Bramante et l’Architecture italienne au XVIe siècle/1

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Henri Laurens, éditeur (p. 15-39).

I. — Pontificat de Jules II.

Bramante.

Bramante est le plus grand architecte de la Renaissance. De tous les architectes modernes, c’est lui dont le nom est le plus universellement connu. Et cependant on peut dire que nous ne possédons aucune grande œuvre de lui, aucune qui soit complètement représentative de son génie, Tout ce qu’il fit à Milan, dans la première partie de sa vie, doit être considéré comme appartenant encore au style du xve siècle, et s’il n’avait rien fait d’autre il n’aurait pas une place supérieure à celle des architectes florentins de son âge, tels par exemple que Giuliano da san Gallo ou Giuliano da Majano. Ce qui compte essentiellement, c’est ce qu’il fit à Rome. Là, par des œuvres telles que son Tempietto, et surtout par son Saint-Pierre, il rompt définitivement avec toutes les conceptions gothiques et le premier, plus que tout autre, dit que l’architecte doit demander tous ses conseils à l’antiquité. Malheureusement sa plus grande œuvre, celle qui est le vrai fondement de sa gloire, il ne put que la commencer : Saint-Pierre fut construit par d’autres et profondément modifié par eux ; il est surtout l’œuvre de Michel-Ange, de Maderne et du Bernin. Pour connaître Bramante, pour comprendre que Raphaël et Michel-Ange, ses contemporains, et après eux tous les plus illustres artistes, l’aient considéré comme le plus grand des architectes, nous en sommes réduits à raisonner surtout d’après ses plans et ses dessins et à restituer son œuvre par l’imagination ; c’est là la grande difficulté d’une étude sur Bramante.

Bramante est né à Urbino en 1444, il y a vécu jusqu’à l’âge de vingt-huit ans, fréquentant tous les grands artistes qu’y avait réunis le fastueux duc de Montefeltro,

Pl. 3.


Cliché Alinari.
SAINTE-MARIE DES GRÂCES, À MILAN
PAR BRAMANTE.


Cliché Alinari.
LE TEMPIETTO, À ROME,
PAR BRAMANTE.

artistes venus de toutes les régions de l’Italie et même de l’étranger. Dans ce milieu où devait plus tard se former Raphaël, Bramante put entendre discuter les théories les plus diverses, et par là il acquit une largeur de vues, une faculté d’assimilation, un éclectisme, qui lui permirent de résumer en lui toutes les connaissances acquises par ses prédécesseurs.

L’influence la plus profonde qu’il ressentit à Urbino fut celle de Luciano da Laurana, l’admirable architecte du Palais des ducs d’Urbino. C’est à son école qu’il s’affina le goût, qu’il apprit à aimer les formes délicates et élégantes que Laurana lui-même tenait des grands architectes de Florence ; c’est de là que lui vint cette distinction qui le fit remarquer à Milan au milieu des artistes lombards, et que plus tard, à Rome, il sut conserver en l’associant à cette expression de noblesse et de grandeur qui marqua son nouveau style.

Une seconde action très importante fut exercée sur Bramante par Alberti. Bramante, il est vrai, ne connut pas ce maître, qui travaillait alors à Rome où il mourut en 1470, mais il étudia ses œuvres à Rimini d’abord, où le Temple des Malatesta lui montra l’effet que l’on pouvait obtenir par de belles arcades monumentales, et plus tard à Mantoue, où il put voir dans l’église de Saint-André la première grande voûte en berceau construite par la Renaissance.

À Bramante, Luciano da Laurana apprit la grâce, et Alberti la grandeur.

