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Bonheur passe richesse

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BONHEUR PASSE RICHESSE


I

UN VICOMTE

L’ennui, monsieur, l’ennui, voilà, soyez-en sûr, la véritable plaie du siècle.
Anonyme.


Il était six heures du matin, tout était silencieux encore dans le vaste hôtel de Tressang, l’une des princières demeurés du faubourg Saint-Germain : et cependant, chose inouïe, le vicomte Max était déjà levé. Accoudé à sa fenêtre, il fumait et réfléchissait, chose bien plus fabuleuse que son lever matineux.

Le vicomte avait vingt-cinq ans à peine ; il passait pour un des beaux hommes des salons de l’aristocratie ; il passait pour avoir beaucoup d’esprit ; seulement, sur ses traits fatigués, sur ses lèvres flétries, dans ses yeux rougis par les veilles, l’orgie avait laissé sa brûlante empreinte.

Maxime de Tressang, ou Max, comme l’appelaient ses amis, avait été, en effet, l’un des plus frénétiques viveurs de Paris ; en moins de trois ans, il avait gaspillé, jeté au vent ses illusions, sa belle jeunesse et cinq cent mille francs à peu près qu’il tenait du chef de sa mère, morte alors qu’il n’était qu’un enfant.

Mais après trois ans d’ivresse, le réveil était venu, des créanciers habilement temporisés avaient fini par crier si haut que leurs clameurs étaient arrivées jusqu’aux oreilles du comte de Tressang, lequel avait signifié à son fils, déjà en perspective de Clichy, qu’il fallait payer et tout payer, dut-on pour cela vendre jusqu’au manoir de Tressang, ruine imposante et lézardée, qui croule à demi dans une plaine de Champagne.

Max s’était résigné.

Tout son patrimoine y avait à peine suffi.

Adieu prés, vignes, vallons, blanches métairies, bois verdoyants, tout, tout. Il est vrai de dire que le comte de Tressang, dont la fortune personnelle était fort considérable, avait tout racheté sans que Max s’en doutât.

Enfin la ruine était complète.

Le brillant vicomte Max, le roi du turf, le démon du tapis vert, l’idole des emprunteurs, le prince chéri des lorettes de haut parage, réduit à la portion congrue avait dû se résigner et courber sa tête altière sous les fourches caudines de la volonté paternelle.

De ce jour Max renonça à ses habitudes et parut fort résigné à sa position.

Abandonnant brusquement le tourbillon doré dont il était le parangon, il avait pris le masque trompeur de l’homme grave et désabusé ; ne pouvant plus à son aise boire à la coupe, il avait déclaré sa soif assouvie ; blasé maintenant, il haussait les épaules au récit des exploits de ses anciens compagnons, riant quand un infortuné néophite faisait quelque plongeon sinistre, ou qu’un nouveau venu brûlait ses ailes à la flamme de cet enfer immense qu’on appelle Paris.

Pauvre Max, il ne songeait que trop encore à ses ailes, à lui, qui sentaient si fort le roussi !

Et pourtant ce qu’il appelait sa portion congrue, c’eût été la fortune, une grande fortune pour bien d’autres.

— Mon fils, avait dit, en effet, le vieux comte de Tressang, vous voici sur la paille ; cela devait être, je m’y attendais. J’eusse pu l’empêcher, je ne l’ai pas voulu ; les hommes de notre maison ont l’habitude de payer leur dette à la jeunesse ; n’y pensons plus. Votre mère était pauvre ; ce qu’elle vous avait laissé a été fondu en moins de rien ; heureusement pour vous, moi, je suis riche. Mais, comme malgré le repentir de vos erreurs passées, vous pourriez fort bien faire prendre à ma fortune le chemin qu’a pris celle de votre mère, j’y mets bon ordre ; vous aurez ma maison, ma table, mes domestiques, mon écurie et, de plus, je vous compterai mille francs par mois ; êtes-vous content ?

— Oui, dit le vicomte au désespoir, oui, je suis très-content… Ce que j’ai de mieux à faire, avait-il pensé d’abord, est de me faire sauter la cervelle.

Mais la nuit aidant de ses conseils, il avait résolu d’accepter pour le moment, se réservant d’attendre, sans la désirer, la mort du comte.

On avait bien essayé de railler Max, mais il était, on le savait fort bien, homme à se fâcher ; puis, il avait si bien fait, lui-même, les honneurs de sa noyade, comme on disait, que réellement rire eût été de mauvais ton.

Il restait encore un modèle du genre. Respect, donc, aux vaincus, c’est la devise de la chevalerie française.

Le premier moment passé, notre vicomte était devenu respectable aux yeux de tous, même de ses anciennes maîtresses qui, toutes, plus ou moins avaient mis à la caisse d’épargne, sur les fantaisies qui avaient ruiné le plus généreux des lions.

Elles avaient mis à la caisse d’épargne… qui n’y met pas en effet ? Se ruiner aujourd’hui est devenu mauvais genre ; chacun sent le prix de l’argent, on le garde pour soi et bien on fait. La pauvreté est à l’index, maintenant ; notre siècle ne sait qu’une chose, mais il la sait fort bien, il compte comme Barème… on n’enseigne plus que cela… les poëtes, eux-mêmes, jouent à la hausse. Il n’y a plus que les niais qui ne gagnent pas d’argent.

Heureux siècle !

Or, le vicomte de Tressang, tout en fumant un délicieux panatellas plus jaune que l’ambre, et respirant la fraîcheur embaumée des grands arbres du jardin de l’hôtel, s’ennuyait et réfléchissait fort.

Il réfléchissait sur un livre que, par hasard, il avait ouvert la veille et qu’il n’avait pas compris du tout.

Ce livre c’était l’Amour, de Stendhal.

Max avait été frappé par quelques-unes des pensées qui lui étaient tombées sous les yeux, et tout en les commentant avec lui-même, il en était arrivé au titre du livre, l’Amour, et se demandait avec toute la bonne foi qu’on se doit à soi-même, à quoi s’en tenir sur l’existence de ce sentiment dont tout le monde parle, que chacun commente et que bien peu cependant ont réellement connu.

— C’est un fait douloureux à constater, se disait notre vicomte, mais en vérité je suis tenté de croire que le nom seul existe. Aujourd’hui, tout homme de vingt-cinq ans est plus ou moins blasé, suivant son milieu ; à vingt-cinq ans, on a eu d’innombrables maîtresses, brunes ou blondes, bêtes ou spirituelles, jolies ou laides, vêtues de cotonnade ou de soie, le tout suivant ses moyens.

Si bien, que lorsque vient à sonner la trentaine, que l’existence de garçon est devenue intolérable ou impossible, que l’on est aux trois quarts ruiné, l’on éprouve le besoin d’unir sa destinée à quelque jeune vierge, le plus riche possible ; on fait alors un mariage de raison, de convenance ou d’argent, les trois mots sont synonymes, et, ma foi ! l’on émet bravement sa petite opinion sur la femme et sur l’amour.

Or, je me demande en quoi l’on voit la femme dans tout ceci ? Est-ce la courtisane effrontée qui se donne et vous trompe pour de l’argent, ou la pauvre fille que vous prenez et que vous trompez pour le même motif ? Je ne vois qu’un marché, là dedans, et aussi infâme des deux côtés.

Il est vrai que la société a énormément gagné à cette façon de voir.

Notre siècle offre la plus riche collection de jeunes vieillards aux lèvres pendantes, aux yeux hébétés, lions éreintés et sans crinières qui traînent, au soleil du boulevard, leur existence flétrie (sans compter ceux qui préfèrent un coup de pistolet), et qui, rendus fous par la satiété, l’impuissance et le désir, feront faire un pas de plus à la civilisation du vice.

Et des filles, donc !… quelle variété étrange, infinie, depuis la malheureuse en haillons, jusqu’à l’impure de haut parage, depuis celle qui a faim, quelquefois, jusqu’à celle qui dévore des millions !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Max en était là de ses réflexions, lorsqu’il en fut tiré par un léger cri poussé par une voix jeune et fraîche. Le cri paraissait venir de l’extrémité du jardin.

Le vicomte s’ennuyait horriblement ce matin-là.

— Allons voir, se dit-il, et il descendit.


II

LA FENÊTRE DU CINQUIÈME

Sa beauté tient du prodige.
Fanny Fern.


Les jardins de l’hôtel de Tressang étaient entourés, vers le fond, par des maisons dont le comte avait à prix d’or fait boucher les ouvertures de ce côté ; à l’une des maisons cependant, presque sous les toits, une fenêtre était restée dominant les grands arbres ; c’est de là que partait la voix.

Lorsque Max arriva, il aperçut, imprudemment penchée, une jeune fille d’une admirable beauté ; les soyeuses boucles de sa chevelure blonde s’échappaient à profusion d’un petit bonnet de percale bleue entouré d’une petite dentelle : elle cherchait à apercevoir un objet que les arbres lui cachaient sans doute ; ses grands yeux étaient pleins de larmes.

La beauté de cette jeune fille éblouit le vicomte un moment.

— Auriez-vous, mademoiselle, dit-il, laissé échapper quelque chose ?

— Oh ! monsieur, oui, répondit-on ; soyez bien bon, regardez par-là, sous les arbres, j’ai laissé tomber la cage de mon chardonneret et il est dedans, encore !

Max rentra sous les arbres et regarda vainement de tous côtés. Il revint à l’endroit d’où il pouvait apercevoir la jeune fille.

— Je n’ai rien vu, mademoiselle.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! la cage sera restée accrochée dans les branches, mon pauvre oiseau sera mort, bien sûr !…

— Croyez-vous que la cage soit réellement dans les branches ?

— Mais j’en suis sûre.

— Alors, je vais y regarder.

— Je suis bien fâchée de la peine que vous prenez, monsieur, mais puisque vous avez cette complaisance, tenez, il doit être dans le grand tilleul,

Max montra un arbre.

— Là ? dit-il.

— Non, non, l’autre, à côté, oui, celui-là !

— Alors, mademoiselle, je vais tâcher de me procurer une échelle et je…

— Une échelle !…

Et, malgré la distance, le vicomte vit très-bien un sourire à travers les larmes de la belle enfant.

— Au fait, pensa-t-il, en riant, je puis bien grimper à cet arbre, cette jeune fille est charmante, mon action n’en sera que plus méritoire.

Et Max, au détriment de ses mains blanches, escalada l’arbre, découvrit la cage, et toucha bientôt terre avec le précieux fardeau. La jeune fille avait pu suivre ses mouvements.

— Je le tiens ! cria joyeusement le vicomte.

— Et mon chardonneret est-il vivant ?

— Voyez : et Max reculait en élevant la cage ; tenez, le voici qui mange.

— Oh ! mille fois merci, monsieur.

— Je vais aller vous le porter, mademoiselle ; dites-moi où je dois me présenter.

— Ne vous donnez pas cette peine, monsieur ; j’ai de la corde, je vais détendre mon linge.

— Mais, mademoiselle, il me semble…

— Ce sera l’affaire d’une minute.

Et la jeune fille disparut.

— C’est qu’elle est admirablement belle, pensait Max. Quels cheveux ! et ses yeux !…

Il était tout à l’admiration ; mais l’instinct reprit le dessus :

— Chardonneret, mon ami, je voudrais être à ta place… et involontairement il mesurait la hauteur de la fenêtre.

La jeune fille reparut.

— Monsieur, monsieur, voici la corde.

— Bien, laissez-la descendre.

— Attachez la cage solidement, faites plusieurs nœuds.

— Oui, oui, soyez tranquille.

Max attacha la cage, la jeune fille hissa avec des précautions infinies l’oiseau chéri et sa prison ; enfin il toucha le bord de la fenêtre, quel bonheur, alors !

— Merci, monsieur, cria-t-elle, merci de votre bonté, merci ! merci !

Et la vision disparut.

Max se frotta les yeux.

— Est-ce bien moi, se dit-il, qui viens de grimper à cet arbre pour dénicher un chardonneret ? (Son pantalon éraillé, une de ses mains écorchée, étaient là comme preuves). Et la petite qui ne m’a pas dit son nom… Je me suis conduit comme un lycéen ; enfin je le saurai. Car il est impossible d’être plus jolie.

Il s’assit et resta longtemps sur un banc de gazon. La fenêtre restait toujours déserte.

— Allons, ce sera pour demain, dit-il, et il remonta à sa chambre ; on commençait à s’éveiller dans l’hôtel.

Le vicomte alluma encore un cigare, s’étendit sur son divan, et finit par s’endormir. Il rêva qu’il avait un million de rente, et se promenait dans une calèche d’or massif, traînée par six chevaux d’un prix fabuleux, avec la jeune fille au chardonneret.


III

UN BOHÈME

Pour l’honneur de la littérature et des arts, il me faut cinq francs.
L. Leozou.


