Bouvard et Pécuchet/Notes

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Louis Conard (Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome Ip. 397-413).


NOTES


ORIGINE
DE
BOUVARD ET PÉCUCHET.


« T’aperçois-tu que je deviens moraliste ? est-ce un signe de vieillesse ? Mais je tourne certainement à la haute comédie, j’ai quelquefois des prurits atroces d’engueuler les humains, et je le ferai à quelque jour, dans dix ans d’ici, dans quelque long roman à cadre large ; en attendant, une vieille idée m’est revenue, à savoir celle de mon Dictionnaire des idées reçues (sais-tu ce que c’est ?) ; la préface surtout m’excite fort, et de la manière dont je la conçois (ce serait tout un livre), aucune loi ne pourrait me mordre quoique j’y attaquerais tout. Ce serait la glorification historique de tout ce qu’on approuve : j’y démontrerais que les majorités ont toujours eu raison, les minorités toujours tort ; j’immolerais les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux, et cela dans un style poussé à outrance, à fusées. Ainsi, pour la littérature, j’établirais, ce qui serait facile, à savoir que le médiocre étant à la portée de tous est le seul légitime, et qu’il faut donc honnir toute espèce d’originalité comme dangereuse, sotte, etc. Cette apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante d’un bout à l’autre, pleine de citations, de preuves (qui prouveraient le contraire) et de textes effrayants (ce serait facile), est dans le but d’en finir une fois pour toutes avec les excentricités, quelles qu’elles soient. Je rentrerais, par là, dans l’idée démocratique moderne d’égalité, dans le mot de Fourier : que les grands hommes deviendront inutiles, et c’est dans ce but, dirais-je, que ce livre est fait. On y trouverait donc par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu’il faut dire en société pour être un homme convenable et aimable. Ainsi on trouverait :

Artiste. Sont tous désintéressés.

Langouste. Femelle du homard.

France. Veut un bras de fer pour être régie.

Érection. Ne se dit qu’en parlant des monuments, etc. (Voir Dictionnaire des idées reçues, page 420.)

« Je crois que l’ensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler de peur de dire naturellement une phrase qui s’y trouve.

« Quelques articles, du reste, pourraient prêter à des développements splendides, comme ceux de homme, femme, ami, politique, mœurs, magistrat ; on pourrait, d’ailleurs, en quelques lignes, faire des types et montrer non seulement ce qu’il faut dire, mais ce qu’il faut paraître. » (Lettre à Louise Colet, décembre 1852, voir Correspondance, II, p. 185.)

Le long roman à cadre large, c’est Bouvard et Pécuchet ; l’idée en apparaît ici pour la première fois, voisinant avec le projet du Dictionnaire des idées reçues, qui, lui, est antérieur à 1850. Ces deux œuvres, dans la pensée primitive de Flaubert, devaient faire l’objet de deux publications distinctes ; mais elles ont quelque chose de commun : l’esprit satirique, et peu à peu, pensant à l’un en préparant ses documents pour l’autre, l’auteur en vit l’esprit d’unité et, dans le plan du second volume, réunit le Dictionnaire des idées reçues à Bouvard. Il y est logiquement incorporé et fait d’ailleurs partie du dossier formidable de la bêtise humaine dont nous publions plus loin la nomenclature. Bouvard et Pécuchet, découragés par leurs déboires scientifiques, renoncent à toute action personnelle, copient scrupuleusement toutes les âneries qui, à leurs yeux, tiennent lieu de préceptes philosophiques. « Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à copier, ils ouvraient naturellement les livres qu’ils avaient lus et, reprenant l’ordre naturel de leurs études, transcrivaient minutieusement des passages choisis par eux dans les ouvrages où ils avaient puisé. Alors commençait une effrayante série d’inepties, d’ignorances, de contradictions flagrantes et monstrueuses, d’erreurs énormes, d’affirmations honteuses, d’inconcevables défaillances des plus hauts esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert l’avait infailliblement trouvée et recueillie ; et, la rapprochant d’une autre, puis d’une autre, il en avait formé un faisceau formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirmation. » (Guy de Maupassant, Bouvard et Pécuchet, Quantin, éditeur.) Malheureusement ce second volume ne fut pas développé, la mort surprit Flaubert à sa table de travail, penché sur ses documents.