Mais l’influence décisive qui acheva de former le génie de Bramante, celle qui transforma complètement son style ; et fit de lui le plus grand architecte de l’âge nouveau, ce fut, à mon sens, celle de Léonard de Vinci. Il faut bien se rendre compte qu’avant de connaître Léonard, Bramante, malgré tout ce qu’il avait appris à Urbino, loin d’être un novateur, ne pouvait être qu’un retardataire. À la fin du xve siècle, en effet, Florence seule compte dans le mouvement artistique de l’Italie ; tout vient d’elle, elle est le centre, le foyer où fermentent toutes les idées nouvelles de la Renaissance. Bramante qui vit à Urbino, puis à Milan, ne connaissant encore que bien peu de chose des idées florentines, n’est en somme qu’un provincial.

Tout change en lui du jour où il connaît Léonard, qui, bien que moins âgé que lui de huit ans, ne peut moins faire que de l’impressionner fortement par l’étendue de ses connaissances et la fécondité de son esprit.

Léonard, qui fut le plus grand génie de la Renaissance, apporte à Milan la quintessence de l’art florentin ; il pousse même plus avant les recherches nouvelles et en tire des conséquences que Florence n’a pas connues. Il ne faut pas oublier, en effet, que cet art de la Renaissance, créé à la cour de Laurent le Magnifique, fut brusquement interrompu à Florence par la chute des Médicis et le mouvement révolutionnaire de Savonarole, tandis que Léonard put librement le développer à Milan. Et c’est ainsi que, lorsque Bramante arrivera à Rome et y sera en rivalité avec les premiers artistes de l’Italie, avec ces artistes mêmes qui, après avoir créé la Renaissance à Florence,

Pl. 4.


PLAN DE SAINT-PIERRE
PAR BRAMANTE.
PLAN DE SAINT-PIERRE,
PAR ANTONIO DA SAN GALLO.
PLAN DE SAINT-PIERRE.
PAR RAPHAËL.
PLAN DE SAINT-PIERRE
PAR MICHEL-ANGE.
(D’après Palustre,
l’Architecture de la Renaissance).
(D’après Palustre,
l’Architecture de la Renaissance).
avaient dû quitter cette ville pour porter leur talent au service des papes, il se trouvera, par une singulière bonne fortune, être d’un degré plus avancé qu’eux dans l’art de la Renaissance, et deviendra naturellement

leur chef. Si Giuliano da San Gallo, qui tenait une si grande place à Rome et qui était l’architecte favori de la papauté, fut vaincu par Bramante dans le grand concours pour la construction de Saint-Pierre, c’est parce que Bramante apportait à Rome l’art de Léonard de Vinci : c’est parce qu’il pouvait triompher des Florentins en étant plus Florentin qu’eux.

Bramante à Milan. — Lorsque Bramante part d’Urbino pour aller à Milan, son âme est faite d’élégance et de délicatesse ; il a dans les yeux toutes les joies de la vie, et ses premières œuvres, comme celles de Raphaël, revêtent un caractère de grâce incomparable.

Bramante, en quittant Urbino, n’était pas encore un architecte. Comme Michel-Ange, comme Raphaël, comme tant d’autres artistes de cette époque, il ne le devint que sur le tard, et son éducation première fut celle d’un peintre. Cela est capital, car c’est ce qui va nous faire connaître le caractère essentiel de sa première manière. Alors que l’architecture de Michel-Ange est celle d’un sculpteur, celle de Bramante est faite d’un décor charmant, léger, à fleur de pierre, et ce décor ne sera même souvent qu’une peinture.

Il n’y a pas d’exemple plus séduisant d’une architecture peinte que la délicieuse petite église de Saint-Satyre, cette église du ixe siècle que Bramante fut chargé de restaurer. Il n’y a rien de plus gracieux que son décor extérieur, dont les ornements architectoniques sont peints, et où il n’y a comme reliefs que des chapiteaux, une corniche, quelques têtes décorant une frise. Déjà la finesse des profils nous montre cette science qui a fait donner à Bramante le nom de grand « profilatore ». Il restera toujours le maître exquis des silhouettes (Pl. 1).

