollicitude sur les berceaux de marbre blanc où reposent les fils dont elles protégeaient jadis, de l’autre côté, les bruyants ébats et les joyeuses escapades.

De leurs bras décharnés, elles semblent écarter les mauvais génies de l’air qui voudraient troubler le repos des tombes. N’avez-vous jamais vu de vieilles grand’mères veiller jalousement sur le sommeil des nouveaux-nés et, de leurs mains tremblantes, éloigner les mouches qui pourraient bien se tromper, venir butiner ces lèvres fraîches, les prenant pour des roses !

Dans le deuil de la nature, à cette morne saison, les pins restent immobiles et droits comme des sentinelles, ils disent, dans leur vert immuable, l’éternité de l’espoir qui survit à la destruction de l’être.

Pourquoi appeler un cimetière le champ de l’égalité ? Mensonge encore ! La distinction des castes survit dans ce monde pétrifié qui n’est qu’un simulacre du monde des vivants. Comme les personnes, certains tombeaux ont une morgue aristocratique, un mépris de la plèbe, qu’ils affichent avec impudence. On sent leur dédain d’être frôlés par l’humble croix des pauvres, au soin qu’ils ont pris de s’isoler dans de somptueuses chapelles, de peur d’être effleurés par le souffle vulgaire des parias. Il est des morts sots ou parvenus qui se croient voués à l’immortalité parce que le monument qui recouvre leur nullité a coûté un demi-million de dollars. Des orgueilleux ou des philosophes prévoyant l’oubli de leur nom ont cru prudent de choisir d’avance, sur une hauteur, le site de leur tombeau. Et même, ô vanité, certains ont voulu jouir par anticipation d’une gloriole posthume en faisant ériger de leur vivant la pyramide qui devra contenir une pincée de cendres !…

Mais dominant toutes ces mesquines ambitions, toutes ces vaines prétentions de la vanité, comme un chêne les maigres arbrisseaux de la forêt, le monument des exécutés de 37 pousse avec fierté la pointe de son aiguille en pierre jusqu’au ciel. Droit, sévère, sans ostentation, comme les humbles héros dont les noms en lettres d’or scintillent sous un rayon de soleil — moins profondément gravés dans le marbre que dans nos cœurs.

Ah ! ces braves ! comme ils surent mourir sans défaillance pour assurer nos libertés ! Que leur monument soit la colonne lumineuse guidant notre patriotisme vers la Terre de l’Indépendance, — le serpent d’airain dont la vue guérisse les âmes des morsures de l’envie, l’ennemie de notre race, ce reptile immonde qui sème la division dans nos camps et empoisonne nos plus nobles aspirations !…

Mais, par contre, que d’hypocrisies incrustées dans le granit ! Que de fausses larmes au bout des épitaphes mensongers ! Sur la tombe d’une femme morte des brutalités de son seigneur et maître, l’indigne mari a tracé ces mots : À mon épouse bien-aimée.

Une veuve inconsolable a trouvé plus facile de fleurir le tombeau de l’absent, que de lui garder son cœur et sa foi. Malgré la mine renfrognée du remplaçant, elle essuie des larmes, peut-être vraies, que lui arrache un tardif repentir.

Seuls les morts qui ont des mères ne sont pas oubliés. On les reconnaît aux décorations naïves des tombes. Quelques-unes ont de petites niches incrustées dans le bois, où la tendresse maternelle conserve comme des reliques les jouets, le portrait du pauvret, enguirlandés de fleurs en papier. Parfois l’orthographe pèche un peu, mais on devine le sentiment qui a dicté ces naïves inscriptions.

Ammon peti tanfan Zén-o-fil.

J’ai vu un berceau rustique où des fleurs s’épanouissaient à la place de l’enfant parti, gracieuse allégorie dont une mère seule pouvait avoir l’idée. C’est dans le quartier des pauvres, que j’aime surtout à errer ; je m’arrête à chacune de ces petites chapelles que la piété des parents élève à leurs chers défunts : des anges en plâtre, un Jésus et des chandeliers en faïence ; les tertres sont entourés de cailloux blanchis ou de mousse ; parfois des tombes assez luxueuses ; on a voulu verser toutes les épargnes de la tirelire dans la main du statuaire : « Il me faut quelque chose de beau, c’est le dernier présent que l’on peut faire au petit !…

Une surtout m’attira, toute simple pourtant, mais d’un goût exquis : un carré de marbre surmonté d’un vase où trois colombes en pierre se penchaient pour boire. Une femme ployée par l’âge, était agenouillée sur la terre humide qu’elle touchait presque du front. Son pauvre visage baigné de pleurs qu’elle ne prenait pas la peine d’essuyer. Je crus à un malheur récent, une vieille grand’mère à qui la mort avait ravi son petit-fils. Ses lèvres tremblantes marmottaient des prières — trois fois elle baisa la terre, puis lentement elle s’éloigna, trébuchant sur les grosses roches. Curieuse, je m’approchai pour lire l’inscription du gracieux monument !…

Ci-git :

Philippe Auguste, mort accidentellement le 8 juin 1833.

