Bourdaret - En Corée, 1904/Chapitre XII

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Librairie Plon (p. 304-326).


CHAPITRE XII


Départ de Pong-sane. — Le col de Tong-sol. — Hoang-tjou. — Pieun-Yang. — Description de cette ancienne capitale. — Le mauvais temps gâte mon voyage. — La pluie et ses vicissitudes. — Pas d’abri, pas de nourriture. — Retour par le même chemin à Seoul.


À partir de Pong-sane, la route s’engage dans un défilé assez monotone, aride, entre des collines de schistes, des mamelons contournés, qui obligent à des lacets nombreux. Il s’agit, en effet, de passer de l’autre côté de cette chaîne qui nous barrait la route du nord, depuis une grande journée.

Tout de suite après le village s’élèvent des stèles et deux vieux pagodons en ruine. D’autres autels bouddhiques, les ruines d’une bonzerie sont visibles sur les crêtes à gauche de la vallée, dominant Pong-sane.

Nous pénétrons dans la gorge où quelques pins rabougris couvrent, çà et là, les flancs arides des collines qui se succèdent toujours ; le chemin monte, monte, s’enroule à tous les contreforts, et finalement après deux heures d’ascension nous amène au fameux col de Tong-sol, à la cote 250.

Je ne puis vérifier l’altitude : mon baromètre ne veut rien me dire de vraisemblable, et je désire beaucoup consulter à son sujet la moutang qui garde l’autel chamaniste où les passants ne manquent pas de faire dire une prière et de déposer leur carte de visite. Malheureusement, elle n’est pas là, et j’en profite pour visiter l’autel.

À gauche de la route s’élève un petit pavillon, simple observatoire dallé, d’où les voyageurs peuvent contempler la dégringolade du chemin, les moutonnements des collines schisteuses de cette barrière, enfin gravie, et la ligne des poteaux télégraphiques.

Il n’y a de remarquable que le bon état du chemin, refait complètement depuis cette année, ce qui va certainement diminuer les recettes de la sorcière : les craintes de chutes, le long de l’étroit sentier d’autrefois, disparaissant toutes.

Voici le temple, et à côté la maison d’habitation de la gardienne. Dans l’espoir d’une découverte intéressante, je pénètre dans le sanctuaire qui, ma foi, ne répond guère à son renom.

AUTEL CHAMANISTE DU COL DE TONG-SOL

Une modeste chambre, délabrée, sert de chapelle. Derrière un vieux rideau de gaze rouge, l’autel m’apparaît formé d’une planche supportant deux pots de fleurs… en papier, et contre les murs des images enluminées de Sane-sine, de vieillards assis sur des tigres, de cavaliers caracolant, complètent l’ameublement du sanctuaire. J’oublie cependant, en avant de l’autel, sur un petit tabouret, des feuillets de calepins, des cartes de visite sur lesquelles sont dessinés des caractères coréens qui attirent mon attention. Pour que le vent n’emporte pas ces prières, ces noms, destinés au Sane-sine, un vieux brûle-parfum en cuivre les recouvre, ainsi que deux ou trois soucoupes en porcelaine.

Il faut la foi de ce peuple bon enfant pour se prendre aux sornettes de la sorcière devant un étalage aussi misérable de mobilier et d’autel. J’emporte quelques-uns de ces papiers, espérant y faire traduire des prières originales. Mon interprète n’y a trouvé que les noms des passants, leur adresse et la localité où ils se rendent.

Je rattrape ma caravane au col, quoique j’aie fait en arrière plus de vingt kilomètres pour aller à Sine-Sane-hi et en revenir. Peut-être le mapou coréen, très attentionné pour ses chevaux qui, à son avis, dévorent trop de kilomètres, a-t-il voulu leur faire dire une prière !

Dans la vallée étroite, au pied du col, aussi déserte et aride que la précédente, nous ne voyons que quelques maisons de pauvres gens qui cultivent les maigres petits champs remplis de schistes et arrosés par un mince filet d’eau. Le chemin, cependant, est bon et semble réparé depuis peu ; des azalées couvrent les flancs des collines.

Après une gorge très resserrée de bancs de schistes à pic, dans les anfractuosités desquels se blottissent des centaines de pigeons ramiers, nous arrivons à l’étape, à Sai-hai-name installé dans une cuvette formée par les collines environnantes, au bord d’un ruisseau. La vallée, comme à Ime-tjine, est barrée par une muraille qui traverse la route, puis le ruisseau sur un pont ruiné, et escalade ensuite, à droite et à gauche, les collines. Ces ruines sont fort pittoresques dans ce fond de vallée sauvage. Là était autrefois la forteresse de Tchong-ban-sane-son.

