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Briolan/02

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BRIOLAN.

DEUXIÈME PARTIE.[1]

VII.

Le vicomte d’Esprénil, qui servait à bord du Régent, n’avait pas encore vingt-cinq ans. C’était bien ce qu’on appelle un gentilhomme accompli. Il appartenait à cette race de jolis seigneurs, comme dit le prince de Ligne, qui portaient leurs uniformes si élégamment et si bravement, qui prodiguaient avec tant d’entrain leur noble et charmante vie. Il était digne et il était gai ; par-dessus tout il était franc. Sans franchise point de vraie chevalerie. Le cœur de d’Esprénil était pur, brillant et solide comme son épée.

Briolan lui plut et il plut à Briolan. La bravoure et la jeunesse font marcher vite l’amitié. Ils devinrent inséparables. Pourtant ils en arrivaient lentement aux confidences. Saladin avait une humeur très discrète ; d’Esprénil semblait d’un caractère plus léger, mais évidemment un secret d’une grande importance était lié à ses amours. Saladin s’était aperçu que plusieurs fois son ami paraissait tout près de laisser échapper des aveux qu’il refoulait sur-le-champ. Notre héros, avec son habituelle délicatesse, bien loin alors de l’interroger, respectait au contraire et feignait même de ne point remarquer ses hésitations.

Une après-dînée cependant, où les deux jeunes gentilshommes se promenaient tous deux sur le pont, sous le ciel plein d’une lumière empourprée, regardant les vagues qui brillaient au soleil comme des cuirasses, d’Esprénil dit à Briolan :

— Nous avons sous les yeux un fort beau spectacle ; à vos côtés, j’en jouis beaucoup, mais en jouirais-je autant si j’étais seul ? Non certes. Tenez, franchement, à moins d’être comme votre ami Dranmor, le marin s’ennuie dans son errante solitude. Il est rare de trouver un esprit et un cœur qui vous conviennent précisément dans le vaisseau auquel votre sort est attaché. Moi je suis né avec le goût, le besoin de dire, s’il se peut, de faire partager ce que je sens, d’avoir toujours près de moi au moins l’amitié. L’amitié, à ce que je pensais, devait me manquer sur le Régent, dont je connaissais tout l’équipage avant de m’embarquer, de sorte que je me suis arrangé, ma foi, pour y placer l’amour.

— Comment ! dit Saladin, qui ne put à cette phrase inattendue retenir une expression de surprise, vous avez donc caché quelque femme ici ?

— Oui, mon cher comte, voilà le secret que je voulais vous apprendre, car il me coûte d’avoir un secret pour vous ; et d’ailleurs j’ai depuis quelques jours un charmant projet, que je ne pouvais exécuter sans vous mettre dans ma confidence. Vous savez que mon oncle, quoiqu’il soit peu plaisant de sa nature, m’a cependant plaisanté quelquefois sur le mystère de mon appartement, entre autres choses, sur ce rideau rose toujours fermé qui garnit la fenêtre de ma chambre. J’exagère à dessein la recherche de ma toilette, le soin de ma coiffure, pour que le brave homme puisse me croire des manies de petit-maître. « D’Esprénil (disait l’autre jour le marquis à table, vous en souvenez-vous ?) ne veut point qu’on pénètre dans son boudoir ; je crois, sur ma parole, qu’il met du rouge. » Je ne veux point qu’on entre chez moi, mon cher Saladin, parce qu’il y a d’ordinaire derrière ce mystérieux rideau rose, dont est occulté tout l’équipage, un regard qui se promène sur la mer avec une douce rêverie, le regard de ma maîtresse. Oui, j’ai ma maîtresse avec moi. Le sort m’a fait rencontrer une femme qui unissait les qualités les plus diverses : assez de songerie pour supporter la solitude, assez d’enjouement pour être adorée dans le monde ; une femme, mon cher comte, qui est à la fois douce et piquante, gaie et rêveuse, enfin…

— Enfin, qui vous est chère, vicomte, interrompit Saladin ; partant pour laquelle je me sens déjà le respect le plus tendre et le plus profond.

— Mon cher comte, reprit avec impétuosité d’Esprénil, je veux que vous la connaissiez. Tenez, voici le charmant projet dont je vous parlais. Cette nuit, quand le capitaine sera couché et presque tout l’équipage endormi, je vous recevrai dans ma chambre, et vous ferai souper avec ma maîtresse. Nous retrouverons ainsi sur la mer, à bord du Régent, des momens qui vaudront ceux qu’on peut passer à Paris dans les nuits les plus heureuses. Ainsi, voilà qui est convenu ; entre minuit et une heure, venez sur le pont près du gaillard d’arrière, vous me verrez arriver à vous, et au bout d’un instant vous serez à table entre ma maîtresse et moi. Nous boirons, cher comte, à ce qu’il y a dans ce monde de joyeux et de sacré, à l’amitié, à l’amour, au courage, à l’aventure et à la gaieté.

Briolan fut exact au rendez-vous. Après quelques minutes d’attente, il voyait commencer un des plus aimables épisodes de sa vie aventureuse.

Dans une cabine étroite, mais qui eût fait honte au boudoir de la Caussin, tant elle était décorée avec une étincelante élégance, une table, éclairée par un candélabre à fleurs et chargée de flacons, réunissait trois personnes : les deux jeunes gens que nous connaissons, et une femme qu’on était fort heureux de connaître, aux cheveux blonds, aux yeux noirs, d’une beauté qui convenait bien à la scène où elle figurait, c’est-à-dire originale et gracieuse.

Églé, nous appellerons ainsi la dame, c’est le nom qu’elle était convenue avec d’Esprénil de porter cette nuit, Églé trempait à peine dans la mousse du vin de Champagne la pourpre charmante de ses lèvres ; ses deux compagnons buvaient franchement. Saladin avait un culte pour l’eau, mais il en était de ce culte comme de son amour d’Amadis pour sa belle cousine ; de temps en temps, il oubliait la boisson sacrée, la boisson des colombes et des lions, des vrais amoureux et des vrais braves, pour les profanes attraits du vin ; en ce moment, il tenait tête à d’Esprénil : aussi le cœur des deux amis était sur leur bouche, plus pur que le cristal, plus chaud que la liqueur des flacons.