— Monsieur, dit un domestique en entrant, il y a en bas, un monsieur assez mal mis, qui, malgré l’heure, insiste pour être introduit près de monsieur le vicomte ; il se nomme M. Clodomir.

— Faites monter bien vite ; et Max s’avança rapidement vers la porte.

Hâtons-nous d’excuser le vicomte, l’homme impassible, aux émotions éteintes. Clodomir, ou plutôt Horace Maisans, était son meilleur ami ; enfants, ils avaient joué ensemble ; au collége, ils s’étaient assis sur les mêmes bancs, partageant toutes leurs pensées ; puis, malgré la différence de fortune, ils s’étaient vus souvent à Paris. Clodomir, en dépit de toute sa famille, se destinait à la littérature et, abandonné de son père, subissait à Paris toutes les rigueurs de la plus horrible des misères, celle de l’artiste. Tandis que le père Maisans, riche et entêté bourgeois de Mâcon, se plaignait à tout venant des « débordements » de son fils, qui avaient hâté la chute de ses cheveux, et devaient tôt ou tard, disait-il, le conduire à l’hôpital.

Un jeune homme aux traits fatigués, aux formes grêles, aux mains amaigries, mais à la physionomie noble et intelligente, parut sur le seuil et serra cordialement les mains de Max.

— Pardieu ! s’écria celui-ci, c’est fort heureux enfin, que tu daignes me venir voir ! mais cela va changer : d’abord, où demeures-tu ?

— Ma foi ! nulle part pour le moment ; c’est même, je dois l’avouer, ce qui m’amène ; je viens emprunter quarante francs.

— Tu ne demeures nulle part, tu viens m’emprunter quarante francs… que diable vas-tu faire avec cela ? partage ce qui me reste, au moins.

— Merci, cher ami, j’ai dit quarante francs, c’est juste ce qu’il me faut, et Dieu seul sait quand je pourrai te les rendre !

— Me les rendre !… mais crois-tu donc…

— Pardon, pardon ! Tiens-tu à mon amitié ?

— Quelle question !

— Alors, prête-moi ce que je te demande, rien de plus, et laisse-moi te dire que je te le rendrai.

— Mon cher, en vérité, je ne vois pas le rapport…

— Mais, ne fût-ce que pour épargner mon amour-propre ; … puis, pour conserver un ami, on doit lui avoir le moins d’obligations possible.

— Quelle déplorable théorie, comme si les devoirs de l’amitié…

— Oh ! le joli mot.

— Ah çà, tu ne crois donc à rien ?

— À peu de choses du moins ; mais sérieusement, puisque tu parles de théorie, veux-tu la mienne ?

— Expose…

— Eh bien, admets que l’amitié soit un lien très-fort, j’y consens ; mais, pour briser ce lien, il suffit de bien peu de chose, d’un rien ; je vais plus loin : sans égalité, pas d’amitié possible. Dans le sens vrai du mot, moi ton obligé, je ne suis plus ton égal ; je n’ai plus mon franc-dire ; mon opinion, ma pensée, tombent sous ta dépendance…

— Quel ridicule orgueil !

— C’est comme cela pourtant… Puis un jour, que sais-tu ? je puis aller trop loin, à ton avis ; un ami, c’est un tyran parfois… il est des circonstances ou votre meilleur ami devient inexorable comme un remords, et il le doit, c’est dans son rôle. Si j’en venais là, un jour, moi, ton obligé ; moi, pauvre hère, vis-à-vis de toi, grand seigneur, que dirais-tu ? T’en doutes-tu, seulement ? Tu dirais : ce rimailleur insipide, que jadis je tirai de la crotte…

— Mais, Clodomir, tu es insultant, ce matin.

— Non, mon cher ami ; seulement ton point de vue n’est pas le mien, tu es plus jeune, encore ; attends quelques années… Mais, veux-tu ? parlons d’autre chose.

— Volontiers ; mais avant, voici ma bourse, — Max ouvrit son secrétaire, — puise. Maintenant, dis-moi comment il se fait que tu ne loges nulle part ?

— Ah ! tu rouvres ma plaie ; si je ne loge nulle part, c’est qué nous sommes au 15 juillet.

— Eh bien ?

— Le 8 juillet, c’est le jour du terme…

— Alors ?…

— Ce jour-là, les propriétaires ont la plate coutume d’exiger le payement du terme.

— De sorte ?……

— De sorte que, comme je devais déjà la moitié d’un terme, un huissier, moyennant cinq francs, est venu me prier poliment de chercher asile ailleurs.

— Comment ! mais tes meubles, tes effets ?

Clodomir se mit à rire de bon cœur.

— Mes meubles ! je les laisse volontiers en gage : un lit de sangle et une paillasse, c’était mon mobilier… Quant à mes effets, examine ces vêtements dont la coupe élégante fait ressortir encore l’étoffe.

— Oui, la coupe me semble originale.

— Eh bien, tu as vu mes effets. Mais sois sans peur, j’ai sauvé les papiers, un drame romantique doit chaque scène exige un nouveau décor ; le premier acte commence sur le Mont-Blanc et le neuvième et dernier finit dans une mine de Sibérie !… Le tout en vers, orné de calembours et autres jeux d’esprit, avec danses au troisième acte et une charade offerte au public au quatrième. Est-ce neuf, cela ?… Le spectateur qui aura deviné, recevra quelque chose en prime, un rien, un volume de mes vers, en ajoutant seulement quatre francs de retour. Que dis-tu de mon idée ?

Clodomir, tout en débitant cette tirade avec une volubilité de saltimbanque, avait gardé un si profond sérieux, que Max était au comble de la stupéfaction. Il en était à se demander si ce pauvre Clodomir n’avait pas quelque peu l’esprit dérangé ; le bohême, heureusement, éclata de rire.

— C’est fort joli, dit Max, mais enfin où logeais-tu quand tu avais un logement ?

— Quand j’avais un logement, ô mon ami le cher vicomte, je n’avais pas d’habits.

— Pas d’habits !… scanda Max qui tombait de surprise en surprise.

— Pas assez, du moins, pour te venir voir. Je ne t’ai pas prié de passer chez moi, parce que je n’avais pas de chaise où te faire asseoir, voilà le vrai. Si tu tiens maintenant à savoir où je demeurais, c’est ici tout contre : je pouvais même apercevoir tes jardins de la fenêtre d’un voisin.

— Comment, cette petite fenêtre ici au bout ?

— Précisément.

— Mais c’est une jeune fille qui y demeure, une ravissante créature, même,

— Ah ! dit le bohème quittant son air railleur, tu la connais ?

— Oui et non. C’est une pastorale dont je puis te régaler après déjeuner, car tu déjeunes avec moi, n’est-ce pas ?

— Je n’y vois pas d’inconvénient.

Le vicomte sonna pour déjeuner, quoiqu’il ne fût que dix heures et demie, puis Clodomir se mit à raconter ses aventures depuis un an qu’il n’avait vu Maxime de Tressang.


IV

Ils ne craignent qu’une chose : le ridicule.
Stendhal.


On venait de servir le café. Max, tout en offrant d’excellents cigares à son ami, lui disait :

— Maintenant je vais tenir ma promesse, puisque tu insistes tant, et te faire, en prose, par exemple, le récit de mon églogue.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— C’est très-poétique, en effet, raconté par toi surtout ; mais y aurait-il indiscrétion à te demander tes intentions au sujet de cette jeune fille ?

— Pardieu non, c’est bien simple…

— Que vas-tu faire ?

— Tout bonnement lui donner un appartement assez gentil pour lui servir de cadre, puis une voiture ; et dans trois mois, si elle est aussi spirituelle que jolie, elle me quittera un beau matin, moi, pauvre vicomte en tutelle, pour quelque autre plus fortuné que ton serviteur, un prince russe, par exemple… Mais au moins, je l’aurai lancée, je lui aurai rendu service…

— Il est joli le service !… Mais c’est tout simplement une infamie que tu médites, Max !

Le vicomte se prit à rire, mais à rire !…

— Oui, une infamie. Qui te dit, d’abord, que cette jeune fille ne rejettera pas tes offres avec indignation ?

— Elle ne les refusera pas.

— Qui te dit qu’elle n’est pas laborieuse et sage, tenant autant à son honneur que la plus altière duchesse de ton noble faubourg ?

— Quoi ! vraiment, mon pauvre Clodomir ? reprit le vicomte d’un air de compassion, toi le sceptique de tout à l’heure, tu as encore la faiblesse de croire à ces choses-là !

— Oui, j’y crois, et fermement encore ; puis d’ailleurs, que t’importe ?… vertueuse ou non, de quel droit viendrais-tu troubler son existence… Si elle est sage, pourquoi jouer le rôle du tentateur ? pourquoi la faire déchoir, pourquoi désirer une malheureuse de plus ?… Si elle ne l’est pas, tu n’auras même pas le plaisir de la nouveauté. Max souriait d’un air fin.

— Je comprends, dit-il.

— Que comprends-tu ?

— Dis-moi combien de temps tu es resté le voisin de cette voisine ?

— Un an et demi environ.

— Et alors tu redoutes que je n’aille sur tes brisées…

— Moi, je te jure…

— Ne jure pas.

— Je te donne ma parole d’honneur que je ne lui ai pas parlé dix fois, et qu’une seule fois, par hasard et en son absence, je suis entré chez elle.

— Mais alors ce fougueux intérêt ?…

— J’ai pour elle l’intérêt que mérite une pauvre fille sage, laborieuse, sans amis, sans soutiens.

— Mais, Clodomir, pourquoi ne pas dire tout Simplement ?…

— Eh ! mon Dieu, mon cher, je n’ai rien à dire.

— Prends garde, tu me laisses le champ libre ; allons, avoue-le-moi, tu l’aimes ?……

— Mais pas du tout !… Voilà comme sont bien des hommes, toujours un intérêt caché fait agir, n’est-ce pas ?… Eh bien, non, je t’ai dit à propos de Louise…

— Ah ! elle se nomme Louise.

— Ou Jeanne ou Julie, je ne sais trop, dit Clodomir d’un air très-impatienté qui amusait beaucoup Max… Je t’ai dit, à propos de cette jeune fille, ce que je t’aurais dit de tout autre en pareil cas : une action semblable est une infamie… Ris tant que tu voudras, c’est une tache à ton blason.

— Allons, Clodomir, c’est ta maîtresse…

— Non, sur l’honneur !

— Alors, c’est bien, rappelle-toi que je t’ai averti.

Quelques amis du vicomte vinrent à entrer. Max, sans leur dire son expédition du matin, leur raconta comme quoi il était amoureux, et les fit rire prodigieusement en leur faisant part des vertueux scrupules de Clodomir.

Les nouveaux venus regardaient avec surprise le bohême, dont la mise négligée ressortait davantage encore, au milieu des toilettes soignées qui l’entouraient.

Chacun voulut prendre part à la discussion morale qui s’éleva au sujet de la jeune fille. C’était à qui placerait un mot spirituel ou profond, suivant son caractère.

Clodomir, seul de son opinion, tenait tête à tous.

La discussion s’anima, on en vint aux personnalités.

— C’est votre maîtresse, décidément.

— Comptez-vous l’épouser, que vous revendiquez le droit de défendre sa vertu ?

— C’est votre sœur peut-être, que vous n’osez avouer ? s’écria tout à coup le chevalier de Castelmoron, une espèce de fat, dont le père, nommé Trippard, était marchand de chevaux.

— Comme vous l’entendez, non, s’écria Clodomir, la joue empourprée et la voix tremblante… comme vous l’entendez, non, monsieur, ce n’est pas ma parente, mais elle est ma sœur au nom de l’humanité que vous oubliez…

— Bravo, bravo ! continuez…

— Et c’est une parenté que je ne veux pas renier, dont je ne rougis pas. Elle est ma sœur, parce que, pauvre et isolée, le travail de ses jours et de ses nuits lui suffit à peine ; parce que sa beauté n’est qu’un malheur de plus, puisqu’elle l’expose à toutes les séductions… elle est ma sœur, parce que, dans notre société, elle n’a personne pour la défendre, personne !… sa seule sauvegarde, c’est la conscience du devoir, c’est la vertu, — et savez-vous ce que peut la voix de la conscience, quand on a faim, qu’on n’a qu’un mot à dire, pour accepter une honte dorée ?

Personne ne riait plus, sauf le chevalier de Castelmoron, qui, profitant d’une pause, s’écria :

— Ah ça ! c’est décidément l’apôtre d’une religion nouvelle…

Clodomir irrité, sortit brusquement sans saluer.

— Ah ça ! Max, comment s’appelle cet original ?

— C’est un de mes amis d’enfance, il se nomme Horace Maisans.

Puis, comme Max n’avait pu aller la veille à Chantilly, on lui raconta les détails de la journée, et les exploits de Miss Betsy, de Tambour-Major et de Pudding, le magnifique cheval anglais, qui tous les ans trouve assez de force pour faire six kilomètres au galop et que son dernier possesseur a payé 45,000 francs.


