Briolan/01
Il y a cent années et plus, un homme qui n’avait lu ni René ni Werther se promenait, par une journée de printemps, sous les ombrages du Palais-Royal, aussi souffrant, quoiqu’il fût parfaitement poudré et vêtu d’un habit vert tendre, que le héros le plus sombre, le plus fatal et le plus négligé de l’école moderne. Il est vrai, par exemple, que ses souffrances n’étaient point très vagues. « Oh ! pensait-il, si j’avais pu tirer de ma poche un rang de perles pour ce cou charmant, une bague d’émeraude ou de rubis pour ces doigts gracieux et superbes ! si je possédais ce qui appartient aujourd’hui à tant de butors et de manans, la fortune !… » En un mot, l’homme à l’habit vert tendre regrettait avec une rage profonde, une amère mélancolie, de ne pas avoir cinquante ou cent mille écus de rente. Je suis sûr qu’on s’intéresse à lui dès à présent, car il ne souffre pas d’un mal inconnu. Il n’a ni regrets ni désirs étranges. Ses peines sont bien de ce monde. On les comprend sans fatigue aucune pour l’esprit.
Maintenant on l’aimera bien davantage, quand on saura qu’il était beau, noble, courageux, ayant de la bonté et de la loyauté certainement, peut-être même de l’esprit, de l’esprit par exemple qui n’était point du jour, mais bien des temps antiques, comme sa maison. Le comte Guy-Tancrède-Saladin de Briolan était d’une des plus vieilles familles du Périgord. Ce nom de Saladin, qu’il portait à son tour après une suite illustre de preux, s’était conservé dans sa maison, comme dans celle des Anglure, par un pieux respect pour une tradition des croisades. Je ne sais quel sultan avait demandé à un Briolan, en lui rendant une épée dont il l’avait vu se servir en héros, de porter ce nom et de le faire porter à ses premiers nés. Les Briolan n’avaient de turc que leur prénom de Saladin. Il n’était pas race de chevaliers où se transmît avec plus de soin et d’amour, dans toute sa noble et charmante déclicatesse, le respect pour les femmes. Aussi un proverbe périgourdin disait-il : « Il n’est point si pauvre croix ni si pauvre femme que ne salue un Briolan. » Quand il y avait dans le village de ces nobles seigneurs un fils qui parlait rudement à sa mère, un frère qui maltraitait sa sœur, quelque voisin ou quelque voisine se trouvait toujours pour dire au mauvais garnement : « N’as-tu pas honte, Pierrot ou Jacquot, d’agir ainsi ? Est-ce que tu n’as jamais vu monseigneur Saladin sortir de l’église avec madame la comtesse ou mademoiselle ? Comme il les couve des yeux ! on dirait qu’il va mettre sous leurs petits pieds ses belles mains blanches, pour les empêcher de marcher à terre. »
Voilà quel cœur les Saladin de Briolan avaient pour les femmes. Quant au danger, il fallait voir comme ils le traitaient. Ce que les épieux et les mousquets de dix manans n’auraient point pu faire contre un loup, le couteau de chasse d’un Briolan le faisait. Tant qu’il restait une goutte de sang dans les veines d’un Briolan, cette goutte de sang renfermait une bravoure à défrayer toute une armée.
Le comte Tancrède-Saladin, celui dont la promenade agitée nous occupe maintenant, était, par la courtoisie et la valeur, complètement digne de sa maison. Il en était fort digne aussi par l’élégance de sa tournure et le grand air de ses traits. Il était mince et élancé ; comme l’aimable et cher chevalier Jehan de Saintré, peut-être aurait-il pu être vaincu dans une lutte à coup de poings ; mais on sentait qu’il ne trouverait jamais de maître dans les combats de l’épée. Il avait une bouche fine et fière, les yeux ardens et mobiles, animés d’un regard d’amoureux et de vaillant. Enfin il entrait à peine dans sa vingt-cinquième année, c’est-à-dire qu’au fond de son cœur bouillonnait encore une sève aussi printanière que celle des arbres sous l’ombrage desquels il marchait.
On sent bien qu’un homme ainsi fait et de cet âge ne désirait point des pièces d’or pour entretenir avec elles le damnable commerce des avares. Ce que nous avons dit déjà de ses pensées nous montre pour quelles fins il souhaitait la fortune si ardemment. « Un collier pour ce cou charmant, des bagues pour ces jolis doigts, » voilà à peu près, je crois, ce qu’il pensait.
Les jolis doigts et le cou charmant pour lesquels il demandait au ciel des pierreries, c’étaient les doigts et le cou de Mme Brigitte de Briolan, sa cousine, duchesse de Lorédan.
La duchesse de Lorédan, qui avait près d’un million de revenus et les plus beaux diamans de l’Europe, n’avait pas besoin des présens et ne se doutait guère des souffrances de son cousin. Du reste, pour bien faire comprendre le désir qu’on pouvait avoir de la parer, il faut dire que jamais madone ne fut plus belle. Quand je dis madone, était-ce bien à une madone qu’elle ressemblait ? C’était plutôt à une déesse antique, toutefois avec quelque chose de romanesque, de capricieux, et pourtant de divinement austère que l’antiquité ne connaissait pas. Brigitte appartenait au monde des fées et des chevaliers. C’était une Briolan ; partant, l’on sait de quelle façon elle avait été élevée. Le sentiment de la dignité féminine, si profondément gravé dans le cœur de tous ceux de sa race, avait passé de son ame à son regard rayonnant d’un royal éclat. Ce que ses yeux avaient toujours d’imposant ne les empêchait point de laisser voir parfois une expression de douceur qui alors était un véritable enchantement. Celui qu’elle avait regardé un seul instant avec bonté était charmé pour sa vie entière.
Du moins, c’est ce que n’aurait pas craint d’avancer et de soutenir, l’épée à la main, son cousin Tancrède-Saladin, qui en était, nous essaierions vainement de le cacher, passionnément amoureux.
Amoureux depuis assez peu de temps toutefois, quoiqu’il la connût d’enfance, il n’avait songé à regarder sa cousine Brigitte, élevée dans un château voisin du sien, que le jour où elle avait épousé le duc de Lorédan, un ancien compagnon du régent, vieux seigneur philosophe et libertin, qui était parvenu à enlever sur la fin de ses jours, aux filles d’opéra, une santé fort chancelante, mais une fortune en très bon état. À l’église, où elle mit sa main fraîche et rosée entre les doigts d’ivoire jauni de l’ancien roué, Brigitte occupa assez vivement Saladin. Puis la jeune femme partit pour Paris, et son image s’affaiblit, s’effaça même, je crois bien, entièrement dans l’esprit du comte, occupé à guerroyer au fond de ses bois contre les renards et les loups. Par malheur ou par bonheur pour lui, la suite de ce récit l’apprendra, notre gentilhomme ne resta point dans son château. Il voulut venir à Paris : c’était le voyage qui avait remplacé, pour la noblesse, les héroïques et lointaines expéditions. Il n’eut point vu deux fois sa cousine qu’il l’aima, et l’aima comme peut aimer un homme de vingt-cinq ans, qui sort d’un vieux château avec un cœur de paladin.
Un dragon, un lion, un géant, un enchanteur, qui auraient été les ennemis de Brigitte, auraient passé de rudes momens avec Tancrède-Saladin ; mais notre pauvre preux ne connaissait guère pour séduire le cœur d’une femme la méthode du jour. Du reste, hâtons-nous de le dire, s’il l’eût connue et pratiquée, il n’en aurait eu que des chances moindres de succès auprès de sa belle cousine. La duchesse était aussi étrangère aux mœurs de son siècle que l’eût été une belle au bois dormant sortant d’un sommeil séculaire. Sur le sofa, au fond de la bergère, dans le monde des mouches, de la poudre et des paniers, elle avait les pensées et les regards que pouvaient avoir ses aïeules sur le grand fauteuil de bois sculpté, au milieu des longs voiles, des cuirasses, des flottantes chevelures et des robes à queue. Si elle conservait, dans toute sa grace touchante et fière, la simplicité antique, ce n’était point la faute de son mari ni de sa tante, la maréchale de Lorédan.
La maréchale de Lorédan avait toujours eu les maximes commodes, la vie riante et facile de la maréchale de Mirepoix, l’amie des favorites, de cette Mme de Grancei, vantée d’une façon si moqueuse par Voltaire, enfin de la maréchale de Luxembourg, si célèbre par la chanson :
C’était une douairière dont la frivolité s’était accrue au lieu de diminuer avec les ans. Quelques madrigaux comme en écrivait l’amant de la princesse de Babylone, des souvenirs d’amours sans larmes, un goût toujours insouciant et vif de l’amusement, voilà ce que renfermait une tête dont la chevelure l’aurait certes emporté sur la poudre en blancheur. La maréchale de Lorédan accablait Brigitte de caresses, pour faire pièce à la jeune marquise de Lorédan, sa belle-fille, qu’elle détestait souverainement, parce qu’elle lui trouvait, disait-elle, un dérèglement de mauvais goût. Le fait est que la marquise était une sorte de soldat aux gardes, aimant le plaisir à l’instant où il appelle la hardiesse et congédie la grace. C’est la passion de la maréchale pour Brigitte qui est la cause du désespoir où se trouve maintenant plongé le comte Saladin de Briolan.
La douairière, en regardant, pendant une matinée qui lui paraissait fort longue, un petit calendrier tout entouré de fleurs et d’amours, découvrit la Sainte-Brigitte, tombant précisément un jour de la semaine dans laquelle on venait d’entrer. Aussitôt sa cervelle se mit en travail ; elle fit venir le duc, son neveu, et lui persuada, sans beaucoup de peine, car le duc était très facile à gagner au plaisir, de donner une fête pour la Sainte-Brigitte dans son château de Viroflay ; puis elle-même se mit à la recherche d’un présent propre à rehausser la beauté de sa nièce. Le jour de la Sainte-Brigitte arriva. Saladin était au nombre des invités de Viroflay.
Notre gentilhomme, qui n’était point riche, comme nous l’avons bien suffisamment indiqué, arriva dans un carrosse de louage, de fort mauvaise humeur, devant le château de Viroflay, dont la cour, entourée d’orangers et tapissée d’un sable fin, s’ouvrait aux plus élégans équipages de Paris. Il eut bien vite oublié son dépit quand il fut auprès de sa cousine Brigitte. Quels chagrins n’auraient fait fondre dans son cœur les charmans rayons que dardaient les yeux de la belle ! Mais il était réservé à une souffrance inattendue et inouie. Avec cette façon simple qu’elle devait à son humeur, et qu’autorisait d’ailleurs la familiarité du cousinage, Brigitte dit à Briolan, en lui montrant son cou que parait un rang de perles fines, et une de ses mains à laquelle brillait une bague formée d’une merveilleuse pierrerie :
— Voyez, mon cousin, ce que m’ont donné pour ma fête M. le duc de Lorédan et Mme la maréchale.
Ce fut alors qu’une pensée aux serres brûlantes s’abattit sur l’ame de Saladin. « Quoi ! se disait-il, moi je ne pourrais point donner à cette chère beauté une fleur de rubis ou de diamant ? Mon vieil édenté de cousin et cette folle de maréchale, pour qui les beaux yeux noirs de Brigitte sont lettre close, qui ne sentent point ce qu’il y a de divin dans chaque trait de son visage et dans chaque doigt de sa main, peuvent lui donner ce que bon leur semble. Moi, pour lui faire présent d’un joyau qu’on refuserait en sachant ce qu’il me coûte, je serais obligé de vendre les meilleurs bois et les meilleurs prés de ma terre de Briolan. » Et le digne preux sentit que de grosses larmes allaient remplir ses yeux.
Saladin avait eu mainte cause bien autrement sérieuse et raisonnable, suivant le monde, que ce qui l’occupait en ce moment, de maudire sa pauvreté. La veille même, il n’avait point pu obtenir un magnifique régiment de dragons qui avait appartenu à un de ses oncles, parce qu’on en demandait un prix trop élevé. Dans la vie mondaine que sa naissance l’avait obligé de mener depuis qu’il avait quitté son château, combien de fois l’absence de fortune s’était fait sentir pour lui d’une façon irritante et doulounreuse ! Eh bien ! jamais il n’avait souffert comme il souffrit alors. Il éprouvait un de ces chagrins de jeunesse fous, extravagans, dont les orageux transports ne seront dépassés par aucun autre chagrin de la vie. Il erra quelque temps à travers la fête, en proie à une de ces fièvres qui se plaisent dans les lieux de plaisir, au milieu des clartés de bougies, des odeurs de bouquets et des sons d’orchestre, comme les fièvres d’Italie dans les perfides magnificences de certaines contrées, puis il remonta dans le vieux carrosse qui l’avait amené, et retourna chez lui.
Qu’il ne dormît point, cela va sans dire. Cependant les rêves ne lui manquèrent pas, seulement il les faisait tout éveillé. Nourri qu’il était des contes de fées, car, dans son château de Briolan, les contes de fées avec les romans de chevalerie avaient composé presque toutes ses lectures, il songeait qu’il descendait dans des grottes défendues par des dragons, pour chercher des diamans, des émeraudes, des saphirs, des escarboucles dont il formait des diadèmes, des couronnes, des bagues et des bracelets pour Brigritte. Le matin il se leva aussi brisé que s’il eût vraiment accompli une de ces expéditions merveilleuses, mais n’ayant point entre ses mains la moindre pierrerie. Alors il mit cet habit vert tendre dont nous avons parlé, et, comme le ciel était attrayant, il se dirigea vers le jardin du Palais-Royal pour y faire une promenade mélancolique.
Il se promenait donc, livré aux pensées que maintenant on connaît parfaitement, quand il aperçut devant lui, à l’extrémité d’une allée, le duc de Lorédan. Il ne trouva aucun moyen d’éviter son cousin, qui marchait de son côté, et l’aborda au bout d’un instant.
— Mon cher comte, dit le duc, vous êtes, j’en suis sûr, étonné de me voir courant de si grand matin dans le Palais-Royal, moi qui d’ordinaire ne me lève pas avant deux heures, et que vous avez laissé hier au soir à Viroflay. Voici d’où vient cette étrangeté. Cette nuit on jouait un jeu si bourgeois, et il régnait en tout un ton si maussade chez Mme la duchesse, que l’ennui m’a saisi tout à coup, et, une heure après votre départ, sans prendre congé de mes hôtes, je suis parti avec quelques garnemens pour Paris. Nous avons été chez la baronne de Verviers : vous savez, la mère de Mme Glycère et Aglaé, cette honnête baronne qui protége le jeu et les amours. Là, nous avons joué un pharaon et un lansquenet à remuer le cœur du vieux Lucifer. On pouvait monter, descendre et remonter, et redescendre encore en quelques minutes toute l’échelle des conditions humaines. Tantôt riche comme un souverain, tantôt aussi pauvre qu’un berger, chacun jouissait du plaisir de voir la fortune lui prodiguer tour à tour ses plus provoquans dédains et ses plus enivrantes faveurs. Je me suis amusé, cher comte, ce qui m’est, hélas ! si difficile, d’autant plus qu’en vérité j’ai eu du bonheur. Là, dans les poches de cette veste à fleurs et de cet habit brodé, j’ai en or et en billets près d’un million. Heureusement que je ne suis pas au milieu de la nuit dans la Forêt-Noire, mais bien au Palais-Royal, en plein jour. Je vais me coucher, car j’ai joué jusqu’à présent, et mes paupières, qui doivent être écarlates, commencent à me paraître bien lourdes. Ce soir, je veux voir si les chances heureuses seront encore pour moi, et je retourne chez la Verviers. Vous devriez m’accompagner, mon cher comte ; être à Paris et s’écarter du jeu, c’est vivre à la cour sans connaître le roi.
— Vous savez bien, mon cousin, répondit Briolan d’un air sérieux, que je ne puis pas et ne dois pas jouer.
— Eh ! mon cher Saladin, reprit le duc, vous pouvez, vous devez jouer, au contraire. Vous avez l’inappréciable bonheur d’avoir vingt-cinq ans, une ame que n’a remuée encore aucune des émotions du jeu. La fortune, c’est bien connu des joueurs, aime, comme les vieilles coquettes, les amoureux novices. Elle aura bientôt fait de quitter un adorateur suranné tel que moi, qu’elle ne doit plus pouvoir regarder sans bâiller, pour venir, avec ses plus doux sourires, au-devant d’un jeune galant comme vous. Ah ! si je n’avais jamais touché un dé ni une carte, je voudrais gagner ce soir de quoi acheter les diamans du Grand-Mogol, s’il m’en prenait fantaisie.