L’auberge est assez misérable d’aspect ; mais, conformément à la constatation que j’ai déjà faite, j’y trouve une grande chambre, celle de la famille que l’on me cède gentiment, ce qui oblige toute la maisonnée, se composant d’un nombre respectable de femmes, à déménager pour la nuit. J’apprends là encore la présence de deux dolmens.



Départ à l’aube. Le chemin, excellent, traverse des vallées sauvages, monotones. Bientôt cependant nous arrivons dans une grande plaine, bien cultivée : nous voyons de nombreux villageois aux champs. Quelques bouquets d’arbres indiquent la présence de petits hameaux, et des stèles sur la route révèlent l’approche d’une grande cité. Nous voici, en effet, en face de Hoang-tjou. Ses murailles se dessinent sur les crêtes des collines, au pied desquelles coule la rivière dont les eaux réfléchissent les rochers de cette ancienne forteresse de To-goueul-sane-son. L’aspect général de ces vieux murs, des portes surmontées de toits délabrés, est très pittoresque, et cette enceinte a encore un vieil air de chose redoutable.

Nous entrons dans la ville par la porte du Sud, surmontée d’une grande toiture à deux étages, en ruine ainsi que la muraille. Du sommet de cette porte, on a le panorama de toute la cité qui renferme bien entendu les bâtiments officiels habituels. Les grandes rues sont encombrées par le marché. Une foule nombreuse me suit pendant que je parcours rapidement Hoang-tjou, à la recherche de clichés intéressants.

PORTE DU SUD À HONG-TJOU

Nous sortons des murs par la porte de l’Ouest, garnie de nombreuses stèles et de vieux autels abandonnés. Après le col de Hoang-tjou, le chemin traverse une immense plaine.

Pendant la halte du déjeuner, mon cheval est l’objet de mille attentions : on le tâte, on l’examine par-dessus, par-dessous, et quelqu’un me fait cette remarque judicieuse, que les chevaux coréens ont les narines beaucoup plus relevées, plus ouvertes que les chevaux étrangers.

Nous rencontrons, dans la basse plaine, une rivière importante, qui se déroule au milieu de riches terrains de culture. Puis nous franchissons un dernier col boisé, très décoré de poteaux à faces grimaçantes et grinçantes, et nous atteignons l’importante ville de Tchoun-hoa.

Beaucoup de Coréens, hommes et femmes, s’en reviennent du marché, portant à la façon ordinaire leurs petites provisions sur la tête et les gros paquets liés dans le dos.

Cette cité n’est pas murée et s’étale au pied d’une longue colline. Sur les flancs du coteau les bâtiments officiels dominent la grande rue où se tient le marché. Parmi les étalages nous distinguons des souliers, des poissons secs, de la bimbeloterie, des fruits, etc.

L’entrée du yamen est gardée par une sentinelle qui me voit approcher d’un air inquiet. Je veux seulement examiner le grand tambour pendu au-dessus de la porte, et abrité par un toit. Il sert de cloche à la cité.

À l’ouest de la ville sont les Kaik-sa en ruine et un vieux pavillon renfermant une énorme stèle de marbre sur laquelle est gravée une longue inscription. La stèle est au pied du tombeau d’un grand personnage. De loin, en somme, cette cité a bon aspect ; de près, c’est toujours la même saleté et la même infection des ruelles et des maisons.

Au bout de la grande rue, nous trouvons l’auberge, et — chose remarquable qui me fait bien augurer de la nuit — les chambres des « nobles » sont en dehors, de l’autre côté de la rue. J’espérais — étant éloigné de l’écurie — dormir admirablement : loin de là, toute la nuit on parla devant ma porte, et les mouches me harcelèrent au moment où les bruits de voix cessèrent. Aussi est-ce avec satisfaction que je quitte Tchoun-hoa, de bonne heure, afin d’arriver plus tôt à Pieun-yang.


La plaine que nous traversons descend en pente douce jusqu’aux rives du Tai-tong-kang. Des bouquets d’arbres rompent la monotonie de ces champs uniformes ; on aperçoit de nombreux villages à droite et à gauche. Nous entendons, auprès d’une maison, le tam-tam des sorcières, en train de disputer à un démon la santé d’un client crédule.

La route est excellente sur ces petits plateaux que nous suivons, où s’échelonnent de nombreux hameaux tout fleuris, et d’une crête nous apercevons enfin, dans le lointain, Pieun-yang que les habitants d’ici appellent Pi-han.

Une briqueterie chinoise est installée près de là dans un ancien temple. Sur la droite, sur les flancs des dernières collines avant la vallée du Tai-tong-kang, de grandes taches noires sont visibles. Ce sont les exploitations d’anthracite dont les bancs affleurent le sol dans la vallée du fleuve, jusque près de Tchénampo, et bien au delà de Pieun-yang en amont.