V

Je rougis, et je rougis d’avoir rougi.
Selvio Pellico.


Lorsque Clodomir fut dans la rue, il fut très-mécontent tout d’abord de lui-même.

— Quel plaidoyer en faveur d’une femme que je connais à peine !… Suis-je donc un niais ?… Tous ces beaux jeunes gens se sont horriblement moqué de moi… avaient-ils raison ? peut-être bien, et cependant non, j’ai bien agi. Puis, cette jeune fille, je la connais : pendant deux ans, ne l’ai-je pas vue sage, laborieuse… Au fait, elle m’inspire un singulier intérêt… serais-je amoureux ? Quelle folie ! il ne me faudrait plus que cela : cela ne peut, cela ne doit pas être. Je ne puis seulement subvenir à mes besoins à moi ; mes moyens ne me permettent donc pas… Et pourtant, si je suis au désespoir d’avoir été mis à la porte de mon ancien domicile, c’est à cause d’elle, uniquement… Je me dois de la prévenir des intentions de mon ami Max ; la mettre en garde… Oui, pour qu’elle se moque de moi, elle aussi !… Allons, décidément Max a raison, et ses amis aussi.

Si bien que, le soir arrivé, Clodomir se prouva à lui-même qu’il serait bon de se promener dans la rue de Lille, et qu’il passa la soirée à rôder dans les environs de son ancien domicile.


VI

TENTATIVES


Le lendemain Max ne pouvait détacher sa pensée de la jeune fille, qu’un instant il avait aperçue à la petite fenêtre. Ses informations lui avaient appris ceci :

Elle se nommait Louise Bläin, n’avait point de parents, vivait complétement seule, ne recevait personne et ne sortait que pour aller chercher ou reporter de l’ouvrage : elle était repriseuse de dentelles.

Notre vicomte était loin d’être timide, et cependant un sentiment tout nouveau pour lui l’empêchait de se présenter chez la jeune fille.

Il passait, tout comme un tendre berger, ses journées entières au fond du jardin, assis sur le banc de gazon, épiant la fenêtre de Louise ; il écoutait avec ravissement sa voix gauche et sans méthode, mais harmonieuse et pure. Cette voix lui semblait plus belle que celle de toutes les cantatrices en vogue, et cependant, elle ne chantait que des refrains populaires, écorchés chaque jour par des orgues de Barbarie.

— Décidément, se dit Max, cet état de choses ne peut durer, il faut prendre un parti.

Le lendemain, un domestique se présentait chez Louise avec la lettre suivante, dont le laconisme était destiné à faire entrevoir bien des choses :

« Mademoiselle,

« Vous voir, c’est vous aimer ; je vous ai vue. D’un mot, vous pouvez me rendre le plus heureux des hommes : ce mot, dites-le : Votre appartement est prêt, votre voiture attend à votre porte une réponse. »

Louise replia la lettre après l’avoir lue :

— Cette lettre ne peut être pour moi, dit-elle, au domestique, reprenez-la, vous vous trompez.

— Cependant, mademoiselle !…

La jeune fille ouvrit la porte d’un air significatif, le domestique s’inclina et sortit.

— Bien, se dit le vicomte, elle ne m’aura pas compris, ou elle aura cru que je me moquais d’elle ; le point le plus important est de la convaincre de la réalité de mes offres.

C’est pourquoi, dès le lendemain, Max entassa dans une magnifique corbeille tout ce qu’il put trouver de plus éblouissant : étoffes, dentelles, châles, bijoux.

Il y en avait pour une dizaine de mille francs, c’était tout ce que le vicomte avait pu se procurer d’argent comptant.

Le lendemain, en l’absence de Louise, le concierge de la maison, que quelques louis avaient rendus d’une rare souplesse, introduisit dans la chambre de la jeune fille la magique corbeille.

Max guettait du jardin l’effet que produirait tout cet attirail de tentation.

— Elle se mettra certainement à la fenêtre, pensait-il, alors je paraîtrai.

Mais en vain il fuma un nombre infini de cigares sous les grands tilleuls, Louise ne parut pas.

Seulement son domestique vint le prévenir qu’on venait de lui apporter un volumineux paquet, c’était la corbeille.

Le vicomte fut stupéfié.

— Une femme jeune, admirablement belle, pauvre et vertueuse ! C’est un miracle, Clodomir avait raison, mais que faire ? car décidément je suis amoureux, comme un fou, de cette jeune fille.

Que faire ?… et le vicomte se creusait la tête pour inventer quelque chose de neuf ; en pareille matières ses ressources étaient à bout, ses moyens de séduction épuisés.

En peu de jours sa passion (c’était devenu une passion) prit d’énormes proportions.

Tout lui était devenu indifférent, il avait délaissé son club chéri, ne passait plus ses soirées à jouer quelque whist nerveux ou quelque bouillotte corsée.

Lui, l’homme à la mode, le viveur, le superbe insolent, il en était, tout comme au sortir de sa philosophie, à se proposer les problèmes les plus saugrenus.

Il eût presque effeuillé des marguerites. Peut-être eût-il rougi, si, mis en présence de Louise, il lui eût fallu lui parler.

Par une sorte d’intuition, il avait deviné le caractère de Louise ; il comprenait que la moindre démarche audacieuse le perdrait à tout jamais.

Désormais il passait sa vie au jardin ou dans les alentours de la demeure de Louise, espérant voir de loin sa taille svelte et gracieuse, puisqu’il ne pouvait plus la voir à la fenêtre.

Un soir pourtant, il la vit mettre à la hâte son chapeau et son châle ; il sortit en courant.

Il arriva trop tard, elle était partie.

— Au moins, je la verrai rentrer, dit-il.

Et pendant toute la soirée il resta en vedette ; la pluie tomba en abondance, il ne quitta point son poste. Elle rentra enfin, mais si vite, qu’il la devina plutôt qu’il ne la vit ; il était trempé jusqu’aux os ; il retourna chez lui tout joyeux.


VII


Pendant ce temps, le Pactole coulait chez Clodomir, c’étaient tous les bonheurs à la fois ; son père lui avait envoyé cinq cents francs, il avait réussi à faire représenter un drame au boulevard, qui avait failli lui rapporter quarante écus, enfin il était employé sérieusement dans un journal, pas méchant, mais assez réel pour lui compter cent cinquante francs par mois.

Clodomir avait une vraie chambre, un vrai lit ; il était mis avec grâce et distinction, disait-il, et faisait trois repas par jour pour rattraper le temps perdu.

Mais, à surprise ! Clodomir avait paru se ranger, il n’avait point convoqué le ban et l’arrière-ban de ses connaissances, ainsi qu’il le faisait en cas de bonne aubaine, à venir partager un pantagruélique repas.

Il avait même eu l’idée de songer à payer ses dettes.

— C’est l’effet de l’âge, se disait-il, je deviens bourgeois.


VIII

Tout d’abord c’est un brouillard, puis une ombre confuse.
Lope de Vega.


Louise, nous devons le dire, s’était très-bien aperçue de l’amour de son voisin le vicomte. Tout d’abord, en refusant ses offres brillantes, elle avait agi sans arrière-pensées : il m’oubliera demain, pensait-elle ; maintenant, la persistance étrange et la timidité du vicomte la surprenaient au possible.

Max, sans s’en douter le moins du monde, agissait avec la plus grande habileté ; il était loin d’être un grand grec en amour ; notre génération entend assez peu le sentiment que l’on a, depuis quelques années, réduit à la simplicité d’une affaire d’argent : Max, en offrant de l’or à pleines mains et des cachemires, avait cru prendre la grande route du cœur, il se trompait.

Son indécision le sauva. En restant dans l’inaction, se contentant d’une admiration passive mais obstinée, il était rentré dans le vrai.

Louise, surprise d’abord, s’était bientôt indignée des démarches du vicomte. Peu à peu elle éprouva un charme secret, une douce habitude, que son inexpérience ne lui permettait pas de définir exactement, mais maintes fois, son cœur avait battu.

Qui eût résisté ?

Elle voyait ce jeune homme riche, noble, puissant à ses yeux, d’une hardiesse qui avait été jusqu’à l’insolence, passer maintenant des journées entières à épier le moment où il pourrait seulement l’entrevoir. Souvent elle quittait son métier pour venir le contempler en se dissimulant derrière le petit rideau de sa fenêtre. Elle lui trouvait un air de distinction et de douceur. Peu à peu elle cessa de se cacher et son sourire répondait à la muette extase de Max.

Un jour le vicomte se frappa le front, il venait de lui surgir une pensée.

Se défiant des domestiques, lui-même fut son ouvrier.

Il lia ensemble quatre ou cinq longues gaules, destinées à faire des tuteurs aux arbustes du jardin, et muni de cet instrument, par une belle nuit d’été, après des peines inouies et maint essai infructueux, il parvint à déposer un gros bouquet de roses sur la fenêtre de Louise.

Ô bonheur ! le lendemain, le bouquet de roses gracieusement disposé, s’épanouissait dans un grand vase de faïence bleue attaché à l’étroit rebord de la fenêtre.

Max était au comble de la joie.

Louise le remercia d’un gracieux sourire.

Désormais, chaque matin, sur sa fenêtre, elle trouvait un bouquet semblable. Puis un matin, en changeant les fleurs, elle laissa tomber celles du vase, Max les ramassa avec empressement et s’enfuit, plus joyeux qu’un fiancé de village avec un gros baiser.

Désormais Louise aimait le vicomte, toutes ses craintes avaient disparu, elle se laissait aller sur cette douce pente, trouvant la vie plus facile, sans se demander jamais où la conduirait cet amour.

Un jour enfin, Max osa lui écrire.


Avec cette lettre, bien respectueuse cependant, toutes les craintes de la jeune fille reparurent. Une idée, terrible pour elle, surgissait sans cesse dans son esprit : serait-elle jamais la maîtresse de Max ?

Alors, elle se faisait une hideuse peinture de ce que la débauche offre de plus répugnant. Les pauvres filles qui n’ont ni père ni mère, ni parents ni amis pour les protéger et les défendre, sont obligées de connaître le danger pour pouvoir le combattre ; pour elles, l’on n’a pas écarté tout ce qui pourrait ternir la virginité de leurs pensées, le vice grouille autour d’elles ; effronté, cynique, ne respectant rien, ni jeunesse ni beauté, elles le coudoient tous les jours et savent au juste quel est le sort qui les attend un jour si elles succombent ; les exemples sont là, sous leurs yeux.

Voilà pourquoi Louise était si fort épouvantée et pourquoi la lettre de Max lui ouvrit son propre cœur qu’elle n’avait osé jusque-là interroger.

Elle voulait fuir, quitter l’hôtel de Tressang…

Elle resta pourtant, mais se jurant bien de combattre cet amour, d’éviter Max, de fuir jusqu’à son regard, et certes, en se faisant cette promesse, elle était de bonne foi.


IX


Les jours se passaient, Louise tenait inexorablement son serment.

Max était au désespoir.

Les plus belles fleurs du parterre se fanaient, abandonnées sur la fenêtre, ou tombaient repoussées au pied de la muraille

La voir était impossible. Un grand rideau masquait maintenant la fenêtre.

Nous devons dire pour être franc, que Louise souffrait autant que Max.

Un matin, Louise reçut une lettre dont elle crut reconnaître l’écriture.

— Je ne devrais pas la lire, pensait-elle.

Mais elle voulait bien savoir ce que pouvait contenir cette lettre : ensuite, qui le saura ? se dit-elle.

La lettre n’était pas de Max, elle était de l’ancien voisin de Louise, Clodomir.

« Mademoiselle,

« Hier encore j’étais trop pauvre pour faire la démarche que je fais aujourd’hui, je vous aime, voulez-vous accepter ma main ?
« Ma demande n’ayant rien que d’honorable, permettez-moi de venir demain chercher la réponse. »

Cette lettre jeta Louise dans une profonde surprise. Que faire ? accepter ; d’un mot, désormais, elle déjouait les tentatives de séduction de Max, si telles étaient ses intentions, et de plus sa solitude cessait, elle n’aurait plus cette crainte horrible de la vieillesse, de la maladie, de la misère…

Louise était la fille d’un entrepreneur nommé Blain.

Cet homme actif, laborieux, intelligent, avait acquis une certaine aisance, qui lui avait permis de donner quelque éducation à sa fille.

Un jour la faillite frauduleuse d’un fripon lui enleva tout.

Le chagrin le prit, il mourut, laissant à sa veuve le soin de Louise, alors âgée de quinze ans, et les débris de son aisance passée.

Sa veuve ne lui survécut que trois ans.

À dix-huit ans, Louise resta donc seule ; les frais de la maladie de sa mère une fois payés, elle ne possédait plus rien qu’un petit mobilier dont elle vendit une partie… Pour vivre elle avait son travail, quarante sous par jour en prenant sur ses nuits.