C’est de 1872 à 1874, après avoir achevé la Tentation de saint Antoine, au milieu des chagrins et des soucis de la vie, après l’échec du Candidat et tout en s’occupant de faire jouer le Sexe faible, que Flaubert rassembla les premiers éléments de la documentation de Bouvard et Pécuchet. « Je vais commencer un livre qui va m’occuper pendant plusieurs années. Quand il sera fini, si les temps sont plus prospères, je le ferai paraître en même temps que Saint Antoine. C’est l’histoire de ces deux bonshommes qui copient une espèce d’encyclopédie critique en farce. Vous devez en avoir une idée ! Pour cela il va me falloir étudier beaucoup de choses que j’ignore : la chimie, la médecine, l’agriculture. Je suis maintenant dans la médecine, mais il faut être fou et triplement frénétique pour entreprendre un pareil bouquin. » (Lettre à Mme  Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 121.) Aimant, depuis l’enfance, à flétrir l’esprit bourgeois, à critiquer chez ses contemporains les idées sans art, les pensées stupides et niaises, Flaubert avait trouvé, dans Bouvard et Pécuchet, le sujet convenant le mieux à sa nature. Aveuglé par un désir inaltérable de raillerie, poussé par la haine de la bêtise humaine, le plan de son roman s’élargit démesurément, et c’est par morceaux que nous trouvons : feuillets, journaux, notes, prospectus, circulaires, formules administratives, annonces commerciales, enseignes, phrases informes, notes sur la chimie, la médecine, le jardinage, fragments de discours politiques, bourrés de lieux communs, de termes impropres, formant la prodigieuse documentation de Bouvard et Pécuchet. L’idée du livre est connue des amis qui lui restent encore : MM. Laporte, Baudry, Guy de Maupassant et l’éditeur Charpentier ; chacun lui envoie des trouvailles de niaiseries ou des renseignements demandés sur la chimie, la botanique et l’agriculture, etc. M. Laporte en particulier fut non seulement l’ami le plus fidèle de ses dernières années, mais le collaborateur assidu de l’œuvre en préparation ; c’est lui qui réunit en grande partie la documentation de Bouvard et Pécuchet.


L’ÉCRITURE
DE
BOUVARD ET PÉCUCHET.


« Je lis maintenant des livres d’hygiène. Oh ! que c’est comique ! Quel aplomb que celui des médecins ! quel toupet ! quels ânes, pour la plupart ! Je viens de finir la Gaule poétique du sieur Marchangy. Ce bouquin m’a donné des accès de rire. » (Lettre à George Sand, Correspondance, IV, p. 195.)

« Dans une quinzaine, je m’en retourne vers ma cabane, où je vais me mettre à écrire mes deux copistes. La semaine prochaine, j’irai à Clamart ouvrir des cadavres. Oui ! Madame, voilà jusqu’où m’entraîne l’amour de la littérature. » (Lettre à Mme  Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 206.)