— Saladin, dit d’Esprénil, morbleu, cette nuit je suis joyeux, la vie me plaît. Je ne désire rien. Viendrait un coup d’épée ou une balle, je m’en moquerais, parce que je suis gentilhomme ; mais certes je ne pourrais pas aller dans une planète où je serais plus heureux qu’ici.

— Moi, repartit Briolan, je suis sans doute bien loin de me plaindre en ce moment, mais je ne puis pas être aussi heureux que toi, d’Esprénil ; car le vrai soleil de gaieté, la vraie source de bonheur, la fraîcheur et la lumière de l’ame, la femme qu’on aime, cher vicomte, manque à cette fête pour moi.

— Ah ! monsieur de Briolan, interrompit Églé, je vois avec plaisir que vous tenez un langage d’amoureux.

— C’est que je suis amoureux, madame, reprit Saladin, que le vin décidément entraînait à l’expansion la plus fougueuse ; c’est que je suis amoureux avec toute l’ardeur, la sincérité, l’énergie de mon cœur. Je suis amoureux à soupirer, à pleurer, à me battre et à me tuer. Il y a de par le monde, madame, deux yeux mystérieux comme la nuit et éclatants comme le soleil, qui sont les astres dont je dépends. D’Esprénil, buvons à ces deux yeux.

D’Esprénil ne demandait pas mieux. On but aux yeux de Brigitte, et une fusée de plus éclata dans la cervelle de Saladin.

Alors Églé prit plaisir à faire parler Briolan. Quand notre héros aurait vidé toutes les bouteilles que contenaient les caves du Régent, il est certains secrets qu’il n’aurait jamais laissé envoler de son sein : sur son amour, sa religion de paladin, il aurait toujours laissé ces nuages que doit assembler un galant homme devant la chère et sainte pensée ; mais, sur certaines aventures légères, Briolan n’eut point la retenue qui était dans sa nature, et qu’il regardait d’habitude comme un devoir de garder. Ainsi, par exemple, il raconta dans tous ses détails à Églé, malgré les promesses qu’il s’était faites, et que jusqu’alors il avait tenues, son séjour dans l’île de Temera. S’il passa très rapidement sur les graces et les agaceries de la présidente, il s’étendit beaucoup sur les diableries de lady Mac-Morth. Églé s’intéressa vivement à la scène où don José voit le spectre de la Madillez. Comme c’était une femme d’esprit, dans le récit très complet que lui faisait Briolan, et de ses aventures et de la manière dont elles avaient été prises tant par lui que par ses compagnons, une chose la frappa et la divertit d’une façon toute particulière, ce fut la prétention de Narille aux croyances superstitieuses. Sans idée moqueuse, en suivant tout simplement la vérité, Briolan lui avait fait comprendre le caractère de l’enragé marquis.

C’était, disait Églé, un caractère dont elle raffolait ; elle trouvait ce M. Narille le plus amusant des personnages, dans son rôle de gentilhomme qu’il remplissait avec une admirable conscience. Elle aurait voulu le connaître. Saladin ne se doutait guère de ce qu’il y aurait un jour, et un jour bien proche, d’étrangement fatal dans ce caprice. Il en riait avec d’Esprénil. Ce n’étaient, dans ce charmant souper, que transports de gaieté et élans de tendresse.

La nuit n’avait pas encore disparu ; mais on sentait déjà sous les voiles noirs du ciel, comme les amours et la gaieté sous le deuil expirant d’une veuve, les roses atours du matin. D’Esprénil, en reconduisant Briolan jusqu’à la partie du vaisseau où nos aventuriers logeaient, s’abandonnait encore à l’ivresse des heures à peine envolées.

— Eh bien ! mon cher Saladin, n’ai-je pas raison d’adorer ma maîtresse ? Vous l’avez vue. Tout ce qui fait aimer est sur son visage, dans son cœur et dans son esprit ; mon cher vicomte, je suis, comme vous, amoureux, et fier d’être amoureux ! On en reviendra toujours là, voyez-vous ! Rien de beau et de touchant comme l’ancien et le véritable amour, l’amour des preux ! J’ai appris avec plaisir, cette nuit, que vous aviez une dame, Saladin ; c’est une raison de plus, vrai Dieu ! pour que vous soyez mon ami. Qu’on me traite de don Quichotte, si l’on veut, ce tendre et héroïque mot de ma dame me met le feu au cœur et les larmes aux yeux ! Plus heureux que vous, je l’ai avec moi, ma dame ! Nous n’avons pas pu nous séparer ; car, voyez-vous, Saladin, ce n’est point une manière de dire, c’est la vérité : ma maîtresse et moi, nous avons une seule vie ! Et même, ajouta-t-il au bout d’un instant, après s’être arrêté tout à coup sur ces derniers mots, et même il y a des momens où j’ai peur que ce ne soit mauvais pour un homme d’aventure, portant une épée et foulant ce sol de bois que voici, sous lequel est toujours la mort, d’avoir ainsi confondu son existence avec une existence qui lui est si chère. Mais bah ! ce qui est noble et beau justement dans la jeunesse d’un gentilhomme, c’est que, des biens les plus précieux, on est toujours disposé à se dépouiller dès que l’honneur vous chante au cœur ses fanfares. Ma maîtresse le comprend comme moi, l’honneur. S’il le fallait… Et pourtant, reprit-il après un nouveau silence, quelle douleur pour moi de précipiter dans ma mort toute cette grace et cette beauté ! Peut-être aurais-je bien fait de la laisser en France.

En ce moment, les pensées de d’Esprénil (c’est une marche que les pensées suivent souvent après boire) passèrent de la gaieté à la mélancolie. Levant les yeux vers les étoiles, qui jetaient un dernier regard sur la mer avant d’aller se perdre dans les splendeurs du jour, Briolan dit à son ami dans un noble transport :

— Qu’importe, après tout, le trépas à nous et à celles qui sont dignes de nous ! Je conçois que les ames bourgeoises aient de la peine à s’envoler dans la mort ; mais nous, qui habitons sur les grandes cimes, nous sommes, comme les oiseaux des montagnes, toujours prêts à disparaître dans le ciel.