Ces derniers mots, qui ramenèrent Briolan au milieu des pensées dont il avait essayé un instant de se tirer, furent d’un effet magique. Saladin, aussi probe, aussi délicat qu’il était vaillant, s’était bien promis de ne jamais céder aux séductions du jeu, et jusqu’alors, dans les réunions d’hommes auxquelles il avait forcément assisté, il s’était tenu héroïquement écarté des tapis verts ; mais, en cet instant, il ne se sentait plus aucune force pour tenir l’engagement qu’il avait pris avec lui-même. Il désirait savoir, en effet, si sa jeunesse, sa chevalerie, et ce je ne sais quoi de prédestiné qu’on croit toujours porter en soi à ses premiers pas dans la vie, seraient des titres pour la fortune.
— Eh bien ! soit, dit-il tout à coup d’une voix énergique au duc de Lorédan ; j’irai ce soir avec vous chez la baronne de Verviers.
Le soir de ce jour, en effet, le duc de Lorédan présentait son jeune parent à la baronne de Verviers et à ses deux filles, Mlles Glycère et Aglaé.
On a deviné déjà, sans aucun doute, quelle femme était la baronne. C’était un de ces personnages dont la vie est un roman si compliqué, qu’eux-mêmes n’en connaissent plus bien les chapitres. Après toute sorte d’enlèvemens très publics et de mariages très secrets dans sa jeunesse, elle était arrivée à un âge mûr avec un titre de baronne, fort respectable assurément, car l’origine en était aussi perdue que celle des plus vieux titres, et deux filles intelligentes, très capables de la seconder. Si sa maison n’était pas un des lieux les plus sûrs de Paris, c’était certes un des plus fréquentés. On y voyait des gens de différentes sortes, dont quelques-uns étaient trop simples, d’autres trop adroits, ceux-ci d’une fort vieille et très véritable noblesse, ceux-là d’une noblesse très récente et tirée du pays des fables ; mais tous les gens qui allaient chez la baronne, les naïfs et les habiles, les vrais et les faux gentilshommes, les amoureux même de Mlles Aglaé et Glycère, y allaient dans la même intention : emplir leurs poches et vider celles de leurs voisins.
J’aimerais mieux voir notre héros en ces grottes peuplées de monstres où il s’était rêvé toute la nuit qu’en un pareil lieu, et lui-même l’aimerait mieux aussi, s’il faut en juger par son visage qui a pris une expression de mécontente tristesse. Les regrets et le dégoût s’étaient emparés de Saladin à ses premiers pas dans le tripot. L’exaltation qui l’avait poussé là s’était abattue, et même abattue si bien, qu’il lui vint dans l’idée de rester à causer avec Mlles Aglaé et Glycère, au lieu de suivre son cousin dans le salon des joueurs.
Mais le comte de Briolan avait un défaut pour les joyeux compagnons, une qualité pour les gens austères et rêveurs : c’était de sentir un ennui aussi pesant, aussi cruel qu’ennui puisse l’être, avec une certaine classe de femmes. Les regards où la fierté ne se mêle point à la tendresse ne disaient rien à son ame. En chassant dans les bois, ou bien en allant s’enfermer dans la grande bibliothèque du château de Briolan, il avait rencontré apparemment des beautés dont le souvenir le rendait sévère, des fées aux yeux de diamant noir comme Brigitte, se plaisant aux pensées délicates et hardies qui croissaient dans les fraîches solitudes de ce jeune cœur. Mlles Glycère et Aglaé ne ressemblaient guère à ces fées mystérieuses. Leur voix bruyante, leurs yeux sans secret, leur sourire infatigable, mais fatigant, faisaient souffrir le pauvre Saladin. La courtoisie de Briolan pour les femmes ne lui permettait point, il est vrai, de témoigner la moindre humeur ; son supplice n’en était que plus intolérable. Au moment où, gauche et malheureux, il cherchait un mot à répondre aux agaceries dont il était très littéralement accablé, M. de Lorédan vint lui frapper sur l’épaule.
— Eh bien ! mon cher comte, criait le duc, à quoi songez-vous ? Certes, vous avez choisi un fort aimable passe-temps ; mais l’épreuve que vous êtes venu tenter, la vie nouvelle que vous voulez connaître, ne vous permettent pas ces loisirs. Vous reviendrez auprès de ces beaux yeux, qui vous paraîtront plus séduisans encore, quand vous serez sorti triomphant des hasards du jeu. En ce moment, mon beau cousin, suivez-moi.
Briolan, n’obéissant guère qu’au plaisir d’abandonner Mlles Aglaé et Glycère, suivit en effet le duc de Lorédan, et, traversant sur ses pas plusieurs salons, arriva jusqu’à celui qui était le véritable sanctuaire du jeu. Les visages enflammés des joueurs, cette atmosphère des tripots, brûlante comme l’or mal acquis, où les joies, les désespoirs, toutes les passions que déchaîne le jeu confondent leurs ardeurs infernales, remuèrent profondément l’ame de Saladin. Au moment où il entra, il se faisait un silence solennel. Un homme au visage brun, à l’œil hardi et à la longue moustache, tenant du gentilhomme et du soldat, s’écria :
— Je fais un pari de cent mille livres ; qui veut le tenir contre moi ?
Une de ces inspirations, sœurs du vertige, d’où naissent les injures irréparables, les coups qui donnent la mort, une de ces inspirations qui font passer sur le visage couvert de sueur comme un souffle d’ailes embrasées, s’empara de Briolan. Toutefois, même en ce moment de délire, le sévère gardien de son cœur, l’honneur, ne l’abandonna pas. « Cent mille livres ! se dit-il en raisonnant avec cette rapidité que prennent les mouvemens de la pensée dans les instans de péril. En vendant les prairies, les bois et le vieux château de Briolan, tout ce que je possède, c’est la somme à peu près que je pourrai me procurer. Si je perds, je me tuerai ou me ferai soldat. » Et d’une voix énergique il cria :
— Je tiens !
Puis un intervalle de temps s’écoula, comme celui qui s’écoule pour les témoins, sinon pour les acteurs d’un duel, entre le moment où s’abaisse et celui où part un pistolet. Tout à coup une voix ou vingt voix, c’est ce que ne distingua point Briolan, firent retentir ces mots :
— Le nouveau venu a gagné.
Saladin comprit en un instant que le vieux château où avaient vécu et étaient morts ses pères, avec les prairies dont l’éclat lui plaisait tant, les bois où il allait poursuivre les daims et croyait rencontrer des fées, tout cela lui restait, et que de plus il avait gagné cent mille livres.
Cent mille livres ! de quoi acheter ce beau régiment de dragons qu’on lui avait refusé la veille, s’en aller gaiement parmi les riches, jouer encore, gagner encore, acquérir tant de trésors enfin, qu’il pourrait offrir un bracelet de diamans à Brigitte, comme il lui offrirait aujourd’hui un bouquet de jasmin !
Le cœur plein de toutes ces émotions, la tête livrée à tous ces rêves, il aperçut, par une fenêtre ouverte, un balcon suspendu au-dessus d’un jardin. Il s’y précipita, pour donner à sa poitrine oppressée la joie de s’ouvrir à l’air de la nuit. Un homme l’avait suivi, et une voix, qu’il reconnut pour celle du duc de Lorédan, prononça ces mots à son oreille :
— Hélas ! mon cher comte, la fortune n’a pas été pour vous ce que je croyais. Ce n’est pas cent mille livres, c’est tout simplement un coup d’épée que vous avez gagné, car c’était Mafré qui pariait.
Le vicomte Ascagne de Mafré, s’il fallait en croire ses amis, car il en avait quelques-uns, était d’une vieille famille provençale, de ces Mafré qui portent de sable à une rencontre de taureau d’argent. À vingt ans, il avait été chez les Hongrois combattre les Turcs, puis, de la Hongrie, il avait passé en Morée, de la Morée en Espagne, d’Espagne dans les Indes, des Indes au Canada. C’était de ce dernier pays qu’un vaisseau l’avait ramené en France, avec d’assez fortes sommes, englouties maintenant à Paris. Ses ennemis ne niaient aucune de ses pérégrinations, mais ils contestaient très vivement sa noblesse. Suivant eux, les Mafré de Provence étaient éteints depuis long-temps. Le prétendu rejeton de cette noble race n’était qu’un hardi aventurier, né on ne savait sous quel ciel, ne tenant à rien et prêt à tout.
Ce qu’on pouvait dire de certain sur Mafré, le voici : c’est qu’en effet il avait traversé beaucoup de mers, vu nombre de pays chauds et de pays froids, d’hommes pâles et d’hommes bruns ; qu’il ne tenait ni à son or, ni à celui des autres, ni à sa vie, ni à celle des autres ; que c’était un très dangereux, mais très séduisant compagnon. Son danger, toutefois, était plus généralement senti que sa séduction. Rien d’étonnant à cela ; ses attraits ne pouvaient agir que sur des gens spirituels et braves ; tout le monde pouvait comprendre ce qu’il y avait en lui de périlleux. Aussi, on l’appelait Mafré-le-Redouté, et il n’était guère invité que là où il s’invitait. Du reste, deux mots donneront l’idée de ce bizarre caractère. Un officier espagnol, qui avait fait la guerre chez les sauvages du Nouveau-Monde, dit, au sortir d’un duel où il avait eu Mafré pour adversaire : « C’est la bravoure d’un Algonquin ! » Un vieux seigneur, qui avait connu les beautés du dernier siècle, dit, après une conversation avec Mafré : « C’est l’esprit de Ninon ! »
Ce n’est pas toutefois un assemblage sans exemple, quoique extrêmement rare, que cette réunion d’un esprit doué de toutes les coquetteries, de toutes les graces, de toutes les délicatesses, avec un cœur altier et solide comme un rocher. C’est toujours quelque chose de très noble et de très piquant. Aussi, je l’avoue, pour ma part, je me serais senti tout-à-fait porté vers le vicomte Ascagne de Mafré, s’il n’avait pas eu le défaut affreux, révélant toute une morale des plus relâchées, d’aimer mieux payer ses dettes de jeu avec son épée qu’avec sa bourse.
Il va sans dire que de cette épée, si renommée fût-elle, Briolan se souciait fort peu. Un combat avec le roi Arthur armé de son Escalibor, Roland de sa Durandale, Renaud de sa Balisarde, n’aurait pas préoccupé un seul instant notre digne Saladin ; mais ce qui semblait dur au pauvre gentilhomme, c’était de voir son rêve s’envoler si tôt. Briolan rentra chez lui en se répétant les paroles de Lorédan. — Si ce Mafré, se dit-il, était un homme pacifique, je regarderais comme indigne de moi de lui réclamer la somme que je lui ai gagnée, je l’abandonnerais à la honte de sa dette ; mais, puisqu’on l’appelle Mafré-le-Redouté, je ne dois point en agir ainsi. Je lui reprocherai devant tout le monde ses mœurs déloyales de joueur, et je trouverai ainsi au moins sur qui me venger du coup dont me frappe le sort. — C’est ainsi que notre héros faisait tourner à sa consolation le duel avec Mafré-le-Redouté.
Le lendemain, en effet, il était, à la même heure que la veille, chez la baronne de Verviers. Mafré n’était pas arrivé encore ; Briolan se posta au bout du premier salon, les yeux fixés sur la porte d’entrée. Après une attente de quelques instans, il vit cette porte s’ouvrir, et deux hommes entrer en se donnant le bras : l’un, vêtu d’une façon simple et militaire, au visage bruni et déjà sans jeunesse, mais ne manquant pas d’une grace hardie, à la taille élevée et droite ; l’autre, habillé avec une ridicule recherche, au visage jeune, mais vulgaire, d’une expression à la fois prétentieuse et hébétée, enfin à la taille courte et épaisse. Le premier était Mafré-le-Redouté ; le second, un personnage qu’on va bientôt connaître, Narille-le-Magnifîque.
Saladin s’avança droit vers Mafré, et, d’une voix haute, distincte, que tout le monde entendit :
— Monsieur, dit-il, je n’ai point reçu ce matin la somme qu’hier je vous ai gagnée. Je me suis décidé à vous la réclamer publiquement, parce que vous avez, m’a-t-on assuré, une manière très bizarre de prendre certaine sorte de réclamations.
— J’ai, monsieur, répondit Mafré avec le plus grand sang-froid, une manière non point très bizarre, mais très simple, très connue au contraire, de prendre toutes les impertinences.
— Je vous entends, monsieur, fit Saladin ; dispensons-nous, si vous le voulez bien, de tout l’esprit qu’on dépense d’habitude pour se faire comprendre qu’on est prêt à échanger des coups d’épée.
— De très grand cœur, monsieur ! C’est vous qui aviez le premier pris des détours que j’abandonne très volontiers. Demain, à l’heure et au lieu que vous choisirez, nous nous battrons, monsieur, nous nous battrons ! Dites-moi si c’est bien parler ?
Le lendemain, dans une allée du bois de Vincennes, à l’heure où le soleil fait courir ses premiers rayons sur l’herbe, fait sortir les premiers chants de la feuillée, Saladin, accompagné de M. de Lorédan et d’un vieux maréchal de camp, joueur et vert-galant de la connaissance intime du duc, Saladin attendait son adversaire. Un carrosse amarante, et où beaucoup d’or se relevait en bosse, s’avança vers le comte et ses compagnons. Mafré en descendit très lestement, Narille le suivit, et fut suivi à son tour d’un troisième personnage, que Briolan et ses témoins ne purent s’empêcher de regarder quelques instans avec surprise. C’était un homme de vingt ans, d’un port fier et digne, dont le visage, régulier comme celui d’une statue antique, était éclairé par un regard étrange et profond sortant de deux grands yeux d’un bleu pâle.
— Messieurs, dit Mafré en saluant son adversaire, le duc et le maréchal de camp, avec une grace courtoise qui aurait fait honneur au plus authentique des Mafré de Provence, vous voyez deux de mes amis : le marquis de Narille (ici sa voix prit un léger accent d’ironie), dont la noblesse est si connue, et un mien compagnon d’aventures, qui a fait déjà assez de brillantes actions pour illustrer dix nobles races, M. Dranmor, un marin breton devant lequel se fût incliné Jean Bart.
Après cette sorte de présentation, on se salua de part et d’autre ; puis les deux champions ôtèrent leurs habits et tirèrent leurs épées.
Comme un poète aime les arbres, comme un peintre aime les tableaux, comme une jeune fille aime les fleurs, Saladin aimait les épées. Quoiqu’il n’eût reçu des leçons que d’un vieux soudard qui savait à peine se mettre en garde, il connaissait toutes les ressources de l’escrime. Comme Pascal découvrit les douze propositions d’Euclide, il avait découvert toutes les parades, depuis prime, seconde, tierce ou quarte jusqu’au demi-cercle et aux contres.
Mafré était un adversaire digne de lui. D’une main qui savait, dit-on, manier le crypte des Malais, le tomahawk des Hurons, Mafré faisait voltiger à sa fantaisie l’épée des Saint-George et des chevalière d’Éon.
Saladin, qui pressait en quarte l’épée de son adversaire, venait de faire un coupé sur pointe si preste, si fin, si léger, que nulle parade n’aurait dû l’arrêter ; Mafré l’arrêta cependant par la plus prompte et la plus sèche des parades de tierce, mais sa main s’était portée un peu trop haut, de sorte que, par une riposte heureusement à demi évitée, le visage de Briolan fut atteint.
— Ce n’est point là que je voulais frapper, dit Mafré en retirant précipitamment son arme, je vous demande mille pardons. Et le combat reprit.
Le bon Saladin commença, dès ce moment, tout en préparant une botte inattendue, à se sentir une secrète inclination pour Mafré.
La botte qu’il méditait lui réussit : sur une imprudente tension, une flanconnade prompte comme la foudre fit entrer entre les côtes de Mafré deux pouces de l’épée de Briolan.
Les témoins intervinrent pour exiger que le combat fût suspendu.
— Ma foi, monsieur, fit Mafré en se tournant vers son adversaire, je n’ai jamais rencontré tête plus calme que votre tête, et poignet plus prompt que votre poignet. Je vous admire de tout mon cœur, que quelques lignes plus haut, ajouta-t-il en souriant, vous auriez traversé. Puis, avant de remonter en voiture, il emmena un peu à l’écart Narille, sur lequel il s’appuyait.