Cette qualité de peintre, nous la retrouvons dans une seconde œuvre, l’église de Sainte-Marie, qu’il construit près de Saint-Satyre. Là, pour agrandir aux yeux une église dont les dimensions étaient limitées, étant obligé de la terminer par un mur plat, il imagine, par des artifices de peinture et de légers reliefs, de donner à ce mur l’aspect d’une profonde abside. Le procédé est ingénieux ; on en parle beaucoup dans les livres consacrés à Bramante. Si je le cite ici, c’est afin d’insister sur cette manière de concevoir l’architecture avec des yeux de peintre : Bramante, qui plus tard sera essentiellement un constructeur, commence par être un fantaisiste.

À Sainte-Marie près Saint-Satyre, il faut surtout admirer la Sacristie, où son talent de décorateur se montre à nous dans sa forme la plus parfaite (Pl.  1). Se souvenant des merveilleuses décorations de Luciano da Laurana au Palais d’Urbino, les reprenant en leur donnant encore plus de grâce, plus de souplesse, plus de variété, il dit le dernier mot de l’élégance florentine du xve siècle. Pour rompre la monotonie des arabesques, par une trouvaille de

Pl. 5.


Cliché Alinari.
SANTA CASA DE LORETTE, PAR BRAMANTE ET ANDREA SANSOVINO.

génie, il compose sa frise d’une série de têtes dans des médaillons, qu’accompagnent des groupes de petits enfants ; et là il retrouve la force et la vie ardente d’un Donatello. L’artiste qui a exécuté ces sculptures, sans doute sur le dessin de Bramante, était digne de collaborer avec lui.

Sainte-Marie des Grâces est une œuvre plus importante que la précédente ; elle ne s’impose pas seulement à nous par son caractère décoratif, son principal mérite est d’être avant tout une œuvre d’architecture. C’est une grande coupole que dresse Bramante au-dessus du chœur, préludant ainsi à ses futurs projets pour Saint-Pierre (Pl. 3). La particularité, ici comme plus tard à Saint-Pierre, c’est qu’il cherche son effet, non pas dans la hauteur, mais dans la largeur ; qu’il s’intéresse peu à la coupole en elle-même, mais plutôt à son tambour ; et ceci est tout à fait spécial. La beauté rare de Sainte-Marie des Grâces, c’est ce tambour si harmonieusement décoré par les arcades à colonnes qui l’entourent.

À la Sacristie de Saint-Satyre, décorant un intérieur, Bramante s’était servi de marbres ; ici, dans le décor extérieur d’un monument construit en briques, fort logiquement, il se sert de la brique. Il faut voir comment, par une science étonnante d’architecte, par un art qui, sur certains points, rappelle les principes gothiques, il sait mettre en valeur un important soubassement, le distinguant du corps principal, marquant par des motifs très simples, tels que des rangs de perles, tous les profils de l’édifice.

La troisième œuvre capitale de Bramante en Lombardie est l’église d’Abbiate Grasso : il faut sans doute la considérer comme la dernière faite avant son départ pour Rome (Pl. 2). Là, plus encore que dans la coupole de Sainte-Marie des Grâces, le caractère de force qui était en lui, mais qui devait s’affirmer surtout à Rome, se manifeste puissamment. Ce qu’Alberti avait voulu à Saint-André de Mantoue, mais qu’il n’avait pas réussi, c’est-à-dire trouver dans les formes nouvelles de la Renaissance l’impression de grandeur pour une façade d’église, Bramante le réalise, et le motif de ce grand arc se déroulant majestueusement, sans accessoires inutiles, est si beau qu’il le reprendra à Rome, et qu’il ne trouvera pas une forme plus saisissante et plus grandiose pour terminer le palais du Belvédère.