VIII.

Quelques jours après ce souper, d’Esprénil aborda en riant Saladin :

— Églé, dit-il, a un caprice auquel il faut absolument, mon cher comte, que vous et moi nous nous soumettions. Elle veut à toute force voir M. de Narille figurer dans une scène de diablerie, comme celles qu’entend si bien lady Mac-Morth. Voici quel est son plan : je dirai devant votre précieux marquis que j’ai passé l’hiver dernier à Paris dans les conjurations magiques, et je lui proposerai, ainsi qu’à vous, d’évoquer des morts. Nous conviendrons aussitôt pour la nuit prochaine d’une réunion composée de nous trois seulement bien entendu ; je ne voudrais pas soumettre ma magie à l’œil perçant de M. de Mafré. Cette réunion aura lieu dans ma cabine. C’est sur vous que je proposerai d’abord d’essayer mes sortilèges. Je vous demanderai quelle ombre vous voulez voir ; vous souhaiterez l’ombre d’une sœur, d’une maîtresse, de qui vous voudrez en un mot, pourvu que ce soit d’une femme. Aussitôt que j’aurai accompli certaines formules, Églé paraîtra dans le costume convenable à l’apparition évoquée. Comment se douter qu’une femme est à bord d’un vaisseau de la marine royale ? De sa superstition affectée, M. de Narille sera tenté de passer à une vraie superstition. C’est là ce qui fera le bonheur d’Églé. Quant à ce qui le regardera personnellement, s’il a le courage après votre fantôme d’évoquer un fantôme pour son compte, voici ce que nous avons arrêté : on ne verra qu’une forme indécise accompagnée d’un murmure confus ; je dirai que j’ai négligé une formule, que l’opération est manquée et ne peut plus être recommencée sans de grands inconvéniens, et on laissera là cette seconde épreuve, qui aura perdu toute importance après la triomphante issue de la première.

À la volonté la plus fantasque d’une femme, Saladin n’aurait jamais imaginé d’opposer une résistance. Il accueillit donc avec respect le caprice d’Églé. Au moment même où il assurait d’Esprénil de sa soumission à cette belle, le hasard poussa Narille vers les deux gentilshommes. On exécuta sur-le-champ une des scènes méditées. Le vicomte parla de son expérience et de son habileté dans la magie, Briolan lui demanda des preuves de son art ; Narille appuya la demande de Briolan : les trois jeunes gens prirent rendez-vous pour la nuit suivante.

Dès que l’heure de la terreur et du crime, minuit, se fut mise en route dans son manteau sanglant, d’Esprénil alla trouver sur le pont Briolan et Narille, qui l’attendaient, et les introduisit dans sa chambre.

La chambre du vicomte présentait un aspect bien différent de celui qu’elle offrait dans la nuit du souper. Le boudoir de petite-maîtresse était changé en gîte de sorciers. Un personnage de Callot ou de Rembrandt, au regard de chat, au front sinistre et au bonnet fourré, y aurait été parfaitement à sa place. Une seule clarté s’y disputait avec les ténèbres, celle d’une chandelle désolée, sentant la veillée mortuaire, qui sortait d’une bouteille cassée. Sur les murs, couverts de draps flottans et livides qui ressemblaient à des linceuls rangés dans un vestiaire de fantômes, se détachaient maints objets hideux, un squelette d’autruche, une momie indienne, une sorte de singe empaillé ou de nègre embaumé d’une physionomie particulièrement grotesque, piteuse et maligne.

D’Esprénil dit d’une voix solennelle à Briolan, quand il eut laissé à ce spectacle le temps d’agir sur l’imagination de Narille :

— C’est à vous d’abord que je m’adresserai. Est-il parmi les morts quelqu’un que vous désiriez rappeler ? Du monde où nous entrerons un jour tout entiers, et où maintenant notre pensée ose à peine faire quelques pas en tremblant, voulez-vous qu’une ombre revienne ?

— Oui, répondit Briolan.

— Et qui voulez-vous revoir ? Par quels yeux fermés au jour des vivans voulez-vous être regardé ?

— Je voudrais, reprit Briolan après s’être recueilli quelques instans, je voudrais être regardé par des yeux que je n’ai jamais vus, mais qui étaient, m’a-t-on dit, les plus beaux du monde. Mon grand-père avait une sœur, Mlle Judith de Briolan, qui mourut dans la fleur de ses ans, après une partie de chasse. Elle était grande chasseresse, et l’on prétend qu’elle avait eu un démêlé avec un cerf qui était sorcier. Le fait est que sa mort fut subite. Ma grand’ tante Judith avait les cheveux blonds et des yeux noirs. On me parlait souvent d’elle dans mon enfance, et, toutes les fois que j’allais dans les bois, j’espérais la rencontrer sous un chêne. Qu’elle se montre à moi cette nuit, telle qu’elle était aux jours de sa jeunesse et de sa beauté.

— Votre désir va être exaucé, dit d’Esprénil.

Et allant chercher dans un coin de la chambre un gros livre d’un aspect cabalistique qu’il approcha de la chandelle : — Répétez après moi, Saladin, poursuivit-il, la formule que je vais lire. Et il récita, dans une langue complètement étrangère à Narille, je le crois bien aussi à tous les habitans de toutes les parties du globe, une formule que répéta après lui Briolan. Puis il souffla la chandelle en disant comme lady Mac-Morth : — Toute lumière, hors celle des astres, est hostile aux fantômes. — Alors, devant un des rideaux qui garnissaient la chambre, on vit dans une mystérieuse clarté le plus gracieux des fantômes. Un épieu à la main, une trompe à la ceinture, des cheveux blonds dégageant un front hardi et tombant en boucles lumineuses sur une épaule aux teintes rosées, un charmant regard bien vague, bien mystérieux, bien profond, dans les plus noirs des yeux, Églé apparut avec toute son intelligence et sa grace à Briolan et d’Esprénil charmés, à Narille charmé et confondu.