— Mon très cher, lui dit-il tout bas, ce comte Saladin de Briolan m’intéresse, je veux lui payer ses cent mille livres…
— C’est-à-dire, reprit Narille d’une voix assez lamentable, tu veux que je les lui paie, mais…
— Tu m’as compris, mon cher marquis, interrompit Mafré en lui serrant la main, et, retournant vers Saladin, qui rajustait le ceinturon de son épée :
— Monsieur, dit-il, je n’ai maintenant qu’à vous demander pardon du retard fort coupable, j’en conviens, que j’ai mis dans ma dette envers vous. Ce soir, je ferai porter les cent mille livres que vous m’avez gagnées à votre logis. Je crois, monsieur, ajouta-t-il en regardant fixement le duc de Lorédan, qu’on vous a induit en de nombreuses erreurs sur mon caractère et ma façon d’agir.
— Ma foi, monsieur, repartit impétueusement Saladin, qui ne pouvait plus résister à tant de marques de générosité, j’en suis maintenant convaincu, et je vous demande votre main.
— Mon cher cousin, dit le duc de Lorédan au comte, quand Mafré et ses deux témoins furent remontés dans leur carrosse, vous ne tenez pas encore vos cent mille livres, et, si vous les possédez jamais, ce ne sera point à ce beau parleur que vous les devrez, mais à ce gros rustre en habit brodé qu’il traîne toujours avec lui, à sa stupide victime, le fils du bonhomme Narille le drapier, qui s’est fait marquis de Narille,
— Peut-être, repartit Briolan, M. de Mafré sera-t-il en effet obligé d’emprunter la somme qu’il me doit à un de ses amis ; mais il la rendra, j’en suis sûr. Un homme aussi brave, aussi courtois, ne saurait rien faire contre la délicatesse. Ah ! mon cousin, quoi que vous m’en ayez dit, M. de Mafré appartient bien aux vrais Mafré qui portent en champ de sable une rencontre de taureau d’argent. C’est un gentilhomme et un excellent gentilhomme. Pour faire l’épreuve des hommes, morbleu ! vivent les épées !
Les cent mille livres arrivèrent en effet le soir même chez le comte de Briolan. Dès-lors Saladin devint l’ami de Mafré. Notre preux trouvait bien de temps en temps qu’il sortait d’assez étranges maximes de la bouche du seigneur provençal ; mais Mafré, dans toutes ses paroles comme dans toutes ses actions, traitait la vie avec tant de grace, et la mort avec tant de hauteur, il avait toujours dans l’esprit quelque chose de si agréablement imprévu, de si franchement aventureux, que Saladin l’aimait de tout son cœur. Les effets de cette affection ne se firent pas attendre long-temps pour notre héros.
Saladin se prit de passion pour le jeu, et, en quelques jours, avec les cent mille livres de Narille, il perdit près de cent autres mille livres sur sa terre de Briolan. Le matin qui suivit la nuit où il fit la dernière et la plus énorme de ses pertes, le comte de Briolan se rendit chez Mafré. L’aventurier, qui, contre son habitude, n’avait pas été la veille chez la baronne de Verviers, était couché au fond d’une alcôve toute garnie d’armes bizarres. Il s’était fait apporter sur son lit tout ce qui est nécessaire pour écrire, et semblait occupé d’une très sérieuse correspondance.
— Ah ! vous voilà, mon cher comte, dit-il en mettant plume et papier de côté quand il aperçut Briolan ; qui vous amène si matin ici ? Est-ce d’une bourse, est-ce d’une épée que vous avez besoin ? J’aimerais mieux, ajouta-t-il en souriant, après un moment de silence, j’aimerais mieux aujourd’hui, je l’avoue, que ce fût d’une épée.
— Hélas ! repartit Briolan, c’est une bourse qui me serait nécessaire, mais une bourse si bien garnie, que je ne voudrais la recevoir de personne, même de mon plus intime, ami, car, peut-être ne pourrais-je jamais la rendre, et vous connaissez ma façon de voir, Mafré. J’ai perdu cette nuit tout ce que je possède ou à peu près. Quand j’aurai vendu mon château et les terres qui en dépendent, à peine s’il me restera deux ou trois mille livres…
— Alors, interrompit brusquement Mafré, il vous restera deux ou trois mille livres de plus qu’à moi. Tenez, cher comte, reprit-il ensuite d’une voix en même temps enjouée et sérieuse, je sais maintenant tout ce que vous venez me dire, c’est à peu près ceci : Mon cher Mafré, j’ai quelque envie de me passer mon épée à travers le corps ou de me brûler la cervelle ; je ne crains point la mort, assurément, mais j’aurais voulu savoir ce qu’il y a dans la vie, surtout ce qui se cache au fond de certains yeux noirs…
— Comment ! de certains yeux noirs ? fit vivement Saladin, qui crut découvert son amour pour sa cousine Brigitte…
— Ou bleus, interrompit Mafré avec indifférence ; rassurez-vous, je ne connais point et ne veux point connaître la dame de vos pensées : je sais seulement que cette dame existe. J’ai vu assez de fièvres jaunes pour dire : Voilà un homme qui a la fièvre jaune, assez d’amoureux pour dire : Voilà un homme atteint de l’amour. Donc, pour en revenir à ce qui nous occupait, comme vous aimez, ainsi que vos distractions, vos soupirs, votre façon de parler, ou plutôt de ne pas parler des femmes, me l’ont depuis long-temps appris, comme vous aimez, vous n’avez pas envie de descendre dans les lieux où l’on n’aime plus ? Et pourtant, comment rester dans la vie avec votre nom, plus pauvre que n’était le père de Narille quand il ouvrit sa boutique de drapier ? Vous ferez-vous marchand pour gagner une nouvelle fortune ? Ce n’est point possible. Vous engagerez-vous comme soldat dans un régiment ? Obéir où vous devriez commander, cela n’est point possible non plus.
— Eh oui ! s’écria Saladin, c’est justement ce que je me répèle. Aussi, du diable si je vois comment sortir de la fosse où je suis tombé !
— Écoutez-moi, reprit alors Mafré, vous ne connaissez que Paris et votre château de Briolan ; mais le monde est vaste, quoiqu’il pût être encore plus grand (fit-il avec le soupir d’un homme qui, à force d’aller et venir sous tous les cieux, commence à se sentir un peu blasé sur les charmes de notre planète). Le monde est vaste. Il renferme des océans et des forêts aussi bien que des canaux et des villes. L’existence qu’on ne peut point mener ici, on peut la mener là-bas. Quand on a perdu sa place dans la vie civilisée, on n’a tout simplement qu’a aller en chercher une autre dans la vie sauvage. C’est faute de ne point savoir faire quelques pas que nombre d’hommes souffrent et s’éteignent dans la misère et l’abaissement.
— En un mot, dit Briolan, vous me proposez de quitter ma patrie et de m’en aller, en coureur d’aventures, chercher fortune au-delà des mers.
— Mon cher comte, il y a, je crois, des merlettes dans votre écusson. Savez-vous pourquoi, suivant Vulson de la Colombière, les merlettes jouent un si grand rôle dans les armoiries ? C’est parce qu’elles traversent les mers et font leurs nids dans les crevasses des tours. Leurs goûts sont donc, dit Vulson, ceux qui font l’ame du gentilhomme, l’amour des vieux châteaux et des voyages à travers les mers. Puisque votre château vous est enlevé, mon paladin, donnez votre tendresse aux océans.
On le voit, Mafré trouvait les paroles qui pouvaient toucher le cœur de Briolan. L’aventurier lut sur le visage de son chevaleresque ami l’effet qu’avaient produit ses discours.
— Eh bien ! se hâta-t-il d’ajouter en prenant la lettre qu’il écrivait au moment où Briolan était entré, si vous le voulez, je joindrai votre nom à ceux des trois passagers que je propose au commandant du vaisseau l’Indompté ?
— Ces trois passagers ? dit Briolan.
— Sont Narille, Dranmor et moi-même, mon cher comte.
— Comment ! Narille veut se livrer aussi à la vie d’aventures ?
— Tenez, cher comte, deux mots sur Dranmor et Narille, puisqu’ils doivent être nos compagnons. Vous savez ce que veut dire en breton dre an mor, car ces mots sont la devise de plusieurs nobles familles de marins : Droit à la mer. De dre an mor on a fait Dranmor, et l’on a donné ce nom à cette sorte de dieu marin que vous avez vu avec moi le jour de notre duel. De qui Dranmor est-il né ? on n’en sait rien. Le patron d’un bateau-pêcheur l’a trouvé sur un rocher de la Bretagne ; il l’a élevé dans sa pauvre maison. Dès que l’enfant a pu marcher, il a été droit à la mer, qu’il n’a presque plus quittée. J’ai rencontré Dranmor sur une côte de l’Amérique, où un navire baleinier qu’il montait avait fait naufrage. Il s’est attaché à ma fortune, et je suis, après la mer, ce qu’il aime le mieux au monde, mais bien après la mer, dont il est épris, comme un amant passionné l’est de sa maîtresse, comme vous l’êtes, mon cher comte, de la dame aux yeux noirs ou bleus qui vous sauve du suicide. J’ai nommé Dranmor l’amoureux de la mer. C’est un nom qu’il a justifié déjà et que nous le verrons justifier encore. Dranmor se meurt de chagrin à Paris, et, malgré le dévouement qu’il a pour moi, je suis persuadé qu’il me quitterait, si je voulais y rester un mois de plus. La mer n’attire point Narille comme Dranmor. De Narille-le-Magnifique j’ai peu de chose à vous dire. Il a des ridicules dont depuis quelques années la cour et la ville vont toujours s’égayant de plus en plus. En l’enlevant, je vais frapper beaucoup de gens dans leur plaisir. C’est Narille qui a changé en écusson l’enseigne de son père : À la bonne foi. Il porte d’hermine à une bonne foi d’or. Narille, avec sa tournure épaisse et sa face immobile, est animé, mon cher comte, de la plus impérieuse, de la plus terrible des passions, celle du bourgeois qui veut donner à sa vie la noble et capricieuse allure d’une vie de grand seigneur. Comme il était fort bon pour… (ici Mafré, qui sans doute allait dire tout simplement : pour me prêter de l’argent, changea le ton de son discours qui était des plus lestes, et se reprenant avec un accent onctueux :) Comme il est fort bon, qu’il a vraiment des qualités généreuses, enfin (ajouta-t-il avec sa voix ordinaire) qu’il m’amuse, j’ai fort bien accueilli jusqu’à présent l’amitié pleine d’admiration dont il a daigné m’honorer. Ce pauvre Narille, et ma fatuité me fait trouver qu’en cela il n’est vraiment pas si sot, a compris que, s’il était une société dans laquelle il eût quelque chance de perdre l’air bourgeois, c’était la mienne. Je crains bien qu’il ne le perde jamais, ou, pour mieux parler, j’espère qu’il le gardera, car, en vérité, ce serait dommage de voir s’altérer un pareil type. Pourtant Narille va goûter de ce qui débourgeoise par excellence, de la vie d’aventures. Le pauvre diable s’est maintenant débarrassé de tout ce qui lui venait de son drapier de père. Il a bien, à ce que j’ai découvert, une vieille usurière de tante, Mlle Narille, qui prête à la petite semaine ; mais Mlle Narille ne prête ni ne donne rien à son neveu. Elle ne laissera notre ami le magnifique toucher ses écus que lorsqu’elle sera partie dans une bière pour aller voir s’il y a sous terre des trésors. Narille veut, en attendant, courir les aventures pour acquérir une de ces fantasques renommées qui siéent si bien à un jeune seigneur. Que son désir s’accomplisse ! Il jettera un amusement certain dans nos voyages. L’amusement est fort nécessaire dans la vie un peu monotone qu’on mène parfois sur la mer.
Au moment où Mafré prononçait ce dernier mot, un homme vêtu d’une chemise de toile, d’un pantalon de matelot, et tenant à la main une longue pipe, sortit d’une chambre voisine.
— La mer, dit-il, quand la verrons-nous ?
— Avant la fin de cette semaine, mon cher Dranmor, répondit Mafré.
Briolan, saisi d’admiration en regardant la belle tête de Dranmor, croyait voir le génie même des aventures.
On n’était pas en paisible compagnie sur le vaisseau l’Indompté. L’Indompté avait reçu l’ordre de transporter en Amérique toute une population d’aventuriers aux projets, surtout aux principes fort vagues et très périlleux. Les uns songeaient à la vie du boucanier, cette vie de chasses formidables et de hasardeux trafics, où l’on est obligé de réunir souvent le métier de tueur d’hommes à celui de tueur de bêtes. Les autres pensaient tout simplement à l’existence du flibustier, cette existence dont la durée moyenne était d’un an, où l’on vous payait tant pour un œil crevé, tant pour une oreille emportée, tant pour un nez coupé.
On s’imagine sans peine ce que devait être une bande de pareils hommes. Les cartes, les dés, les bouteilles et les pipes jouaient un grand rôle dans cette société ; les querelles y avaient aussi leur place. On fumait, on jouait, on buvait, on se battait, et cela si invariablement du soir au matin, du matin au soir, que la monotonie trouvait moyen de s’établir dans la plus agitée en apparence de toutes les vies.
Quatre personnages de notre connaissance, Briolan, Mafré, Narille et Dranmor, se conduisaient fort diversement au mileu de tout ce fracas.
Dranmor passait ses journées entières à fumer en regardant les vagues ; il paraissait dans un état de complète béatitude.
Narille jouait vis-à-vis de lui-même au grand seigneur ruiné, au fils de famille qui a vendu le château et jusqu’aux portraits de ses ancêtres pour payer de folles dettes.
Mafré promenait à travers un monde qui lui était depuis long-temps familier son humeur moqueuse et philosophique.
Briolan était profondément triste. Tout en contemplant l’immensité de la mer et en l’admirant, car son cœur, quoiqu’il ne fût pas celui d’un poète, n’était pas entièrement muet devant les spectacles de la nature, il se pénétrait de cette vérité : à vingt ans, pour éclairer les mers, les montagnes, les forêts, les plus libres et les plus majestueux espaces, ce n’est point le soleil qu’on invoque, c’est le regard de deux yeux aimés. Il n’y a que désolation et ténèbres où le cher regard ne brille pas.
Briolan n’oubliait les yeux noirs de sa cousine Brigitte que pour songer à son vieux château, réuni maintenant aux domaines d’un Turcaret du voisinage. Cette seconde pensée n’était point propre à dissiper la mélancolie de la première. Notre pauvre paladin avait donc vraiment un chagrin dont toute ame un peu sensible aurait été attendrie ; mais les ames sensibles, comme on le pense bien, étaient fort rares sur l’Indompté. Pourtant le capitaine même du vaisseau, à en juger du moins par sa physionomie, n’était pas un homme complètement brouillé avec toute idée sentimentale : c’était un Anglais de tempérament et d’origine, quoique ce fût un sujet du roi de France. Le vicomte Jacques de Caringham était d’une famille qui avait quitté l’Angleterre avec les Stuarts, et s’était fait inscrire, comme les Fitz-James, dans la noblesse de notre pays. Ainsi qu’on le verra tout à l’heure, les Caringham, en se faisant Français, n’avaient point renoncé à l’excentricité britannique.
Le capitaine Jacques avait tout au plus trente ans, et semblait souffrir d’un chagrin d’amour ou d’une maladie de poitrine. Il mangeait peu et ne buvait que de l’eau, quand il ne se grisait pas, ce qui, par exemple, lui arrivait de temps en temps. Il ne souriait jamais, il avait la parole triste et rare ; c’était, du reste, un fort galant homme, aimant la politesse et la pratiquant.
Au milieu des gens que portait son vaisseau, il avait distingué Briolan, Mafré et même Narille ; mais Narille l’avait tout de suite ennuyé, Mafré lui avait rapidement déplu ; Briolan, au contraire, lui avait inspiré une confiance et une amitié qui allaient toujours en croissant. Il le faisait demander le soir, après son dîner, et allait se promener avec lui sur le pont. Dans les premiers temps, il ne lui disait rien. Beaucoup de gens ont cette manie de se mettre en quête d’un compagnon pour ne lui rien dire ; mais peu à peu il prononça quelques mots, et une fois, je ne sais trop comment, peut-être le capitaine Jacques, après avoir bu de l’eau pendant tout le cours de son dîner, avait-il tout à coup vidé au dessert une bouteille de vin de Porto, ou bien peut-être Vénus, qui se levait alors à l’horizon, avait-elle, dans son regard d’étoile, un attrait plus puissant, plus tendre, plus provoquant aux confidences et aux rêveries que d’habitude ; une fois, dis-je, un des mots prononcés par la plus discrète des bouches fut un nom de femme, le nom de lady Émilia.