Et, pour avenir, elle avait la misère, ou l’hospice.

Toute la journée Louise ne put travailler, la nuit se passa en incertitudes.

Oh ! si Max lui avait écrit cette lettre… mais non, l’amour de Max ce serait le luxe, une existence dorée, mais la honte ! la honte ! puis il ne l’aimerait pas toujours, pas longtemps peut-être, et alors la solitude reviendrait, plus affreuse encore avec le remords.


X


Enfin le lendemain arriva, l’indécision de Louise durait toujours.

On frappa à sa porte.

— Mademoiselle, dit Clodomir, je viens connaître ma destinée.

Le bohême était pâle et ému.

Louise fit un effort pour parler.

— Croyez, monsieur, à la grandeur de ma reconnaissance pour l’offre inespérée que vous avez daigné me faire. Mais, je ne dois, je ne puis… et des larmes arrivèrent à ses yeux.

— C’est-à-dire, mademoiselle, que vous refusez.

— Monsieur, de grâce, croyez…

— Ah ! s’écria Clodomir, orgueil stupide, fausse honte petite et misérable ! pourquoi ai-je tardé ? Je le sens, aujourd’hui vous en aimez un autre. Et comme Louise se taisait : Oui, j’en étais sûr, et moi, pourtant, depuis longtemps je vous aime. Mon offre est celle d’un honnête homme qui vous offre de partager ses heureux et ses mauvais jours, et l’autre !…

— Oh ! monsieur, épargnez-moi !…

— Peut-être, mademoiselle, ai-je été trop brusque, trop pressant, peut-être voudriez-vous réfléchir ?

— Non, monsieur, non, c’est désormais impossible, lui dit Louise, plus froide et plus pâle qu’un marbre, c’est impossible, reprit-elle plus bas, adieu…

— J’obéis, mademoiselle, mais avant, et pardonnez ce que je vais vous dire… peut-être un cœur, un bras dévoué vous seront nécessaires… alors souvenez-vous de moi.

Et laissant une carte sur le bord du métier de Louise, il s’enfuit ; les larmes le suffoquaient.

— Oh ! s’écriait-il, cette femme que j’aimais, dont je voulais faire ma femme… elle est la maîtresse de Max, il en a fait son jouet dans un jour de caprice. Ah ! je me vengerai.

Max, durant ce temps, assis sur un des bancs du jardin, avait aperçu Clodomir. Lui aussi, il crut deviner.

— Niais, cent fois niais, se dit-il, elle se joue de moi et je l’aime, je l’aime ! alors ses poings se crispaient de colère, elle aime Clodomir, le vertueux défenseur de la vertu outragée.

Ils doivent bien rire de moi.

À cette idée, le vicomte furieux, courut chez Clodomir. Il entra dans l’appartement comme un fou. Le bohème venait de rentrer. Tous deux se continrent. Car à tous les deux la même idée leur vint de se précipiter sur l’autre.

— Clodomir, dit le vicomte, Louise est ta maîtresse, elle t’aime, tu l’as nié jadis, aujourd’hui je sais tout, et son geste était menaçant.

— Tiens, dit le bohême en jetant sur la table sa lettre que Louise lui avait rendue, lis, et vois lequel de nous deux…

— Je te le jure, sur la mémoire de ma mère, dit Max, elle n’est pas maîtresse.

— Alors, écoute bien ceci : de cette jeune fille J’ai voulu faire ma femme, une fausse honte m’empêcha de l’avouer ; depuis longtemps je l’aime, désormais elle ne peut être à toi qu’à la condition de l’épouser ; elle ne sera jamais ta maîtresse, moi vivant.

Maintenant, adieu, en te trouvant sur ma route, tu as brisé le rêve le plus cher de ma vie.

Fais Louise heureuse et honorée, alors je puis être encore ton ami.

Max regagna l’hôtel tout pensif.


XI

LES PROJETS.

Tout n’est qu’heur et malheur.


Ainsi, pour la première fois, dans l’esprit de Max, l’idée de Louise se trouva rapprochée de l’idée de mariage.

Le cœur du vicomte avait fait tant de chemin en moins de six mois que cette idée, qui autrefois lui eût semblé la plus bouffonne du monde, lui paraissait maintenant presque naturelle.

Il en était à peser les difficultés, à chercher un moyen de les vaincre.

Son plus grand embarras était de faire accepter son mariage par ses amis, par ses connaissances, à se sauver du ridicule, la seule chose vraiment redoutable.

— L’originalité me tirera de là, pensait-il, je m’afficherai autant que possible, ce sera un esclandre ; mais, au bout de huit jours, personne n’en parlera plus. Maintenant on ne se marie plus que pour de l’argent ; j’aurai pour moi les gens exaltés et les jeunes femmes sentimentales.

Quant à son père, le sévère comte de Tressang, Max ne doutait pas d’avoir son consentement, en lui présentant la chose d’une certaine façon.

Restaient encore quelques scrupules, quelques vieux préjugés, l’absence de Louise les dissipa tous.

Le vicomte se résolut donc à une grande démarche. Un beau jour il se présenta chez Louise :

— Mademoiselle, dit-il sans préambule, je viens vous demander si vous voulez être ma femme.


XII

LA PLUS RICHE HÉRITIÈRE DU FAUBOURG SAINT-GERMAIN.


Le rêve de tous les lions ruinés était à cette époque mademoiselle Henriette de Chevonceux.

C’était une grande jeune fille aux cheveux d’un blond fade, aussi acariâtre que riche, et qui, pour surcroît d’agréments, possédait une bosse que toute l’habileté de ses couturières pouvait à peine dissimuler.

Mademoiselle Henriette avait vingt-trois ans et régnait en despote à l’hôtel de sa mère, vieille femme qui cherchait encore à réparer des ans l’irréparable outrage, ruine respectable sur laquelle se lisaient les injures du temps sous une formidable couche de carmin et de blanc.

Cette respectable marquise professait pour sa fille une idolâtrie qui tenait du prodige pour tous ceux qui connaissaient, et par conséquent avaient eu à en souffrir, l’horrible caractère de mademoiselle de Chevonceux.

— L’aveuglement maternel, disait-on.

Il est vrai que cette affectueuse indulgence, cette admiration passionnée, cette inaltérable tendresse, avaient une source moins noble.

Feu le marquis de Chevonceux, joueur affréné, viveur émérite, avait laissé à sa femme une fortune plus que compromise ; il ne resta presque rien à la noble veuve, quelque quinze mille livres de rentes, à peu près, la misère, pour elle.

Heureusement, un vieux parent de madame de Chevonceux, gentilhomme campagnard, avare et colossalement riche, avait disposé en faveur d’Henriette de toute sa fortune, évaluée par les plus modérés à cinq ou six millions.

Henriette, majeure et fille de tête, tenait les clefs du coffre-fort ; c’était elle qui défrayait le train princier de la maison, tenant compte des recettes et des dépenses avec autant d’exactitude qu’un procureur, rognant sur les mémoires, mais jetant l’or au moindre de ses caprices, fournissant à ceux de la marquise.

Elle ne réclamait en échange de ses largesses qu’indulgence pour toutes ses fantaisies, amitié et surtout obéissance aveugle.

Faute de quoi, elle l’avait nettement expliqué à la vieille marquise, elle se mariait, se séparait d’elle, sans lui faire la plus légère pension, ne lui laissant pour vivre que les maigres restes du patrimoine des Chevonceux.

C’était là l’épouvantail de la marquise, la source où elle puisait son affection.

Un matin, Henriette se présenta chez sa mère, il était neuf heures à peine ; la marquise, qui avait passé une partie de la nuit à jouer au wisth avec Mgr l’archevêque d’Araria, dormait encore d’un profond sommeil.

Sa fille l’éveilla brusquement.

— Ma mère, je voudrais vous parler de suite, s’il est possible. La marquise, terriblement contrariée, se souleva légèrement sur ses coussins.

— Est-il bien nécessaire que ce soit de suite ?

— De suite, ma mère.

— Alors, je vous écoute ; cependant je ne vous dissimulerai pas, Henriette, que je suis bien fatiguée ce matin.

— J’aurai fini en un instant, ma mère ; je suis venue vous dire que j’ai enfin trouvé un mari de mon goût, et que je veux me marier.

La marquise se laissa retomber sur son oreiller en joignant les mains d’un air épouvanté.

— Mais, ma fille… essaya-t-elle.

— Oh ! soyez sans crainte, ma mère, continua l’impassible Henriette, vous demeurerez avec nous, et comme je serai toujours la maîtresse, vous serez toujours chez vous. Ne croyez-vous donc pas à mon affection ?

La marquise respira un peu : — J’ignorais, Henriette, qu’un nouveau parti se fût présenté ; quel est ce jeune homme ?

— Il ne s’est pas présenté du tout, il n’y a peut-être même jamais songé, ajouta Henriette pensive.

— Comment ! mais alors, et les convenances ?

— J’ai compté sur vous, ma bonne mère.

— Sur moi ? et pour quoi faire ?

— Mais pour aplanir les difficultés, l’homme que je veux pour mari est M. de Tressang.

— Oh ! Henriette ! un homme ruiné.

— Raison de plus, il me devra tout ; puis, j’en ai assez pour deux, et, d’ailleurs, son père est riche.

— Un débauché !

— Gage de sagesse pour l’avenir.

— Un joueur, un joueur !

— C’est faux, ma mère, c’est faux.

— On le dit, ma fille.

— Oui, les envieux, les méchants, car enfin, ma mère, le vicomte est certainement l’homme le plus distingué que nous ayons reçu cet hiver.

— Il a bien des envieux alors.

— Eh bien ! quand tout cela serait, je le corrigerai, et puis il me plaît.

La marquise ne répondit plus. Comme d’ordinaire, elle subissait l’influence ; cependant une idée la prit, qui lui fit faire un soubresaut sur ses oreillers.

— Mais ce jeune homme, Henriette, tu le connais à peine.

— Assez pour l’aimer.

— Mais, ma fille, ce n’est pas une raison, cela.

— C’est une raison, ma mère.

— Cependant je ne puis pas aller le demander en mariage, moi, cela n’est pas reçu. Te connaît-il ? t’a-t-il remarquée ? t’a-t-il fait pressentir ?…

— Absolument rien.

— Eh bien, alors ?

— Mais, ma bonne mère, dit Henriette avec un geste d’impatience, comprenez donc que c’est pour cela, précisément, que j’ai compté sur vous, sans cela… Pensez donc, je vieillis, il faut me marier, le vicomte sera, j’en suis sûre, un excellent mari, si j’allais plus tard épouser un homme tyrannique qui voulut nous séparer… Oh ! je serais bien malheureuse, et vous, ma mère ?

Toutes les terreurs de la marquise revinrent ; elle se voyait, seule, avec ses douze mille livres de rente, sans train de maison, sans fêtes, sans voiture…

— Non, mon Henriette, tu ne seras pas malheureuse, ta mère ne te fera pas défaut, ta volonté sera faite, je vais réfléchir.

— Ah ! merci, ma mère, je suis rassurée maintenant ; je compte sur vous, et Henriette sortit.

— Comment faire ? mon Dieu, pensait la marquise, comment faire ? Le monde, les convenances ! Ah ! cette enfant ne respecte rien. Si j’étais la maîtresse !


XIII


Max avait disparu.

C’est en vain que ses amis s’étaient présentés chez lui ; la réponse avait été invariable : — Monsieur le vicomte est sorti, répondait le domestique. On se livrait aux plus singulières conjectures.

Était-il à Paris ?

Son père l’avait exilé dans une terre.

Il était aux eaux avec une de ses tantes.

Mais non, la saison était passée.

Il était en Italie alors.

Il avait été enlevé par une danseuse.

Tous ces bruits contradictoires avaient été longuement discutés, mais l’opinion publique n’avait pas décidé encore.

Qui donc eût pu se douter que Max, épris follement d’une ouvrière, passait ses journées, ses soirées, tout son temps, préoccupé sans cesse de cet amour.

Heureux seulement quand il voyait Louise, quand il pouvait rester quelques heures avec elle.

Car, maintenant, il allait souvent chez Louise ; leur mariage était bien convenu, Max n’attendait qu’une occasion pour obtenir le consentement de son père.

Et Max était plus heureux qu’il ne l’avait jamais été, même dans ces jours de folie où, puisant sans compter, il jetait à pleines mains l’or et sa belle jeunesse.

Louise était heureuse aussi, l’avenir maintenant c’était l’amour de Max, le bonheur au lieu de la misère et du désespoir.


XIV


La marquise, cependant, tournait et retournait en sa tête tous les moyens possibles pour amener le mariage tant désiré par sa fille, de la façon la plus convenable et qui ne pût prêter le flanc au ridicule.