Les apparitions doivent être courtes. Quand on eut contemplé quelques instans l’aimable fantôme, le vicomte ralluma la chandelle en passant rapidement devant sa maîtresse. Par ce mouvement habilement exécuté, il donna le moyen à la jolie ombre de disparaître, sans être vue, derrière le rideau.

Que pensait et que disait Narille ? Il était aussi ébahi qu’on pouvait le désirer. Il s’imaginait que le destin, prenant comme lui sa gentilhommerie au sérieux, le plaçait au milieu d’un monde digne des Renaud et des Tancrède. Il se mettait à croire aux revenans de bonne foi et sans arrière-pensée ; mais comme il était, après tout, fort brave (sa bravoure était, avec sa candeur, un des traits qui donnaient le plus d’originalité à son caractère), comme il était donc fort brave, il était beaucoup plus surpris qu’effrayé. D’ailleurs, ainsi qu’il le fit fort bien remarquer lui-même, l’apparition qu’on venait de voir était plus propre à échauffer les cœurs qu’à les glacer. Après avoir payé un juste tribut d’éloges à la belle du pays des morts :

— Maintenant, dit-il, palsambleu ! il faut, mon cher vicomte, que je fasse venir à mon tour un fantôme. Voyons, qui vais-je vous prier d’appeler ? Si je me connaissais quelque grand’ tante aussi piquante que celle de ce fripon de Briolan, je n’hésiterais pas à l’évoquer ; mais, quoique les grand’ tantes ne me manquent pas plus que les grands-oncles, les grands-pères, les grand’ mères, tous les grands parens, je n’ai pas, je le crains bien, dans toute l’espèce féminine de ma maison, une beauté digne de se montrer après Mlle Judith. Tenez, mon cher vicomte, appelez tout simplement un de mes ancêtres, n’importe lequel, mon bisaïeul, par exemple… ou bien plutôt mon trisaïeul.

À cette demande, faite du ton de la plus incroyable assurance et avec une bien grande étourderie pour un homme qui croyait sérieusement à l’art d’évoquer les fantômes, une idée fatalement espiègle traversa l’esprit du vicomte d’Esprénil.

— Vous allez voir votre trisaïeul, mon cher marquis. Je vous demande seulement quelques instans pour aller échanger sur le pont un regard avec la lune, puis revenir méditer ici. Ma méditation ne sera point longue, mais il faut qu’elle soit solitaire. Ayez la bonté, je vous prie, de vous retirer un moment avec Briolan dans un coin du gaillard d’arrière ; aussitôt mes préparatifs achevés, j’irai vous avertir, et nous verrons le Narille que vous demandez dans toute la splendeur de la charge dont sans doute il était revêtu.

Saladin, sans comprendre ce que son ami préparait, se retira en effet avec Narille à une extrémité du Régent. Il était en cet endroit depuis quelque temps, trouvant le temps long, la nuit froide et la société de Narille assez peu récréative, quand il vit reparaître d’Esprénil.

— Suivez-moi, messieurs, fit le vicomte ; tout est prêt pour notre seconde opération. Votre trisaïeul, mon cher marquis, sent déjà votre pensée agir sur lui dans l’autre monde.

Et l’on rentra dans la chambre des conjurations. Après une cérémonie toute semblable à celle qui avait eu lieu pour l’évocation de Mlle Judith, où seulement Narille remplaçait Briolan, d’Esprénil éteignit de nouveau la chandelle, et devant ce même rideau, sur lequel s’était dessinée tout à l’heure l’ombre charmante de la tante chasseresse, apparut le plus inconvenant fantôme… un fantôme en bonnet de coton, en veste blanche et en tablier de cuisine, le fantôme de Laridon.

Un instant, Narille fut plongé dans la stupeur et pensa que vraiment son trisaieul, sur lequel, on se l’imagine, il avait les plus incertaines données, avait été dans ce monde un occiseur de dindons, un rôtisseur de poulets, un écorcheur de poissons, en un mot un cuisinier, et qu’il revenait, dans le costume de cette humble et utile profession, confondre la vanité de son petit-fils ; mais il arriva, par malheur, qu’il reconnut tout à coup, malgré l’épaisse couche de farine sous laquelle on l’avait déguisé, le visage de maître Mathieu, le cuisinier du Régent. Peindre la colère qui saisit alors le marquis serait chose difficile. Il se jeta sur le fantôme, lui appliqua une paire de soufflets, dont le bruit éclatant attesta qu’ils n’étaient pas tombés sur une ombre ; puis, s’adressant au vicomte d’une voix que faisait trembler l’indignation :

— Par la mordieu ! dit-il, vous me rendrez raison de cette mystification impertinente ! Je vous prouverai, monsieur, l’épée à la main, que je n’ai pas dans les veines du sang de marmiton ! Ah ! vous voulez, monsieur, mettre des gâte-sauces dans ma famille ! Palsambleu ! je vous éventrerai comme le drôle que je viens de souffleter éventre un poulet !

— Vous voyez bien, monsieur Narille, repartit le vicomte d’Esprénil avec le plus grand sang-froid, que votre provocation, où vous mêlez les hôtes de la basse-cour, sent beaucoup plus le gâte-sauces, comme vous dites, que le gentilhomme. Du reste, ajouta-t-il d’une voix brève et digne qui arrêta une réplique furieuse de Narille, tâchez d’agir en gentilhomme, monsieur, puisque c’est en gentilhomme que je vous traiterai. Faisons trêve, s’il vous plaît, aux injures, qui sont de fort mauvais goût, et que les épées ont pour emploi précisément d’éviter aux gens de cœur. Je m’arrangerai demain, monsieur, pour vous donner une satisfaction ; en ce moment, je vous souhaite une bonne nuit qui ne soit point tourmentée par des fantômes.

Le lendemain de cette ridicule et funeste scène, Briolan, de grand matin, allait trouver d’Esprénil.