La route rejoint maintenant le bord du fleuve et remonte la rive gauche jusqu’en face de l’ancienne capitale. Sur cette partie du chemin de nombreuses stèles sont échelonnées entre les petits hameaux installés au bord de l’eau ; nous passons devant le monument élevé par les Japonais à la mémoire de leurs compatriotes morts pendant les deux terribles combats qui eurent lieu au seizième siècle entre les Japonais envahisseurs et les Chinois. Dans l’une de ces deux rencontres, les Japonais furent vainqueurs ; mais dans la seconde les Chinois et le Coréens battirent leur ennemi commun, qui laissa plus de deux mille hommes sur le champ de bataille.

Baignée au sud par Tai-tong, la cité s’élève sur la rive droite, au bord des rochers qui surplombent le fleuve ; elle est enveloppée de son long ruban de murailles qui suit la berge, escalade à l’est le Morane-pong (mont Peony), disparaît vers le nord, et revient se refermer dans la plaine de l’ouest, enserrant les quarante mille habitants dans un immense quadrilatère.

Des portes monumentales donnent accès dans la cité ; elles sont surmontées de toits chinois qui se courbent gracieusement dans le ciel bleu de cette douce matinée d’avril.

J’aime l’allure pittoresque de cette ville emmurée que je désirais voir depuis longtemps, et qui présente un intérêt historique considérable.

C’est par le grand fleuve Tai-tong, sillonné maintenant de nombreuses jonques de commerce et de bateaux à vapeur, que Ki-tja, le célèbre civilisateur, vint établir sa capitale à quatre-vingts kilomètres de l’embouchure. Jusqu’au dixième siècle Pieun-yang fut la capitale du royaume de Ko-kou-ryo, et contrée et fleuve furent le théâtre de sanglantes batailles, même jusqu’à nos jours, puisque au seizième siècle et au dix-neuvième, Mandchous, Chinois et Japonais s’y livrèrent des combats meurtriers.

L’histoire raconte les invasions successives de la province par les hordes chinoises, toujours repoussées, quel que fût le nombre des envahisseurs.

La chute du royaume de Ko-kou-ryo fut annoncée par l’entrée de neuf tigres dans les murs de la capitale qui se trouvait, à cette époque, exactement au sud-ouest de la cité actuelle, et par cet autre présage désastreux que les eaux du fleuve devinrent subitement rouges, tandis que le portrait de la mère du premier roi pleurait des larmes de sang.

En 1624 Pieun-yang fut pris aux Chinois par les Mandchous, pendant la lutte contre la dynastie des Mings. Enfin, en 1894 (septembre 15 et 16) eut lieu la grande bataille entre Chinois et Japonais : seize mille cinq cents Japonais luttèrent contre quinze mille Chinois, sur le mont Peony ou Morane-pong. En 1866, l’équipage d’un chaloupe de l’Amiral-Shermann, navire de guerre américain, fut massacré en face de la cité, et toutes les tentatives faites par le régent, le Taï-oueun-koun, pour punir les assassins restèrent sans succès, le peuple de Pieun-yang étant toujours demeuré insoumis à la dynastie actuelle des Yi, et ayant la réputation d’être prompt à la révolte. La plupart des réfugiés coréens qui peuplent quelques villages russes de la province de l’Amour viennent du Pion-hane-to et de Pieun-yang, qu’ils ont dû quitter à la suite d’actes d’insubordination.

On remarque, à mesure que l’on s’avance vers le nord de la Corée, que l’habitant est plus grand, plus fort, de traits plus rudes, plus accentués que celui du sud ; la classe aristocratique est représentée par un plus petit nombre d’individus.

La région de Pieun-yang, et les bords du fleuve renferment de l’anthracite de très bonne qualité, et plus au nord, vers Hane-tjou et Eun-sane, sont des mines d’or productives.

Actuellement la cité n’offre plus qu’un intérêt commercial, et sa belle voie fluviale, facilement navigable, permettra qu’un jour peut-être, quand l’exploitation du sol de cette province se fera d’une façon normale, elle reprenne la prépondérance, et devienne le centre industriel et commercial de la Corée, puisque, en outre des ressources minières, la culture est des plus riches dans cette région.

La population actuelle est évaluée à quarante mille habitants. On remarque une grande activité sur les berges du fleuve, un mouvement continuel de gens ; de nombreux bateaux sont amarrés tout le long de la rive, au pied des rochers couronnés par les murailles de la ville actuelle, plus en amont, plus au nord, que la cité construite par Ki-tja (1122-1083 avant J.-C.).

Du fleuve on n’aperçoit que les collines qui forment la cuvette dans laquelle est bâtie la ville, la muraille et la grande porte à deux étages, Taï-ton-moun, et quelques maisons de missionnaires européens.