Briolan sut bientôt ce qu’était lady Émilia. C’était une de ces belles qui, depuis que le monde existe, ont fait verser assez de larmes pour mettre des navires à flot, ont fait pousser assez de soupirs pour remplacer le souffle des autans. Elle, la beauté qui causait de si grands chagrins, était la personne la plus rieuse, la plus gaie, la plus libre de soucis qu’il fût possible de rencontrer sous le ciel. Elle avait reçu les déclarations passionnées du pauvre Jacques de Caringham avec cette tigrerie enjouée dont parle et que pratiquait trop bien la marquise de Sévigné. Transports de colère, mornes tristesses, désespoirs, reproches, pâleurs, rien n’avait pu la fléchir. Elle avait de ces yeux qui semblent ignorer pourquoi sont faits le gazon, le feuillage et la lune. Amour et rêverie étaient des mots qu’elle ne comprenait pas. On juge donc de ce que devait souffrir près d’elle un homme qui aurait fait paraître Hamlet badin. Jacques l’avait quittée pour courir les mers, mais sur les mers il la retrouvait, car l’amour est maître sorcier dans la conjuration des fantômes. Notre homme s’attristait, maigrissait et se plaignait à Briolan.
Entre amoureux, on est d’une grande indulgence. Saladin, qui, depuis quelques jours, s’était hasardé à prononcer à son tour un nom chéri, écoutait, sans un bâillement, ni un sourire, ni une parole grondeuse, ni une parole de raison, les doléances du capitaine sur l’inhumaine gaieté de lady Émilia. Un soir où, contre son habitude, le vicomte de Caringham ne l’avait pas fait avertir après son dîner, Saiadin se sentait profondément triste et abominablement ennuyé.
Le ciel pourtant était magnifique ; il y avait à l’horizon un coucher de soleil à rendre fou d’enthousiasme et de jalousie un peintre comme Claude Lorrain. Dranmor, tout baigné d’une lumière rouge et couché sur le rebord du navire, regardait la mer de l’œil dont un amant regarde sa maîtresse qui s’endort. Mafré semblait prendre plaisir à un jeu assez bizarre que venaient d’inventer à l’instant les passagers turbulens de l’Indompté : c’était un combat ou du moins le simulacre d’un combat de taureaux. Des Espagnols, quelle nation n’était point représentée sur l’Indompté ! avaient parlé des courses de taureaux, puis proposé d’en donner le spectacle ; mais une course de taureaux à bord d’un bâtiment, c’est chose difficile à organiser. La première difficulté que l’on rencontre, c’est l’absence de taureaux ; cette difficulté n’avait pas arrêté un instant nos aventuriers. Il avait été convenu que le rôle des bêtes serait rempli par des hommes de bonne volonté ; puis on avait équipé des picadors, des matadors, et le jeu avait commencé.
Mafré, qui possédait une de ces étranges natures mélangées de capricieuse barbarie et d’excessive civilisation, qu’une épigramme murmurée derrière un éventail ou la morsure d’une bête dans une chair vivante peuvent distraire également, Mafré était très occupé de ce combat. Un nègre, armé d’un épieu, venait de sauter par-dessus le taureau, c’est-à-dire par-dessus un gros Normand à l’œil fauve, au poil roux, dont le front était orné de deux grandes cornes empruntées à une de ces coiffures bizarres qui servent aux mascarades marines du passage sous la ligne. Mafré applaudissait à outrance. Briolan, tout-à-fait las et dégoûté de cette scène, prit soudain une résolution.
La résolution de Saladin était d’aller voir ce que devenait le vicomte Jacques de Caringham.
Notre gentilhomme arriva jusqu’à la chambre du capitaine. Le valet de chambre du vicomte, un de ces vieux domestiques tenant du bouledogue et de la nourrice, qu’il faut souhaiter à tout fils de famille d’un caractère aventureux, voulait empêcher qu’on ne troublât son maître dans sa solitude, car le vicomte, disait-il, était enfermé seul dans sa cabine. Saladin, dont tout l’équipage connaissait l’intimité avec le capitaine, finit par triompher des scrupules du serviteur. Il trouva le capitaine dans l’attitude d’une profonde méditation ; mais il était facile de voir à quoi cette méditation était due. Jacques était assis en face d’une table, et, sur cette table, étaient plusieurs rangées de bouteilles, dont quelques-unes, débouchées et couchées sur le flanc, ne laissaient plus couler une seule goutte de vin.
Les buveurs d’eau, quand ils se mettent à boire, sont comme les avares quand ils se mettent en frais. C’est là un fait certain que tous les philosophes ont constaté. Jacques, de temps en temps, lorsque la voix de lady Émilia vibrait d’une façon trop douloureuse dans son cœur, lorsque l’image qui le poursuivait lui apparaissait sous des couleurs trop vives, tandis qu’au contraire les choses réelles dont il était environné lui semblaient trop pâles, Jacques enfin, lorsqu’il souffrait trop, appelait pour le distraire les diables à quatre cachés dans les bouteilles. Hélas ! c’était encore un mécompte qui l’attendait. Des démons lugubres, et non de joyeux démons, sortaient pour lui des flots blonds ou vermeils de l’aï et du porto.
Le pauvre Jacques avait le vin triste : au milieu des bouteilles, il demeurait aussi mélancolique qu’il l’eût été au milieu des pâles soucis et des noirs cyprès d’un cimetière. Seulement il se mettait alors à parler beaucoup. S’il eût été poète, un essaim de vers élégiaques se fût envolé de ses lèvres ; comme il n’avait jamais rien eu à démêler avec les muses, il s’exprimait en prose, et dans une prose que, faute de confidens, il adressait quelquefois aux tentures de sa cabine, ou, ce qui revenait à peu près au même, aux oreilles de son valet de chambre.
Il montra un vif plaisir en apercevant Briolan, ce qui indiquait d’une façon certaine que sa raison était déjà partie pour la planète où voyage le bon sens des buveurs ; car, avant de se mettre à boire, il recommandait qu’on ne laissât pénétrer auprès de lui personne, se défiant à juste titre des confidences auxquelles pourrait l’entraîner le vin.
Au bout de quelques instans, voici, entre autres choses, ce qu’il disait à Saladin :
— Mon cher comte, dans très peu de jours je ferai tout simplement ce que j’aurais dû faire depuis long-temps. J’irai voir quels yeux on rencontre dans l’autre monde…
— On n’y rencontre pas les yeux que l’on aime, dit Briolan, et voilà pourquoi vous ne vous tuerez pas…
— Et voilà pourquoi, au contraire, je me tuerai, reprit le vicomte. Si charmant que soit le visage de lady Émilia, il me fait plus souffrir que ne pourront me faire souffrir jamais têtes de larves ou de fantômes attachant leurs regards sur moi. C’est le grand mystère de ce monde : les poignards dentelés, les fers rouges, les balles mâchées, les flèches à cran trempées dans du venin, font moins de mal aux chairs qu’elles percent, brûlent et déchirent, que n’en font au cœur, sur des bouches plus douces que des fleurs, certains sourires plus gais que l’aube. Je me tuerai, Briolan…
Puis, après un moment de silence, il ajouta :
— Mais voyez un peu quelle singulière bonté, quelle étrange, quelle folle faiblesse se mêle chez moi pour la cruelle à la rage de ma douleur. Je ne veux point faire de ma mort une vengeance contre celle qui me tue. Cette gaieté sans tendresse, sans pitié, qui m’a désespéré tant de fois, je ne veux point la combattre, la détruire peut-être par un fantôme. Écoutez bien ; un soir je sortais avec lady Émilia d’une maison où venaient de s’écouler, à travers les passe-temps tantôt insipides, tantôt irritans du monde, des heures indifférentes, peut-être même amusantes pour elle, atroces, intolérables pour moi. Je descendais avec elle un escalier, lui donnant un bras qu’elle avait accepté jusqu’à son carrosse, quand tout à coup je lui dis d’un accent dont sans doute la sincérité la frappa : « Madame, il faudra bien que demain vous prononciez mon nom d’une bouche sérieuse, car cette nuit je logerai deux balles dans mon cerveau. D’un vivant qui vous aimait du plus ardent, du plus dévoué des amours, vous aurez fait un mort qui peut-être vous maudira et vous enverra de glaciales pensées au cœur. » Lady Émilia me répondit d’une voix brève, et cette fois sans légèreté : « Vous ne mourrez pas cette nuit, car demain, à midi, chez moi, je veux vous parler. » Cette nuit-là, en effet, les balles restèrent au fond de mes pistolets. J’attendis dans la fièvre de l’impatience, et pour la première fois de l’espoir, l’heure où je devais me rendre vers lady Émilia. Je vois encore son visage quand je l’abordai ; il n’exprimait point, comme à l’ordinaire, un cruel enjouement, mais on n’y lisait pas la moindre tendresse. Lady Émilia me fit signe de m’asseoir près d’elle, et, d’une voix résolue : « Monsieur de Caringham, fit-elle, je ne vous aime pas et ne puis pas faire que je vous aime ; mais, si vous ressentez pour moi cette passion désintéressée dont vous m’avez parlé si souvent, vous ne voudrez point me punir par le plus cruel des châtimens du mal involontaire que je vous cause. Un heureux destin a voulu que jusqu’à présent il n’y eût rien de lugubre en ma vie, j’ai le lugubre en horreur. Une mort à laquelle je pourrais m’attribuer quelque part détruirait chez moi cette parfaite gaieté qui est mon véritable bien dans ce monde. Si l’amour est vraiment cette passion de dévouement héroïque dont je vous ai entendu parler, prouvez-le-moi en me promettant de ne m’infliger jamais la peine d’un remords. »
Et je lui ai promis, reprit le vicomte après un intervalle de quelques secondes rempli par des soupirs, et, par respect pour cette gaieté qui a été le plus implacable instrument de mes tortures, j’ai choisi un genre de trépas qui doit éviter à lady Émilia tout remords.
— Et ce genre de trépas ? dit Briolan qui commençait à prendre intérêt aux confidences de Caringham dont il admirait la chevalerie.
— Me jurez-vous, s’écria le vicomte, qu’une pensée de précaution prudente vint tout à coup arrêter dans l’entraînement de son ivresse, me jurez-vous par votre honneur de gentilhomme de cacher à tous ce que je vais vous apprendre ?
— Je le jure, fit impétueusement Saladin avec la précipitation traditionnelle qui produit tous les sermens absurdes dont l’histoire des preux est remplie.
— Eh bien donc ! reprit le vicomte, après demain, mon cher-Briolan, peut-être même demain, quelques étincelles qu’on croira tombées par hasard et que j’aurai laissé tomber exprès dans la soute aux poudres feront sauter en l’air l’Indompté avec tout son équipage.
Briolan, comme on le sait, était de ceux qui, pour son compte et le compte des autres, sont toujours prêts à traiter fort cavalièrement la mort. Toutefois, à cette déclaration inattendue, il ne put s’empêcher de trouver que le capitaine sacrifiait bien lestement cinq cents existences, outre la sienne, au repos de lady Émilia.
— Mais, capitaine, se hasarda-t-il à lui dire, permettez-moi de vous ouvrir un avis. Si vous n’avez envie que de donner à votre mort un air d’accident, ne pourriez-vous pas atteindre votre but en vous laissant tomber à la mer par un gros temps, tout aussi bien qu’en faisant sauter avec vous des gens qui n’ont jamais connu lady Émilia ?
— Mon cher comte, répondit Caringham, celui qui tombe à la mer peut toujours être repêché. Et puis, j’y ai bien réfléchi, rien ne saurait avoir aux yeux de lady Émilia cet air de catastrophe fortuite, étrangère à toute idée de suicide qu’auront le saut dans les airs et le plongeon dans l’océan du vaisseau l’Indompté. Enfin, mon cher comte, entre nous, sauf un bien petit nombre d’exceptions, une seule même peut-être, celle que vous formez, l’équipage de l’Indompté ne vaut guère la peine qu’on ait des ménagemens pour lui. Mon cher Briolan, n’essayez point de combattre ma résolution, elle est inébranlable, et votre parole me rend certain que vous ne chercherez point à en empêcher l’effet. Buvons à l’heureux succès du grand voyage que nous allons entreprendre. À nos ames ! mon cher Briolan, car de nos corps il ne faut déjà plus avoir souci.
Et le capitaine se mit à boire si copieusement, que Saladin renonça, pour cette soirée du moins, à toute discussion. Le lendemain matin, Briolan se promenait sur le pont, après avoir fort peu dormi, en songeant aux confidences de la veille. Bien d’autres à sa place peut-être auraient envisagé sans scrupule l’idée de sauver leur vie et celle de leurs compagnons en jetant leur serment à l’oubli ; une pareille idée ne traversa même pas un instant l’esprit de Saladin. Je ne sais point s’il n’eût pas, comme les rois de contes de fées, livré consciencieusement sa fille à un dragon, dans le cas où il aurait eu une fille et l’eût promise à un dragon, sauf à se prendre ensuite corps à corps avec le monstre. Il était, en un mot, impossible d’aller plus loin que lui dans les exagérations de la délicatesse à l’endroit du serment. Saladin envisageait donc, sans trouver aucun moyen de l’empêcher, la brusque fin qui allait terminer ses aventures et les aventures de beaucoup d’autres, quand il aperçut le capitaine Jacques qui se dirigeait vers lui.
Les traits du vicomte, sauf une expression de fatigue plus marquée que d’ordinaire, avaient repris leur aspect accoutumé. Ils étaient tristes, mais d’une tristesse sombre et contenue, non point expansive et exaltée.
— Écoutez, monsieur, dit d’une voix solennelle le mélancolique Jacques quand il eut rejoint Saladin, aujourd’hui, contre mon habitude, je me suis rappelé le matin à jeun les propos tenus la veille dans l’ivresse. Mes confidences se sont représentées à mon esprit ainsi que votre serment. Je compte sur ce serment et ne change rien au fond même de mes projets ; mais voici ce qui se passera : nous entrons aujourd’hui, vers le milieu de la journée, dans des mers où l’on rencontre toujours des baleines. Je ferai équiper un bateau baleinier. Ce bateau prolongera sa chasse jusqu’au soir, et, quand la nuit tombera, s’éloignera du vaisseau au lieu de s’en rapprocher. Vous, mon cher comte, vos trois compagnons et quelques hommes de l’équipage, vous serez parmi les chasseurs de baleines ; vous devinez pourquoi, n’est-ce pas ? vous vous écarterez de l’Indompté.
Le soleil en avait fini avec son royal coucher. Débarrassé de sa couronne d’or et de son manteau de pourpre, il dormait depuis long-temps au fond de la mer. Le règne des étoiles commençait. Comme des beautés entrent dans une salle de fête, elles faisaient leur entrée l’une après l’autre dans les bleus espaces du ciel. Une petite barque dans un coin de l’océan voguait entre la nuit et les flots. Cette barque portait les destinées auxquelles nous nous intéressons.
— Je crois, par Satan ! pilote de malheur, criait une voix sur la frêle embarcation, je crois que tu veux nous perdre. Nous nous sommes éloignés de l’Indompté au lieu de nous en rapprocher. Tout à l’heure j’apercevais encore une cime de mât que je ne vois plus à présent. Où diable nous mènes-tu ? En plein jour nous n’avons pas découvert une seule baleine. S’il en rôdait maintenant quelqu’une autour de nous, il faudrait, pour qu’on la vît, qu’elle jetât des flammes par les naseaux. Allons, pilote d’enfer, tâche de retrouver ta route, ou, Dieu me damne ! je t’enverrai aux poissons et prendrai ta place. Ce n’est pas la première fois que j’aurai tenu un gouvernail.
Celui à qui ces paroles s’adressaient, au lieu de répondre, échangea un signe d’intelligence avec un grand et mince jeune homme qui se tenait auprès de lui, et que nous reconnaissons, malgré l’obscurité, pour notre ami Saladin de Briolan.
Comme la voix grondeuse devenait de plus en plus véhémente, Saladin s’écria tout à coup :
— Voyons, Mafré, laissez manœuvrer en paix ce brave homme. Écoutez-moi. Ce qui peut arriver de pis, n’est-ce pas ? à des gens qui sont sur la mer, c’est d’aller où sont entrés tout à l’heure les rayons du soleil. Or, votre cœur n’a pas plus peur que le mien de ce qui se cache sous les flots. Quand nous devrions aller, cette nuit, visiter les dieux marins, ce ne serait point la peine de crier si fort. Eh bien ! c’est pour éviter une visite à laquelle vous seriez prêt, comme moi, qu’on fait la manœuvre dont vous vous plaignez. Notre pilote n’agit point au hasard. Vous, le roi des aventuriers, abandonnez-vous avec confiance à la fortune. Sachez, pendant quelques instans, supporter un bandeau sur vos yeux ; tout à l’heure ce bandeau tombera.