— La peste soit de votre plaisanterie d’hier, cher vicomte ! disait-il ; maintenant il faut que vous rendiez raison à Narille. Jamais l’enragé marquis n’a été plus digne de son nom. Il a l’enfer dans le cœur et dans les yeux. Il me soupçonne un peu de l’avoir trahi et de m’être égayé avec vous sur son compte, car il comprend avec peine comment sa gentilhommerie vous a toujours été si suspecte. Il ne sait pas qu’eussé-je eu sur lui la bouche close comme une porte de prison, ce n’est point vous, cher vicomte, qui auriez méconnu son origine ; mais, enfin, j’ai regret de la part que j’ai eue à tout cela, et ce duel m’ennuie. Narille, malgré ses ridicules et ses défauts, a une bonne qualité, sa bravoure ; puis il a été et est encore mon compagnon d’aventures. Que vous dirai-je ? je trouve ce combat fâcheux ; je l’envisage avec un sentiment de répugnance impatient et triste dont je suis moi-même tout étonné. Je voudrais à toute force qu’il pût être évité.

On devine ce que d’Esprénil répondait à son ami. Briolan le savait comme lui, il n’y avait aucun moyen d’éviter une semblable affaire ; mais elle avait, en effet, quelque cbose de fâcheux, tenant à une circonstance que Briolan ne connaissait pas, et que voici. Le capitaine du Régent, le marquis de Kermandin, avait eu une vie bien fatalement attristée par le duel. À vingt-cinq, ans il avait tué un enfant de quinze ans, un jeune cadet de marine dont il avait insulté la mère dans un moment d’ivresse. À quarante ans, dans une affaire à peu près semblable à celle où il avait joué un si terrible rôle, c’était son fils à lui, un jeune homme déjà par le courage, un enfant encore par la grace et la faiblesse, qu’il avait vu tomber sous une épée de spadassin. Le marquis avait donc pris le duel dans une aversion mêlée d’épouvante, il le détestait d’une sombre et religieuse haine ; aussi avait-il déclaré que, si un combat singulier avait jamais lieu à son bord, il le punirait, au nom de l’autorité royale et de sa propre autorité, avec une sévérité effroyable.

— Malgré les liens de parenté qui m’attachent à M. de Kermaudin, il ne s’agit de rien moins pour moi, dit le vicomte, en me battant avec M. de Narille, que de la perte de ma carrière d’officier. Quant à mon adversaire, je ne sais point jusqu’à quel excès de châtiment se portera envers lui, dans sa puissance arbitraire, le capitaine de vaisseau. Ceux mêmes, enfin, qui nous auront servi de témoins, courront aussi le plus sérieux danger. Voilà qui m’afflige, mon cher comte, ajouta d’Esprénil ; mais toute cette complication de périls n’en rend que plus impérieuse la satisfaction demandée par votre compagnon.

Il fut convenu que l’affaire se viderait la nuit, au clair de la lune, dans une partie isolée du vaisseau ; que, pour ne point mettre d’officiers dans la confidence, chaque combattant n’aurait qu’un témoin pris parmi les aventuriers, Mafré pour Narille, et pour d’Esprénil Briolan.

À l’heure et au lieu fixés pour cette rencontre, les deux adversaires et leurs seconds se trouvèrent réunis. La lune, sur laquelle on avait compté pour éclairer le combat, était entourée de gros nuages humides qui ôtaient à sa lumière toute sa force. Les deux adversaires pouvaient à peine distinguer la pointe de leurs épées. Le plus habile en escrime perdait donc en grande partie le fruit de sa supériorité. On en vint presque immédiatement au corps à corps. Briolan, après quelques secondes remplies de l’ardente anxiété qu’éveille cette terrible phase du duel, crut apercevoir, malgré la nuit, une large tache de sang sur la poitrine de d’Esprénil. Il écarta sur-le-champ avec son épée les deux épées rivales, qui se choquaient encore.

— Vous êtes touché, vicomte, s’écria-t-il.

— Ce n’est rien, dit d’Esprénil, je puis continuer.

— Non, de par Dieu ! reprit Briolan ; ce maudit duel n’a déjà que trop duré. Je ne laisserai jamais recommencer cette odieuse lutte de ténèbres. Mafré, emmenez Narille, qui a vengé bien suffisamment sa cause et celle de ses aïeux ; moi, je reconduis le vicomte dans sa cabine.

Et Saladin, prenant sous le bras d’Esprénil, se dirigea vers le logis de l’officier. Quelqu’un veillait dans ce logis : c’était Églé. Il faut avoir un peu vécu de cette jeune et audacieuse vie où le cœur plein de chaleur amoureuse, la cervelle pleine de visions enchantées, ne savent jamais si une balle ou une épée n’éteindra pas leur flamme, ne dissipera point leur magie ; il faut avoir connu les deux ardeurs passionnées éveillées par ces deux mots tout-puissans d’honneur et de maîtresse pour bien comprendre ce qui se passait dans la cabine de d’Esprénil. S’il n’y a point quelque petite main bien chère dont vous ayez senti le goût à vos lèvres, quelques grands yeux bien adorés que vous ayez vus s’ouvrir devant vos yeux, tout en maniant une crosse de pistolet ou une poignée d’épée, je ne sais pas si Églé et d’Esprénil vous toucheront. Ils remuaient profondément le cœur de l’honnête Saladin. Le vicomte pressait sur sa bouche la main de sa maîtresse ; Églé arrêtait un regard sublime, où se lisait tout ce qu’ont d’émouvant l’héroïsme et la tendresse, sur les traits pâles de son amant.

— Mais, s’écria-t-elle tout à coup en s’adressant à Saladin avec un de ces accens de femme déchirans et passionnés qui causent d’incroyables vibrations dans le cœur, mais si sa blessure était grave, monsieur de Briolan ? Comme il vient de pâlir ! Ah ! mon Dieu, voilà que j’ai peur !

Le grand danger des blessures de l’épée, c’est, comme on le sait, l’étouffement. Saladin appuya ses lèvres sur la plaie de son ami, et, en faisant jaillir le sang avec abondance, il mit un terme à l’accident qui avait causé l’effroi d’Églé.

— J’ai déjà vu, dit-il ensuite, beaucoup de blessures, et celle-là, j’en suis persuadé, n’est pas dangereuse. Il n’est pas venu de sang sur la bouche de d’Esprénil ; c’est un signe excellent. Toutefois je désirerais beaucoup que l’on pût appeler le docteur du vaisseau.