Il y a plusieurs bacs pour traverser le fleuve. Ils correspondent aux différentes portes, et desservent tous les quartiers de la cité.

C’est du fleuve ou du haut de la muraille que Pieun-yang produit la meilleure impression, car l’intérieur est sale, nauséabond pour ne pas faire exception à la règle générale des villes coréennes.

UNE VUE DE PIEUN-YANG
(Le Morane-Pong.)

À droite du panorama en amont du fleuve, se trouve le Morane-pong, que les Japonais prirent d’assaut (après avoir traversé le fleuve), pour y installer leurs batteries et tirer sur la muraille est de la cité, derrière laquelle s’étaient retranchés les Chinois en 1894.

On aperçoit ensuite, en allant de l’est à l’ouest, les toits du temple de la guerre ; puis plus bas encore un grand pavillon adossé à la muraille, où est installé actuellement le télégraphe ; puis la grande porte, protégée par un mur extérieur en demi-lune. C’est par cette entrée que je pénètre dans la capitale, en prenant un raidillon qui part du fleuve, et qui est encombré à toute heure du jour d’une multitude de porteurs d’eau. Enfin, à l’ouest, après la ville, se dessine l’ancien Pieun-yang dont il ne subsiste que quelques chemins dallés, tracés régulièrement, dans un espace plat limité en avant par le fleuve et en arrière par des collines peu élevées.

Au pied de la grande porte Taï-tong-moun des pavillons abritent de nombreuses stèles commémoratives.

Il est très difficile pour un voyageur de trouver à se loger dans cette ville, car les auberges locales sont infectes. Je m’installe en arrivant, près de la petite porte de l’Ouest, à l’hôtel japonais, d’où j’ai une magnifique vue sur le fleuve, et d’où je peux voir l’activité qui règne ici, pour le chargement et le déchargement des jonques.

Ma première visite est pour la grande porte de l’Est, fort délabrée, mais d’où l’on jouit d’un excellent coup d’œil sur la cité étalée entre ses sept collines, celles du centre occupées par les bâtiments de la mission américaine, les autres par les murailles. Les petites portes du Nord, du Sud et de l’Est se trouvent dans les plis de terrain.

Au-dessus de la mer de toits de chaume ou de tuiles, sillonnée de chemins en zigzag, émergent la demeure officielle du gouverneur, les divers bâtiments publics, une ancienne Monnaie, le tout de style coréo-chinois : toitures courbes supportées par des piliers en bois, les remplissages faits en terre ou en pierres attachées par des cordes de paille, les portes en bois ajouré comme des « moucharabyeh ».

Le drapeau du consulat japonais flotte près de la porte, dans la rue principale, rue commerçante où sont installés la poste et de nombreux Nippons, car là encore ce sont eux qui tiennent tout le trafic, les Coréens étant trop indolents ou trop timides, et surtout trop pauvres, pour lutter contre cette concurrence.

Au centre de la ville, tout reluisant de peinture neuve, se trouve un petit pavillon au milieu d’un lac qui n’est malheureusement qu’une mare stagnante. Des masures croulantes masquent complètement ce pavillon original, de style chinois.

Mon guide me conduit à travers des ruelles misérables et nauséabondes, qui n’ont rien à envier à certains quartiers de Seoul. J’arrive ainsi à l’école des danseuses où se recrute le corps de ballet de la cour. Pieun-yang est renommé pour cette école et ses jolies filles.

J’ai voulu surprendre les kissans à l’improviste et les photographier ; mais je n’ai trouvé que des fillettes sales, en costume ordinaire, qui s’exerçaient, sous l’œil bienveillant d’un vieux professeur, à jouer du komoungo (sorte de harpe) et à chanter. Très déçu je rebrousse chemin.

De retour à l’hôtel, pour déjeuner, la petite mousmé joufflue et rose, aux chairs abondantes, efface de mon esprit l’impression triste laissée par cette école, installée misérablement dans une cour infecte. La servante trotte sur ses ghettas en lançant, à mon appel, ses : « Hai ! Hai ! » qui veulent dire : « Voilà ! Voilà ! »

Je consacre l’après-midi à la visite des points historiques de Pieun-yang et, en premier lieu, à la tombe de Ki-tja située au nord-est, en dehors de la ville.