— Si encore je connaissais le comte de Tressang, pensait-elle, tout s’arrangerait, mais à peine si je lui ai parlé quatre fois en ma vie.

Grandes étaient donc les perplexités de la vieille marquise, lorsqu’un hasard des plus heureux vint la servir.

Comme elle cherchait à se rappeler toutes les circonstances qui l’avaient mise parfois en relations avec le comte de Tressang, elle se souvint qu’une de ses terres de Bourgogne était voisine d’une des propriétés du comte. De voisinage à procès le chemin était court, le procès amènerait nécessairement une transaction qui exigerait absolument des entrevues, une réconciliation. Alors, avec un peu d’adresse, il serait facile d’amener le comte à présenter son fils.

Mademoiselle Henriette, consultée, daigna donner son approbation.

Trois jours après, l’intendant de mademoiselle de Chevonceux faisait abattre, sans rien dire, quelques peupliers appartenant au comte de Tressang, indûment plantés, disait-il, sur le talus d’un fossé par ledit comte de Tressang.

Lequel, à la nouvelle de cet acte, d’arbitraire et de cette exhobitante violation, entra dans une épouvantable colère.

Ce que la marquise avait prévu arriva.

Un procès s’entama.

La marquise blama fort son intendant.

On parla de conciliation.

Le comte, touché des regrets de la marquise, se prêta de bonne grâce à un arrangement.

Le comte, homme d’esprit, n’eut besoin que de voir trois fois la marquise pour être sur la voie.

Une conversation habile qu’il eut avec Henriette révéla au rusé vieillard ce qui devait s’être passé. D’un coup d’œil il vit pour Max une superbe position.

Il rentra chez lui tout joyeux de cette découverte et se résolut de demander promptement la main de mademoiselle de Chevonceux pour le vicomte Gustave-Adolphe-Maxime de Tressang, son fils.


XV


Louise brodait à son métier.

Max était assis près de la fenêtre et jetait à la jeune fille de doux regards ; il disait :

— Nous aurons sur les bords de la Loire… entre Montcoreau et Candes, le plus délicieux pays de la terre, une ravissante maison de campagne.

Notre maison est bâtie aux flancs d’un coteau que couronne un bois de châtaigniers au feuillage sombre, les jardins sont étagés en terrasses et traversés par un ruisseau que l’on a dirigé habilement au milieu des massifs ; tous les murs sont tapissés de roses ou d’arbres fruitiers, ou bien encore de jasmins et de chèvrefeuilles.

Plus bas est un petit bois avec des sentiers fleuris tout bordés de fraisiers et de violettes ; les pervenches s’enroulent au tronc des jeunes arbres et leur petite fleur bleue se détache, comme une étoile dans l’azur, sur le vert sombre du feuillage.

Puis est une prairie en pente douce avec de grands peupliers et des saules qui baignent dans la Loire leurs feuilles glauques et éplorées…

— Il faudra, disait Louise, que nous ayons une laiterie et une volière, surtout mon chardonneret, que j’aime encore plus, ne restera pas tristement tout seul dans sa petite cage.

— Nous aurons des oiseaux de toute sorte.

— Et une basse-cour.

— Certainement, et des pigeons…

— Quelles bonnes promenades le matin !

— À cheval.

— Et le soir ?

— Oh ! le soir, nous aurons un canot bien léger, bien rapide, la Loire est si belle, l’été, quand la lumière de la lune découpe les fantastiques silhouettes des peupliers et des grands bois, des coteaux et des maisons .....

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le mariage de Max avec mademoiselle de Chevonceux était une affaire décidée entre le comte et la marquise, nous ne parlons pas d’Henriette.

Les conditions préalables avaient été réglées.

Mademoiselle de Chevonceux apportait deux cent mille livres de rentes en biens fonds, le surplus était laissé à la marquise ; le comte donnait cinq cent mille francs à son fils, et les jeunes futurs se mariaient sous le régime de la communauté.

Chose singulière ! le comte avait presque dicté les conventions, pas un mot n’avait été émis par la marquise ; Henriette avait ordonné positivement d’acquiescer à tout.

Tout était donc convenu, consenti.

Il ne restait plus qu’à présenter le vicomte qui serait immédiatement admis à faire sa cour.

Le mariage aurait lieu au printemps.

— Demain, se dit le comte, j’apprendrai à Max sa bonne fortune.

En bon père, il ne doutait pas que Max ne fût transporté. Deux cent mille livres de rente !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Notre position respective ne peut durer davantage, ma chère Louise.

Demain je demande le consentement de mon père ; peut-être hésitera-t-il d’abord, mais je le convaincrai et, au pis aller, nous nous passerons de ce consentement.

— Non, Max, je n’entrerai pas ainsi dans votre famille, mais vous direz à votre père combien nous serons heureux ensemble, combien il sera heureux lui-même ; tenez, Max, je l’aime déjà votre père, il remplacera le mien. Oh ! non, il n’hésitera pas.

— Non, non, disait Max.

Le non, non, du vicomte était franc, il s’attendait bien à quelque résistance, mais il se croyait sûr de l’emporter :

— Oui, demain, je parle à mon père.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le père et le fils avaient chacun leur plan bien arrêté.

Par un hasard singulier, tous deux avaient choisi, pour parler, le même jour, la même heure (l’heure du dîner).

Tous deux attendaient avec impatience.

Le comte avait eu quelques réflexions qui le faisaient douter de la réussite : Max, pensait-il, ne tient point à l’argent ; et, sans sa fortune, il est certain que mademoiselle de Chevonceux ne serait point un parti fort désirable.

Enfin il faudra bien qu’il m’obéisse ; je suis le maître après tout, c’est mon fils.

— Que dira mon père ? pensait Max ; une jeune fille sans nom, sans parents, sans fortune, une ouvrière ; n’importe, je le veux. De la fermeté, il cédera, il ne peut vouloir mon malheur.

Il est mon père après tout !


XVI

RÉALITÉ

L’homme propose, Dieu dispose.

Il y a loin de la coupe aux lèvres.


Quand arriva l’heure du dîner, Max descendit tout plein de ses résolutions.

Contre l’ordinaire, le comte était d’une charmante humeur. — Je joue de bonheur, pensa Max, de l’adresse, de l’éloquence, de la persuasion, de l’énergie, mon procès est gagné ; abordons l’ennemi de front.

Il ouvrait bravement la bouche, le comte l’interrompit.

— Vous n’êtes pas, mon cher Max, sans avoir entendu parler de mademoiselle Henriette de Chevonceux.

— Certes, mon père.

— C’est une bien charmante personne, reprit le comte.

— Charmante, fit Max comme un écho et attendant le moment favorable.

— Elle est excellente musicienne.

— Excellente.

— Elle peint, dit-on, à ravir.

— À ravir.

— Vous vous êtes même, il me semble, extasié très-fort devant un album qu’elle avait rapporté d’Italie, l’an passé.

— Je voulais vous dire, mon père… essaya Max.

Le comté ne le laissa pas achever.

— Elle est fort riche, cette demoiselle de Chevonceux.

— Oui, fort riche.

— Un des beaux noms de France.

Max ne répondait même plus.

— Récapitulons : talents, position, fortune colossale ; certes, celui qui l’épousera sera un homme heureux.

— Très-heureux.

— Réjouissez-vous, alors, mon cher Max.

— Moi, me réjouir, mais… pourquoi ?

— Parce que, à partir de ce moment, c’est une affaire conclue.

— Hein ! quoi ? fit le vicomte tout surpris.

— Mais oui, et le comte se frottait joyeusement les mains ; ne venez-vous pas de me dire que le mari d’Henriette serait un homme heureux ?

— Mais, mon père…

— Vous venez de me le dire, n’est-ce pas ?

— Cependant…

— Eh bien, c’est vous qui serez cet homme heureux ; il ne manquait que votre consentement, vous le donnez ; mademoiselle de Chevonceux sera votre femme.

La foudre tombant sur la table eût moins épouvanté Max.

— Mais c’est impossible, mon père.

— Et pourquoi, monsieur, s’il vous plaît ?

— Pourquoi ?

— Oui, pourquoi ?

— Mais, d’abord, mademoiselle Henriette est bossue.

— C’est faux.

— J’en suis sûr.

— C’est un bruit que ses ennemis font circuler.

— Oh ! par exemple.

— Oui, ses ennemis. Est-ce la seule impossibilité ?

— Ensuite chacun connaît son déplorable caractère ; nul, excepté sa mère, ne peut la supporter, sa volonté est tyrannique.

— Vous serez le maître chez vous ; est-ce tout ?

— Mon chez moi ne peut être un enfer ; enfin, elle me déplaît.

— C’est fâcheux.

— C’est ainsi, cependant.

— Vraiment ? dit le comte d’un air goguenard.

— Oui, elle me déplaît… horriblement.

— Alors, je vous le répète, c’est fâcheux, parce que… Le comte s’arrêta.

— Parce que ?… fit Max.

— Parce que j’ai donné ma parole à la marquise de Chevonceux.

Max fit un bond.

— Il me semble qu’on devait s’assurer de mon consentement.

— Aussi m’en suis-je assuré.

— Je le refuse.

— On s’en passera.

— Ce serait par trop fort ! Nous verrons.

— Oui, nous verrons, dit le comte, dont la colère éclata, nous verrons si je suis le maître, et lequel de nous deux devra céder.

Le courage de Max redoubla avec la menace.

— Écoutez-moi bien, mon père : je le jure devant Dieu, jamais mademoiselle de Chevonceux ne sera me femme.

— Ne jurez pas.

— Je le jure sur l’honneur.

— C’est bien, mon fils ; néanmoins vous avez un mois de réflexion. Nous sommes au 25 octobre ; le 25 novembre, vous me ferez connaître vos intentions. Songez seulement que vous me devez tout, que vous n’avez plus rien que ce que je veux bien vous donner ; d’ici à l’époque fixée qu’il n’en soit plus question.

— Je n’ai pas besoin de réflexions.

— Si, si, réfléchissez,

Et le comte se leva de table.

— Je vais toujours, ajouta-t-il tout haut, achever de régler une clause du contrat avec la marquise.

Et il sortit.

— Morbleu ! s’écria Max, nous verrons bien ! me marier avec cette horrible fille, jamais !

Et le vicomte assura son serment d’un coup de poing sur la table, renversant une partie de ce qui était dessus.

Le domestique, que l’on avait fait sortir, accouru.

— Monsieur le vicomte a sonné ?

— Oui, dit Max, pour ramasser ceci. Et il sortit.


XVII


— Eh bien ? demanda la marquise de Chevonceux au comte qui venait de se jeter dans une bergère.

C’était le lendemain de la conversation entre le père et le fils.

— Eh bien, avez-vous parlé au vicomte ?

— Je ne me suis pas encore nettement expliqué avec Max, il est un peu souffrant ces jours-ci et garde la chambre.

— Alors, vous n’avez rien dit ?

— Peu de chose, j’ai laissé entrevoir.

— Et qu’a-t-il répondu ?

— Entre nous, marquise, je le crois ravi.

— Vraiment.

— Oui, et cependant j’ai été fort circonspect à cause de l’état dans lequel il est.

La marquise jeta un coup d’œil en dessous au comte de Tressang, le bon père était impassible.

— Ma fille ne sait rien encore, dit la marquise (Henriette, en effet, était censée tout ignorer) ; puis-je en dire quelques mots.

— Oh ! pas encore, dit le comte ; dans quelques jours.

— Comte, vous me cachez quelque chose.

— Marquise…

— Soyez franc.

— Eh bien, tenez, je vais l’être.

— Il y a donc quelque chose ?

— Je n’en suis pas sûr, je le crains seulement.

— Et ce serait ?…

— Dois-je tout dire ?

— Dites.

— Eh bien, je crois qu’il y a une amourette sous jeu. Je n’en suis pas certain cependant, mais demain je saurai au juste à quoi m’en tenir.

— Alors je ne dirai rien à Henriette.

— Non, d’ici quelques jours, ce serait plus prudent ; mais soyez sans crainte, vous avez ma parole, marquise, mon fils ne m’y fera pas manquer.

— Oh ! alors j’en parlerai à Henriette.

— Tu veux savoir de quoi il retourne, vieille rusée ? pensait le comte, tu ne sauras rien.

— Au fait, oui, dit-il, il n’y a nul inconvénient.

— Je me suis trompée, pensa la marquise, il m’a dit la vérité, je vais tout dire à Henriette.


XVIII


Max, en quittant son père, se rendit précipitamment chez Louise qui attendait avec impatience le résultat de la démarche du vicomte.

Celui-ci rentra la figure bouleversée.

— Ô Louise, Louise, s’écria-t-il, je suis bien malheureux !

La jeune fille était toute tremblante.

— Qu’arrive-t-il, mon Dieu ?

— Je n’ai pu parler à mon père, c’est lui qui vient de me déclarer qu’il voulait me marier.