1833 !… Cette douleur avait soixante-huit ans !… Sous l’amère rosée des larmes, cette fleur d’amertume avait conservé son éclat !… Ah ! ces cœurs de mère !… Si l’égalité existe en la cité des morts, c’est dans la louange qui monte du marbre altier comme de la plus modeste planche tombale : Au modèle des époux — À la femme forte de l’Évangile… Épouse fidèle et dévouée, mère sans reproche. — Au citoyen intègre, pleuré des pauvres. — Lis de candeur impitoyablement fauché par la cruelle Moissonneuse…

La mort est le Léthé suprême qui absout de tous les forfaits, la grande éponge qui lave les souillures de toute une vie. Et le ciel étonné reçoit cet encens obligatoire s’exhalant de la putréfaction de la chair. Il s’en dégage une consolation, c’est que l’homme n’est pas de sa nature méchant, ambitieux, jaloux et fourbe, puisqu’il se hâte de rejeter ces vices d’emprunt dès qu’il n’en a plus besoin pour grimper aux sommets des honneurs.

La loi veut maintenant qu’on ne fasse plus l’exhumation périodique des cadavres conservés dans les charniers. Les cercueils scellés dans la pierre ne dévoilent plus leurs horreurs qui n’étaient pas sans danger pour la salubrité publique.

Ah ! l’effrayant spectacle que ces corps desséchés, dont une partie de la figure n’offrait que des trous noircis recouverts d’une mousse grisâtre que perçait un bout de moustache, une mèche de cheveux. Parfois le masque, avec sa mâchoire tordue, semblait contracté dans un affreux rictus… Dire que tout cela avait pensé, parlé et vécu comme nous… Et ne pouvoir soustraire sa dernière grimace aux curieux !… Mais c’est du chagrin d’être exilés du soleil, des fleurs et des oiseaux, que ces pauvres morts étaient devenus si laids !…

Rien n’est touchant et humain comme le culte des morts, antique et pieux usage qui, chaque année, consacre un mois au souvenir de ceux que nous avons aimés.

Des files silencieuses de visiteurs recueillis envahissent notre cimetière. Foule endeuillée des orphelins, des veuves, des mères et des pères malheureux, à la démarche lourde, aux yeux rougis. Un grand nombre arrivent, les bras chargés de fleurs naturelles et artificielles. Gracieux contraste, tandis que les pleurs coulent des yeux, les tombes s’épanouissent comme aux jours du renouveau.

Cette communion des vivants et des morts, qu’elle me paraît sainte et salutaire ! Cette chaîne de prières qui soude l’une à l’autre, la vie d’ici-bas à celle de l’au-de-là, comme elle me semble consolante ! Vraiment, il en coûte moins de partir quand on a la douce certitude que les liens qui nous rattachent à ceux que nous aimons, loin d’être brisés, ne sont que renforcis, purifiés et sanctifiés. Grâce à la divine télépathie de la prière, les âmes vibrent à l’unisson et peuvent toujours se fondre, l’une dans l’autre, fussent-elles aux antipodes du monde, aux antipodes mêmes de l’éternité : la sympathie ne connaît pas de distance.

Ah ! les morts sont heureux de cette émanation fluidique qui monte d’un peuple en prière, ils nagent dans un océan de délices comparable à la joie d’Éponine et de Sabinus, quand leur vue obscurcie d’ombres s’emplit tout à coup de clarté.

Mais à errer d’une tombe à l’autre, toute aux pensées sérieuses qu’éveille en nos âmes le séjour des trépassés, je ne m’étais pas aperçue que le soleil avait disparu derrière les grands sapins.

La foule s’écoulait en gros torrents, par la grande porte du cimetière, car le jour tombait maintenant. Dans un crépuscule clair, qui baignait la terre, un brouillard, montant de la vallée luttait avec la clarté. Une étoile surgit du mystère de l’inconnu, éclairant la patrie de tous ces pauvres morts.

Des pèlerins attardés achevaient le chemin de la croix ; leurs formes effacées se mouvaient confusément, montant, montant toujours, gravissant le Calvaire où le grand Christ sanglant étend ses bras protecteurs, étalant sa plaie cruciale d’où coule le pardon depuis vingt siècles. Ils allaient à la suite d’une aube blanche. Une voix, sur un mode grave, murmurait des prières auxquelles répondaient les voix de la foule, lentes ou brèves, comme des échos attardés.

Puis les dévots disparurent un à un, on n’entendit plus que le silence, la respiration des choses inanimées… un souffle chaud venu de la terre grasse, comme l’haleine des morts et, sur les tertres noirs, les tombes toutes blanches apparurent comme un ciboire d’hosties renversées…

Requiescant in pace !