Le séjour de Bramante à Milan eut une grande influence sur l’école milanaise : de nombreux architectes, Dolcebuone, Battaglio, Lonati, poursuivent son art et créent dans un style très délicat des églises, telles que celles de Sainte-Marie à Busto Arsizio (1517), de la Madone de Grema, de la Madone di Campagna à Plaisance, de la Steccata de Parme (1521).


Bramante à Rome. — En 1499 Bramante quitte Milan pour s’installer à Rome, et ce changement de résidence marque une transformation profonde de son style ; c’est l’art du xve siècle qui finit, et celui du xvie qui commence, c’est l’art florentin qui cède la place à l’art romain.

Bramante participe ainsi à l’évolution générale de la

Pl. 6.


Cliché Moscioni.
CHAPELLE CHIGI, À SAINTE-MARIE DU PEUPLE (ROME),
PAR RAPHAËL.


Cliché Alinari.
LES LOGES DU VATICAN,
PAR RAPHAËL.

civilisation italienne qui, à la suite des violentes luttes intestines qui déchirent la cité de Florence et ruinent pour un temps sa prospérité, avait transporté à Rome le centre de l’activité intellectuelle et artistique.

Ce changement de la capitale artistique de l’Italie ne se traduit pas par une brusque modification dans les arts, et cela se comprend. Ce sont en effet des artistes florentins ou de formation florentine qui sont appelés à Rome par les papes et qui y portent un art en pleine maturité, alors que le milieu romain n’a pas encore eu le temps de créer un art à son image. C’est la Renaissance florentine qui va se poursuivre et elle le fera d’autant plus facilement que, au début du xvie siècle, deux papes seront des Florentins, des membres de la famille même des Médicis.

Et le mouvement de la Renaissance, créé à Florence, se développera d’autant plus facilement à Rome, y prendra un caractère d’autant plus classique que la ville de Rome offrait aux architectes plus de monuments antiques que Florence. En outre l’esprit romain et ses traditions, jamais complètement éteintes, mettaient dans l’art un caractère de majesté que Florence n’avait jamais connu. Rome, ville des Césars, par son passé, par tous ses souvenirs, était toujours foncièrement attachée à l’expression de la puissance. Les joliesses, les élégances, les fins détails de l’art florentin ne sont pas à leur place dans cette ville où se dressent encore des monuments tels que le Panthéon, les Thermes de Caracalla, le Colisée. Aussi le style de la Renaissance va-t-il évoluer dans une direction nouvelle, et l’élégance florentine va céder le pas à la grandeur romaine.

L’influence de Rome peut se reconnaître d’une façon fort claire dans les monuments construits par Bramante. Dès sa première œuvre il donne une des formules les plus nettes de cet art. Le Tempietto de San Pietro in Montorio (Pl. 3) est une véritable restitution d’un temple antique, presque une copie ; et l’on comprend que dans ce monde du xvie siècle assoiffé d’antiquité cette œuvre ait été saluée comme marquant le point de départ d’une ère nouvelle. Et jusqu’à nos jours elle n’a cessé d’être regardée comme un des chefs-d’œuvre de l’architecture. Pour nous, cependant, qui jugeons plus librement la Renaissance, il semble qu’elle ait surtout un intérêt historique. Plus que tout autre, elle marque le désir de copier l’art antique ; mais nous devons bien reconnaître qu’elle ne le copie que très mal, et que d’autre part elle est trop éloignée des conceptions et des besoins de l’architecture moderne pour compter beaucoup dans son développement. Au surplus, c’était une œuvre si inutile que personne n’a songé à l’imiter.

Ce qu’il faut signaler, et c’est un saisissant exemple du caractère peu chrétien de la Renaissance, c’est la singularité de ce monument qui, destiné à sanctifier l’emplacement auguste où le premier chef de la chrétienté, l’apôtre saint Pierre, a subi le martyre, ne porte extérieurement aucun emblème religieux. Ce temple, qui, dans les projets de Bramante, devait être entouré d’une colonnade circulaire, nous montre bien que, dans les préoccupations de

Pl. 7.