Louise avait presque deviné dès l’entrée de Max, aussi le coup fut moins terrible, — elle semblait avoir tout son sang-froid.

— Oui, reprit Max, me marier malgré moi, avec mademoiselle Henriette de Chevonceux, une horrible bossue du plus affreux caractère.

— Votre père y voit sans doute quelque avantage pour vous.

— Mon père voit qu’elle est colossalement riche, qu’elle porte un des beaux noms de France, mais tout cela, Louise, tout cela peut-il donner un jour de bonheur ?

— Vous êtes franc en parlant ainsi, Max, je le sais, mais demain vos idées peuvent changer.

— Moi, jamais ! et dût mon père me déshériter, me maudire !…

— Ne parlez pas ainsi, je vous en conjure.

— Pourquoi ? Mon père peut-il être l’arbitre de ma destinée ? sa volonté doit-elle éternellement peser sur mon existence ?… Que m’importent à moi les arides satisfactions des honneurs ou de la fortune ! Je préfère cent fois un rayon de soleil dans mon existence, le parfum d’une fleur, le sourire de la femme que j’aime.

— Tout cela est bien, quand on est jeune, mais plus tard, plus tard…

— Plus tard, il en sera toujours de même ; je suis exalté, c’est vrai, mais je ne suis plus un enfant ; mes désirs ne sont pas confus, mes pensées ne sont plus indécises ; je suis à un âge où l’homme doit savoir choisir sa route dans la vie… Cette route, je la choisis.

— Max, avez-vous bien réfléchi ?

— Croyez-vous donc que je sois venu vous dire à l’étourdie : Louise, voulez-vous être ma femme ? Non, j’avais bien réfléchi avant ; lorsque je suis venu à vous, je savais bien que je rencontrerais des obstacles, mais si vous m’aimez, que m’importe !

— Je vous aime, Max, et je vous aime assez pour faire taire mon amour s’il devait faire plus tard votre malheur.

— Oh ! merci, Louise, merci cent fois. Que m’importe désormais tout le reste ! La volonté de mon père, qu’est-ce pour moi ? Rien ! D’ailleurs, pour moi, un obstacle est un attrait de plus.

— Max, on doit toujours obéir à son père.

— Je dis cela, Louise, parce que cela est. Mais enfin, qu’avez-vous ? pourquoi, au lieu de m’encourager, de me soutenir…

— Je vous dois, et je dois à moi-même de vous dire la vérité ; je vous la dis.

— Vous ne m’avez jamais aimé.

— Ce ne serait pas le cas de vous le dire, Max.

— Parce que ?… Répondez-moi franchement.

— C’est que, Max, vous jouez en ce moment et votre existence et la mienne, parce qu’aujourd’hui vous pouvez reculer, il en est temps encore ; parce que vous devez vous habituer à la lutte et que le vicomte de Tressang se prépare de cruelles déceptions, de poignants soucis, en épousant Louise Blain, la dentellière.

— Je vous aime, Louise, tout est là ; qui donc oserait me braver, me railler ? Je ne suis pas de ceux que fait reculer la vaine opinion du monde, quand je remplis un devoir ; je vais droit mon chemin sans m’inquiéter des grenouilles qui coassent dans les fossés. — Je vous l’ai offert, Louise, vous avez accepté, vous serez ma femme.

— Réfléchissez encore, Max, l’avenir, l’avenir !…

— Toujours, toujours cette crainte d’un lendemain que nous n’atteindrons pas peut-être ; demain, que m’importe, si j’ai aujourd’hui !

Louise gardait le silence.

Max se retira fort mécontent du peu de gré qu’elle lui savait de sa résistance ; il s’était attendu à des témoignages de reconnaissance, il avait été reçu presque froidement.

Il ne comprenait pas toute la délicatesse de la conduite de Louise.


XIX

Un peu d’or, c’est un remède héroïque.


Le lendemain, Max, encore mécontent, n’alla point chez Louise.

Le lendemain, le comte avait fait prendre des informations.

— J’avais deviné juste, dit-il, une amourette. Nous allons le guérir…

Un valet en grande livrée frappa ce jour-là chez Louise, dans l’après-midi.

La jeune fille fut ouvrir.

— Voici une lettre que M. le comte de Tressang envoie à mademoiselle, j’attendrai la réponse.

Louise décacheta la lettre en tremblant et lut :

« Mademoiselle,

« Vous êtes jeune, vous êtes belle, à l’âge de mon fils, moi aussi, je vous eusse adorée comme lui, mais vous êtes, m’a-t-on dit, aussi sage que belle ; vous comprendrez ce que je vais vous dire. Mon fils arrive à l’âge où, avec un nom comme le sien, un mariage est nécessaire, indispensable ; depuis longtemps son mariage est arrêté avec une femme qui l’aime et lui assure un heureux avenir ; vos relations doivent donc cesser, pour quelque temps, au moins… Plus tard, si vous l’aimez toujours…

« En attendant, je vous prie de recevoir, comme témoignage de l’estime que je fais de votre caractère, le coupon de rente que je vous envoie, espérant que vous mettrez mon fils dans l’impossibilité de vous revoir, et de briser par là son existence.

« J’ai l’honneur d’être, etc. »

Un coupon de rente de 1,200 francs était, en effet, renfermé dans la lettre.

Louise ployait la lettre lentement, sans songer au domestique. Celui-ci lui dit :

— On m’a chargé, mademoiselle, d’attendre une réponse.

— Remettez simplement ceci à M. le comte, et Louise tendit au valet le coupon de rente.

À peine seule, la jeune fille fondit en larmes.

— Ô ma mère ! ma bonne mère ! quelle humiliation ! s’écria-t-elle, et, se jetant à genoux près de son lit, elle serrait sa tête entre ses mains, il lui semblait qu’elle devenait folle.

Mais cet accablement dura peu ; elle se leva bientôt, la résolution brillait dans ses yeux.

— Oui ! s’écria-t-elle, le comte a raison ; pour Max, si jamais j’étais sa femme, je serais un malheur, je le vois bien par cette lettre que le comte m’a adressée sans penser qu’il me jetait à la face une horrible injure ; voilà donc ce que penseraient de moi les gens auxquels Max voudrait présenter sa femme…

Non, ce mariage est impossible. C’est un beau rêve que j’ai caressé trop longtemps, une douce illusion qu’il faut voir s’envoler. — J’étais trop heureuse aussi, un tel bonheur n’était pas fait pour durer longtemps. — Ah ! que Max, au lieu d’être riche et noble, n’est-il un pauvre ouvrier, sage et travailleur !

Elle donna quelques minutes à cette douce idée, son cœur s’épanouissait à ce rêve de bonheur.

Mais le souvenir poignant de sa situation lui revint bien vite.

— Allons, se dit-elle, il me faut du courage, que mon amour soit assez grand, assez généreux, pour accomplir sans murmure un grand sacrifice.

Elle prit son chapeau, un châle et sortit.

Le soir même, elle avait vendu à vil prix son petit mobilier qu’elle aimait tant, et s’installait dans un de ces infimes hôtels qui cachent leur entrée repoussante au fond des ruelles populeuses qui aboutissent à la rue Saint-Denis.

Elle songea alors à écrire à Max.

— Mais non, non ! se dit-elle, que le sacrifice soit complet, qu’il ignore toujours et mon amour et mon dévouement.

Et lui ! puisse-t-il être heureux ! Puisse cette femme riche, noble, belle sans doute, l’entourer de tout l’amour dont j’aurais, moi, entouré sa vie.

Et Louise resta de longues heures accoudée à sa petite table, elle pleurait.


XX


Lorsque, le lendemain, Max retourna chez Louise, il fut stupéfait en apprenant qu’elle était partie ; le concierge ne put donner aucun éclaircissement.

— Un valet est venu, dit-il au vicomte, un bel homme, avec une livrée superbe, il apportait une lettre, il est resté là-haut assez longtemps ; quand il a été parti, mademoiselle Louise est descendue, elle a amené un marchand de meubles, a vendu toutes ses affaires, puis a mis le reste dans un fiacre et est partie sans dire où elle allait.

— Niais ! cent fois niais j’étais ! s’écria Max, et je croyais à son amour ! quelle leçon ! Un autre, je le vois, aura été moins respectueux et plus adroit que moi. N’importe, je veux la retrouver.

Et le vicomte, pendant huit jours, se livra à toutes les investigations possibles.

Peines perdues, Louise était introuvable.

Deux ou trois agents qu’il avait mis en campagne furent obligés d’avouer leur impuissance.

Alors le découragement le prit.

Il se fit toute sorte de raisonnements plus spécieux les uns que les autres, pour se prouver qu’il n’aimait pas Louise. Il n’y put parvenir.

Il finit par se laisser entraîner par son père chez la marquise de Chevonceux.

Henriette, qui un moment avait tremblé, était au comble de la félicité. L’orgueilleuse héritière, dont l’esprit lunatique et railleur, le superbe dédain et le mâle aplomb effrayaient les plus braves, fut charmante pour Max.

Elle l’aimait, le regard du vicomte la dominait. Elle eût trouvé du bonheur à lui obéir, elle qui avait toujours dominé. Pour lui, elle eut cette timide gaucherie d’une pensionnaire, cette fraîche candeur d’une jeune fille.

Max s’en revint tout surpris et dans un état d’esprit tout différent.

— M’aimerait-elle ? pensait-il, Pourrai-je être heureux avec elle ? Et puis, deux cent mille livres de rente !…

Pourtant cette idée de n’épouser que de l’argent lui fit honte, il ne se sentait aucun amour pour Henriette.

Le comte jouissait avec délices de l’embarras de Max, qui se lisait sur sa figure ; il se félicitait de son adresse.


XXI


— Il faut avouer que mon aventure est singulière, se dit Max, je consulterai deux de mes amis.

Il était encore parfaitement indécis ; il prenait conseil afin de pouvoir faire tout l’opposé.

Max choisit en conséquence deux amis, parmi les soixante ou quatre-vingts qu’il décorait de ce titre.

— Il m’arrive, dit-il....................

— Parbleu ! s’écria le comte Léon de Chaussey, l’idée est excellente, épouser une ouvrière, c’est par trop troubadour.

— Bon d’en faire sa maîtresse ! pensa tout haut Julien de Voël.

— Encore !

— Si, du moment qu’elle est jolie.

— Et voilà qu’elle s’enfuit avec un autre.

— C’est un tort qu’elle a eu ; car, enfin, jamais elle ne retrouvera la chance que lui offrait Max : être sa femme.

— De plus belles espérances, non, mais ce n’étaient que des espérances, elle aura trouvé du comptant.

— Mais, messieurs, dit Max, elle a refusé pour plus de vingt mille francs de bijoux, de cachemires, etc.

— Raison de plus, un autre aura doublé l’offre.

Cette conversation impatientait horriblement le vicomte ; sans se l’avouer, il avait foi en Louise.

— Tout cela, messieurs, ne m’apprend pas ce que vous feriez à ma place.

— Moi, dit Léon de Chaussey, j’épouserais tout d’abord Henriette.

— Moi, dit le baron de Voël, je refuserais péremptoirement, sans arrière-pensée, la main de cette acariâtre héritière.

— J’épouserais, parce qu’elle a deux cent mille livres de rente, ce qui est un revenu assez honnête pour épicer convenablement les fadeurs de l’hyménée ; puis, qui empêche de découvrir l’adresse de cette dentellière, aussi vertueuse que belle ; ce serait le bon moment de l’enlever à son séducteur.

— Moi, je refuserais, parce que : 1° Max est assez riche pour ne pas faire un mariage d’argent ; 2° parce qu’il est encore trop jeune pour se mettre la corde au cou ; 3° parce qu’il doit montrer du caractère et ne pas se laisser forcer la main.

— Fort bien ! dit Max, maintenant quel avis à suivre ?

— Le mien, parbleu !

— Que non pas, ce sera le mien, j’espère.

— Alors, buvons ! dit Max.

Et l’on se mit à boire prodigieusement, tout en raisonnant à perte de vue.

Lorsque les deux amis se retirèrent :

— Marie-toi, dit Léon, et de suite.

— Sur ta vie ! refuse carrément, dit Julien.

— J’en suis juste au même point qu’avant, se disait Max, j’aurais dû inviter trois amis, il y eût eu majorité.

— Max est encore bon, disaient les deux amis en rentrant chez eux ; voilà donc la cause véritable de sa disparition soudaine, Max était amoureux.

— Je trouve, moi, que Max baisse considérablement.

— C’est aussi mon avis. C’était cependant un homme très-fort, jadis, je l’ai bien connu lorsqu’il mangeait le patrimoine de sa mère.

— L’âge, mon cher, l’âge !

— Et puis son père y est bien pour quelque chose.

— Non, non, il baisse décidément ; pense donc, mon cher ! deux cent mille livres de rente.