Dans le courant de l’été 1874, Flaubert écrit à George Sand qu’au cours d’un petit voyage en basse Normandie, il a découvert « sur un plateau stupide » un endroit propice à loger ses deux bonshommes, « entre la vallée de l’Orne et la vallée d’Auge. J’aurai besoin d’y retourner plusieurs fois. Dès le mois de septembre, je vais donc commencer cette rude besogne. Elle me fait peur, et j’en suis d’avance écrasé ». Au mois de juillet, Flaubert, pris de syncopes d’étouffements, est envoyé au Righi, où il ne reste que trois semaines, et dès sa rentrée il écrit à Edmond de Goncourt : « À mon retour ici, j’ai enfin commencé mon roman, lequel va me demander trois ou quatre ans. J’ai cru d’abord que je ne pouvais plus écrire une ligne. Le début a été dur. Mais enfin, j’y suis, ça marche, ou du moins ça va mieux. » Le 2 décembre, il écrit à George Sand : « Dans un mois j’espère en avoir fini avec l’agriculture et le jardinage, et je ne serai qu’aux deux tiers de mon premier chapitre. » Mais ici commence pour Flaubert, en raison de son caractère loyal et orgueilleux, les angoisses morales les plus pénibles qui précipiteront sa fin. Pour sauver son neveu de la ruine, il lui a prêté sa fortune, et le labeur écrasant de Bouvard, mêlé aux inquiétudes financières, semble avoir raison du bon géant. « Il se passe dans mon individu des choses anormales. Mon affaissement psychique doit tenir à quelque chose de caché. Je me sens vieux, usé, écœuré de tout ; » écrit-il, en mai 1875, à George Sand. L’écriture de Bouvard avance péniblement. « Je veux avancer dans ma besogne, laquelle me pèse comme un poids de 500 kilogrammes. » (Lettre à George Sand.) Le premier chapitre n’est pas achevé, et pourtant l’écriture de Bouvard et Pécuchet sera interrompue : les soucis financiers se précisent, et la fortune de Flaubert est engloutie dans la liquidation de son neveu. « Mon existence est maintenant bouleversée ; j’aurai toujours de quoi vivre, mais dans d’autres conditions. Quant à la littérature, je suis incapable d’aucun travail. Depuis bientôt quatre mois (que nous sommes dans des angoisses infernales), j’ai écrit en tout quatorze pages, et mauvaises ! Ma pauvre cervelle ne résistera pas à un pareil coup. Voilà ce qui me paraît le plus clair. Comme j’ai besoin de sortir du milieu où j’agonise, dès le commencement de septembre, je m’en irai à Concarneau, près de Georges Pouchet, qui travaille là-bas les poissons. J’y resterai le plus longtemps possible… La vie n’est pas drôle, et je commence une lugubre vieillesse. » (Lettre à Émile Zola, 13 août 1875, Correspondance, IV, p. 239.) En effet, vers le 18 septembre 1875, Flaubert partit pour Concarneau. Un repos de quinze jours sur les rivages bretons sembla lui suffire ; là-bas il reprit la plume, non pour continuer Bouvard, mais pour écrire les Trois Contes. (Voir Trois Contes, notes, p. 217.)

C’est au mois de mai 1877, seulement, que Flaubert reprit, plein de courage, contact avec Bouvard et Pécuchet, et, à cette époque seulement, qu’il en acheva le premier chapitre. « Bouvard et Pécuchet m’emplissent à un tel point que je suis devenu eux ! Leur bêtise est mienne et j’en rêve… J’ai enfin terminé le premier chapitre et préparé le second, qui comprendra la chimie, la médecine et la géologie, tout cela devant tenir en 30 pages, » écrit-il à Mme  Roger des Genettes, en mai 1877 ; puis il envoie à Maupassant ce simple mot : « Jeune lubrique, voulez-vous, afin d’entendre le premier chapitre de Bouvard et Pécuchet, venir dîner vendredi à 6 h. 1/2 chez votre G. F. ? » (Inédit.)

