Bleu, blanc, rouge/23

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Déom Frères, éditeurs (p. 104-110).


CAUGHNAWAGA



N’EN déplaise à la vieille Europe, notre continent surgit le premier des profondeurs de l’abîme, comme semblent l’attester les nombreuses découvertes des archéologues dans les Laurentides, en Californie et au Mexique. Selon Platon, qui s’inspirait lui même d’une légende égyptienne, il existait un continent immense, s’étendant entre l’Europe et l’Amérique, et qui aurait été englouti, à la suite de quelque cataclysme, comme il s’en produisait souvent aux premiers âges de l’humanité. Benjamin Sulte se donne beaucoup de mal pour faire descendre les naturels du pays de la postérité légitime de Noé. Laissons les érudits à leurs savantes dissertations, et, sans nous préoccuper si nos sauvages tirent leur origine de Sem, des Pharaons, des mandarins, des tartares, ou du sein même de la plantureuse Amérique, pénétrons dans l’humble village de Caughnawaga où la plus puissante des tribus indiennes, râle son dernier soupir d’agonie !

Caughnawaga est bâti sur une pointe rocheuse s’avançant dans le Saint-Laurent, où l’église, une modeste chapelle en pierre brute, mire sa toiture argentée et la flèche de son unique clocher. Voici ce qu’en dit le P. Charlevoix dans une lettre adressée à Mme la duchesse de Les Diguières, en 1721, après une récente visite faite au Sault Saint-Louis : « La situation est charmante, l’église et la maison des missionnaires sont les plus beaux édifices du pays. »

La cloche qui, trois fois par jour, module sa prière aérienne, est le sujet d’une jolie légende. Il advint que le navire porteur du précieux airain, tomba aux mains des Anglais. Les Iroquois, qui attendaient toujours leur cloche, désespérés comme sœur Anne de ne rien voir venir s’enquirent des causes du retard. Apprenant que les fils de John Bull détenaient leur propriété, ils s’indignèrent et protestèrent contre cette violation des droits de la justice. Trois des plus influents de la tribu allèrent porter leurs revendications jusqu’aux pieds du roi d’Angleterre. Ils obtinrent justice et revinrent triomphants à la bourgade avec leur conquête, qui depuis n’a cessé de chanter sa délivrance.

L’ancienne demeure des gouverneurs français est devenue le séjour ombreux et fleuri des prêtres qui desservent la paroisse, composée de 2059 âmes, dont trente seulement sont protestantes. Le presbytère est une antiquité lui-même, par l’étrangeté de sa construction et la lourdeur de sa maçonnerie qui peut défier bien des siècles. Il reste aussi le dépositaire de plusieurs souvenirs archéologiques de grande valeur : la table sur laquelle le P. Charlevoix écrivit une histoire du Canada, sa bibliothèque, le portrait à l’huile du naïf historien, de vieux manuscrits, un dictionnaire et une grammaire autographes de la langue iroquoise, etc. L’église et l’école sont bâties sur l’emplacement du vieux fort, où se réfugièrent les Français pour se protéger contre les cruelles attaques des sauvages. Une partie des murs de l’ancienne citadelle sont encore debout ; ils servent d’enclos au potager de la cure. La poudrière est convertie en glacière. Ô ironie du sort !

À quelques pas de l’église, on voit encore les pans lézardés d’une antique maison de pierre, c’est le wigwam américanisé du feu chef François, une des remarquables figures de la tribu iroquoise, disparue dans le grand oubli de la mort. Le cimetière iroquois, au contraire des nôtres, n’immortalise pas dans le marbre la gloire fastueuse ou la sotte vanité des passagers habitants de la terre. À peine quelques grossières croix en bois marquent-elles de loin en loin un tertre abandonné, envahi par les hautes herbes. Les indiens gardent dans leur cœur le culte des ancêtres !