D’Esprénil ne voulut pas y consentir. Le docteur était un homme âgé, dévoué à M. de Kermandin, ennemi du duel comme lui, et qui, dans une circonstance semblable, avait trahi la confiance d’un blessé. Saladin obéit aux volontés du malade, et il se retira en le confiant à la tendresse d’Églé.

Mais, le lendemain, quels furent le mécontentement et la surprise du comte, quand, se dirigeant de bonne heure vers la cabine de son ami, il aperçut d’Esprénil qui se promenait, une effrayante pâleur sur le visage, dans son uniforme d’officier !

— Vous avez donc pris le parti de vous tuer ? lui dit-il. Dans la situation où vous êtes, aimé d’une femme comme celle qui vous a reçu et soigné cette nuit, je vous le dis franchement, je vous trouve on ne peut plus coupable. Il est parfois presque aussi mal de trop abandonner sa vie que de la trop ménager.

— Hier, répondit le vicomte, il est une chose que je ne vous ai point dite : c’est que dans la journée le marquis avait rassemblé les officiers pour les prévenir que d’un moment à l’autre le Régent pouvait être attaqué. Nous venons d’atteindre les parages où ses instructions lui ordonnent de se tenir en garde contre des vaisseaux ennemis. En ce moment, mon cher comte, conviendrait-il à un officier de garder sa chambre en se disant malade ? Il y aura un corps dans mon uniforme tant qu’il y aura une ame dans mon corps.

Saladin ne pouvait qu’approuver son ami ; mais les sentimens tendres de son cœur devaient être mis à une terrible épreuve. À chaque instant, chez le pauvre vicomte, la nature physique résistait à la nature morale. Les plus graves accidens se produisaient ; une blessure qui n’eût rien été si on l’eût soignée régulièrement devenait de plus en plus menaçante par la façon dont elle était traitée. Après la plus fatigante des journées commença pour le malade et ceux qui l’aimaient la plus mauvaise, la plus inquiétante des nuits.

Saladin avait obtenu de rester avec Églé au chevet de son ami. Presque toutes les heures, il secouait un assoupissement involontaire, pour dégager du sang qui l’encombrait une plaie de moment en moment plus irritée. Églé était effrayante. Dans ses yeux noirs tout grands ouverts, à la fois enflammés et humides, on voyait un désespoir qui faisait des progrès d’incendie. Aux premières clartés que le matin envoya dans la chambre où cette triste scène se passait, plusieurs symptômes qui se montrèrent à la fois sur le visage du blessé donnèrent à Briolan un mouvement d’effroi indicible. Le matin est un moment fatal pour les malades ; c’est aux premières lueurs de l’aube que la mort frappe ses coups le plus volontiers. Saladin regarda la vie de son ami comme décidément en danger, et, dans le désespoir où le mettait l’absence des secours qui sont nécessaires aux blessures, près de ce cher et noble blessé, il s’écria :

— Mon Dieu ! le laisserons-nous donc mourir faute d’un médecin ? Cet mots firent un effet magique sur Églé.

— Quoi ! dit-elle, un médecin l’empêcherait peut-être de mourir, et il n’y a point de médecin auprès de lui !

Aussitôt, par un de ces transports plus irrésistibles, plus ardens, plus sacrés dans le cœur des femmes que dans les cœurs les plus purs et les plus intrépides de héros, bravant tout, stupeur, scandale, courroux, elle s’élança de la cabine, et, courant sur le vaisseau, se fit indiquer par un marin, qui la regardait comme un fantôme, la chambre du capitaine. Elle arriva jusqu’au lit où dormait M. de Kermandin.

— Un médecin sur-le-champ ! dit-elle ; un médecin pour votre neveu, qui a reçu un coup d’épée et qui se meurt.

Et au bout de quelques instans, elle rentrait dans la chambre de son amant, traînant sur ses pas, pleins de surprise, presque d’épouvante, le capitaine et le docteur. Il était trop tard pour sauver d’Esprénil. Le premier regard du médecin, quand il eut interrogé la plaie, renfermait une sentence mortelle, qui fut comprise de tous, même d’Églé.

La pauvre femme s’était jetée au pied du lit de son amant, dont elle pressait avec désespoir une des mains contre ses lèvres. Comme la porte de la chambre était restée ouverte, beaucoup de gens étaient entrés. Le blessé aperçut Narille, qui se tenait sur le seuil de la cabine, n’osant point s’avancer, mais indiquant par la tristesse recueillie de ses traits combien il était ému du malheur dont il était la cause. Le vicomte tendit à son adversaire la main que sa maîtresse lui laissait libre avec cette grace de chevalier qu’il devait emporter dans le tombeau. Il pouvait à peine parler, mais il comprenait tout ce qui se passait autour de lui. Il avait sur le visage cette expression de douceur et de pureté que les approches de la mort donnent aux visages des braves. Puis ce fut la main de Briolan qu’il étreignit. Au moment de ce dernier hommage rendu à l’amitié, un sourire parut sur les traits du malade, si beau, si loyal, si noble et si résigné, que les larmes coulèrent avec abondance des yeux de Saladin ; mais ce qui était fait vraiment pour attendrir, ce fut le mouvement passionné par lequel il retira la main que baisait sa maîtresse, et pressa sur sa bouche à son tour les doigts d’Églé. Le regard d’ardeur, de respect, de tendresse, par lequel il accompagna le premier baiser donné à ces chers doigts qui ne quittèrent plus ses lèvres renfermait tout le culte du preux pour sa maîtresse ; il était plein de la passion qu’inspirent ces mains nobles, charmantes et sacrées, sur lesquelles l’ame se pose avec la bouche. Le marquis de Kermandin lui-même laissa voir des pleurs dans ses yeux.