Au mois de septembre, Flaubert entreprend une série d’excursions, dont deux en compagnie de M. Laporte, au pays de ses deux bonshommes. « Ah ! mon pauvre vieux, quel plaisir je me promets de ce petit voyage ! Je vous préviens que je le ferai durer le plus longtemps possible. Rien ne presse d’ailleurs… Avez-vous fini le travail des notes sur l’agriculture et la médecine ? Dans ce cas-là, apportez les paperasses. » (Lettre inédite de Flaubert à Laporte, le 12 septembre 1877.) Rentré à Croiset, dispos, il compte avoir terminé le chapitre de l’archéologie et de l’histoire avant la fin de l’année, mais l’effet de son livre le préoccupe. « J’ai peur que ce soit embêtant à crever. Il me faut une rude patience, je vous en réponds, car je ne peux en être quitte avant trois ans, » écrit-il à Zola, le 5 octobre. (Voir Correspondance, IV, p. 309). Cette préoccupation devient grandissante, il en fait part plusieurs fois à Guy de Maupassant : « Bonhomme, qu’en penses-tu ? » et le 10 juillet 1878, il l’exprime, sous le coup d’une fatigue cérébrale, encore plus clairement à Mme  Roger des Genettes (voir Correspondance, IV, p. 331) : « En de certains jours, je me sens broyé par la pesanteur de cette masse, et je continue cependant, une fatigue chassant l’autre. C’est de la conception même du livre que je doute. Il n’est plus temps d’y réfléchir, tant pis ! N’importe ! je me demande souvent pourquoi passer tant d’années là-dessus, et si je n’aurais pas mieux fait d’écrire autre chose ? Mais je me réponds que je n’étais pas libre de choisir, ce qui est vrai. » Enfin, au milieu de toutes ces crises, le livre peu à peu s’achemine ; c’est encore à M. Laporte qu’en janvier 1879 il demande un document relatif au spiritisme : « Pensant que vous serez à la bibliothèque, trouvez-moi dans l’Illustration, 1853, une image représentant l’Europe s’occupant à faire tourner les tables. Comme on ne vous laissera pas emporter ce volume, vous me ferez la description dudit dessin. » (Inédit.) Les deux bonshommes se lancent maintenant dans les théories philosophiques et religieuses : « Me voilà à la partie la plus rude ! (et qui peut être la plus haute) de mon infernal bouquin, c’est-à-dire la métaphysique ! Faire rire avec la théorie des idées innées ! Enfin, j’espère au commencement de septembre (1879) n’avoir plus que deux chapitres. Mais je suis encore loin de la terminaison totale. » (Lettre à Mme  Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 374.) Et comme poursuivi par un pressentiment, le 25 octobre 1879, il écrit à Maupassant : « Ma religion m’exténue !… J’ai peur d’être terminé moi-même avant la terminaison de mon roman. » Au mois de février suivant il adresse à l’éditeur Charpentier cette dernière requête : «… Si vous pouviez me découvrir quelque part et n’importe à quel prix De l’Éducation, par Spurzheim, vous seriez un vrai sauveur. Sans compter sa collaboration avec Gall dans le grand ouvrage intitulé De l’anatomie du cerveau, Spurzheim a fait un livre spécial intitulé De l’Éducation. C’est ça qu’il me faudrait. Que ne me faudrait-il pas ? J’attends même un couple de paons pour étudier le coït de ces beaux volatiles. » (Inédit.) Au mois de mars il commence le dernier chapitre du premier volume ; il mourut, sans l’avoir achevé, le 8 mai 1880.

Le second volume devait comprendre le dossier de la bêtise humaine dont fait partie le Dictionnaire des idées reçues que nous publions plus loin ; aussi Flaubert comptait l’établir en six mois, n’ayant probablement que des commentaires à ajouter : «… J’irai à Paris pour le second volume, qui ne me demandera pas plus de six mois ; il est fait aux trois quarts et ne sera presque composé que de citations. Après quoi, je reposerai ma pauvre cervelle qui n’en peut plus… »


DOCUMENTATION.


« Savez-vous à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? à plus de 1, 500 ! Mon dossier de notes a huit pouces de hauteur, et tout cela ou rien c’est la même chose. Mais cette surabondance de documents m’a permis de n’être pas pédant ; de cela, j’en suis sûr. » (Lettre à Mme  Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 410.)

De ces 1.500 volumes Flaubert a plus ou moins extrait des notes ; son ami Laporte, travaillant pour lui dans les bibliothèques, lui en a beaucoup recueilli. « Il m’est venu à l’esprit des travaux pour vous, puisque vous m’en demandez. Mais les livres vous manqueraient. Il vous faudrait pour moi toute une bibliothèque imbécille (sic). Le carton des curiosités se classe-t-il, et les Idées reçues ? Quid ? » Nous avons feuilleté, dans l’ordre où il nous a été remis, cet amoncellement de documents. En voici la nomenclature abrégée.

Dans une enveloppe portant l’inscription : Documents, sont renfermés :

Une lettre de Taine, lui conseillant le Dictionnaire politique de Maurice Block : « Impossible de trouver un plus beau charivari d’abstractions et de grands mots… Mais un danger, c’est le trop ; vous aurez l’air de faire une encyclopédie de toutes les sottises possibles… Au contraire, les sottises politiques et littéraires peuvent être senties par tout le monde » ;

Une lettre sur le fouriérisme ;

Des coupures de faits divers de journaux ;

Une lettre de Jules Troubat le renseignant sur Mme  Cottin ;

Une lettre le renvoyant à Condorcet : Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain ;

Un extrait de médecine pratique ;

Plusieurs lettres de Maupassant, lui donnant la situation géographique d’Étretat et de la falaise de Bénouville, en vue d’une excursion où Bouvard rencontrerait Pécuchet ;

Une lettre de Raoul Duval ;

Des lettres adressées à Flaubert, par diverses personnes, le renseignant sur le jargon, le droit en justice de paix, l’enregistrement, etc.