L’aspect du village est plutôt désolé : un sol pierreux ou marécageux, brûlé par un soleil de plomb. Les rues tortueuses courent à la diable. Les maisons inégales tombent en ruines s’éparpillant sans symétrie dans les champs, dans les bois, perchées sur des monticules de roches comme des nids d’aigles, d’un abord inaccessible, parfois campées en plein milieu du chemin ou grimpées sur des buttes embroussaillées, à la fantaisie toujours des maîtres capricieux.

Si le sauvage a fait à la civilisation le sacrifice de la tente, il n’en a pas moins gardé à l’intérieur de sa cabane la liberté de vivre des anciens jours. Une seule pièce sert de salon, de boudoir, de chambre à coucher et de tout ce que l’on veut. Le père, la mère, les enfants, les papooses, mangent en touchante confraternité avec le chat, les poulets et les chiens. Chacun boit une lampée au seau d’eau par terre, dans un coin, et va s’étendre sur une natte de paille pour faire la sieste. Les mères ont conservé l’usage des anciens berceaux indiens, lesquels donnent à leur nourrisson l’apparence de petites momies égyptiennes. Le bébé est solidement ficelé sur une planche par des courroies. Autrefois, les squaws le fixaient à leurs épaules, comme une valise ; aujourd’hui elles se contentent de l’envelopper dans les plis de leur chape ; bien malin celui qui pourrait deviner leur cachette. C’est tout de même un étrange spectacle que cette planche mouvante qui vagit et se démène, que l’on dépose debout dans un coin ou sur une berceuse, et que les vieilles font sauter dans leurs bras !…

Les sauvages de Caughnawaga ont conservé dans toute sa pureté l’idiome iroquois, langue bizarre aux sonorités harmonieuses, imagée mais restreinte et incomplète. Les mots abstraits y sont inconnus, ce qui complique la difficulté de donner aux sauvages une compréhension de la théologie, même élémentaire. Les indiens ne connaissent pas le babil et peu la conversation ; ils échangent des paroles concises pour se faire part de leur volonté ou de leurs impressions et affectent beaucoup de solennité dans leurs discours. Leur esprit rêveur est inactif la plupart du temps ; leur intelligence, rapide et pénétrante, est apte à recevoir l’instruction la plus étendue, mais incapable d’efforts prolongés. Il arrive souvent qu’au moment d’accepter les liens de notre société, si le sauvage revoit le wigwam paternel, s’il respire l’air libre des champs, s’il flaire la piste du gibier, adieu la civilisation et ses avantages : l’enfant des bois retrouve ses jambes agiles et son œil de lynx !

John Jocks est la personnalité intéressante à Caughnawaga. De par droit, de sang royal il est le chef de la tribu iroquoise, et son blason se lit sur sa figure qui offre le plus pur type de la race indienne. Nez aquilin, yeux d’aigle, sourcils bien arqués, pommettes saillantes et teint cuivré ; l’expression légèrement douloureuse de sa physionomie semble faire un effort de générosité pour sourire. La carrure de ses épaules, la noblesse de ses attitudes en feraient un bronze antique digne de Phidias. J’aime à me figurer le jeune chef avec tout l’attirail échevelé des anciens guerriers : le diadème à plumes d’aigles, la poitrine tatouée d’hiéroglyphes, le collier de griffes d’ours, les lances, le javelot, le manteau de bison ou d’ours blanc, des scalpes à la ceinture, armé du tomahawk. C’est ainsi que le dut rêver l’imagination de Sarah Bernhardt, lorsqu’elle tenta d’enchaîner à ses pieds le prince détrôné. Mais le descendant des fiers guerriers de jadis ne veut accepter aucune entrave, pas même celle de l’amour.

Jocks est un gentleman dans toute la force du mot : poli, affable, instruit, distingué et très populaire. Sa connaissance du droit en fait l’homme de bons conseils des sauvages à qui il prodigue ses lumières en bon prince.

Le médecin de l’endroit, M. Patton, est un indien, natif des États-Unis.