Enfin le terrible moment arriva. Églé sentit la bouche de son amant qui ne pressait plus ses doigts ; elle vit la suprême pâleur, celle qu’aucune ardeur du sang ni de la pensée ne dissipera plus, s’étendre sur le visage bien-aimé : elle comprit que d’Esprénil était mort. Alors elle se jeta une dernière fois sur son corps dans l’ivresse de la douleur ; puis, se redressant avec rapidité, et courant par un élan brusque, imprévu, irrésistible, jusqu’à la fenêtre de la cabine, la fenêtre aux rideaux roses, elle l’ouvrit sans que nul eût le temps d’arrêter son bras et se précipita dans la mer. Quelques hommes coururent sur le pont, mais revinrent au bout d’un instant dire qu’il était impossible de la sauver.

Il y eut dans la cabine, autour du lit où le mort était étendu, un moment de stupeur. Le marquis de Kermandin fut le premier qui sortit du silence et de l’effroi où toutes les ames semblaient plongées. Tirant, avec un geste d’autorité, sur le visage de son neveu la couverture du lit où il venait d’expirer, et cachant ainsi à tous ces nobles traits qu’on ne pouvait regarder sans être ému au fond du cœur : — Maintenant, messieurs, dit-il, je veux oublier les émotions auxquelles tout le monde ici s’est livré pour remplir avec calme et sangfroid mes devoirs de commandant et de juge. M. le vicomte d’Esprénil, mon neveu, est mort à la suite d’un duel ; sa mort lui a évité un châtiment qu’aucune considération de ma part ne lui aurait épargné. Que ceux qui ont été ses complices se nomment, s’il y a en eux quelque véritable sentiment d’honneur.

Saladin, faisant trêve à sa douleur, prit la parole, et raconta devant tous ceux qui étaient là, avec une scrupuleuse exactitude, la façon dont le duel s’était passé.

— Messieurs, dit le marquis, quand le récit du comte de Briolan fut terminé, j’apprends avec plaisir qu’aucun officier de mon bord ne se trouve mêlé à cette affaire ; ceux qui l’ont conduite sont tous étrangers au corps où nous avons l’honneur de servir. Ils ont abusé d’une façon bien coupable de l’hospitalité que nous leur donnions au nom du roi et de la France : dès ce soir, cette hospitalité cessera pour eux.

X.

Le marquis de Kermandin ne faisait jamais de vaines menaces. Au moment où le soleil se couchait, après avoir consulté sa boussole, il ordonna qu’on tînt un canot prêt à être lancé sur la mer. Cet ordre exécuté, il fit venir Briolan, Mafré et Narille.

— Messieurs, leur dit-il, nous allons être tout à l’heure en vue de l’île Dominique. C’est là que je vous déposerai avec vos couteaux, vos fusils et de la poudre. Vous pourrez chasser et combattre, manger et vous défendre ; vous serez hors de la société, dont vous avez violé les lois, mais votre existence et votre liberté resteront sous la garde de votre industrie et de votre courage. Votre sort, messieurs, est encore digne d’envie, en comparaison de celui que vous avez mérité.

Les trois aventuriers ne répondirent rien à cette concise et sévère allocution ; mais Dranmor, qui les avait suivis et se tenait derrière eux, s’écria tout à coup en s’avançant vers le capitaine :

— Je trouve, en effet, monsieur, très digne d’envie, en le comparant à toutes les destinées possibles, le sort que vous réservez à mes amis, et je vous demande à le partager.

— Votre désir sera exaucé, monsieur, lui dit le marquis. Et, saluant de la main les quatre compagnons, il se retira dans sa cabine.

Un instant après ce court échange de paroles, on découvrait la Dominique, et un des canots du Régent, conduit par six rameurs, recevait les aventuriers. Le canot aborda, au tomber de la nuit, dans une anse revêtue d’une pâle verdure, derrière laquelle s’étendaient, sous le ciel mélancolique du soir, des hordes noires de grands arbres, c’est-à-dire toute une sombre et menaçante forêt.

Employez deux bourreaux à pendre un homme, certainement il y en aura un qui aura envie de faire boire un coup au patient. La bonté trouve toujours moyen de se loger quelque part. Un des matelots qui exécutaient les ordres cruels du marquis se détacha de ses compagnons, s’approcha de Mafré, et, tirant d’un sac de toile une tortue :

— Tenez, fit-il, si vous savez vous y prendre, voilà de quoi faire un bon repas. Le capitaine ne s’est point occupé de votre souper ; moi j’ai été peiné de voir de pauvres gens qu’on envoyait le ventre vide, à une heure où l’on ne voit plus clair à tirer un coup de fusil, dans une île de sauvages. Même en plein jour, vous avez plus de chances ici pour être mangés que pour manger. Qu’est-ce donc la nuit ? Tâchez de bien accommoder cette bête-là ; mais, quand vous aurez soupé, ne dormez pas. Le capitaine sait bien ce qu’il fait en vous jetant dans l’île que voici. Sans parler des flibustiers, qui, à chaque instant, viennent s’y promener, la Dominique renferme une terrible peste, une tribu de sauvages, conduite par un chef qui aurait de quoi se faire une fameuse perruque avec toutes les chevelures qu’il a scalpées.

Et l’honnête matelot, après avoir achevé ces paroles, prenant congé de nos aventuriers, très reconnaissans de ses conseils et de son présent, alla rejoindre ses compagnons dans le canot du Régent, que bientôt on n’aperçut plus des rivages de la Dominique.

Mafré, qui s’était presque toujours montré à Briolan livré à une élégante paresse, le regard insouciant, le sourire moqueur, semblable à un de ces patriciens aux mille esclaves de la Rome impériale, Mafré prit tout à coup une peau nouvelle. Ce n’était plus le gentilhomme oisif et blasé que Saladin avait connu, c’était un chef de sauvages industrieux, actif, l’œil ardent, l’oreille au guet, tous les traits éclairés d’une intelligence hardie et farouche.

— Çà, dit-il en s’adressant à Dranmor, souvenons-nous que nous avons été boucaniers. Quoique le poivre, le piment, le girofle, tous les assaisonnemens nous manquent, je me fais fort d’accommoder, mieux qu’aucun cuisinier de l’Europe, la tortue qu’on nous a donnée. Holà ! Narille, votre trisaïeul n’a pas fait la cuisine, mais vous allez la faire aujourd’hui. Cassez et ramassez des branches, battez le briquet, allumez du feu et aidez-nous dans notre métier de rôtisseur. Vous, Briolan, prenez votre fusil et faites sentinelle. L’île où nous sommes est très mal hantée, je le sais fort bien. Je ne serais pas étonné quand, aux premières clartés que jettera notre feu, quelque Caraïbe viendrait, sur le ventre, regarder s’il pourrait manger et notre souper et nous-mêmes.