Une autre enveloppe, avec le mot : Recherches, contient des fiches sur l’éducation.

Une autre enveloppe, avec le mot : Littérature, contient des fiches avec des extraits de Dumas père, Soulié, et des coupures de journaux sur des faits politiques de faible importance.

Un dossier, avec mention : Curiosités politiques, contenant des coupures de journaux, des articles de Proudhon, Eugène Sue, opinions de Carnot sur la République, la profession de foi de Victor Hugo en 1848, le discours que Ledru-Rollin prononça sur l’arbre de la liberté au Champ de Mars, en mars 1848, etc.

Un dossier, avec mention : Poésies et chansons ; elles sont de l’époque et d’un ton badin.

Un dossier composé de coupures de journaux, d’extraits de gazettes de tribunaux, où l’on ne trouve que des sujets curieux de mœurs bizarres.

Un dossier contenant des extraits de journaux, sujets : injures, amour, palinodies.

Un dossier sur les événements dus à l’influence de l’esprit catholique.

Un dossier formé de coupures de journaux contenant des exemples de charabia officiel.

Quelques feuillets de pensées philosophiques.

Une liasse de petites fiches (300 au moins), représentant la première copie du Dictionnaires des idées reçues. Nous citons quelques-unes de ces fiches, car elles ne sont pas toutes répétées dans le manuscrit qui comprend 40 feuillets, et les définitions offrent des variantes :

Chateaubriand. Connu surtout par le beefsteack qui porte son nom.

Document. Les documents sont toujours de la plus haute importance.

Étalon. Toujours vigoureux. — Une femme doit ignorer la différence qu’il y a entre un étalon et un cheval.

Conciliation. La prêcher toujours, même quand les contraires sont absolus.

Colère. Fouette le sang ; hygiénique de s’y mettre de temps en temps.

Conjuré. Les conjurés ont toujours la manie de s’inscrire sur une liste.

Art. Ça mène à l’hôpital. À quoi ça sert, puisqu’on le remplace par la mécanique qui fait « mieux et plus vite » ?

Chirurgien. Les chirurgiens ont le cœur dur. Les appeler boucher.

Richard Wagner. Ricaner quand on entend son nom et faire des plaisanteries sur la musique de l’avenir.

Fusillade. Seule manière de faire taire les Parisiens.

Adolescent. Ne jamais commencer un discours de distribution de prix autrement que par : « Jeunes adolescents », ce qui est un pléonasme.

Etc.

Un dossier porte, de la main de Flaubert, l’inscription : Sciences — Médecine — Hygiène.

Il comprend 130 feuillets, écrits au recto et au verso.

Ce sont des notes sur : fièvre typhoïde (causes, symptômes) — cours de pathologie interne — méningite — paralysie — anémie — hémorragie — traité de médecine pratique — traité de l’altération du sang — manuel d’hygiène.

Le dossier s’ouvre par une liste des auteurs consultés :

Trousseau, Jaccoud, Daremberg, Rédard, Raspail, Lucas, etc.

Un dossier : Arts (41 feuillets), contient des notes sur le fouriérisme — L’esthétique anglaise — Traité des arts céramiques — Traité sur l’art chez les Romains — Extrait des petits mystères de l’Hôtel des ventes, d’après Rochefort.

Un dossier : Religion (80 feuillets). Auteurs consultés : Pascal, abbé Gaume, Fénelon, Lasserre, Voltaire, Renan, etc.

Deux dossiers : Socialisme (104 feuillets). Auteurs consultés : Proudhon, Vaïsse, Bastiat, Black, Saint-Simon, Lammennais, Fourier, Louis Blanc, Bayle, etc.

Un dossier : Agriculture, Jardinage, Économie domestique (68 feuillets). Auteurs consultés : Duplan, Appert, Chevallier, Gressent, Gasparin, Casanova, Laudrin, Désormeaux, etc.

Puis quelques lettres renseignant sur la taille des arbres, l’arboriculture forestière, l’agriculture, le potager moderne, la façon de tailler, de greffer ; la pousse, les époques, etc.

Un dossier, portant la mention : Bibliographie (71 feuillets), comprend des notes diverses sur la religion, les arts, la littérature.