Je traverse les grandes rues encombrées encore par les marchands chinois, japonais ou coréens, vendant l’ordinaire camelote des étalages, et je remarque en passant — cela tient peut-être à la présence des kissans, filles gourmandes — une quantité de marchands japonais débitant des sucres d’orge, des bonbons, pas trop mauvais quand ils sont incolores ; mais les plus demandés sont, paraît-il, ceux bariolés de vert, de rouge, de bleu, qui déteignent dans les doigts. Dieu sait avec quels poisons sont préparées ces couleurs !…

Près de la porte du Nord, avant d’atteindre la muraille, j’aperçois sur une petite colline un monument commémoratif élevé aux Japonais morts en 1894, monument très simple, une stèle entourée d’un petit mur. C’est par cette porte du Nord que passe la route qui conduit à Eui-tjou (Wiju des cartes).

De la porte j’aperçois la campagne très mamelonnée encore ; de jolis bois de pins garnissent les pentes et les vallées environnantes. À cinquante kilomètres au nord de Pieun-yang, commence la grande plaine qui va jusqu’au Yalou ou Ame-nok-kang, fleuve frontière de la Mandchourie et de la Corée ayant une largeur de plus de huit cents mètres à Eui-Tjou et à Yong-ain-po.

Cette porte s’appelle Tchil-son-moun ou porte des Sept-Étoiles ou de la Grande-Ourse, à laquelle les femmes et les sorcières s’adressent pour obtenir une faveur.

Les petites danseuses et leurs parents doivent avoir recours à ces étoiles protectrices, car, lorsque j’y arrive, des sorcières dansent devant la porte, tandis que toute une bande de Coréens des deux sexes, installés au premier étage, sur la terrasse qui la surmonte, suit avec attention leurs gestes et leurs paroles, drôles sans doute, car de longs éclats de rire font retentir la muraille ensevelie sous un manteau d’azalées roses.

Le chemin qui conduit au tombeau de Ki-tja suit le pied de la muraille, à l’extérieur, dans un site ravissant. Le tombeau est enfoui sous un grand bois de pins. Mon arrivée intempestive effarouche une bande de kissans et de joyeux compagnons, grisés de soûl. Ils s’ébattaient là, sans respect pour le grand homme qui repose sous cette colline. D’ailleurs, est-ce bien la tombe de Ki-tja ? Plusieurs villes revendiquent l’honneur de posséder ses restes, et je connais plusieurs tombeaux de ce grand civilisateur.

Quoi qu’il en soit, la stèle placée devant le tumulus porte son nom, et comme la promenade est agréable, une visite à cette tombe en vaut la peine.

La muraille qui escalade le Morane-Pong se détache de l’enceinte de la ville, au mamelon de Hil-mi-taï, dont je fais maintenant l’ascension. Là s’élève un petit pavillon portant les traces ineffaçables de la canonnade de 1894 ; tout est haché par la mitraille qui venait de la colline occupée par les Japonais. C’est sur ce point que s’étaient retranchées les forces chinoises dont la résistance fut de courte durée.

En suivant la muraille qui domine le fleuve, je regagne le centre de la ville. Au pied de Hil-Mi-Taï, se trouve le Tong-mio ou temple de la Guerre de Est. C’est le plus joli bâtiment de Pieun-yang, copié sur celui de Seoul. Il renferme des statues de Bouddha, du dieu de la guerre, de généraux, et des fresques de grande valeur artistique, ainsi que des bronzes précieux.

Plus bas encore, au niveau de la ville, sont les casernements, le champ de manœuvres où évoluent les deux cents hommes de la garnison.

Me voici de nouveau dans les ruelles de cette vieille cité, bordées d’immondices, de maisons en torchis, encombrées de marmaille sale, de chevaux de bât ; je suis à la recherche des deux photographes japonais chez lesquels je trouve quelques types de Coréens de la province, et des vues des très belles installations des mines d’or américaines de Eun-sane pour lesquelles beaucoup de jonques, amarrées au bord du fleuve, amènent encore du matériel.

Quelques heures m’ont suffi pour voir Pieun-yang et maintenant mon guide me conduit au nouveau palais impérial en construction, au sud de la capitale, et plus loin que l’emplacement de la ville de Ki-tja. La rue du Sud, qu’il me faut longer, est habitée par les marchands de légumes, de fruits, les forgerons, les marchands de meubles.

Des nattes sont tendues de place en place, en travers de la rue, peu large (quatre mètres environ), entre les avant-toits des boutiques, pour protéger la pacotille des étalages de l’ardeur du soleil, et cela me rappelle, mais de très loin, les bazars de Stamboul : il manque à ceux d’ici les riches étalages de là-bas, et les gros marchands coiffés de leur volumineux turban. Ici, tout est sale et peu intéressant.

Rien de remarquable dans le nouveau palais que l’on construit en l’honneur de la dynastie actuelle. La salle d’audience est mesquine ; elle n’a pas la hardiesse de celles des vieux palais de Seoul et même du nouveau.