Le sauvage est hospitalier. Il a de la droiture et de la bonté, mais il faut se garder de ses préjugés et de ses préventions, — monde mystérieux, contre lequel viennent échouer notre prudence et nos prévisions. Chez lui, comme chez nous, le mariage est un marché, seulement il est plus honorable. L’homme ne vend pas sa dignité et sa liberté pour quelques billets de banque, mais il paie de ses deniers la possession de la femme aimée. L’amour joue un rôle secondaire dans la vie d’un indien moderne. Les récits aventureux et poétiques racontés par Chateaubriand sont de jolies fictions qui nous plaisent toujours par la magie du style, mais sont-ils la véritable expression du sentiment calme, mesuré, naturel de ces enfants des bois ? On n’en retrouve nulle trace chez nos indiens, maris fidèles, pères dévoilés, sans exaltation romanesque.

Un sauvage qui ne savait parler que l’iroquois épousa une irlandaise pour qui la langue sauvage était aussi inconnue que le sanscrit.

— Comment se fait-il que vous vous soyez mariés ? demande au mari une de ces bonnes âmes avide de sonder le cœur et les reins de ses patients.

— On s’est regardé et l’on s’est aimé !

Naïve simplicité, bien différente de nos hypocrisies et de nos finauderies sociales, qui n’aboutissent qu’au mensonge légalisé !

La femme indienne est douce, silencieuse, et parfois d’une beauté remarquable ; elle rappelle les figures étrusques peintes sur les vases antiques. Ses longs cheveux tressés sont séparés du front à la nuque et collés bas sur les tempes. Elle affectionne les couleurs vives, le rouge surtout.

Active, autant que dévouée, elle est la servante du mari et des enfants, travaille aux champs, apprête les aliments, pendant que le maître joue avec ses chiens, étendu sur une peau et fumant son calumet, qui ne refroidit jamais. L’unique talent de l’indienne est de broder des mocassins, des coussinets en forme d’oiseau, avec des perles en verroteries. Elle excelle dans cet art par l’étrangeté des dessins, le ton criard des couleurs et la solidité du travail.

Au printemps, les sauvagesses sont avec les hirondelles le présage du renouveau. On les voit au seuil des hôtels et dans les gares, offrir aux passants des palettes de « sucre du pays » dorées comme leur teint. On sait pourtant que les érables sont rares à Caughnawaga, tous cependant achètent des « palettes de sauvagesses. »


Chez les peuplades qui ont survécu au fléau dévastateur, quels sont donc les bienfaits de cette civilisation tant vantée ? À la place des vertus que nous leur avons ôtées, des vices ont surgi : l’ivrognerie, ce vaste système d’empoisonnement des races, l’apathie, la débauche, l’appât du gain, la rapine, etc.

Je regardais ces profils aquilins et ces yeux à demi-fermés des sauvages paresseusement étendus le long de la grève. J’aurais voulu pénétrer la pensée de cette interminable jonglerie. Souffrent-ils de leur déchéance ? Ont-ils conscience de leur lente agonie ? Sont-ils dans ce sommeil comateux que la nature bienfaisante envoie peut-être aux races comme aux hommes pour leur voiler l’horreur de la prochaine destruction ?

Ah ! la fin n’est pas éloignée. L’ancienne chèfrerie est abolie, la subvention annuelle du gouvernement aux sauvagesses qui portaient la couverte, rayée du budget ; chaque jour des vandales, sous prétexte de restauration, détruisent les derniers vestiges de l’antique gloire iroquoise. Ce coin de terre pelée, riche présent des envahisseurs, donne juste assez de maïs pour nourrir les corneilles. Avant cinquante ans, la petite cloche sonnera le glas de la plus fière tribu guerrière du Canada.

Les Anglais ont l’infernal talent de miner sourdement la vie d’une race. Comme la taupe, ils rongent la racine d’un tronc vigoureux, tout en laissant à l’arbre ses feuilles et l’espoir des bourgeons. Hier, les Indiens d’Orient, aujourd’hui les Peaux-Rouges, demain… ?

«....vous pouvez prendre à votre fantaisie,
L’Europe à Charlemagne, à Mahomet l’Asie,
Mais tu ne prendras pas demain à l’Éternel. »