Un dossier : Éducation, Morale (41 feuillets) contient : Essai sur l’éducation des femmes, essai sur l’éducation des enfants, traité de pédagogie, etc.

Un dossier : Religion (44 feuillets), puis, dedans, un résumé de notes sur la religion (11 feuillets).

Un dossier : Philosophie (77 feuillets). Auteurs consultés : Spinoza, Renouvier, Kant, Cousin, Auguste Comte, Taine, Schopenhauer, etc.

Un dossier : Mysticisme, Magnétisme (46 feuillets). Auteurs consultés : Figuier, Bertrand, Matter, Tissandier, Gougenot des Mousseaux, Mermillod, etc.

Un dossier : Politique (48 feuillets). Auteurs consultés : Bossuet, Locke, Stuart Mill, Dupont White, Staël, Passy, Biencourt, Matter, Henri Martin, etc.

Un dossier : Peinture (22 feuillets) contient des biographies de peintres de toutes les écoles.

Un dossier : Œuvres posthumes de Dr  Charles Lefèvre, publiées par Lefèvre-Daumier (18 feuillets).

Un dossier, portant l’inscription : Matériaux (139 feuillets) contient des citations de nos grands auteurs, des poésies, des scènes, etc.

Dans un carton spécial, une série de dossiers contenant les curiosités et qui dans leur ensemble forment un véritable dossier de la bêtise humaine[1] ;

1o Dictionnaire des idées reçues (40 feuillets) ;

2o Un album (24 feuillets) contenant des citations d’auteurs connus ;

3o Un dossier : Beautés (53 feuillets). — Beautés des gens de lettres, beautés de la religion, beautés du peuple, haine des romans, beautés des souverains, bizarreries, nomenclatures (19 feuillets), République de 1848 (56 feuillets) ;

4o Un dossier : Histoires et idées scientifiques (52 feuillets) : Beautés du parti de l’ordre, Bévues historiques et géographiques, Histoire, Idées scientifiques ;

5o Un dossier : Grands hommes (30 feuillets) ;

6o Un dossier : Esthétique et critique, Style (33 feuillets). — Esthétique, Critique, Grands écrivains, Ecclésiastiques, Révolutionnaires, Romantiques, Littérature officielle, Souverains ;

7o Un dossier : Morale, Socialisme et politique ;

8o Un dossier : Journaux ;

9o Un dossier : Rococo ;

10o Un dossier : Amour, Philosophie, Exaltation des bas imbéciles, Esprit des journaux. — Journalistes, Religions, Mysticisme, Prophéties, Amour, Philosophie, Imbécilles (sic), Esprit des journaux ;

11o Cinq dossiers portant les inscriptions suivantes : Morale — Périphrases — Classiques corrigés — Résumé et sommaire — Annexe du plan. Ces deux derniers dossiers contiennent les éléments de l’ensemble de l’œuvre.

Puis une enveloppe porte, de la main de Mme  Caroline Franklin-Grout, cette inscription touchante : « papiers trouvés çà et là sur la table de travail ».

Voici le contenu placé dans cette enveloppe au moment de la mort de Flaubert :

Notes diverses : Massillon, Petit Carême, Sermons du lundi.Bossuet, Histoire universelle, 1re partie. — De Potter, Histoire du christianisme. — Boulanger, Antiquité dévoilée ;

Note : « Il s’agit de désavouer l’enfant prodigue. » ;

Des coupures de journaux, deux articles sur Madame Bovary ;

Des notes diverses sur la beauté, le mariage ;

Puis une lettre, du 8 janvier 1879, de « Jumièges et alentours (service des épidémies) », adressée au Préfet. C’est le Rapport d’un médecin sur la situation hygiénique des villages qu’il visite habituellement : « Fièvre typhoïde. — Son habitation, bien orientée, est dans de bonnes conditions hygiéniques, et son moral excellent. » Flaubert a souligné cette phrase : C’est le soleil pour l’oiseau en cage et 98 chances de gain sur 100 pour un malade, au tirage de la loterie médico-nationale de la guérison.

« Notre presqu’île compte malheureusement d’autres tanières, où la propreté n’a pas d’autel que les palais des renards, peu scrupuleux à ce sujet. Que ne peut-on changer toutes nos habitations en maisons d’école ! »

Puis, dans une liasse, nous avons trouvé de nombreuses ébauches illisibles de scénarios.