Cliché Alinari.
VILLA MADAME, À ROME, PAR RAPHAËL.

artiste, la pensée chrétienne tient peu de place, et que ce qui l’intéresse avant tout, ce sont les formes, c’est la régularité et l’élégance des lignes, c’est le jeu des colonnes disposées suivant des cercles concentriques, ce sont des recherches purement esthétiques, la réalisation d’un rêve de classicisme et de prétendue beauté idéale.

Sans insister sur le Cloître de Sainte-Marie de la Paix, qui est une œuvre secondaire et d’une assez médiocre exécution, sans insister sur le chœur de Sainte-Marie du Peuple, qui tire surtout son intérêt de sa décoration, on peut dire que les deux œuvres maîtresses de Bramante à Rome furent le Palais du Vatican et la Basilique de Saint-Pierre.

Au Vatican, il fit d’abord les bâtiments qui entourent la cour de Saint-Damase, vaste édifice dont les trois étages s’ouvraient primitivement par d’élégantes loges, dont les décors de Raphaël complètent la beauté. Ensuite, il réunit par de grands corps de bâtiments l’ancien palais du Vatican avec la villa du Belvédère qui en était éloignée de 300 mètres. Il sut rompre la monotonie de ces longues lignes droites par la division de la cour en terrasses successives au moyen d’escaliers monumentaux, et il couronna l’ensemble par la niche du Belvédère, dont les dimensions colossales dominent tout le palais nouveau (Pl. 2). Une telle œuvre montre que Bramante était bien l’homme capable de réaliser les conceptions grandioses rêvées par la papauté. Il était l’architecte désigné de Saint-Pierre.

Saint-Pierre, c’est sa vraie gloire, ce sont les projets qu’il fait pour cette église, ce sont les dimensions qu’il lui donne, c’est la nouveauté des plans qu’il propose, qui ont rendu son nom immortel (Pl. 4).

Certes on avait déjà vu, avant Bramante, un certain nombre d’églises en croix grecque, dérivant plus ou moins des modèles donnés par Brunelleschi, mais toutes ces églises étaient de dimensions relativement restreintes : elles se composaient de quatre bras très courts, ne faisant qu’une légère saillie autour de l’espace central. Bramante développe prodigieusement ce thème si simple : autour de la coupole centrale, les nefs s’allongent, formant une véritable croix, entre les bras de laquelle de nouveaux espaces, conçus eux-mêmes comme de petits monuments en croix grecque, et couverts aussi par des coupoles, viennent ajouter à l’église principale la complication raffinée de leurs lignes et la multiplicité de leurs perspectives. Des tours aux quatre angles et des portiques complètent cet ensemble, qui s’inscrit à l’extérieur dans les lignes d’un carré, d’où seules émergent légèrement les quatre absides. La largeur de la coupole, qui atteint 42 mètres, la hauteur des nefs, qui s’élèvent à 46, font de cette église une des œuvres les plus gigantesques que l’on ait rêvées.

Que la grandeur de cette conception ait été inspirée par Rome nous n’en pouvons douter, et Bramante lui-même l’a proclamé dans sa phrase célèbre : « Je prendrai les voûtes du Panthéon et je les élèverai sur les arcs de la basilique de Constantin. » Mais quelle est l’origine de ce plan ? comment expliquer un progrès si brusque sur les édifices antérieurs ? Que l’on compare le plan de Bramante, qui date de 1506, avec celui de la Madone des Carceri, de 1485, ou celui de Notre-Dame de Lorette à Rome, commencée la même année que Saint-Pierre, et l’on verra combien Bramante surpasse ses prédécesseurs et ses contemporains.

