Bleu, blanc, rouge/44

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Déom Frères, éditeurs (p. 200-206).


LA PIPE



JEANNETTE se marie dans quinze jours, c’est dire que la vie ouvre devant elle ses splendeurs. Le passé disparaît comme une île lointaine dont s’éloigne un vaisseau entraîné vers la haute mer. Les souvenirs d’hier se noient dans l’évocation de demain. Heureuse enfant, qui aperçoit les choses par le gros bout de la lorgnette : les perspectives s’adoucissent dans un ensemble harmonieux, baignées de lumière : pas un point noir ne tache le ciel bleu des illusions : colombe ingénue, elle s’élance gaiement vers la joie comme à un soleil allumé exprès pour elle.

— Ah ! ma chérie, me disait-elle, extasiée, la belle part que le bon Dieu m’a faite, vraiment je ne la méritais pas. Avoir pour mari une perfection — ne ris pas : l’ombre des misères humaines ne l’a jamais effleuré. — Non seulement il est bon, tendre, dévoué, délicat, sentimental, généreux, spirituel, galant, empressé, mais il ignore ce vice qui entache la plupart des hommes : la pipe ! Mon mari ne fume pas !…

Un homme qui ne fume pas… Je restai songeuse, tandis que ma petite amie continuait la description de son fiancé. Bah ! que lui importait que je l’écoutasse ou non, l’essentiel, c’était qu’elle entendît l’écho de sa voix bercer sa pensée.

Et je me mis à broder sur ce thème d’étranges fantasmagories. Un mari qui ne fume pas… Ma pensée en verve de fantaisie se mit à voyager en pays de cocagne, où l’air, les parfums, la rosée, tout était sucré. Dans un bosquet d’arbres candis, une petite maison proprette, rangée, ornée, s’ouvrait en bonbonnière, avec un petit homme en sucre et une petite femme en nanan. Le petit homme et la petite femme se regardaient tendrement dans les yeux, en fondant un peu chaque jour, à la chaleur d’une uniforme tendresse… C’était à croquer !

J’ai une faiblesse, un homme pour vrai, un pur descendant des vieux Canadiens, doit avoir le gosier assez bien doublé et le cœur assez solidement accroché dans la poitrine pour pouvoir tirer quelques bouffées de bon tabac du pays sans s’évanouir comme une pensionnaire. Ou bien, la jeune génération est atteinte de névrose, son sang pâle ne peut plus activer la poussée des dévouements généreux qui font les bons citoyens et les grands hommes. Cette décadence physique serait le symptôme d’une dépression morale encore plus à redouter ?…

La pipe est la première conquête de l’homme, c’est pour cette raison qu’elle devient sa plus chère amie. Tout petit, le mioche convoite d’un œil ardent « la pipe à papa. » Sa menotte, en voulant la saisir, plus d’une fois s’est brûlée à la cendre rouge. Mais la vaccine de feu lui a mis au sang le désir plus âpre et plus violent de cette conquête. Ah ! comme il est comique, le petit homme, quand son papa cédant à ses cris, pour le consoler, lui pose son brûlot au bec. Il gonfle ses joues et fait pouf ! pouf ! dans la pipe. Il lance dans l’air des bouffées imaginaires et gravement :« Pft ! ze crace tom Papa. »

Qu’on lui donne un sou, il court chez la marchande du coin, et après une longue contemplation qui lui met l’eau à la bouche, il choisit une belle pipe en sucre rouge, qu’il suce jusqu’à ce que mort s’en suive !

Mais, il vient une époque, elle coïncide d’ordinaire avec la première culotte, où la pipe en sucre ne convient plus à sa dignité d’homme. Il lui faut tâter de la pipe en plâtre.

Ils sont deux ou trois gamins de l’Asile qui brûlent de s’initier au grand mystère. Un complot s’ourdit à l’insu de tous ; un petit vole des allumettes, un autre un vieux calumet, déterré on ne sait où, quoique vestige des jongleries iroquoises. Mais aucun n’a de tabac. Le nerf de la guerre manque, aussi les petites figures sont-elles mornes ! — Que faire ?

— Fumons des feuilles sèches, s’écrie un futur inventeur.

Les petits conspirateurs se réfugient dans l’ombre d’une porte-cochère.

Le gamin qui eut l’idée lumineuse (fumeuse ferait mieux) s’empare de la vieille pipe et la bourre avec conviction ; il frotte une allumette sur sa cuisse, mais comme elle refuse de céder à cette moëlleuse friction, l’émeri d’une bonne brique le tire d’embarras. À la lueur rouge de la flamme, ces petites figures barbouillées, ces têtes bouclées d’enfants de la rue, où brillent des yeux ardents, se détachent sur le fond sombre — on dirait un tableau de Rembrandt.

Puis, la clarté diminue, seule une grosse mouche à feu luit, augmente, diminue, scintille, telle une planète, tandis que les têtes, dont on ne distingue plus les traits, ondulent comme un flot noir, haletant d’émotion !…

— C’est-y bon ? — Donne que je tire une touche ? — Non, c’est à mon tour —

— Mais, le fumeur, avec un air entendu : Pour de l’imitation de tabac, c’est pas vilain, seulement un peu fade. Demain, nous aurons autre chose, je vous le promets.

Le lendemain, ils rentrent à la maison, blêmes, les yeux jaunes, le cœur tourné. C’est égal, plus la méchante pipe leur aura coûté de haut le cœur, plus ils l’aimeront ! Ce que la souffrance burine dans l’être humain s’y fixe comme avec des pointes de diamant.