Et le lendemain, tous les nombreux amis de Max riaient au possible des singulières idées de ce pauvre vicomte. Il y eut même des paris d’ouverts.

Il est vrai que Max avait recommandé le secret.


XXII


Cependant les jours se passaient et les irrésolutions de Max étaient toujours les mêmes ; l’époque fixée par M. de Tressang arriva, le vicomte demanda quelques jours de répit ; le comte, qui était un habile homme et qui connaissait fort bien le caractère de Max, consentit à attendre encore ; il est vrai que Max allait fréquemment chez madame de Chevonceux.

— Oublions, se disait-il parfois, oublions un beau rêve, être aimé. Adieu, projets chéris, chimères longtemps caressées, douce existence que j’ai cru entrevoir ! Et le souvenir de Louise envahissait son cœur et le remplissait de tristesse. Puis, sans savoir au juste le marché honteux proposé par son père, marché qui devait le faire l’époux heureux de la riche héritière, tous ses instincts se révoltaient à l’idée d’être le mari de mademoiselle de Chevonceux.

— Si je savais où est Louise, disait-il, si je n’avais pas ce doute affreux, cette inquiétude incessante, eh bien ! mon malheur serait moins grand, je me dirais : Tout est perdu, oublions. Mais je ne sais rien, rien !

— Je suis un niais, pensait-il à d’autres moments, je cherche à dorer ma lâcheté de prétextes fallacieux, je suis comme les autres, la fortune me tente. — Non, cependant. J’aimerais bien mieux l’amour de Louise.


XXIII


C’était une chambre obscure et malsaine située au quatrième étage de la rue Sainte-Foy ; la fenêtre ouverte sur un puits fétide, qu’on désignait sous le nom de cour, ne laissait pénétrer qu’une lumière pâle et des miasmes pestilentiels. Misérable était le mobilier de cette chambre : le lit de bois, plaqué jadis, ne laissant plus voir que la colle, supportait deux minces matelas de varech ; une commode éraillée, dont l’un des pieds était remplacé par une brique de champ ; deux chaises dépaillées ; une table dont le marbre avait été enlevé, et un fauteuil diapré de toutes les couleurs, si crasseux et si sale que plusieurs générations devaient s’y être assises ; sur la cheminée, une petite glace malpropre dont le tain était à moitié enlevé, complétait l’ameublement.

Là, demeurait Louise ; couchée sur le triste grabat de cette chambre, elle pleurait et souffrait depuis un peu plus d’un mois, depuis le jour où elle avait quitté sa petite chambre.

La fièvre avait gonflé ses traits si beaux, si réguliers jadis, marbré cette peau si blanche ; ses yeux démesurément ouverts, mais fixes et mornes, exprimaient le plus horrible désespoir.

Bientôt entra une grosse femme à la voix rauque, aux traits épais, à la démarche crapuleuse ; à sa vue, Louise eut un tressaillement.

— Eh bien, ma fille, dit cette femme, êtes-vous décidée ?

— Oh ! madame, répondit la malheureuse enfant, je souffre tant !

— Raison de plus, petite, on est bien mieux soigné à l’hôpital que dans un garni, et puis un malade, c’est gênant ; d’ailleurs ça abîme mes draps et mes matelas, d’avoir toujours quelqu’un dessus. Comme cela enfin, votre quinzaine finit demain, avez-vous de l’argent ? Il n’y en a plus dans la petite boîte.

— Comment, plus rien ?

— Dame ! presque ; trois ou quatre francs, je crois, à peine.

— Mais pourtant, madame, il me semble qu’il n’y à pas huit jours encore il y avait quarante francs.

— Il y a huit jours, je ne dis pas, mais, dame ! v’là ce que c’est les maladies, ça coûte cher.

— Mais qu’ai-je donc pris ?

— Comment ! ce que vous avez pris ?

— Oui, il me semble que cette tisane et le peu de bouillon que je bois ne doivent pas coûter si cher.

— Alors, je te vole, n’est-ce pas, espèce de petite mijaurée, bonne à rien ! hurla la grosse femme ; je te vole, n’est-ce pas ? soyez donc bonne ! eh bien, puisque je te vole, tu n’as qu’à t’habiller et tu vas filer, et plus vite que ça. Allons, debout, ou de l’argent !

— Madame, de grâce ! murmura Louise.

— Non, de l’argent, après je verrai ; d’abord, c’est neuf francs pour la quinzaine et de suite.

— Mais, madame, je vous payerai.

— Quand ?

— Demain, quand je pourrai sortir, j’ai quelques économies.

— Où ?

— À la caisse d’épargne.

— Vrai ! et les yeux de la mégère exprimèrent une si féroce cupidité que Louise eut vraiment peur. — Alors, où est le livret ?

— Pas ici, madame.

— Allons, bon ! dit la mégère furieuse, des blagues ! Ça ne prend pas, faut filer, et elle porta la main sur Louise pour l’arracher de dessus le lit.

Louise eut une inspiration. — Madame, j’ai un parent riche, portez-lui un mot de moi, il viendra.

Et Louise, d’une main mal assurée, écrivit deux lignes à Clodomir.

Une demi-heure après le jeune homme était agenouillé et pleurait près du lit de Louise.

— Et Max, dit-il, se remettant un peu, il vous a donc abandonnée ? Oh ! s’il en est ainsi…

— Non, il ne m’a pas abandonnée ; il m’a bien cherchée sans doute, j’ai fui sans rien dire.

— Mais pourquoi, pourquoi ?

— Je l’aimais bien pourtant. Et Louise lui raconta son histoire, sa maladie ; depuis un mois, elle souffrait, seule, sans amis, sans secours, sans une goutte d’eau souvent pour étancher sa soif ; avec une femme qui lui faisait peur et qui la volait.

— Surtout, ajouta-t-elle en terminant, j’ai eu confiance en vous, je me suis souvenue de vous à l’heure du danger ; pas un mot à Max, jurez-le-moi.

Clodomir promit tout…

— Vous ne pouvez rester ici, ajouta-t-il, je vais parler à la maîtresse de l’hôtel et je ne serai pas longtemps absent,

Louise, le soir même, était couchée dans une petite chambre bien propre, près des boulevards extérieurs, une garde-malade était à son chevet.

— Maintenant, dit Clodomir, à demain, Louise, je viendrai de bonne heure. Il se fit immédiatement conduire à l’hôtel de Tressang.

— Le vicomte Max ?

— Monsieur le vicomte est sorti et ne rentrera sans doute que fort tard.

Il était neuf heures du soir.

— J’attendrai alors, il faut absolument que je lui parle.

Le domestique, qui avait reconnu un ami de son maître, le conduisit à la Chambre de Max.


XXIV


Ce jour-là, précisément, il y avait un grand dîner suivi d’un bal chez la marquise de Chevonceux.

Les intimes de la maison qui avaient flairé le mariage de Max, étaient ravis de leur pénétration, et, quoique cela ne fût pas officiel, ils allaient de groupe en groupe annonçant que c’était un dîner de fiançailles, en grand secret, toujours.

Deux heures du matin venaient de sonner.

Le silence se rétablissait dans les vastes salons tout à l’heure encore si tumultueux, on n’entendait plus que par moments les voix de quelques joueurs retardataires.

Le vicomte de Tressang et son père vinrent prendre congé de madame et mademoiselle de Chevonceux.

Henriette était radieuse.

Elle tendit sa main à Max en lui jetant un tendre regard. Mais au moment où le vicomte s’inclinait pour baiser la main qu’on lui présentait, le souvenir de Louise l’envahit si fort, que laissant tomber la main d’Henriette, il s’inclina froidement et sortit, indigné contre lui-même, contre ses irrésolutions et sa lâcheté.

Le comte ne s’était aperçu de rien.

— Quoi ! se disait Max, tandis que la voiture roulait rapidement vers l’hôtel ; quoi ! j’épouserais, parce qu’elle est riche et que je n’ai rien, cette grande fille qui me déplaît, qui achète en moi un esclave, tandis que j’aime une autre, une pauvre jeune fille que mon amour à perdue peut-être, pour laquelle j’ai été comme un mauvais génie !

Non, je le sens, ce mariage ne se peut ; j’ignore ce qui a pu éloigner Louise, mais le motif doit être honorable ; elle m’aimait. Je la chercherai mieux que je n’ai fait jusqu’à ce jour, je la retrouverai, elle sera ma femme.

Et cependant je me suis laissé malgré moi engager si avant qu’une rupture désormais est un éclat, un ridicule.

Qu’importe, l’existence que je mène est affreuse, et demain, oui, demain elle aura un terme, à tous risques.

Il était dans cette disposition d’esprit en descendant de voiture. Un domestique le prévint qu’un de ses amis l’attendait depuis neuf heures du soir.

Max franchit rapidement les degrés. En apercevant Clodomir, il devina.

— Où est Louise ? s’écria-t-il.

— Elle est bien malade, dit Clodomir.

— Mais où, où ?

Clodomir raconta ce qu’il avait vu et ce qu’il avait fait.

— Oh ! tu es un noble cœur, toi, dit Max en lui serrant énergiquement la main ; moi, je ne suis qu’un lâche ; mais je vais tout réparer.

— Que veux-tu faire ?

— Tu le sauras après ; attends-moi ici, ce ne sera pas long.

Et Max courut vers l’appartement de son père.

Le comte de Tressang, avant de se coucher, était en train de combiner pour Max une affaire avantageuse qui devait lui rapporter au moins quinze ou vingt pour cent.

— Mon père, dit Max d’une voix ferme malgré son émotion, mon père, je vous ai trompé. — Je ne puis être le mari de mademoiselle de Chevonceux.

— Monsieur, monsieur, dit le comte en se levant livide de colère, il est trop tard maintenant pour réfléchir, vous êtes engagé maintenant, il faut marcher en avant.

— Mon père, c’est impossible.

— Prenez garde, dit le comte, prenez garde ! je puis, monsieur, vous briser comme un verre si vous refusez de m’obéir.

— Croyez bien, mon père, ce n’est pas sans un profond chagrin que je brise tous vos projets d’avenir ; mais, je dois à l’honneur, je me dois à moi-même d’épouser la femme que j’aime, et quoi qu’il arrive je l’épouserai.

— Et quelle est cette ferme ?

— Une jeune fille belle et vertueuse.

— Son nom, son nom ?

— Elle vous est inconnue, mon père, c’est une ouvrière.

— Louise Blain ?

— Ah ! dit Max indigné, vous la connaissiez ?

Oui, je la connaissais.

— C’est vous alors, mon père, c’est vous ?

— C’est votre maîtresse, alors, que vous voulez épouser.

— Je vous jure, mon père

— C’est bien, dit le comte dont la colère croissante ne se contenait plus, vous êtes décidé à ne pas m’obéir !

— Croyez, mon père…

— Alors, monsieur, sortez, sortez de mon hôtel ; je vous chasse, je vous renie, vous n’êtes plus mon fils ; vous êtes ruiné, vous n’avez rien, entendez-vous, plus rien. N’attendez rien de moi, vivez comme bon vous semble ; mais, avant tout, oubliez que vous avez pour père le comte de Tressang. — Avez-vous réfléchi ? est-ce un parti bien pris ?

— Je suis décidé, mon père.

— Alors, quittez l’hôtel à l’instant, vociféra le comte menaçant.

Max s’inclina et sortit.

Une heure après, il quittait l’hôtel avec tout ce qui lui appartenait ; Clodomir l’accompagna.


XXV


Les domestiques de l’hôtel de Tressang ignoraient complétement ce qui s’était passé entre le père et le fils ; le lendemain matin le comte, en apprenant le départ de son fils, feignit une profonde surprise, mais néanmoins laissa entendre à son valet de chambre que Max était parti pour ses terres de Bourgogne.

Tout fut donc pour le mieux durant quelques jours.

Mais la livrée est indiscrète, la livrée veut savoir ce que cache le maître, la livrée ne prend pas toujours pour vrai ce qu’on veut bien lui dire et devine souvent.

Des circonstances furent rapprochées ; l’arrivée de Clodomir, son insistance, un nom de femme prononcé très-haut, entendu par le groom du vicomte, quelques paroles recueillies auparavant par les valets qui servaient à table, le bruit d’une discussion violente qui était arrivée aux oreilles de la lingère.

La vérité fut à peu près connue, le reste deviné ; de maison en maison, le bruit du départ de Max arriva aux oreilles d’Henriette, qui commençait à trouver au moins singulière l’absence prolongée de Max.

Mademoiselle de Chevonceux entra d’abord dans une horrible colère dont la pauvre marquise eut à supporter tout le poids ; puis elle se livra au désespoir, désespoir si violent qu’elle ne songea même pas au ridicule, qu’elle oublia que ce désespoir faisait la joie de tous ses ennemis, et Dieu sait si elle en avait !