Nous avons dit précédemment que c’était en partie à l’influence de Léonard que nous attribuons cette supériorité de Bramante. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner les dessins d’architecture de Leonardo et en particulier le manuscrit B de la bibliothèque de l’Institut, que l’on place entre les années 1488 et 1497 et qui contient de nombreux plans d’églises. On trouvera là des recherches pour tout ce qui constitue les nouveautés de Bramante : la symétrie absolue, le dôme employé comme motif essentiel de l’église et flanqué d’autres petits dômes, la complexité des plans qui comprennent une série de petits espaces en forme de croix grecque, disposés symétriquement autour de la coupole centrale, enfin une prédilection notable pour un plan qui est le plan même de Saint-Pierre et qui se compose d’un grand carré traversé par les quatre bras d’une croix grecque.

Il ne me paraît pas douteux que Bramante, qui avait passé avec Léonard plusieurs années à Milan, qui avait connu tous ses travaux, ne se soit, au moment d’établir son projet pour Saint-Pierre, souvenu des recherches de ce grand artiste.

Et c’est bien un pur monument de la Renaissance, c’est l’apogée même de cet art, que ce Saint-Pierre de Bramante, si étrange, lorsqu’on veut bien y réfléchir. Pour le raisonner et en discuter la beauté, pour le comprendre, il faut en effet oublier sa destination. On peut en admirer les formes, le goût, les proportions, on peut dire que rarement édifice fut d’une plus idéale beauté, mais il faut reconnaître aussi qu’il n’a rien de ce qu’il faut pour le programme qu’il devait réaliser, il n’a rien d’une église. La nef, cet élément essentiel de l’église, cette nef où doivent se réunir les fidèles pour assister aux cérémonies qui se déroulent autour du maître-autel, elle n’existe pas ; on ne peut imaginer un emplacement pour le chœur ; et dans cette cathédrale de la chrétienté il n’y a pas de place pour dire les offices ; les chapelles latérales sont complètement isolées et ne peuvent être d’aucune utilité pour les cérémonies ; enfin les quatre grands bras égaux qui s’allongent autour de la coupole centrale, et qui ne sont ni nefs, ni transept, ni chœur, achèvent de nous dérouter dans la compréhension de cet édifice. L’esprit de la Renaissance s’y est complètement substitué à l’esprit chrétien.

Malgré toute l’activité qu’il y dépensa, Bramante ne put pousser très avant la construction de Saint-Pierre. Lorsque, huit ans après le début des travaux, la mort vint l’arrêter, il n’avait élevé que les quatre piliers destinés à porter la coupole et bandé les arcs les réunissant ; et pendant plus d’un quart de siècle, les arcs se dressèrent semblables à des ruines de l’ancienne Rome.

Bramante fut remplacé comme architecte de Saint-Pierre par Raphaël, aidé de Giuliano da San Gallo et de Fra Giocondo. Ces maîtres firent pour la basilique de nouveaux projets ; et sans entrer dans leur étude, nous nous contenterons de signaler un fait capital. Comprenant ce qu’il y avait d’illogique dans la conception de Bramante, ils renoncent à la croix grecque pour adopter la forme traditionnelle de la croix latine (Pl. 4). Mais ils n’eurent pas le temps, eux non plus, de réaliser leurs projets.

Une des dernières œuvres de Bramante est la Santa Casa de Lorette, commencée en 1510 (Pl. 5). C’est sa science, c’est la pureté de son style que nous admirons dans tous les détails de l’architecture, et surtout dans la belle ordonnance qui reste encore très apparente malgré la surchage d’une ornementation qui a donné à cette œuvre un caractère tout nouveau. Après la mort de Bramante, Andrea Sansovino, avec l’aide des meilleurs sculpteurs florentins, fut l’auteur de cette étonnante décoration sculptée qui, par de grandioses bas-reliefs, par des statues et des ornements, couvrit le monument tout entier, de façon à ne laisser apparente aucune partie des murs. Et cette œuvre a pris ainsi un double caractère très significatif par la superposition, au style purement architectural de Bramante, de la conception plus décorative des sculpteurs florentins.