Je reviens à mon auberge japonaise, par le bord du fleuve, où règne une grande animation. On charge et décharge des jonques jusqu’à la nuit, et je ne puis n’empêcher de constater la différence qui existe entre les berges animées de ce beau fleuve et celles désertes du Hane-kang. Le grand commerce de cette ville est celui des grains, des céréales que produit toute la province, car le riz cesse d’être cultivé à partir de Song-to, lorsqu’on remonte au nord de la Corée.

VUE DE PIEUN-YANG

Après les détestables auberges de la route, j’apprécie la propreté de mon logis de ce soir, les nattes immaculées de ma chambre. Du balcon, qui a vue sur le fleuve, je regarde les jonques se balancer mollement, et s’éclairer peu à peu à la nuit tombante, de fanaux hissés au mât. J’admire le va-et-vient du port ; le calme et le silence avec lesquels travaillent tous ces colporteurs infatigables, ces débardeurs faisant la navette entre les jonques et le quai et accumulant au grand air sacs de sel, sacs de grains, sacs de riz, tas de paille et fagots de bois, branchages descendus par le fleuve. En voyant la file continue des porteurs d’eau qui viennent puiser dans le fleuve et sont indéfiniment remplacés par d’autres, on songe au supplice des Danaïdes. Il n’y a pas de puits à Pieun-yang. La croyance populaire a donné à la cité, entourée de ses collines peu élevées, la forme d’un bateau. Pour cette raison, on ne peut pas creuser des puits de crainte d’en percer le fond : de là l’organisation de toute une corporation de porteurs d’eau, et à chaque entrée de la ville ce sont des processions interminables de ces hommes aux charges grinçantes et sonnaillantes, car quelques-uns attachent de la ferraille à la barre qui porte les deux seaux de bois, pour se faire reconnaître par leurs clients.

Perdu sur ce coin de l’Orient jaune, à cette heure crépusculaire qui enveloppe d’ombre la vieille cité muraillée, je pense à la puérilité de ces âmes simples et naïves qui peuplent la terre de revenants ou de choses étranges, invraisemblables, pendant que mes yeux vont des porteurs toujours en route, malgré l’heure avancée, aux lanternes des jonques, qui s’inclinent et se saluent, aux étoiles resplendissantes de ce beau ciel de Corée, et que j’écoute les « hai ! hai » de la servante, occupée avec ses clients nippons, employés des postes ou des maisons japonaises de la cité.

Le lendemain avant de quitter Pieun-Yang, je fais encore un tour sur les bords du fleuve. Là sont des bateaux chargés de tchok-hai (sorte de coquillage genre clovisse) que des marchands ambulants viennent acheter ; puis, sur la berge même, recouverte d’un monceau de coquilles vides, ils extraient les mollusques, les enfilent par cinq ou dix sur des bâtonnets, et les vendent ensuite à travers les rues, frais ou séchés, peu importe. Ailleurs se dressent des montagnes de branches de pins pour le chauffage des habitations ; puis des entrepôts de riz, de graines diverses ; des amas de peaux de bœufs, du charbon de bois, de la chaux, que l’on charge et décharge du matin au soir dans les jonques qui descendent le fleuve jusqu’à Tchénampo, port maritime de Pieun-yang.

Sous la grande porte, le factionnaire de garde joue, cause, tandis que son fusil, rouillé comme s’il sortait de la boutique du brocanteur, gît, relégué, au fond de la guérite.

La poste, logée moins luxueusement que sa rivale japonaise, est modestement cachée, près de la muraille, dans un vieux bâtiment officiel presque en ruine. Dans la rue principale, comme c’est jour de grand marché, il y a encombrement de jarres en terre, énormes et ventrues, de chaudrons en fonte, de casseroles ; puis ce sont les marchands de bonbons multicolores, l’apothicaire japonais qui, avec le désordre de son magasin, doit empoisonner ses clients de temps à autre.

Au bout de la grande rue, c’est le bazar de bimbeloterie où tout s’entremêle : souliers coréens, cigarettes japonaises, étoffes de soie chinoises, cotonnades anglaises et japonaises, chapeaux, tuyaux et pipes en cuivre ou en laiton, décorées d’émail bleu et rose, etc., etc.

Une industrie que je trouve là très active est celle des fabricants de peignes, en bois dur. Un ouvrier taille grossièrement le peigne suivant sa forme, un autre scie à la main les dents, un autre enfin polit et finit ce démêloir.

Une curiosité de Pieun-yang, c’est le chapeau de paille des femmes, énorme couvre-chef de plus d’un mètre cinquante de diamètre, véritable parapluie qu’elles sont obligées de soulever avec leurs mains pour pouvoir regarder devant elles. Vraiment la Corée a le record des chapeaux extraordinaires !