Mafré était précisément de ces gens qui, par caractère, aiment infiniment mieux, dans les momens de danger, se confier à leur destinée que d’entrer en dispute avec elle. Le fait est que le laisser-aller dans le péril est une façon d’agir à la fois brave et de bon goût. Dans un langage qui, par malheur, sent un peu celui de Jodelet, Narille confirma tout-à-fait notre avis.
— Le cher comte a raison, fit l’enragé marquis (c’est ainsi que Mafré l’appelait souvent), le cher comte a raison, livrons-nous à la fortune. C’est une drôlesse qu’il faut traiter comme nous traitons nos maîtresses et nos intendans, c’est-à-dire ne pas honorer de la plus légère surveillance. Si elle nous sert bien, tant mieux ; tant pis si elle nous sert mal. Elle ne dérangera pas un instant l’équilibre de notre humeur.
Mais Mafré, Narille, Briolan et l’impassible Dranmor ne composaient point tout l’équipage du bateau baleinier. Quelques aventuriers de mœurs vulgaires étaient embarqués avec nos quatre intrépides et dédaigneux compagnons. Cette plèbe, qui avait fort approuvé Mafré dans ses apostrophes au pilote, ne l’approuva plus dans sa philosophique et chevaleresque résignation. Dix voix rauques sortant de gosiers minés par l’humidité des mers et brûlés par les ardeurs de l’eau-de-vie reprirent en termes plus énergiques les reproches qui venaient d’être adressés à l’homme du gouvernail.
Cependant, au plus fort d’un combat d’injures et de blasphèmes entre l’équipage et son pilote, on aperçut tout à coup à l’horizon, dans la direction de l’Indompté, une lueur écarlate qui, spectre terrible, grandit et s’éleva dans le ciel, puis fut suivie d’un nuage immense aux teintes à la fois ardentes et blafardes dans lequel son sanglant éclat s’éteignit.
— Ah ! s’écria un aventurier, j’ai déjà vu sauter des vaisseaux ; c’est l’Indompté qui saute !
Un bruit dont semblèrent s’ébranler toutes les cavernes de l’océan accompagna et couvrit ces paroles.
Le fait est qu’en ce moment l’ame du capitaine Jacques de Caringham, escortée d’une légion d’autres ames, franchissait les distances qui séparent le monde des morts du monde des vivans.
— Eh bien ! dit le pilote au milieu du silence de stupeur qui régna dans la barque après le tonnerre de l’explosion, si nous avions rejoint l’Indompté, maintenant nous passerions du feu à l’eau.
— Tu savais donc, crièrent en même temps dix voix, que l’Indompté devait sauter ce soir ?
Le pilote était un Breton appelé Pierre Kormeuc. En sa qualité de Breton, il pouvait professer des croyances qui auraient fait rougir un Provençal.
— La nuit dernière, répondit-il, j’ai vu feu mon grand-père, Jean Kormeuc, qu’on appelait l’homme aux harengs. Il m’a dit : « Pierre, mon petit-fils, l’Indompté doit sauter au commencement de la nuit prochaine, entre huit et neuf heures. Tiens-toi la chose pour dite, adieu. » Mon grand-père parlait peu pendant sa vie, la mort ne l’a point rendu bavard, c’est tout simple. Il a disparu là-dessus. Moi, j’ai raconté l’apparition du bonhomme au comte Saladin. Le comte Saladin n’est pas de ces seigneurs, comme il y en a tant aujourd’hui, qui croient que les pauvres gens ont pendant la nuit des yeux et des oreilles d’idiots. Les vrais nobles, pas ceux des villes, mais ceux des vieux châteaux, savent à quoi s’en tenir sur les morts. M. Saladin m’a dit : « Il ne faut pas négliger l’avis de Jean Kormeuc. » Ainsi ai-je fait ; au lieu de retourner vers l’Indompté, j’ai pris le large, et bien nous en a pris, comme vous voyez. Les corps de nos camarades sont dans la mer, leurs ames je ne sais où. Nous voici, nous, encore vivans, sentant la brise et voyant le ciel. Remercions le Tout-Puissant et Jean Kormeuc.
Il y en avait plus d’un sur le bateau baleinier à qui l’apparition de Jean Kormeuc semblait chose difficile à croire, mais le pilote Pierre avait un tel air de bonne foi, que les plus incrédules se sentaient tout ébranlés. Nous voyons, nous autres, que Pierre était un Breton moins naïf qu’il ne voulait le sembler. Vieux marin, dévoué à toutes les volontés de ses chefs, il avait été mis par Saladin, avec la permission du capitaine, dans la confidence du sort réservé à l’Indompté, et voilà comme il s’y prenait, d’après des instructions, bien entendu, mais des instructions comprises à merveille, pour empêcher que la vérité ne fût jamais connue sur la fin de Caringham et de son vaisseau, partant pour assurer le repos de la trop joyeuse lady Émilia.
Mafré comprit à un regard de Saladin, dont il s’était approché pendant le discours de Kormeuc, qu’il était au milieu d’un mystère ; mais il prit le parti, avec sa philosophie accoutumée, d’attendre un moment favorable pour obtenir l’explication de ce qu’il voyait et entendait.
Quant à Narille, une seule chose l’occupa vivement, ce fut cette maxime de Kormeuc : « Les vrais nobles savent à quoi s’en tenir sur les morts. » Avec cet étrange instinct de la véritable nature du gentilhomme, qu’il avait souvent au milieu de ses plus grotesques folies, il se dit : « Le maraud a raison ; quoique l’incrédulité soit dans ce moment-ci à la mode, croire sent plus le descendant des preux que se moquer de tout, » et l’honnête Narille se promit d’être superstitieux.
Cependant ce n’était point tout pour l’équipage du baleinier que de n’avoir pas fait dans les airs l’évolution des fusées et des bombes, comme les gens de l’Indompté. On était au milieu de la nuit, sur l’océan, dans un esquif que la première tempête ne manquerait certes pas d’engloutir. Cette situation était assez triste, et déjà plus d’un aventurier commençait à faire de mélancoliques réflexions, quand Pierre Kormeuc, en regardant les étoiles, s’écria :
— J’en suis sûr ! là, du côté de Vénus, nous devons rencontrer une île où je n’ai jamais abordé, mais que j’ai rasée plus d’une fois ; tâchons de la gagner.
— Et si elle est habitée par des sauvages ? dirent quelques voix.
— Avec des fusils, fit Mafré, et nous avons des fusils, avec des couteaux, et nous avons des couteaux, on fait entendre raison aux sauvages. Allons, pilote, conduis-nous vers ton île ; j’en ai bonne idée, puisqu’elle est sous l’étoile de Vénus.
Une heure après cet échange de paroles, la barque qui portait nos aventuriers entrait, par la plus limpide des nuits, dans une baie ombragée de grands arbres, mystérieux et poétique asile digne d’être habité par des Océanides, coin charmant comme en cachent les mers.
L’équipage descendit sur une rive tapissée d’un gazon vert sombre tout parsemé d’insectes luisans. On fut d’avis d’attendre le jour pour pénétrer dans le pays, et l’on demanda au sommeil d’abréger la nuit. Enveloppés dans des manteaux et des couvertures, nos aventuriers s’endormirent avec cette voluptueuse insouciance propice aux sommes profonds que donne la vie des hasards. Un homme, pourtant ne prit point sa part du repos qui semblait accordé à tous : ce fut le comte de Briolan. Saladin, quand il se fut étendu dans l’herbe, au lieu de sentir dans son cerveau cet accablement souvent plein de charme qui fait éprouver à l’esprit comme un désir de néant, sentit au contraire s’éveiller en lui mille pensées héroïques et aventureuses. L’envie lui prit, pendant que ses compagnons dormaient, de s’avancer seul dans l’île. Périon, Amadis, Galaor, Lancelot, Tristan et tant d’autres l’auraient bien fait. Ce n’était point pour marcher toujours entouré de sabres et de mousquetons qu’il s’était mis en tête de courir le monde. Il s’arma tout simplement de son épée, et, se levant doucement, entra dans une sombre allée resserrée par des arbres gigantesques, d’où l’on apercevait, comme d’un abîme, les étoiles briller à travers un espace étroit du ciel.
Il marcha pendant long-temps ; l’allée formait des sinuosités, il les suivait. Du reste, il ne rencontrait pas de sérieux obstacles et n’entendait aucun bruit, si ce n’est parfois celui d’une source dont l’eau, éclairée par des rayons de lune, rampait devant lui sur le sol couvert d’ombres, comme un filet de lumineux argent. Mais il lui sembla tout à coup que l’air venait de retentir d’une explosion de mousqueterie, et, en levant la tête, il aperçut dans la direction de ses pas, au-dessus des cimes les plus hautes des arbres, des globes qui montaient dans le ciel, puis éclataient en répandant à travers l’espace une pluie d’étoiles colorées comme des fleurs, ardentes comme des étincelles. Évidemment, assez près de lui on tirait un feu d’artifice.
On comprend combien fut excitée la curiosité de Briolan. Il n’était donc point chez des sauvages, puisque là, devant ses yeux, il voyait monter dans l’air des fusées et des bombes qui auraient fait honneur à une fête royale de Versailles ou de Paris. Dans quel monde était-il alors ? Enivrante question que peu de gens ont le bonheur de s’adresser pendant l’union de leur ame avec cette vieille machine sans perfectionnement ni aucun avenir de perfectionnement qu’on appelle le corps. Dans quel monde était-il ? Le bon Saladin se sentait déjà quelque penchant à croire que c’était dans celui des fées. Son cœur lui avait bien dit qu’Urgande et Morgane devaient exister quelque part. Au lieu de Topinambous ou d’Algonquins, il allait voir apparaître les bonnes amies de son enfance. Il faut convenir que sa situation avait du charme. Se sentir éveillé, bien éveillé, au milieu d’une aventure plus étrange que celles dont nous amuse le sommeil, c’est ce qui est arrivé à un bien petit nombre d’élus depuis le commencement du monde. Combien ont vieilli, combien doivent vieillir, combien ont bâillé, bâillent, bâilleront, puis mourront sans avoir eu l’émotion de Saladin !
Après quelques instans d’une marche précipitée, notre paladin, parvenu au bout de l’allée où il avait marché jusqu’alors, put tout à coup contempler un spectacle qui n’était pas de nature à le tirer de ses heureuses illusions. Une ouverture, semblable à ce qu’on appelle dans les campagnes un saut de loup, pratiquée entre deux murs couronnés d’énormes vases remplis de fleurs, laissait voir, au bout d’un parc d’une élégance rêveuse, d’une majesté romanesque, un château à faire pleurer de joie et de tendresse un amant des fées, un de ces châteaux dont toutes les pierres vous attirent par un regard enchanté. Devant la façade du magique édifice que baignait une éclatante lumière, sur un riant et gracieux perron aux marches de marbre, on apercevait quatre femmes, ou, pour mieux dire, quatre êtres, vêtues de robes à faire pâlir les robes de Peau-d’Âne. Briolan porta la main à ses yeux, puis à son cœur ; il éprouvait de tels transports d’ivresse, de tels éblouissemens d’esprit, qu’il ne voyait plus, je crois, en ce moment, le soleil ordinaire de ses pensées, la belle Brigitte de Lorédan.
Cependant Saladin n’était pas homme à perdre son temps en ébahissemens dans aucune circonstance de sa vie. En vrai chevalier, il voulut pousser l’aventure qui se présentait à lui d’une si magnifique et si galante façon. Leste et souple, il franchit d’un bond le fossé qui s’étendait devant l’ouverture pratiquée aux murailles du parc, et se trouva ainsi tout à coup dans le merveilleux séjour. Tandis que le château rayonnait de clarté, les jardins étaient plongés dans l’ombre. Saladin put donc s’avancer, sans être aperçu, jusqu’à un massif de feuillage placé à quelque distance du perron. Il résolut de se cacher là un instant pour bien voir, avant de poursuivre son entreprise, à quels êtres il avait affaire. Les quatre beautés aux robes éblouissantes qu’il avait contemplées de loin ne perdaient rien à être examinées de près. Deux avaient les cheveux d’un blond pâle, les joues d’un rose tendre et les yeux couleur des plumes de l’oiseau bleu. Une, évidemment, était poudrée. (Saladin souleva, à propos de celle-là, cette grave question qu’il n’osa pas résoudre : Une fée s’est-elle poudrée jamais ?) La dame poudrée avait une petite mouche noire au coin d’une bouche vermeille, et de jolis yeux d’un brun luisant. Enfin la quatrième beauté avait les cheveux d’un noir éclatant, le teint d’une blancheur de lune et les yeux comme une nuit d’orage, c’est-à-dire pleins d’abîmes sombres et ardens.
Se sert-on de flammes de Bengale dans le royaume des fées ? Voilà une nouvelle question que Saladin eut à se poser pendant sa contemplation. Si vous avez jamais célébré dans un parc l’anniversaire d’un mariage, d’un jour de naissance, ou bien encore de quelque glorieux combat gagné par quelqu’un des vôtres, sur terre ou sur mer, contre les Allemands ou contre les Anglais, vous savez qu’en allant cacher derrière les arbres quelques feux de Bengale, on produit des effets charmans ; on se trouve entouré de bosquets d’un rose vif ou d’un bleu tendre, on peut croire un instant les lois de la nature changées, ce qui est tout-à-fait réjouissant. Sans doute, les quatre belles dames que regardait Saladin voulaient se donner ce plaisir obligé de toutes les fêtes de châteaux, car, prenant entre leurs mains des vases où brûlaient des flammes de toutes les couleurs, elles se mirent à courir dans le parc, plaçant ces flammes derrière les arbres. Or, il arriva que la dame poudrée se dirigea vers l’asile que s’était choisi Saladin.
En apercevant un homme derrière le feuillage qu’elle voulait illuminer, la belle poussa un grand cri et laissa tomber sa flamme. Saladin, toujours fidèle aux traditions, se jeta sur-le-champ à ses genoux, et lui dit de sa voix la plus respectueuse comme la plus douce :
— Je suis le comte Saladin de Briolan, des Briolan du Périgord. Que vous soyez une fée ou une noble dame, vous devez me voir avec bonté. Loin d’être un méchant ou un félon, je suis de ceux qui tuent les méchans et les félons. Mon cœur et mon épée sont honnêtes. Enfin, si vous daigniez jeter les yeux sur moi, vous verriez que je n’ai point l’air d’un brigand. On m’a toujours dit que j’avais le regard très doux ; je ne puis pas avoir vieilli dans le crime, car je n’ai pas encore vingt-cinq ans.
On voit que, dans la dernière partie de son discours, le bon Saladin, sans le savoir, bien certainement, usait du moyen qu’aurait dû employer Apollon, suivant Fontenelle, pour forcer Daphné à tourner la tête. Au lieu de dire : Je suis le dieu de la médecine, du chant, etc., que si le blond Phœbus eût dit :
Je suis un jeune dieu toujours beau, toujours frais,
Daphné, sur ma parole, aurait tourné la tête.
Quand l’heureuse pensée vint à Briolan de laisser de côté ses ancêtres et son épée, dont il parlait volontiers en toute occurrence, pour dire qu’il était jeune et qu’il avait les yeux fort doux, la dame à laquelle il s’adressait tourna la tête de son côté. On sait déjà que le regard d’une jolie femme pouvait s’arrêter avec plaisir sur Saladin. La dame poudrée se rassura promptement, et, d’une voix qui répondait au charme enjoué de sa personne :
— Relevez-vous, monsieur, lui dit-elle, je ne suis pas une fée, comme ne vous l’a que trop montré ma frayeur. Je ne sais point d’où vous venez, ni comment vous vous êtes introduit ici ; mais votre mine encore mieux que vos paroles m’apprend que vous n’avez point de coupables desseins. Suivez-moi, je vais vous conduire à mes compagnes. Ce sont des femmes de qualité, près desquelles un homme de votre sorte, dans quelque situation qu’il se trouve, est toujours sûr de trouver un bon accueil.
Ce langage, qui reproduisait les formes habituelles du langage mondain, dissipait un peu le merveilleux dont Saladin s’était plu à se croire entouré ; mais l’aventure restait des plus agréables encore. Comme l’indique fort bien notre langue par son mot admirable de charme, qui sert à désigner l’agrément des jolis visages et des corps bien formés, toutes les belles sont un peu magiciennes ou fées. Saladin n’avait donc pas un trop cruel mécompte à subir. Les caractères, surtout la situation étrange des femmes au milieu desquelles il se trouvait transporté, nous montreront quelles faveurs avait le destin pour le rejeton des Briolan.