Je comprends l’antipathie féminine contre la pipe. La femme est jalouse de cette rivale, qui s’installe au foyer comme un tiers importun. La favorite finit par faire du maître un esclave des dangereuses hallucinations, des troublantes visions créées par les vapeurs de la nicotine…

Quand le temps ronge les derniers quartiers, de la lune de miel, l’épouse délaissée ne voit pas, sans rager, son antagoniste circonvenir plus étroitement sa faible proie. L’homme, à son tour, devient la conquête de la fatale pipe. Comme il est bien sa chose ! Sa tendresse pour elle n’a pas de déclin : toujours la même sollicitude à la bien coucher au fond de l’étui de satin rouge, le même empressement à la sortir de sa prison, les mêmes câlineries à lui faire.

— Allons, ma vieille, à nous deux maintenant. — Que j’ai souffert de ne pouvoir causer un instant avec toi, la vie est bien cruelle ! — Les jours de bonne humeur il l’appelle Joséphine, de son petit nom. Et ce sont des contemplations sans fin, des explosions de tendresse qu’il a l’impudence de vouloir faire partager à sa femme :

— Mais regarde donc, comme elle embellit. — Ah ! le beau cerne !

L’une de ces pauvres négligées de la pipe me disait, un jour, en me montrant son mari qui fumait, paresseusement étendu sur son divan, avec l’air béatement heureux d’un pacha savourant son narghileh :

— Ah ! vous croyez donc que l’homme a été créé et mis au monde dans un but identique au volcan, pour lancer nuit et jour de la fumée et des laves. Depuis vingt ans, mon mari n’a jamais fait autre chose, au retour de son ouvrage, que de secouer et de remplir sa pipe sans la laisser refroidir. Pas dix minutes d’intermède entre chaque bourrée, et vous trouvez cela amusant. — C’est gentil, un fumeur, dites-vous, oui, pour se faire boucaner ainsi que des jambons et chatouiller la gorge comme avec une branche de balai. Avec ça, que les crachoirs sont de poétiques cassolettes, et la cendre, les bouts d’allumettes qui traînent sur les meubles, de bonnes recommandations de propreté. Entre l’haleine d’un fumeur et le parfum de l’iris, vous croyez qu’il n’y a pas de notoire différence ? Ah ! la pipe ! la pipe ! une invention de Satan, un fléau pis que les sept plaies d’Égypte. Et la petite femme féroce faisait le geste de briser quelque chose… Le fumeur ? — Non, la pipe, je crois.

Elle n’avait pas tout à fait tort, en admettant que la passion de la pipe soit dans son essence une fort vilaine chose. Les médecins nous font trembler en illustrant l’effet désastreux de la nicotine sur les parois de l’estomac. Mais, puisque ce vice est si bien assimilé à la nature de l’homme qu’il ne fasse plus avec lui qu’un même sang, une même chair, et qu’il ne soit pas possible de supprimer le péché sans le pécheur, je demande grâce pour le coupable !

Qui sait, le Ciel, dans sa bonté, a peut-être autorisé ce mal pour obvier à un plus grand ?

Nous, femmes, qui vivons par le cœur, nous ignorons ce qui bouillonne de malsain dans ces cervelles de rêveurs s’agitant autour de nous. Ces mangeurs de bleu, ces impuissants décrocheurs d’étoiles, sans cesse tourmentés de ce qu’ils n’ont pas. L’excitation artistique, la lecture prise au sérieux d’œuvres exaltées, les poussent à concevoir une sorte d’idéal nuageux, fantastique, mensonger, éperdument tendre et pur, mièvre et fade, extatique, jamais rassasié, tellement délicat qu’un rien le fait évanouir, irréalisable, surhumain. L’œil imaginaire bleu ou noir, où se perd leur regard, sert de vitre pour voir dans l’au-delà, au paradis de la fiction, une créature féerique, créée de toutes pièces.

Ah ! laissez ces folles hallucinations s’évanouir en fumée ! Que votre mari caresse son idéal au coin du feu, sensibilisé seulement sur les parois de son cerveau, par les fluides de la nicotine… C’est moins à craindre…

Grâce à la pipe — l’imagination seule voyage dans l’espace à la poursuite de la dangereuse chimère : n’est-ce pas le temps de lui appliquer le mot des saints cantiques : Felix culpa ?

Ah ! mais consolez-vous, pauvre oubliée, vous aurez votre revanche, quand à votre tour vous serez devenue une vaporeuse vision des pays bleus. Seul avec sa vieille amie, la pipe, le pauvre vieux revivra dans la fumée noirâtre de son brûlot, les souvenirs d’autrefois. Vous passerez radieuse et belle comme à vos seize ans… à l’âge des aveux… Une larme chaude s’échappera de la paupière du fumeur, à cette vision qu’il voudra tirer chaque jour des cendres de l’oubli… Jusqu’à ce que la mort cruelle vienne arracher la pipe noircie et tremblante de ses gencives dégarnies, pour la briser en mille miettes encore fumante de rêves !…

Alors, comme le nom, comme la gloire, comme la vertu, comme la vie, fumée lui-même, il disparaîtra dans l’ouate d’un nuage !…

— Mais tu dors, fit Jeannette, en me poussant — tu ne réponds pas…

— Non, mais je rêve.