Pendant mon voyage de retour à Seoul, je décide de traverser la province du Houan-Hai, et de revenir par Hai-tjou et le fleuve Hane. Pour cela je quitte la grande route mandarine à Hoang-tjou, au milieu d’une grande affluence de population : c’est en effet jour de marché, et tout le monde est au bord de la rivière lorsque je traverse le Name-tcheun pour prendre la direction de Tong-tchaine où je dois coucher ce soir.

Notre caravane suit péniblement un mauvais sentier de piétons, qui escalade de nombreuses collines : à gauche, celles de Tong-sol-sai-kai-name nous apparaissent, hérissées de leurs vieilles murailles.

En avant et à droite, après une série de petites vallées et de mamelons, nous apparaît la grande et riche plaine de rizières du Houan-hai-to, miroitante au soleil.

Une ligne bleue, dans le fond : c’est le Tché-riong-kang, l’affluent du Tai-iong-kang que je dois traverser ce soir. Plus loin, à l’horizon, derrière quelques collines peu hautes, la mer s’estompe par instants.

Nous sommes à présent tout à fait dans la plaine et le sentier est réduit à une coursière très étroite, très sinueuse, entre deux rizières.

Nous avançons plus lentement, à cause des détours invraisemblables de notre piste, et ce n’est qu’à cinq heures que nous arrivons au bord de la rivière Tché-riong. À Sai-na-rou, nous ne trouvons qu’un misérable village et la baraque du passeur ; heureusement, on nous assure que le bac va venir bientôt de l’autre rive, et que nous serons ce soir à Tong-tchaine.

À la nuit tombante seulement, une embarcation se détache, en effet, de l’autre rive, et vingt minutes après accoste près de nous. La marée, qui se fait sentir jusque-là, a gonflé la rivière de trois mètres, le courant est très fort.

Un grand nombre de Coréens sont arrivés au bac et veulent aussi aller coucher à Tong-tchaine.

Mais je m’impose comme devant passer le premier, étant arrivé avec mes chevaux et bagages, bien longtemps avant les autres voyageurs.

Grandes discussions avec le batelier : son bateau est, dit-il, trop petit, le poids des chevaux doit l’enfoncer ; bref après une longue insistance et quelques coups de cravache, j’installe mes chevaux de bât et mon Chinois dans la frêle embarcation.

Il fait presque nuit ; et cependant, faute de place, je dois attendre le retour du bateau, car il n’y en a qu’un ce soir pour faire le service. J’ai préféré voir partir devant mes bagages, étant sûr que mon mapou reviendra avec la barque, si le passeur s’y refusait lui-même.

Nous restons donc à l’auberge, les Coréens et moi, attendant impatiemment le retour de notre batelier dont nous voyons les efforts pour traverser le courant. La nuit vient, le vent s’élève, et la pluie commence à tomber.

Depuis le début du voyage, voici la première mésaventure, et je pressens que ce soir je coucherai à Sai-na-rou, me rendant compte de l’impossibilité pour le batelier de revenir maintenant, car la mer s’est retirée, l’eau est plus basse et la couche de vase qui s’est découverte sur les rives montre la difficulté de s’embarquer.

En effet, les heures s’écoulent, aucune barque ne reparaît. Ce soir mon cheval n’aura rien à manger et rien pour s’abriter, malgré la pluie qui tombe sans cesse ; il est mort de faim et veut dévorer le toit de paille de la chaumière. L’unique chambre est envahie par la bande de Coréens ; ils attendent, eux, avec une insouciance admirable le jour suivant, sans une plainte contre moi qui les ai empêchés de s’embarquer. Je passe la nuit dehors, sous un abri léger de paillotte, préférant le froid de l’extérieur à l’odeur de cette chambre où vingt personnes sont entassées et ronflent consciencieusement.

Le lendemain, vers dix heures, malgré le vent, la pluie je vois la barque revenir, montée par mon domestique et le batelier. Celui-ci débarque furieux, disant qu’il a été obligé de passer à la suite des menaces du mapou, qui apporte de l’orge pour mon cheval. Mon brave Chinois est complètement mouillé, couvert de boue ; il m’explique, dans son français comique, la difficulté, sous la pluie, de marcher dans les sentiers de rizières, depuis le village de Tong-tchaine, à huit kilomètres de là.

Le vent est très fort, et d’ailleurs le niveau de l’eau baisse, le reflux commence, il nous faut encore attendre jusqu’au soir pour effectuer la traversée.

