Épîtres (Boileau)/08

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ÉpîtresImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 303-307).


ÉPÎTRE VIII.

1675.

AU ROI.

REMERCÎMENT.


TuGrand roi, cesse de vaincre[1], ou je cesse d’écrire.
Tu sais bien que mon style est né pour la satire ;
Mais mon esprit, contraint de la désavouer,
Sous ton régne étonnant ne veut plus que louer
Tantôt, dans les ardeurs de ce zèle incommode,
Je songe à mesurer les syllabes d’une ode ;
Tantôt d’une Énéide auteur ambitieux,
Je m’en forme déjà le plan audacieux :

Ainsi, toujours flatté d’une douce manie,
Je sens de jour en jour dépérir mon génie ;
Et mes vers, en ce style ennuyeux, sans appas,
Déshonorent ma plume, et ne t’honorent pas.
Encor si ta valeur, a tout vaincre obstinée,
Nous laissoit, pour le moins, respirer une année,
Peut-être mon esprit, prompt à ressusciter,
Du temps qu’il a perdu sauroit se racquitter.
Sur ses nombreux défauts, merveilleux à décrire,
Le siècle m’offre encor plus d’un mot à décrire.
Mais à peine Dinan et Limbourg sont forcés,
Qu’il faut chanter Bouchain et Condé terrassés.
Ton courage, affamé de péril et de gloire,
Court d’exploits en exploits, de victoire en victoire.
Souvent ce qu’un seul jour te voit exécuter
Nous laisse pour un an d’actions à compter.
NoQue si quelquefois, las de forcer des murailles,
Le soin de tes sujets te rappelle à Versailles,
Tu viens m’embarrasser de mille autres vertus :
Te voyant de plus près, je t’admire encor plus.
Dans les nobles douceurs d’un séjour plein de charme,
Tu n’es pas moins héros qu’au milieu des alarmes :
De ton trône agrandi portant seul tout le faix,
Tu cultives les arts, tu répands les bienfaits ;
Tu sais récompenser jusqu’aux muses critiques.
Ah ! crois-moi, c’en est trop. Nous autres satiriques,
Propres à relever les sottises du temps,
Nous sommes un peu nés pour être mécontens :
Notre muse, souvent paresseuse et stérile,
A besoin, pour marcher, de colère et de bile.
Notre style languit dans un remercîment,
Mais, grand roi, nous savons nous plaindre élégamment.
MaOh ! que, si je vivois sous les règnes sinistres
De ces rois nés valets de leurs propres ministres,

Et qui, jamais en main ne prenant le timon,
Aux exploits de leur temps ne prêtoient que leur nom ;
Que, sans les fatiguer d’une louange vaine,
Aisément les bons mots couleroient de ma veine !
Mais toujours sous ton règne il faut se récrier :
Toujours, les yeux au ciel, il faut remercier.
Sans cesse à t’admirer ma critique forcée
N’a plus en écrivant de maligne pensée,
Et mes chagrins sans fiel et presque évanouis,
Font grâce à tout le siècle en faveur de Louis.
En tous lieux cependant la Pharsale[2] approuvée,
Sans crainte de mes vers, va la tête levée ;
La licence partout règne dans les écrits :
Déjà le mauvais sens, reprenant ses esprits,
Songe à nous redonner des poëmes épiques[3],
S’empare des discours mêmes académiques ;
Perrin a de ses vers obtenu le pardon,
Et la scène françoise est en proie à Pradon.
Et moi, sur ce sujet loin d’exercer ma plume,
J’amasse de tes faits le pénible volume,
Et ma muse, occupée à cet unique emploi,
Ne regarde, n’entend, ne connoit plus que toi[4] !
NeTu le sais bien pourtant, cette ardeur empressée
N’est point en moi l’effet d’une âme intéressée.
Avant que tes bienfaits courussent me chercher,
Mon zèle impatient ne se pouvoit cacher :
Je n’admirois que toi. Le plaisir de le dire
Vint m’apprendre à louer au sein de la satire.
Et, depuis que tes dons sont venus m’accabler,

Loin de sentir mes vers avec eux redoubler,
Quelquefois, le dirai-je ? un remords légitime,
Au fort de mon ardeur, vient refroidir ma rime.
Il me semble, grand roi, dans mes nouveaux écrits,
Que mon encens payé n’est plus du même prix.
J’ai peur que l’univers, qui sait ma récompense,
N’impute mes transports à ma reconnoissance ;
Et que par tes présens mon vers décrédité
N’ait moins de poids pour toi dans la postérité.
N’Toutefois je sais vaincre un remords qui te blesse.
Si tout ce qui reçoit des fruits de ta largesse
À peindre tes exploits ne doit point s’engager,
Qui d’un si juste soin se pourra donc charger ?
Ah ! plutôt de nos sons redoublons l’harmonie :
Le zèle à mon esprit tiendra lieu de génie.
Horace tant de fois dans mes vers imité,
De vapeurs en son temps, comme moi tourmenté,
Pour amortir le feu de sa rate indocile
Dans l’encre quelquefois sut égayer sa bile.
Mais de la même main qui peignit Tullius[5],
Qui d’affronts immortels couvrit Tigellius[6],
Il sut fléchir Glycère, il sut vanter Auguste,
Et marquer sur la lyre une cadence juste.
Suivons les pas fameux d’un si noble écrivain.
À ces mots, quelquefois prenant la lyre en main,
Au récit que pour toi je suis près d’entreprendre,
Je crois voir les rochers accourir pour m’entendre ;
Et déjà mon vers coule à flots précipités,

Quand j’entends le lecteur qui me crie : « Arrêtez.
Horace eut cent talens ; mais la nature avare
Ne vous a rien donné qu’un peu d’humeur bizarre :
Vous passez en audace et Perse et Juvénal ;
Mais sur le ton flatteur Pinchêne est votre égal. »
À ce discours, grand roi, que pourrois-je répondre ?
Je me sens sur ce point trop facile à confondre ;
Et, sans trop relever des reproches si vrais,
Je m’arrête à l’instant, j’admire et je me tais.

  1. Au moment où Boileau allait publier cette épître qu’il appelle son « remerciement au roi », le grand roi Louis XIV n’avait que trop cessé de vaincre, et Turenne venait de mourir. Le début pouvait sembler une ironie, et Boileau fut forcé d’attendre, avant de laisser imprimer sa pièce, le rétablissement des affaires.
  2. La Pharsale, de Brébeuf.
  3. Childebraud et Charlemagne, poëmes qui n’ont point réussi.
    — Le premier était de Carel de Sainte-Garde ; le second, de Louis le Laboureur.
  4. Boileau venait d’être nommé historiographe du roi.
  5. Sénateur romain. César l’exclut du sénat ; mais il y rentra après sa mort.
  6. Fameux musicien, le plus estimé de son temps et fort chéri d’Auguste. Il avait la manie de ne pas chanter quand on l’en priait, et ne s’arrêtait plus quand on ne lui demandait rien. Horace ajoute qu’il menait un train magnifique et que c’était un bourreau d’argent.