La dame poudrée avait dit vrai en assurant notre gentilhomme qu’il trouverait un bon accueil auprès de ses compagnes. Elles furent toutes, même la belle au teint pâle et aux yeux menaçans, de la plus exquise aménité. Quand Saladin eut en termes choisis, avec toute la grace dont il disposait, dépeint sa situation et celle de ses compagnons, la beauté pâle murmura quelques mots à l’oreille d’une femme qui était près d’elle ; cette femme disparut, puis revint au bout de quelques instans, suivie de valets en livrées éclatantes, qui tenaient d’une main un chapeau galonné, de l’autre une torche.
— Monsieur le comte, dit la dame pâle en s’adressant à Saladin, voici des gens qui vont vous conduire jusqu’à la baie où vous avez laissé vos compagnons. Suivez-les ; vous verrez que notre île n’est pas sauvage, qu’on y trouve des carrosses qui valent les carrosses de France, et des chevaux qui valent les chevaux d’Espagne.
Saladin, se laissant guider par la livrée, trouva en effet, au milieu d’une grande cour, quatre équipages complets qui eussent fait honneur à l’ambassadeur d’un grand prince le jour de son entrée dans une capitale. Deux heiduques lui ouvrirent la portière d’un véritable chariot de fée tout brillant de peintures et de dorures. Il s’installa sur de moelleux coussins, et, suivi de voitures destinées à recevoir ses compagnons, partit à travers la nuit, au grand galop de quatre chevaux vites comme le vent, blancs comme la lune.
Mafré, Narille et tous les hommes du bateau baleinier dormaient d’un profond sommeil, quand ils furent réveillés par une clarté de torches et un bruit de chevaux. Leur premier mouvement fut de se jeter sur leurs armes. On comprend leur surprise quand ils aperçurent tout le magnifique et galant attirail que traînait avec lui Saladin, et surtout quand Saladin lui-même, descendant l’épée au côté de son éblouissant carrosse, s’avança en souriant vers eux. Des mains dont ils apprêtaient leurs armes, tous se frottèrent les yeux en même temps. Évidemment ils n’étaient pas les jouets d’un songe, comme Mafré put le reconnaître en touchant la main de Briolan. Après quelques instans donnés à l’étonnement, à la joie et à un étourdissant pêle-mêle de questions, on s’établit dans les voitures dorées, et on gagna, de toute la vitesse des fringans attelages, le merveilleux château des quatre beautés.
Si l’on désire savoir maintenant quelles étaient ces quatre beautés, il faut se transporter, quelques jours après cette singulière nuit, dans une chambre où sont réunis Mafré, Narille, Briolan et Dranmor, vêtus de robes comme celles des convives des noces de Cana dans le tableau de Véronèse, étendus sur les plus sultanesques des divans, puisant enfin la volupté songeuse des fumeurs dans les flancs de cristal du narguilé.
Mafré, dont on voit briller les yeux et remuer les lèvres derrière un blanc nuage de fumée, parle ainsi à ses compagnons :
— À la distance où nous sommes de Paris, au milieu des étrangetés de la vie que nous menons, je ne me crois pas obligé à une discrétion qui, d’ailleurs, n’a jamais été beaucoup dans mon caractère, quoique j’estime infiniment les héros discrets, comme le sait mon chevaleresque ami le comte Saladin. Je ne vous cacherai donc point que lady Mac-Morth, la pâle lady Mac-Morth, malgré son regard effrayant de magicienne, me traite avec la plus grande bonté. Moi qui ai épousé quatre sauvages les plus accomplies de leurs tribus, qui ai enlevé deux sultanes, séduit la fille du roi de Guinée, connu les yeux les plus noirs de Madrid, les teints les plus transparens de Londres, les nez les plus retroussés de Paris, j’apporte maintenant un esprit très observateur et très calme dans les choses amoureuses, cela est tout simple. Et vous-même, mon cher Briolan, vous sur qui un regard de femme peut faire encore l’effet de dix mille cymbales sur les oreilles d’un coursier, vous auriez ma tranquillité de cœur, si vous aviez vécu comme moi. Je fais de cette tranquillité l’usage qu’il faut faire de la tranquillité suivant la sagesse et la science, je m’en sers pour interroger et apprendre. Voici ce que j’ai appris avec lady Mac-Morth.
Il existait un Espagnol appelé don José de Temera qui vint en Angleterre à vingt ans avec un précepteur chargé de lui apprendre à voyager. Cet Espagnol avait une immense fortune ; il était d’une parfaite beauté, et il désirait le bonheur, comme on l’entend dans la jeunesse, le bonheur qui étourdit l’ame et brûle le corps, avec une passion si puissante, si expansive, qu’elle se communiquait à tous ceux, surtout à toutes celles dont il s’approchait. Au moment où don José arrivait à Londres, lady Mac-Morth venait d’y arriver de son côté, conduite par le vieil amiral Mac-Morth, son époux, qui l’avait tirée, pour la mener à l’autel, d’un château écossais, peuplé de morts, de lutins et de sorcières, où s’était passée son enfance. La première femme de l’amiral Mac-Morth, qui avait fait la guerre en Espagne, était une tante de don José. La maison de lady Mac-Morth s’ouvrit donc à Temera aussitôt qu’il eut mis les pieds dans Londres. Un jeune homme avec un précepteur, une jeune femme avec un vieux mari, ce sont oiseaux qui ne demandent qu’à prendre même volée et soupirer même chanson.
Messieurs, je n’ai point le bonheur d’être les premières amours de lady Mac-Morth. Elle aima don José, et l’aima même, dit-elle, fort passionnément. Le vieil amiral Mac-Morth, qui cependant avait gagné dans son métier de marin la goutte, les rhumatismes, toutes les infirmités qui peuvent tourmenter une créature de chair et d’os, eut l’idée d’exposer encore son pavillon au vent des mers. Au moment où les yeux de Temera et ceux de sa femme se disaient les plus tendres choses, le vieux marin s’en allait passer les nuits sur l’océan. On devine la vie que menèrent nos amans. L’amiral Mac-Morth était parti au commencement d’un hiver. Quand le soleil de Naples, la verdure du Rhin, les fleurs parfumées du Gange, auraient tout à coup brillé, se seraient soudain épanouis dans l’atmosphère brumeuse de Londres, la saison où entrèrent ces amoureux ne leur aurait point paru plus gaie, plus heureuse, plus parée d’un éclat d’été.
L’amiral revint au printemps ; alors tout sembla sombre, désolé, en deuil, au couple tout à l’heure si joyeux. Ce n’est point que lord Mac-Morth fût un mari très incommode ; mais les époux les moins gênans, comme les rois les plus débonnaires, sont ceux qu’on supporte avec le plus d’impatience. On se trouvait si bien de son absence ! Qu’avait-il besoin de quitter la mer, la vraie, la seule amante des marins à barbe blanche ? Les soirées étaient si courtes pendant qu’il courait sur l’océan, et si longues maintenant qu’il était là, au coin du feu, tisonnant avec ses béquilles ! José et Argine, c’est ainsi que s’appelle lady Mac-Morth, en vinrent à s’estimer les amans les plus malheureux de ce monde. Un soir que l’amiral était sorti pour aller faire sa cour à un ministre, et qu’ils avaient passé à gémir un temps qu’ils auraient pu mieux employer, Temera fit à sa maîtresse une singulière confidence. Un de ses grands-oncles, il y avait près d’un siècle, fuyant devant le courroux de l’inquisition, qu’il s’était attiré en sauvant d’un auto-da-fé une sorcière juive, s’était enfui dans le Pérou avec celle qu’il avait délivrée. Du Pérou il avait passé dans le Brésil, et du Brésil s’était embarqué sur l’Océan atlantique. Là il avait découvert, à quelque distance du cap Saint-Augustin, une île dont les sites et le climat l’avaient tellement charmé, qu’il avait résolu de s’y établir en compagnie de sa magicienne. Il s’y était établi en effet, et, s’il fallait en croire les récits que don José avait entendus dans son enfance, il y avait construit un palais qu’une fée ou un génie n’aurait pas dédaigné d’habiter. Don José avait toujours été possédé du désir d’aller visiter ce palais, domaine mystérieux et lointain de sa famille ; il avait rêvé une vie étrange et splendide dans le château d’outremer de Temera, l’amant de la juive, comme on désignait son grand-oncle. Maintenant, disait-il, une existence pourrait surpasser en incroyable bonheur l’existence même de ses rêves : ce serait celle qu’il mènerait dans ce lieu féerique avec une femme aimée par lui de tout l’amour de sa jeunesse.
La pensée d’un musulman qui fume le soir en regardant le ciel sur la terrasse embaumée de sa maison ne part pas plus vite pour les étoiles ou la lune, aux premières bouffées de la pipe, que l’ame de lady Mac-Morth, à ces paroles, ne partit pour le château de l’Océan. Elle fit jurer à son amant qu’il l’enlèverait et la conduirait à travers les mers jusqu’à l’île où s’étaient cachés jadis la juive et son chevalier. Quelques jours après ce serment, un autre soir, où elle se trouvait seule encore avec l’Espagnol, elle dit qu’elle ne pouvait plus résister au désir d’aller embrasser la vie entrevue par sa pensée, qu’elle voulait partir sur-le-champ. Alors elle remarqua sur la figure de don José une expression mystérieuse. Le beau jeune homme lui déclara qu’il lui donnerait, si elle le voulait, les moyens de se rendre à l’île désirée, et qu’il irait l’y rejoindre au bout d’un mois, mais qu’il ne pouvait point être son compagnon de voyage. Son père l’appelait en Hollande dans une lettre qu’il lui avait cachée, et les nécessités les plus inflexibles le forçaient de se rendre à cet appel ; mais il saurait rapidement se soustraire à la société paternelle, et de La Haye, où il se rendrait, il s’embarquerait pour aller retrouver la vie de ses songes et l’épouse de son cœur.
Lady Mac-Morth est de ces êtres que leurs désirs pourraient entraîner à travers toutes les routes les plus remplies de ténèbres et d’épouvante, les plus horriblement solitaires, les plus hantées de voyageurs sinistres. Une nuit, elle quitta le logis conjugal et gagna un port de mer, d’où elle s’embarqua sur l’Océan. Elle avait été confiée, par don José, à un ami du précepteur qu’on avait mis auprès de lui pour lui apprendre à voyager.
Lady Mac-Morth parvint, sans aucun événement, jusqu’à l’île où elle nous reçoit aujourd’hui. Son étonnement fut vif, lorsqu’elle entra dans le château du grand-oncle de don José, de trouver ce château rempli de livrée, resplendissant des peintures les plus fraîches et des dorures les plus neuves, semblable enfin à une demeure qui n’a jamais cessé d’être habitée. Elle pensa que son amant avait voulu lui ménager une surprise, que depuis long-temps il connaissait ces lieux, où peut-être il était déjà venu, et depuis long-temps méditait d’y passer avec elle des années de délices, au milieu de toutes les magies du luxe ; mais ce qui fit succéder chez elle à un étonnement plein de joie un étonnement pénible, ce fut l’ordre donné, lui assura-t-on, par don José, et exécuté avec un air d’autorité par l’ami du précepteur, son compagnon de voyage, de lui assigner pour demeure, d’où, sous nul prétexte, elle ne devait sortir, une partie du château. Quoique son domaine fût magnifique, il avait des limites qui l’attristaient et même l’irritaient. Le jour où on lui dit qu’avant l’arrivée de don José ses promenades seraient enfermées dans le jardin suspendu qui s’étendait sous ses fenêtres, elle versa des larmes à la fois de colère et de tristesse. D’abord elle prit le parti de ne plus sortir ; mais ce jardin qu’elle dédaignait, parce qu’elle y voyait une prison, avec ses orangers, ses fleurs gigantesques, ses bassins de porphyre et ses statues de toutes sortes, les unes aux formes de péris et de chevaliers rappelant l’Arabie et l’Espagne, les autres par des formes de déesses et de héros antiques rappelant l’Italie et la Grèce ; ce jardin, certes, était plus beau qu’aucun de ceux dont furent jamais couronnés les palais de Sémiramis. Il l’invitait, elle qui était songeuse, puis la curiosité aussi venait jouer son rôle auprès d’elle. Rien n’appelle la curiosité comme la prison, surtout une prison semblable à celle de lady Mac-Morth. Un jour donc, à son réveil, malgré ce qu’elle s’était juré, elle descendit sur la terrasse. Une balustrade de marbre blanc régnait tout autour du jardin aérien. Elle s’accouda sur cette balustrade, et se mit à promener la vue dans les profondeurs du grand parc, aux allées pleines de lumière verte et peuplées de blanches statues, qui s’étendaient à ses pieds.
Il lui sembla tout à coup qu’à l’extrémité d’une de ces allées elle voyait marcher une femme. Alors elle redoubla d’attention, et, l’être qu’elle avait aperçu s’étant rapproché, elle put se convaincre qu’en effet elle avait bien une femme sous les yeux, et une femme que son port, son air, ses vêtemens, ne lui permettaient point de confondre avec celles qui avaient été placées dans le château pour la servir. Tandis qu’elle examinait cette habitante inattendue de l’île avec la plus ardente curiosité, elle était, elle aussi, l’objet du plus attentif examen, car la dame errante, de son côté, la regardait avec une expression de surprise et d’anxiété. Pendant que ces deux femmes s’abandonnaient à cette mutuelle contemplation, le personnage qui exerçait l’autorité dans le palais de don José, l’homme qui avait accompagné lady Mac-Morth, parut dans le jardin. Il avait les traits bouleversés d’un gardien de ménagerie, qui a laissé s’échapper la sultane des panthères, la reine des gazelles ou l’empereur des cataquouas. Le trouble qui était sur ses traits devint bien plus frappant encore, lorsqu’il aperçut la dame du balcon échangeant des regards avec la dame du parc. Il courut à cette dernière, et, après avoir eu avec elle un entretien de quelques instans, qui parut fort animé à lady Mac-Morth, il parvint à l’emmener vers un des pavillons du château.
Argine était fort occupée de cette aventure, et les conjectures les plus bizarres se succédaient dans son esprit, quand, un matin, une des femmes qui l’habillaient lui remit un petit billet ainsi conçu : « La présidente de Gazay serait fort heureuse de voir lady Mac-Morth et de s’entretenir avec elle sur don José. » Lady Mac-Morth ne demandait pas mieux que d’avoir avec la présidente de Gazay, dans laquelle bien certainement elle retrouverait la dame du parc, toutes les conversations imaginables ; mais comment pouvait s’accomplir son désir et celui de la présidente ? Et celle qui sollicitait le rendez-vous, et celle qui voulait l’accepter, n’étaient-elles point captives toutes deux ?
La femme qui avait remis le billet se chargea de procurer aux prisonnières l’entretien qu’elles désiraient. C’était une ennemie du majordome-geôlier, puis elle s’intéressait aux deux dames ; enfin elle avait sans doute, comme la plupart des femmes de son rang, et de tous les rangs pour bien dire, le goût des intrigues, des menées, des choses difficiles, périlleuses et secrètes.
Le fait est que, grace à cette officieuse personne, lady Mac-Morth et Mme de Gazay eurent, une nuit, dans un coin du parc, un entretien mystérieux. Elles découvrirent une terrible chose. Ce don José, qui était si peu avancé dans la vie et dont le visage se recommandait par une expression d’ingénuité, ce don José avait une ame aussi effroyablement trompeuse que l’amant d’Elvire, le fils de don Louis, le convive du commandeur. Il avait fait à la présidente et à l’amirale les mêmes promesses. Bien plus, s’il fallait en croire les rapports de la femme qui se chargeait des entrevues et des billets, une troisième beauté était débarquée récemment dans l’île, et avait été aussi emprisonnée dans un bâtiment du château.
Quels pouvaient être les projets de Temera ? On se perdait en conjectures. Reviendrait-il trouver ses victimes ? comptait-il les abandonner ? Ce qui était certain, quelque parti qu’il dût prendre, c’est qu’il était coupable de la plus noire perfidie. Ainsi du moins raisonnaient les deux captives, qui, dans leur indignation, ne tenaient aucun compte à leur amant de toutes les magnificences rassemblées autour d’elles pour leur faire prendre en patience leur captivité.
À cette première entrevue en succéda une seconde, et dans celle-là ce furent de bien autres transports de courroux. La nouvelle annoncée la dernière fois était certaine. Une troisième beauté habitait le château. La dangereuse suivante qui avait déjà fait un si irréparable tort aux desseins de don José promit à Mme de Gazay et à lady Mac-Morth de les faire trouver avec leur rivale. Cette rivale était Mlle Ottilia de Ferbruken, la fille d’un baron allemand, au cœur doux, limpide et tendre comme son regard à la fois virginal et amoureux.