Pour la première fois de sa vie, la riche héritière connut un véritable malheur ; la mort lui paraissait le seul refuge digne d’elle et de sa douleur, d’autres fois elle songeait à aller finir ses jours dans un couvent.

Quant à la marquise, elle avait consigné sa porte à tout le monde.


XXVI


— Que va faire mon fils ? pensait le comte, épouser cette fille ? non, cette idée chez lui ne peut être sérieuse ; d’ailleurs, que peut-il espérer ? La misère me le ramènera bientôt ; je lui donne, voyons… deux mois pour être dégoûté de sa maîtresse, deux autres mois pour épuiser toutes ses ressources, un mois en combats d’amour-propre, total cinq mois.

Mademoiselle Henriette est fille de sens, certainement elle saura prendre patience, Max n’est pas perdu pour elle, les difficultés vaincues seront un charme de plus.

Cette dernière idée décida le comte de Tressang.

— Je ne dois point perdre la tête, dit-il, c’est sur moi que repose toute cette affaire. Max s’enfuit, mademoiselle de Chevonceux est au désespoir, la vieille marquise a la tête perdue.

C’est bien de la besogne pour moi.

Et il se transporta, la figure toute soucieuse, chez la marquise de Chevonceux.

Henriette l’accueillit avec bonheur, elle allait donc enfin savoir la vérité.

Le comte ne cacha rien.

Mais, en même temps, il releva toutes les espérances d’Henriette. — Plaignez-le, disait le comte à la jeune fille, mais ne lui retirez pas votre affection, il vous reviendra repentant.

Et Henriette espérait encore.


XXVII


Louise revenait à la vie, avec le bonheur. Après de si cruelles épreuves renaissait la santé.

Max avait utilisé les ressources dont il pouvait disposer encore et avait acheté le mobilier nécessaire à un jeune ménage ; aidé de Clodomir dont le cœur s’intéressait à une femme jadis aimée, dont un instant il avait voulu faire la sienne, le vicomte ne tomba point dans des dépenses inutiles.

En peu de jours tout fut prêt et Louise put s’installer dans le nouvel appartement, près de la rue de Fleurus. Max, en attendant son mariage, avait loué un petit cabinet à deux pas.

— Je vais, dit-il à Clodomir, me trouver un emploi qui nous permette de vivre, et aussitôt je me marie.

— Que cela ne t’arrête pas, avait dit Clodomir, tout en faisant les démarches nécessaires pour ton mariage, rien ne t’empêche de chercher ce que tu désires ; puis, remarque bien ceci, à la certitude de ton mariage, la colère de ton père cèdera, hâte-toi donc.

Max suivit ce conseil.

Trois jours après, le comte de Tressang, qui avait déclaré formellement refuser tout consentement à ce mariage, recevait de son fils une première sommation respectueuse.

Au premier mot de cet acte que prononça le notaire, le comte entra dans une fureur insensée.

— Jamais, s’écria-t-il, jamais, je l’empêcherai.

Et comme le notaire lui expliquait que rien au monde ne pouvait empêcher Max, Français et majeur, d’user de son droit, le comte, en grand seigneur qu’il était, menaça l’officier ministériel de le faire jeter dehors.

Mais le notaire expliqua si bien et en si peu de mots, à son noble client, tout le désagrément qui pouvait résulter de cet acte de violence, que le comte, réduit à dévorer sa colère, s’en prit à tous les objets de son cabinet, et réduisit en moins de rien, en morceaux, pour plus de trois mille francs de coûteuses fantaisies, amassées jadis avec amour.

— Et dire, s’écriait-il, après Le départ du notaire, qu’il n’y a plus de Bastille, de lettres de cachet ni de For-l’Évêque ! Avec quelle facilité j’eusse fait enfermer monsieur mon fils, et fait périr cette fille de rien dans un cul de basse-fosse !

Oh ! la révolution ! la révolution ! qui nous a tout enlevé, tout, tout !

Et le comte, épuisé, se laissa tomber dans son fauteuil.

Une deuxième sommation suivit la première.

Le comte protestait toujours.

Enfin une troisième…

Enfin Max envoya à toutes ses connaissances une lettre de faire part ainsi conçue :

« Monsieur le vicomte Gustave-Adolphe-Maxime de Tressang a l’honneur de vous faire part de son mariage avec mademoiselle Louise Blain. »

Max s’était marié à Saint-Étienne-du-Mont, à six heures du matin.

Deux de ses amis d’autrefois lui avaient servi de témoins ; pour ce jour-là Clodomir avait disparu.

Ce jour-là le comte faillit mourir d’une attaque d’apoplexie.

La hardiesse de Max, son mépris du qu’en-dira-t’on, le sauvèrent ; son mariage fut un éclat, un scandale, mais le ridicule ne l’atteignait pas.


XXVIII


— Ma mère, dit Henriette, le comte est un homme infâme, il nous a jouées toutes deux, je veux me venger.

Heureusement la marquise parvint à prouver à sa fille qu’un éclat de plus la perdrait à tout jamais.

— Je n’en veux pas à Max, ma mère ; tout ceci ne fût point arrivé, si le comte nous eût dit ce qu’il en était ; je sentais que Max ne pouvait m’aimer. Qu’y faire maintenant ? Rien, et cependant, ma mère, si j’eusse été sa femme, il eût été heureux, je le crois, il me dominait.

Madame de Chevonceux et sa fille partirent pour l’Allemagne, où la marquise avait une branche de sa famille.

Henriette avait préféré ce voyage au cloître, dont l’idée lui était venue tout d’abord.


XXIX


Cependant, malgré toute l’économie de Louise, les ressources du jeune ménage s’épuisaient peu à peu.

Max n’avait pas trouvé l’emploi qu’il espérait. Telle est en effet, à notre époque, l’éducation des gens du monde, qu’on leur apprend juste ce qu’il faut pour ne rien savoir qui leur puisse être utile à un moment donné.

Max, dont l’éducation avait été soignée, Max qui, dans la première société du monde, avait passé pour un gentilhomme accompli, pour un homme d’esprit, de fond même, Max qui avait été dans la diplomatie, qui tôt ou tard, avec les influentes connaissances de sa famille, devait être ambassadeur, Max ne pouvait trouver à gagner 1,200 francs par an.

Mettant de côté tout orgueil, humblement, il avait été de porte en porte demander à employer ce qu’il avait de courage et d’intelligence ; partout il avait essuyé des refus décourageants.

En attendant mieux, il faisait des écritures pour un avoué.

Mais cette ressource manqua aussi.

Peu à peu on s’était défait de tout dans le pauvre ménage. — D’abord, quelques pièces d’argenterie : quatre couverts que Max avait déposés dans la modeste corbeille de mariage ; puis les bijoux y avaient passé.

Enfin, le reste prit la même route, tout s’en alla peu à peu, pièce à pièce, emportant un souvenir, un regret, une larme : les livres, le linge, les vêtements…

Alors Max eut une idée de la misère, non cette misère que l’on rencontre chaque jour, insoucieuse, vivante, qui cherche sa vie au grand jour, le front haut et le rire aux lèvres, acceptant sans souci, étalant au soleil sa nudité et ses ulcères.

Mais, cette misère décente, honteuse, réservée, qui dissimule et se cache, misère en habit noir et en cravate blanche, qui dîne pour dix sous, grelotte l’hiver dans une chambre glaciale et nue, mais qui porte des gants, et dissimule encore ; luxe mal plâtré, qui laisse trop souvent s’entr’ouvrir le manteau sous lequel essaye de se cacher le malheureux ! La plus horrible des misères, en un mot, qui meurt de faim en criant à l’indigestion, toujours pour garder le décorum.

Un jour, Max échangea sa dernière pièce de vingt francs.

Quelques jours après, le pain manqua à la maison, il n’y avait plus rien à vendre ni à engager ; le propriétaire, qui craignait pour ses termes, ne voulait laisser sortir aucun meuble.

Il n’y avait plus rien.

Et il n’y avait pas de pain !

Max sortit à moitié fou, il fut chez Clodomir.

— As-tu de l’argent, mon pauvre ami ? lui dit-il.

— Oui ! répondit le jeune homme. Comme toi, jadis, je te dirai puise… Mais, j’ai mieux que cela, j’ai une place pour toi.

— Où cela ? Mon Dieu ! est-ce bien sûr ?

— Oui, c’est sûr, mais cela ne te conviendra pas, peut-être.

— Mais, malheureux ! tout me conviendra.

— C’est dans un roulage.

— Et je gagnerai ?

— Quinze cents francs par an.

— Oh ! quel bonheur, et que ne te dois-je pas, mon ami ? Quand y aller ?

— Demain même, tu prendras ton poste ; un de mes amis qui a parlé pour toi a tout arrangé, tu seras payé à l’avance.

Max prit l’adresse.

— Je te quitte, mon ami ; ma pauvre Louise doit être bien inquiète ; à demain.

Louise fut en effet bien heureuse.

— Quinze cents francs, disait Max, comme c’est peu.

— Mais songe donc, mon ami, quinze cents francs, c’est presque l’opulence, avec ce que je puis gagner. Car je veux me remettre à travailler, je le veux absolument.

— Soit, ma bonne Louise, travaillons tous les deux.

— Nous allons pouvoir commencer à faire des économies pour notre charmante maison, tu sais, sur les bords de la Loire.


XXX


Depuis cinq mois que Max travaillait, l’aisance et le bonheur étaient rentrés sous son toit…

Un jour, le comte de Tressang apprit que son fils unique, son héritier, le seul qui portât le noble nom de Tressang, était commis quelque part.

Il sentit s’agiter en lui toutes les fibres de l’orgueil nobiliaire d’abord, de l’amour paternel ensuite.

Il n’y put tenir davantage.

Et, un matin, le vieux gentilhomme se présenta dans l’appartement de ses enfants.

Tout y avait un air propre, riant, coquet même, malgré la plus grande simplicité.

On était au printemps.

Un joyeux rayon de soleil dansait sur les rideaux, d’une éclatante blancheur.

Il y avait une volière ; trois compagnons que l’on avait donnés au chardonneret chéri.

Des fleurs, dans une petite jardinière près de la fenêtre.

Louise chantait.

La porte était ouverte.

Sur le seuil, le comte s’arrêta ébloui, fasciné, contemplant la ravissante figure de Louise, à laquelle le bonheur donnait comme une auréole.

Le remords le saisit.

Son cœur, bronzé par l’ambition et les chagrins, son cœur fut ému et sa voix trembla en demandant si M. Max de Tressang était chez lui.

— Mon mari est à son bureau, dit Louise qui ne connaissait pas le comte.

— Il faudrait, madame, l’envoyer chercher pour une affaire pressante.

— C’est que, monsieur, son patron est exigeant.

— Son patron, répéta le comte, comme si ce mot lui avait écorché le gosier, son patron ne dira rien ; d’ailleurs il faut qu’il vienne absolument. Veuillez, madame, me donner son adresse, je vais y envoyer de suite.

— C’est bien loin d’ici, monsieur, c’est à la Villette.

— Et il y va tous les jours ?

— Oui, monsieur.

— À pied ?

— Mais oui, monsieur. Et la jeune femme se mit à rire.

Le comte était décidément très-honteux et très-embarrassé.

Louise reprit :

— C’est bien loin, c’est vrai, mais il prétend que l’exercice lui fait du bien et puis, peut-être, au même prix, ne trouverions-nous pas un semblable logement.

Le comte descendit, fit chercher un commissionnaire et donna ses ordres ; il remonta bien vite, voulant profiter de l’absence de Max. Il s’assit donc près de la jeune femme.

— Et vous êtes heureux, madame ? dit-il.

— Oui, monsieur, nous sommes heureux, répondit Louise simplement. Quand on est jeune, quand on s’aime, qu’on n’a rien à désirer…

— Comment, madame, rien, rien ?…

— Rien, monsieur.

— Pas même la fortune ? Monsieur de Tressang était riche ce me semble, autrefois.

— Il ne s’en souvient plus ; il ne regrette, nous ne regrettons qu’une chose : le chagrin que notre mariage a pu causer à son père.

Le comte n’osa plus parler, il se fût trahi.

Max arriva.

— Mon fils, dit le comte en lui prenant la main, votre appartement est prêt à l’hôtel, je venais vous chercher. — Pardonnez à votre père, il ne savait pas où retrouver le bonheur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y a dix ans de cela. Max est heureux ! Le vieux comte est presque rajeuni.

Clodomir, qui a illustré un autre nom que celui sous lequel on le désigne dans cette histoire, me racontait tout ceci l’an passé ; nous étions sur les bords de la Loire, couchés à l’ombre de vieux saules qui baignaient au courant leurs longues branches.

Au-dessus de nous était bâtie, à mi-côte, une charmante maison, semi-cachée dans un nid de verdure et de fleurs.

Le rêve de Louise et de Max était réalisé.