En tête d’un feuillet moins raturé que les autres nous lisons l’inscription :

MÉTHODE. — PLAN GÉNÉRAL.

Rattacher, au personnage secondaire de chaque chapitre, des personnages tertiaires.

I. Agriculture : le fermier.

II. Sciences : le médecin.

III. Archéologie : le notaire.

IV. Littérature : le gentilhomme.

V. Politique : le maire.

VI. Sentiment, amour : Mélie, Mme  Bordin.

VII. Mysticisme, philosophie.

VIII. Le curé.

IX. Socialisme : tous les personnages reviennent.

Montrer comment et pourquoi chacun des personnages secondaires — la Science, le Vrai, le Beau, le Juste : 1o par instinct, 2o par intérêt. — Plusieurs fois, il faut que le lecteur voie qu’ils vont changer d’existence et de milieu. — Au milieu de la médecine, ils se dégoûtent de la campagne, la géologie, leurs courses, les y rattachent — quand ils sont dans la période artistique, ils rêvent un voyage en Italie, en Suisse — 1848 les retient — après le désespoir de ferme, ils pensent encore à quitter le pays, mais ne trouvent pas à vendre leur propriété.

PLAN.
SCÈNE FINALE.

Descente des gendarmes — émeute populaire.

B. et P. ont oublié d’adopter légalement les deux petits malheureux. Ils ne veulent pas les rendre.

Ils sont prévenus :

1o  De captation de mineurs ; 2o  d’excitation à la haine de citoyens entre eux ; 3o  attaque contre l’ordre ; 4o  contre la propriété, contre la Religion.

Ils ont, malgré le sous-préfet, tenu une conférence socialiste. Le maire, par rancune, a provoqué des mesures judiciaires contre eux.

Ils ont planté des jalons dans les propriétés pour leurs études d’embellissement. — Haussmann.

Les réclamations des propriétaires sont soutenues par le notaire.

Le curé les a dénoncés comme subversifs.

Le maire, le notaire et le curé renforcent les gendarmes.


LES ÉBAUCHES.


Le procédé de travail de Flaubert est connu.

Comme pour ses précédents ouvrages, il établit le plan de ses chapitres, puis il procède par ébauches, qu’il surcharge et qu’il rature à les rendre illisibles ; il recommence souvent quatre ou cinq fois l’ébauche d’une même période ou d’un même chapitre, puis il transcrit au net.

Nous donnons en fac-similé le plan du chapitre II, puis l’ébauche de deux pages du roman.

Les ébauches du chapitre I forment 49 feuillets écrits au recto et au verso ; celles du chapitre II, 66 ; du chapitre IV, 32. L’ensemble des ébauches du manuscrit forme 1.1142 feuillets, témoignant d’un immense et persévérant labeur.


Plan du chapitre II de Bouvard et Pécuchet.



Page d’ébauche (page 1) de Bouvard et Pécuchet.



Page d’ébauche de Bouvard et Pécuchet.



LE MANUSCRIT.


Le manuscrit de Bouvard et Pécuchet est une mise au net de la main de Flaubert. Il comprend 215 feuillets, écrits d’un seul côté, paginés 1 à 215 jusqu’à la fin du chapitre IX. La partie écrite du chapitre X n’a pas été mise au net.

Nous trouvons à la fin du manuscrit le plan du chapitre X, il se compose de 4 feuillets ; puis la dernière ébauche inachevée de ce chapitre, qui comprend 35 feuillets, dont quelques-uns écrits au recto et au verso.

La partie du chapitre X publiée n’a donc pas reçu sa forme définitive, car, habituellement, de la dernière ébauche à la mise au net, Flaubert modifie encore sensiblement, sans compter que ses manuscrits définitifs comportent encore des corrections.


Page 1 du manuscrit de Bouvard et Pécuchet.



  1. Notre nomenclature n’est pas à la lettre celle que Maupassant a donnée dans Bouvard et Pécuchet, édition Quantin. Il se peut, ces documents ayant été transportés de Croisset à Antibes, que dans le cours du déménagement des mélanges se soient faits dans cette énorme paperasserie. Nous ne pouvons ici nous étendre davantage et donner de plus nombreuses citations.