Ottilia s’indigna moins que ses compagnes, mais elle eut un chagrin qui couvrit ses joues de perles. Elle pleura beaucoup. Il fut convenu entre les trois femmes que, si don José osait se présenter à elles, on le recevrait d’un air qui le pénétrerait de confusion et de douleur, s’il avait encore quelque sentiment d’honnêteté. On ne s’en tint pas à cette résolution. Lady Mac-Morth et la présidente (Ottilia ne voulut pas être du complot) jurèrent qu’elles se vengeraient de celui dont les lèvres et les yeux avaient été si perfidement menteurs.
Tandis que ces réunions secrètes avaient lieu, que ces projets de vengeance se formaient, le moment arrivait où devait s’exécuter une volonté bizarre de don José.
Un matin, lady Mac-Morth vit entrer chez elle le personnage qui gardait les beautés prisonnières de l’île. Cet homme lui dit, après l’avoir profondément saluée, qu’il la priait de le suivre dans un salon où on lui remettrait une lettre de don José. Lady Mac-Morth obéit en silence à cette invitation. Elle parvint, sur les pas de son guide, à un salon qu’elle ne connaissait pas, décoré avec la magnificence fabuleuse qui régnait dans tout le château.
Dans ce salon se trouvaient déjà la présidente, Ottilia, et, faut-il le dire ? une autre belle encore, qu’on n’avait point découverte ou qui venait d’arriver. Cette belle avait les cheveux blonds comme l’Allemande, quelque chose de moins rêveur et de plus calme dans le regard. C’était aussi, comme vous allez voir, une fille du Nord ; elle était née dans la ville des tulipes, à Harlem. On se l’imagine, la vue de cette nouvelle figure ne disposa point lady Mac-Morth à calmer sa colère contre don José. Elle prit, d’un air irrité, une lettre qu’on lui offrit dans un vase de vermeil rempli de fleurs ; sur cette lettre, la main de Temera avait écrit ces mots : « Je prie ma chère lady Mac-Morth de lire à haute voix, devant Mme la présidente de Gazay, Mlle de Ferbruken et Mme Van Hendam, l’épître qui est entre ses mains. »
Lady Mac-Morth regarda un instant ses trois compagnes, auxquelles il n’était point difficile d’appliquer les noms écrits sur le billet ; avec un nouvel élan d’indignation, elle songea aux motifs qui avaient sans doute entraîné don José en Hollande, puis elle lut l’incroyable lettre que voici à peu près :
« J’ai quatre amours dans le cœur ; il peut bien naître quatre fleurs et même plus sur une même tige. Je ne suis point un libertin, et j’ai la tromperie en horreur ; j’aime quatre femmes avec toute la délicatesse, l’ingénuité, l’ardeur d’une première passion. Je ne comprends point pourquoi l’amour par excellence, celui qui est la source de la vie, la gloire de la jeunesse, le bonheur et le charme du monde, je ne comprends point pourquoi le véritable amour serait plus maltraité que l’amour paternel, l’amour fraternel et tant d’autres sortes d’amours. Un père peut aimer dix enfans, un frère peut partager sa tendresse entre dix frères, et on veut une seule maîtresse pour un amant : cela est absurde. Moi, don José de Temera, j’ai quatre amours passionnés dans le cœur.
« La société, je le sais, veut qu’on se partage en couples, c’est dans ce caprice qu’elle a placé ce qu’elle nomme l’ordre et la morale. Aussi j’ai fui la société, et j’ai transporté ce que j’aime dans un coin enchanté du monde où ne sourit, ne soupire, n’existe enfin que la nature. J’espère faire comprendre à celles dont dépend ma joie qu’un même amour peut réunir des êtres humains en un groupe harmonieux comme les fruits d’une même grappe, les pousses d’une même branche, les étoiles d’une même pléiade.
« Maintenant, mes chères divinités, mes belles et précieuses houris, il me reste à obtenir mon pardon pour l’isolement et la captivité où je vous ai tenues. J’ai cru les moyens que j’ai employés nécessaires pour assurer notre bonheur à tous. Il faut ma présence, et tous les trésors d’affection, je l’espère aussi, de vraie sagesse, avec lesquels je viens pour calmer les révoltes naturelles à mille préjugés qu’une situation sans exemple ne manquera point d’irriter en vous. Quand vous lirez cette lettre, je serai déjà débarqué dans l’île, et bien près du château. Ah ! si vous pouviez venir à moi, unies dans une seule pensée de clément et puissant amour, quelle délicieuse surprise vous me causeriez ! quel bonheur triomphant et durable vous me feriez connaître ! Si cette félicité idéale ne m’est point destinée aux premières heures, peut-être même aux premièrs jours de mon arrivée ; si je trouve mes jolis fronts voilés de tristesse, mes chères bouches veuves de sourires, mes regards adorés tout grondeurs, certes je souffrirai, mais ce ne sera point d’une souffrance sans espoir. Quand vous verrez comme je vous aime, et combien je vous aime, mes quatre fleurs chéries, vous reprendrez votre doux éclat ; mes quatre maîtresses, votre esclave sera pardonné. »
Voici une lettre fort onctueuse, comme vous voyez, mais qui n’eut pas un grand succès. L’Allemande Ottilia elle-même parut goûter fort peu les théories sentimentales de don José. La présidente Sylvanire les déclara tout-à-fait impertinentes ; Lucie, la Hollandaise, ne les avait point comprises ; quant à l’Écossaise Argine, on va voir quels sentimens elle nourrissait.
Tandis que ses quatre divinités, ses quatre houris, comme il disait, se livraient contre lui à tout le dépit que puissent ressentir des créatures humaines, don José arriva dans la plus élégante des tenues. À la boutonnière d’un habit amarante, il avait attaché un bouquet composé de quatre fleurs : une tulipe, un verghiss-mein-nicht, une rose rose et une fleur de genêt. En son amoureuse et pimpante toilette, il était vraiment fort beau, et d’une beauté que comprenaient bien certainement celles qu’il abordait ; mais il n’en reçut pas moins des quatre dames l’accueil le plus glacé. La bienvenue qu’il était accoutumé à trouver dans ces yeux noirs, ces yeux bruns et ces yeux bleus, lui faisait défaut. Le pauvre Temera fut un instant tout décontenancé. Cependant, quoique placés dans des circonstances très bizarres, entièrement hors de la société, les gens qui se trouvaient réunis dans cette île perdue étaient des gens du monde, après tout. Dans ce château féerique, au milieu des mers, sous ce ciel lointain, dans les conditions les plus étranges où des créatures humaines puissent se trouver, les convenances furent appelées et jouèrent leur rôle. Les quatre dames furent fort dignes envers Temera. L’Espagnol, de son côté, déploya toute la grace courtoise de ses manières. On se promena et l’on dîna, puis on se promena encore, puis on atteignit l’heure du souper, et enfin l’heure du coucher, au milieu d’un entretien qu’auraient pu entendre les murs de l’Escurial. L’étiquette la plus rigoureuse régna entre ces êtres qui devaient s’abandonner aux lois de la nature.
Temera, resté seul sur un divan, après avoir vu chacune des quatre femmes prendre congé de lui cérémonieusement, put comprendre la chimère de ses pensées. D’une Hollandaise et d’une Allemande, d’une Anglaise et d’une Française, toutes quatre femmes de qualité, on ne fait point des esclaves soumises, comme celles qui ornent les harems du Caire et de Constantinople, encore moins des femmes aux mœurs primitives, comme les beautés de ces âges bibliques où les anges se mêlaient aux filles de la terre. La soumission que donne l’esclavage, ou l’intrépide ingénuité que donnent les mœurs primitives, voilà ce dont auraient eu besoin les quatre fleurs de don José, pour accepter l’idylle trop hardie qu’avait conçue leur amant.
Cependant la plus irritée des amantes de don José, c’était Argine, et Argine, je vous l’ai dit, est née dans la patrie des lutins et des sorciers, dans l’Écosse, au fond d’un vieux château diabolique, qui s’anime toutes les nuits d’une abominable existence sous le regard de la lune. Elle résolut de se défaire de Temera par des moyens connus à celles qui vont se promener sur les bruyères, quand le soleil ne se montre plus que par une tache de sang dans le ciel. Versée dans l’art d’évoquer les ombres, elle s’imagina de lui envoyer l’ombre qui tue.
Il faut vous dire, messieurs, fit Mafré, interrompant ici son histoire d’une voix où il était impossible de démêler la crédulité de l’ironie, il faut vous dire, messieurs, qu’on reconnaît en sorcellerie, dans la grande variété des ombres, deux espèces bien distinctes : l’ombre qui effraie, appelée dans le manuel du sorcier umhra horrifica, et l’ombre qui tue, dont le nom scientifique est umbra lethifera.
On ne peut pas envoyer à tout le monde l’ombre qui tue, car cette apparition est à craindre pour ceux-là uniquement qui ont quelque terrible mystère dans leur vie. Quand on n’a causé aucun trépas, l’ombre qui effraie peut seule être mise à vos trousses ; mais lady Mac-Morth pensa qu’un homme tel que don José, au cœur capable de si audacieuses et si déréglées amours, devait être exposé à l’ombre qui tue.
Un soir qu’à une heure assez avancée, aux confins de ce qu’on peut vraiment appeler la nuit, elle était avec Temera et ses trois rivales dans un salon aux fenêtres ouvertes, où les clartés de la lune entraient et venaient se mêler aux lueurs tremblantes de candélabres cachés derrière des fleurs, un soir, lady Mac-Morth s’écria en s’adressant à la présidente de Gazay :
— Vous me disiez l’autre jour, madame, qu’à Paris la sorcellerie était fort à la mode, et s’employait, souvent avec succès, à faire passer le temps des soirées ; nul n’a plus de familiarité que moi avec toutes les choses de magie. Si vous voulez, nous ferons passer quelques instans, ce qui vous rendra grand service, ajouta-t-elle en regardant Temera avec un regard plein d’une dure ironie ; nous ferons passer quelques instans à l’aide du merveilleux. La lune est dans son plein et montre distinctement la tache ronde qu’on appelle le puits des esprits ; nous n’avons qu’à éteindre les deux candélabres qui brillent derrière ces grands vases de roses, car toute lumière, hors celle des astres nocturnes, est hostile aux fantômes, et nous verrons, je vous le promets, un spectacle dont il n’est pas de cœur qui ne soit ému.
La Hollandaise Lucie et surtout l’Allemande Ottilia goûtèrent assez peu la proposition de lady Mac-Morth, et celle même à qui s’adressait Argine, la Française Sylvanire, semblait trouver la lune trop pâle, la nuit trop noire, les yeux de son amie la sorcière trop brillans pour se livrer à des opérations magiques ; mais la haine l’emporta chez la présidente sur l’effroi, et lui inspira une résolution énergique, quand l’Écossaise, s’approchant d’elle, murmura ces mots à son oreille : « Secondez-moi, il s’agit de nous venger. » Sans savoir de quelle mystérieuse vengeance lady Mac-Morth disposait, elle résolut de la seconder en effet, et dit aussitôt tout haut de sa voix la plus caressante :
— Oui, chère lady, je vous en prie, faites vos conjurations ; pour ma part, je brûle du désir d’avoir peur.
Don José, cela va sans dire, pressait de son côté lady Mac-Morth de commencer ses évocations au plus vite. Argine se décida donc, et alla éteindre les candélabres ; puis, s’avançant vers la fenêtre par laquelle arrivaient avec le plus de force les rayons de la lune, baignée dans la clarté mortuaire, les regards fixés sur l’astre livide, elle prononça quelques paroles d’une voix recueillie comme celle qui prie dans une église, basse comme celle qui parle dans la chambre d’un malade endormi. Quand ces paroles furent dites, elle alla au fond du salon et prit, dans une corbeille de fleurs, une grosse rose rouge particulièrement éclairée par la lune ; elle donna cette rose à Temera en lui disant :
— Cette rose rouge, la fleur des brûlantes et fatales amours, est le rameau magique ; secouez-la trois fois en répétant après moi ces paroles : « Devant moi ce qui est mort par moi. » L’espace qu’encadre cette fenêtre est le temple, c’est-à-dire l’endroit de l’apparition. Dites et regardez.
Temera obéit à la sorcière, et prononça en secouant la rose, d’une voix où l’on sentait une émotion croissante, les paroles demandées. Cette évocation terminée (lady Mac-Morth l’affirme du moins), dans l’espace désigné sous le nom de temple, on vit quelque chose de terrible : une femme morte avec un regard de morte qui tenait dans ses bras un enfant mort.
— Ah ! la Madillez ! cria Temera ; la Madillez et son enfant !
La Madillez était une pauvre fille de Madrid, une fille du peuple, qui avait fait connaître à don José les premières joies amoureuses. Elle avait eu avec Temera une triste et ordinaire aventure ; elle l’avait aimé de tout son cœur, et s’était vue abandonnée par lui avec un enfant. Les amours populaires, ce sont les violettes du printemps : on les découvre avec bonheur, on les respire avec ivresse, quand il n’y a pas sur la terre d’autres fleurs ; mais on les jette dès que viennent les roses. La Madillez alla se noyer avec son enfant. Dans les bals très éclatans et dans les soupers très gais, tenant un verre, ou donnant le bras à une belle dame, don José se souvenait souvent avec effroi et douleur de ces deux êtres dont l’un était sa chair et dont l’autre avait eu son cœur.
Une expression triomphante parut sur le visage de lady Mac-Morth.
— J’en étais sûre, dit-elle, on pouvait conjurer contre lui l’ombre qui tue.
Alors elle appela des domestiques, qui arrivèrent avec des flambeaux pour rallumer les candélabres.
Pour Ottilia, Sylvanire, Lucie et lady Mac-Morth elle-même, les premières, les plus faibles clartés dont s’était éclairé le salon avaient fait évanouir le fantôme. Les valets n’étaient pas eocore entrés que l’éclat précurseur de leurs flambeaux avait déjà rendu invisibles la morte et son enfant ; mais, au milieu du monde et des lumières, don José de Temera semblait voir encore l’effrayant fantôme de la Madillez.
— Don José, lui dit lady Mac-Morth, pour nous l’apparition est évanouie ; mais, pour vous, elle existe et existera toujours. Ouverts ou fermés, dans le jour ou dans les ténèbres, dans la solitude ou parmi les hommes, vos yeux verront éternellement cette femme morte et l’enfant mort. C’est un mal, et un terrible mal, que vous envoie le ciel, mais un mal qui a torturé déjà bien des créatures humaines. Combien en ont souffert et en sont morts, traités de fous par leur famille, leurs amis et leurs médecins, qui disaient : — Il est là, je le vois, il me regarde, le fantôme ! le fantôme ! — Ce n’étaient point des fous, don José.
Un mois s’était à peine écoulé depuis cette soirée, et, au milieu de l’île, sous un grand arbre qui semble tout pénétré d’une romanesque douleur, on ensevelissait le pauvre Temera. Il avait pâli, maigri, et enfin il était mort. L’ombre qui tue l’avait tué.
Ce récit achevé, Mafré garda un moment le silence pour laisser sans doute à ses auditeurs le temps de faire leurs observations.
— J’ai toujours eu du penchant, dit Saladin, à croire, comme lady Mac-Morth, que les gens qui se plaignent de voir des fantômes en voient bien réellement ; mais, de par Dieu ! si on lâchait contre moi un spectre, je voudrais en avoir raison. S’il me regardait, je le regarderais. Je trouve qu’il y a de la faiblesse à se laisser tuer par l’ombre qui tue.
Puis l’honnête gentilhomme ajouta, par une réflexion que venait de lui suggérer son esprit inébranlable de courtoisie :
— Par malheur, c’était une ombre de femme. Oh ! le pauvre don José !
— Eh bien ! je crois, moi, fit Mafré en partant d’un éclat de rire, et même je suis sûr, mon cher Saladin, qu’il n’y avait point d’ombre dans tout cela. Il y avait une vengeance de femme, ce qui est suflisamment terrible. Lady Mac-Morth a empoisonné le pauvre Temera, et elle est bien aise de me faire croire qu’elle a des moyens surnaturels pour expédier dans l’autre monde ses amans.
— Moi, dit alors Narille, je crois très fermement à l’ombre de la Madillez ; nous en voyons, par Dieu ! bien d’autres dans nos vieux châteaux !
Don José de Temera, comme nous l’a appris Mafré, était enterré, en effet, au milieu de son île, sous un saule à la chevelure lamentable et désordonnée. Cet arbre pleureur représentait tout ce qu’on accordait de regrets et de tristesse à la mémoire du trop amoureux hidalgo. Si dans sa funèbre couche le pauvre don José pouvait voir ce que devenaient ses quatre fleurs, comme il disait quand il portait à sa boutonnière la tulipe de Harlem, le myosotis, la rose rose et la fleur de genêt, il devait sentir au cœur une morsure plus cruelle que celle des vers ; car elles étaient bien prodigues de leurs parfums, ses quatre fleurs !