Interminable journée que nous passons là, transis, presque sans manger. Mon mapou a cependant eu la bonne idée d’apporter pour moi des provisions, viande froide et biscuits, et pour le cheval, de quoi l’empêcher de mourir de faim. La pauvre bête, mouillée jusqu’aux os, tremble et fait peine à voir. Enfin, à six heures, nous pouvons espérer traverser. La pluie a cessé, mais pas le vent, et le batelier est anxieux, à cause du grand cheval ; le mapou me fait mille recommandations au cas où la bête, ayant peur, ferait chavirer l’embarcation. Il me dit, d’ailleurs, le brave garçon, de n’avoir nulle crainte ; qu’il a déjà sauvé plusieurs personnes à Takou en 1900 !

Mais soit que l’embarcation lui paraisse trop petite, soit fatigue ou peur, ma monture se refuse à entrer dans la barque, et après mille efforts, et de terribles ruades, je renonce à ce retour par le Houan-hai-to, prévoyant à chaque rivière une semblable aventure. Mon mapou a été jeté à l’eau, il est mouillé ; je décide donc qu’il restera là à la garde du cheval et que je ferai la traversée seul pour aller à Tong-tchaine chercher ma caravane.

À la nuit tombante, je suis sur l’autre rive ; devant moi, au hasard, je me guide, me trompant deux fois de sentier ; cognant aux rares cahutes que je rencontre pour demander ma route. La pluie et le vent font rage, et sur ce sentier de rizières je glisse à chaque pas, et risque de tomber dans l’eau ; je comprends la difficulté pour les chevaux de passer sur de tels casse-cou où les hommes eux-mêmes ne peuvent se tenir debout, et je me réjouis d’avoir renoncé à mon voyage à travers cette province, en un tel moment.

Je suis couvert de boue — à cause des chutes que je fais à chaque pas, sur cette crête glissante, au milieu d’une obscurité profonde — et exténué de fatigue, quand j’aperçois enfin quelques lanternes m’indiquant l’approche du village où j’arrive brisé, absolument incapable de marcher davantage. Je frappe à la première porte, et je trouve un habitant complaisant, qui se lève, en me voyant dans ce piteux état, et me conduit, à travers des ruelles épouvantables, à l’auberge où je trouve enfin mes bagages et un maigre repas.

L’accueil de ces braves gens est cordial, et malgré l’heure tardive ils s’empressent à me rendre service. Je puis enfin m’étendre et m’endormir après ces deux journées pleines de péripéties.

En ce moment où l’armée japonaise a envahi le pays, je me demande quelles difficultés infinies les soldats n’éprouveront-ils pas à traverser les régions de rizières, où les chemins n’existent pas, où la pluie rend ces sentiers absolument impraticables. Mieux vaut encore la montagne où l’on n’est arrêté ni par les rivières à marée, ni par l’absence totale de chemin praticable. Là, du moins, on peut grimper, avancer quand même.

Toute la côte ouest de la Corée et le sud sont ainsi rendus impraticables les jours de pluie. Et, pour une armée en marche ce n’est guère qu’en novembre, au moment où les rizières sont desséchées, qu’il est possible d’utiliser ces plaines.

Le lendemain, avec les chevaux, nous revenons en arrière, au bac. Grâce au jour, notre marche est plus rapide. Cependant, trois ou quatre fois, chevaux et bagages glissent jusqu’en bas de la levée de rizière que nous suivons, haute de deux mètres en certains endroits, et large à la crête de vingt à trente centimètres. L’argile est détrempée, et j’admire la sûreté de pied de ces petites bêtes, qui arrivent, quand même, sur deux, sur trois pattes, à se tenir en équilibre.

Je n’oublierai jamais ce voyage au Houan-hai-to, car ni sur le fleuve Rouge, ni à la fameuse route des Dix mille escaliers, ni à Madagascar, je n’ai éprouvé misère pareille à celle du voyageur arrêté, non par la montagne, mais par la plaine inondée, sans issue, sans chemin.

De retour à Sai-na-rou, je m’empresse de quitter ce lieu inhospitalier et de gagner la grande route, l’unique route en somme, pour des cavaliers, de Pong-sane à Seoul, refaisant en sens inverse le même voyage, à la grande joie de mes hommes qui n’éprouvaient, après ce malheureux essai, aucune envie de traverser le Houan-hai-to.

Pendant le voyage de retour, je recueille d’intéressantes notes sur les dolmens de cette province, et je m’amuse à regarder les diverses attitudes des poteaux-fétiches à face humaine, si impayables, échelonnés le long du chemin. Les uns sont raides, à face blanche, le corps peint en rouge, les bras en noir ; ils ressemblent à ces juges que certains caricaturistes crayonnent dans nos illustrés satiriques. D’autres ont des airs penchés, mélancoliques, ou ressemblent à de braves et paisibles Coréens auxquels on pourrait donner un nom connu. Chacun d’eux, taillé à coups de hache, a sa physionomie particulière. Les yeux rentrants ou saillants, ils expriment tous les sentiments, ont toutes les attitudes possibles.