Nous savons, par l’indiscrétion de Mafré, comment agissait lady Mac-Morth ; la présidente Sylvanire jugeait avec beaucoup de faveur Briolan. La Hollandaise Lucie ne détestait point Narille. Elle trouvait en lui un fonds de douceur et de gaieté qui charmait son humeur tranquille ; aussi Narille, depuis quelque temps, avait toujours une tulipe entre les plis de son jabot. Enfin la mélancolique Ottilia s’était prise d’une sérieuse passion pour le mystérieux Dranmor. C’était des quatre beautés celle qui s’adressait au cœur le plus difficile à conquérir.
Quoi ! pensera-t-on, l’image de Brigitte ne défendait-elle point Briolan ? Saladin, dans son enfance, s’était nourri d’Amadis et avait sincèrement admiré l’amant d’Oriane ; mais il avait un penchant pour Galaor, et, tout en ayant en son ame une seule religion, il se souciait peu de pratiquer les sentimentales austérités du beau ténébreux. Il aimait mieux égayer son culte, en y introduisant de temps en temps quelques habitudes tant soit peu profanes et étrangères. La présidente Sylvanire lui sembla ce que le ciel avait fait réellement, une femme charmante, dont l’amour rencontré à travers route était ce qu’on a si bien appelé une bonne fortune.
Lady Mac-Morth appuyée sur Mafré, Briolan conduisant la présidente, Narille et Mme Van Hendam, marchant côte à côte, faisaient dans l’île les plus riantes promenades. De temps en temps, ils s’arrêtaient dans des salles de verdure, entre des pins en parasol, sur le velours des gazons, et là ils vivaient de la belle vie que mena l’enfant prodigue avant de retourner chez son père manger du veau gras. Mais Ottilia était triste, car elle avait affaire à ce qu’on nomme un cœur de rocher. Dranmor ne semblait point voir ses avances les plus marquées. L’Hippolyte d’Euripide, ce farouche ingénu qui priait les dieux d’inventer un nouveau moyen de donner aux hommes des enfans, n’était point plus ennemi que Dranmor des douces œillades et des tendres propos ; il ne menait point vie plus solitaire. Mlle de Ferbruken voyait les heureux couples quitter le château pour aller faire leurs joyeuses excursions dans l’île, et seule elle restait au logis faute d’un bras pour appuyer son joli bras. Elle se demandait parfois avec inquiétude ce que pouvait devenir le bel aventurier, s’il n’aurait point par hasard quelques indignes amours parmi ses suivantes ou celles de ses compagnes, comme les grossiers marins échappés ainsi que nos héros à l’incendie de l’Indompté. Tous les jours, à midi, Dranmor disparaissait ; il n’allait point à la chasse, car il n’emportait point d’autre arme que le poignard oriental à poignée festonnée d’argent et à la lame recourbée qui ne le quittait jamais. Il s’enfonçait dans les grands bois qui bordaient la rivière, et il n’en sortait que le soir, quand le soleil était couché.
Un jour, Mlle de Ferbruken résolut de connaître le mystère de ces disparitions. Elle se mit tout simplement à suivre l’objet de son tendre et curieux intérêt. Dranmor n’avait point l’habitude en route de tourner la tête ; il marcha, comme d’ordinaire, sans se douter qu’il y avait sur ses pas une des plus jolies et des plus nobles filles de l’Allemagne. Il se jeta dans les sombres allées qu’avait suivies Saladin la nuit où il s’était mis à la recherche des curiosités de l’île ; aucune source, aucun arbre, aucun banc de verdure, ne l’arrêtèrent ; il arriva d’un pas rapide jusqu’au bord même de la mer. Alors il gravit un petit rocher, tout couvert de mousse et de gazon, qui s’avançait dans l’eau. La cime de ce rocher était creusée en sorte de nid ; ce fut dans cet asile frais et verdoyant, où l’herbe tremblait d’un frisson amoureux, que s’établit Dranmor. Là il se mit à regarder la mer.
Il faisait un temps magnifique d’été. Il y avait sur les flots la douceur du sommeil et la splendeur des songes. L’onde, riante, voluptueuse, attendrie, dépouillée de sa terreur et de ses tristesses, laissait s’exhaler de son sein cette magnétique émanation qui lui donne sur l’ame humaine une puissance mystérieuse et enchantée comme celle de la beauté, du rêve, de la musique et des fleurs. Les yeux de Dranmor, qui tantôt se fermaient mollement, tantôt s’ouvraient grands et fixes, étaient inondés des joies de l’extase. Ottilia se souvint d’un propos de Mafré :
— Ah ! se dit-elle, ce n’était donc pas une façon de dire ; c’était bien la vérité ! celui que j’aime est amoureux de la mer. — Mlle de Ferbruken, tout Allemande qu’elle était, comprenait avec assez de peine cette passion pour quelque chose qui ne vous parle pas avec une bouche et ne vous regarde pas avec des yeux. Elle se réjouit de n’avoir que la mer pour rivale, ne se doutant point que cette rivale était la plus terrible qu’elle put rencontrer. Elle eut cette pensée toute vulgaire : l’amour de la nature seconde, bien loin de combattre les autres amours. Il est doux d’admirer à deux de beaux paysages, et, gravissant, pleine d’espoir, d’un pas aérien, le rocher qu’avait gravi Dranmor, elle parvint jusqu’au nid de l’aventurier, dont elle toucha l’épaule de sa petite main blanche et légère.
Si attrayante que soit la mer, je sais plus d’un galant homme qui aurait cessé avec plaisir de la contempler pour se livrer à l’aimable apparition qui était en ce moment devant Dranmor. Le regard enjoué et timide, la bouche éclairée d’un jeune sourire, la taille attrayante et hardie, Ottilia était ravissante. Que diable peut-on rêver sous la mer, si ce n’est des naïades faites comme cette aimable personne ? Eh bien ! Dranmor parut aussi mécontent, quand il se fut tourné vers cette belle fille, que si un lourdaud l’eût tiré d’un rêve où le berçaient des sylphides.
— Monsieur Dranmor, lui dit Mlle de Ferbruken, vous admirez la mer aujourd’hui, vous avez raison, elle est bien belle ! Moi aussi, j’étais venue l’admirer ; mais je suis fort heureuse de vous avoir trouvé sur le rivage, car il n’est rien de triste, suivant moi, quand on éprouve une admiration, comme de n’avoir personne à qui l’on puisse la faire partager.
— Mademoiselle, répondit très froidement Dranmor, je n’admire pas la mer, je l’aime tout simplement, et, au lieu d’être fâché de rester seul avec ce qu’on aime, on est au contraire fort content.
— Il paraît, reprit Ottilia d’une voix qu’elle s’efforça de rendre gaie, il paraît, monsieur Dranmor, que la mer n’est pas comme les belles dames, qu’elle ne forme pas ses adorateurs à la galanterie. Mais tenez, ajouta-t-elle d’un ton où l’émotion était volontairement mêlée à une folâtre franchise, vous avez un caractère d’une si amusante, d’une si intéressante bizarrerie, que je veux à toute force le connaître. C’est un caprice que je m’accorde. Aujourd’hui, monsieur Dranmor, il faut que vous preniez votre parti de m’avoir en tiers dans vos amours avec les flots.
Tout ce que Dranmor laissa voir sur son visage, ce fut l’expression d’une vertu, la résignation. Mlle Ottilia ne se tint pas pour battue. Cessant l’attaque à la française, c’est-à-dire l’enjouement, pour en revenir à l’attaque à l’allemande, c’est-à-dire à la mélancolie, elle promena sur la mer et dans le ciel un regard enthousiaste, puis partit sur la nature et le sentiment qu’elle inspirait sans doute à Dranmor en phrases d’une rêverie passionnée comme la poésie des Niebelungen.
Cette nouvelle tactique fut encore sans succès ; Dranmor n’aimait aucune phrase ; les propos enthousiastes et sérieux étaient vis-à-vis de lui chose perdue, comme les propos badins et moqueurs. La seule poésie qu’il comprenait sans savoir si c’était de la poésie, et surtout sans s’en inquiéter, c’était le sourire, la colère, toute l’existence mystérieuse des vagues. Le spectacle de cette vie, qui lui semblait liée à la sienne, lui faisait éprouver des joies comme un enfant en ressent le matin sur le sein qui l’a nourri, comme un amant en ressent le soir sous le regard de sa maîtresse. À voir prendre un sujet de discours, et de discours prétentieux, dans ces joies simples et secrètes, il y avait pour lui quelque chose de monstrueusement pénible et ennuyeux.
La séance au bord de la mer lui sembla ce jour-là fort maussade. Quel fut son dépit quand le lendemain, sur le point de partir, par une matinée éclatante, par un soleil triomphal, pour aller se dédommager sur son cher rocher du contre-temps de la veille, il trouva sur son passage Mlle Ottilia de Ferbruken, décidée à lui tenir compagnie de nouveau ! Dranmor eut encore recours à la résignation ; mais il se promit d’échapper à la poursuite de Mlle de Ferbruken.
Les jours suivans, il sortit à des heures irrégulières, de façon à ne point pouvoir être suivi, et, avec une industrie de sauvage, il forma d’un arbre qu’il abattit à coups de hache un de ces minces et étroits canots qui peuvent recevoir un seul nautonnier. Dans cette embarcation dangereuse, où l’on sent chaque étreinte des ondes, notre amoureux de la mer put aller mettre ses plaisirs à l’abri de Mlle Ottilia.
La belle Allemande pâlissait et languissait ; eh bien ! elle n’était pas la seule qui dût souffrir par Dranmor. Un matin que Mafré, Narille et Briolan, réunis, causant et fumant, voyaient s’envoler les heures douces, parfumées, légères comme les nuages de leurs pipes, Dranmor parut devant eux en costume de matelot, et portant sur sa chevelure la trace des baisers de la mer.
— Si vous voulez partir, dit-il, à une lieue d’ici, en pleine mer, arrêté par le calme plat qui dure depuis trois jours, il y a un vaisseau français le Régent, où l’on ne demande pas mieux que de vous recevoir. Je ne pense pas que vous croyez être au terme de vos aventures, ce n’aurait pas été la peine de se mettre en route pour aller croupir dans ce méchant petit coin du monde. Vous devez être las, ce me semble, de tenir compagnie aux veuves de don José de Temera. Quant à moi, la mer des côtes ne m’a jamais fait oublier la pleine mer : dans une promenade en canot, j’ai rencontré le Régent, qui doit parcourir l’Océan atlantique jusqu’au Canada. Son capitaine, qui me semble un fort digne homme, a dit qu’il recevrait avec joie des passagers de l’Indompté. Le Canada est un pays de boucaniers. Ainsi, Mafré, c’est une terre qui vous convient. Si vous m’en croyez, messieurs, appelons les hommes qui ont quitté l’Indompté avec nous, embarquons-nous sur notre baleinier et rejoignons le Régent.
— Palsambleu ! s’écria Narille, quelle rage de mouvement a ce Dranmor ? Moi, je m’arrêterais encore volontiers ici quelque temps. Ce méchant petit coin du monde est un vrai paradis terrestre. On y fait bonne chère, on y est avec de jolies femmes ; quand on n’est pas amoureux de la mer, que diable désirer de plus ! Les hommes qui se sont sauvés avec nous de l’Indompté penseront comme moi. Jamais on ne les arrachera de ce pays de Cocagne pour aller chasser les bêtes dans le Canada.
Briolan, qui semblait livré à de profondes réflexions, dit tout à coup d’une voix grave et ferme :
— Il faut qu’on les en arrache cependant. Dranmor a raison, nous devons partir. Nous ne sommes point ici où nous devons être, où nous nous sommes proposé d’aller. Il ne convient pas à des gentilshommes de mener la vie que nous menons, aux dépens, messieurs, de quatre femmes. Nous sommes partis pour vivre de notre courage. Ce séjour aura été un heureux et merveilleux incident de nos voyages ; mais il ne doit être qu’un incident.
— Eh bien donc ! remettons-nous en mer, dit à son tour Mafré. Je respecte les scrupules de Briolan, et la passion de Dranmor m’intéresse. L’île et les quatre beautés qui l’habitent m’ont beaucoup plu ; mais île et beautés me sont suffisamment connues maintenant. Narille se trompe en croyant que les marins de l’Indompté feront des difficultés pour nous suivre. Notre digne marquis ne connaît que les mœurs des vieux châteaux et de la cour ; il ignore celles des mers. Les vagues appellent le matelot, comme les coups de fusil appellent le soldat, d’une façon irrésistible. Nous sommes bien ici ; mais peut-être serons-nous encore mieux là-bas. Nous sommes ici dans un palais tout doré, peut-être là-bas serons-nous dans un palais de diamant. Les marins ne voient rien d’impossible ; moi-même, malgré des déceptions cruelles, je suis un peu comme ces braves gens. J’espère toujours que le sort se mettra en frais d’invention, et nous offrira quelque nouveauté. Allons, messieurs, partons.
Il fut convenu, en effet, que l’on quitterait l’île, mais qu’on la quitterait la nuit, pour éviter de pénibles adieux. Mafré écrivit, au nom de ses compagnons, une lettre ainsi conçue :
« Le comte de Briolan, le vicomte de Mafré, le marquis de Narille et M. Dranmor sont pénétrés de reconnaissance pour la gracieuse et magnifique hospitalité qu’on a exercée envers eux pendant plus d’un mois. Ils emportent au fond de leur cœur quatre images que le respect et la tendresse y entoureront toujours ; mais, gentilshommes et marins, ils sont obligés de reconnaître les droits que le danger et la mer ont sur eux. Il faut qu’ils s’arrachent au repos et au bonheur. Leurs destinées seront-elles ramenées un jour aux lieux où ils ont connu tant de délices ? Ils l’ignorent, et c’est leur tristesse ; mais leur cœur y viendra sans cesse, ils en sont sûrs, et c’est leur consolation. »
On s’arrangea pour que cette lettre fût remise à lady Mac-Morth le lendemain matin, et l’on fit pour la nuit même les préparatifs du départ. À minuit, par une lune limpide et pleine qui enveloppait toute la surface des mers dans une lumière d’argent, on s’embarqua dans cette même baie où l’on pénétrait avec tant d’inquiétude après l’incendie de l’Indompté. Vingt bras robustes faisaient force de rames, de sorte qu’on eut bientôt rejoint le Régent.
Le Régent était un vaisseau à trois ponts, ayant la prestance superbe, le royal aspect, l’élégante et formidable attitude d’un bâtiment de guerre. Des dorures comme celles de Trianon et de Versailles étincelaient entre les sombres bouches de ses canons ; de gracieux balcons serpentaient au gaillard d’arrière, devant les appartemens du capitaine. Le pavillon de France, qui surmontait son grand mât, brillait d’un héroïque éclat à travers cette vaste mer dans cette nuit pleine d’étoiles.
Ce ne fut point sans quelque émotion au cœur que nos aventuriers gravirent l’escalier qui conduisait à bord de ce noble vaisseau. Uu homme aux cheveux blancs et aux traits sévères les reçut sur le pont. C’était le capitaine du Régent, le marquis de Kermandin. Près de lui était un jeune officier, au visage riant et à la tournure élégante : c’était son neveu, le vicomte d’Esprénil. L’oncle et le neveu accueillirent, l’un avec une politesse austère, l’autre avec une courtoisie enjouée, nos quatre héros. MM. de Kermandin et d’Esprénil, en vrais gentilshommes bretons, connaissaient trop bien leurs armoriaux pour ignorer les noms de Briolan et de Mafré. Un grand nombre d’hommes du Régent, qui se tenaient sur le pont à quelque distance du capitaine, reçurent les marins de l’Indompté avec le respect et l’intérêt qu’on a pour les débris des grandes infortunes.
Mafré dit à l’oreille de Briolan, en pénétrant dans le vaisseau avec lui sur les pas du capitaine :
— Eh bien ! mon cher comte, nous voici de nouveau livrés à l’océan. Croyez-vous que sans Dranmor nous nous serions embarqués si vite ? C’est sa passion qui nous a mis tous en mouvement. Je crois bien que l’amour de la mer est le plus puissant des amours.
Saladin ne répondit pas ; mais, par un de ces doubles mouvemens du cœur dignes de don José de Temera, il pensa avec une tendre tristesse à la présidente Sylvanire, avec une passion emportée à la belle duchesse Brigitte.