Il semblait que Mafré eût le droit de commander. Narille exécuta sur-le-champ ses ordres ; et Briolan lui-même se mit en devoir de lui obéir. Les apprêts du repas furent assez longs. L’art d’accommoder les tortues est un grand art. Enfin le moment arriva pourtant où les cuisiniers déclarèrent que leur besogne était finie, et où Saladin fut appelé pour prendre sa part du festin.

Assis sur le gazon, auprès du feu, et, on peut le dire, à la belle étoile, car ils avaient au-dessus de leurs têtes la plus claire, la plus transparente lumière d’astres qui ait jamais éclairé le ciel, nos aventuriers mangeaient, et d’assez grand appétit. Rien de bon comme le danger pour faire manger et dormir les gens de cœur. Ils mangeaient, dis-je, quand un sifflement se fit tout à coup entendre à leurs oreilles, accompagnant une flèche qui vint tomber au milieu d’eux et se planter sur leur table, c’est-à-dire dans le gazon. Ils n’avaient pas encore eu le temps de se lever, qu’une grêle d’autres traits suivait celui-là, et ils s’étaient à peine mis en garde, que quatre ou cinq gaillards, équipés comme peuvent l’être les soldats de Satan, se jetaient sur eux en poussant des cris à faire avorter la chatte d’une sorcière. C’étaient des Caraïbes qui les attaquaient.

Heureusement nos gens n’étaient pas faciles à étonner long-temps. Mafré, le premier, se déroba aux enlacemens d’un Caraïbe, qui lui appuyait un couteau sur la gorge, tira rapidement un poignard, et, d’un seul coup bien appliqué, envoya au grand Esprit l’ame de son adversaire. Saladin était parvenu à se servir de son épée. Dranmor luttait, comme un gladiateur antique, contre un sauvage qu’il étouffait. Narille seul n’avait point la fortune pour lui. Pressé par deux ennemis, blessé d’une flèche et d’un coup de massue, il semblait fort près d’aller rejoindre ses aïeux dans l’autre monde, quand Saladin, qui venait d’enfoncer son épée jusqu’à la garde dans une poitrine tatouée, aperçut le cas désespéré du marquis ; il courut aussitôt à son secours, atteignit un des sauvages dans les épaules d’un coup qui rompit des vertèbres et alla déchirer le cœur, puis se mit en devoir d’attaquer l’autre. Le Caraïbe vers lequel il se tournait, et qui venait de quitter Narille pour lui faire face, paraissait un combattant digne de lui. C’était un homme de haute taille, hardiment découplé, et, autant que permettaient d’en juger, d’une part la nuit, de l’autre son diabolique tatouage, ayant dans les yeux la sécurité et l’entrain d’un vaillant.

Tandis que Briolan s’affermissait sur ses jarrets pour engager un rude combat avec ce compagnon, Dranmor, qui venait de briser entre ses poignets de fer la mâchoire d’un Caraïbe comme un chasseur des Pyrénées brise les dents d’un ourson, Dranmor vint prendre en arrière l’adversaire de Saladin, et, d’une main dont il lui tordait l’épaule, l’étendant sur le sol, se disposa de l’autre à lui couper la gorge. Briolan, à aucun moment de sa vie, ne cessait d’être paladin. Un ennemi couché par terre, près de recevoir le coup mortel, lui rappela les us de la chevalerie — Holà ! Dranmor, dit-il, ne frappez point un homme renversé. Et toi, continua-t-il en s’adressant au sauvage, sans penser qu’un Caraïbe ne devait pas être très familier avec le français, et toi, mon brave, rends-toi. Il n’y a point de honte à se rendre quand on est par terre et entre deux ennemis.

Comme, en prononçant ces paroles, il tendait au sauvage une main désarmée et ouverte, le Caraïbe, comprenant mieux sans doute le geste que le discours de son adversaire, laissa glisser à côté de lui sa massue, et, lâché par Dranmor que la chevalerie de Saladin semblait rendre assez mécontent, se remit sur ses pieds.

Au moment où le comte de Briolan usait envers le guerrier sauvage de cette générosité, Mafré arriva, traînant par sa mèche unique de cheveux un Caraïbe sans armes et blessé. Ce n’était point probablement dans une pensée semblable à celle de Saladin que Mafré avait fait un prisonnier, on se l’est sans doute dit déjà ; les paroles de l’aventurier vont confirmer ce dont on était sûr d’avance.

— Messieurs, fit-il en s’adressant à ses compagnons, voici un drôle arrivé le dernier contre nous, dont je suis parvenu à m’emparer vivant ; il pourra nous être utile. Nous avons défait six Caraïbes ; mais d’un moment à l’autre il peut en apparaître autour de nous toute une légion. Il arrive toujours un nombre qui oppresse la vaillance la plus démesurée. Après le combat les traités. Tâchons de négocier maintenant ; pour cela, il est un moyen que j’ai employé déjà dans ma vie d’aventurier. Mon prisonnier, je le vois avec plaisir, a un compagnon. Nous avons deux prisonniers en notre puissance ; il faut dresser deux bûchers bien complets : je m’entends à cela on ne peut mieux. Sur ces bûchers, nous ferons monter les deux Caraïbes ; au moment où le premier nuage de fumée s’élèvera vers eux, ils entonneront leur chant de mort. Alors leurs amis viendront, et, pour les sauver d’un feu que nous aurons eu soin de ne pas trop attiser, afin de ne point rendre nos négociations impossibles, ils demanderont à traiter avec nous. Les sauvages sont très fidèles à leur foi ; s’ils nous promettent la liberté et la chasse dans l’île, nous sommes sauvés.

Saladin se sentait peu de goût pour des négociations dans lesquelles il fallait débuter par faire rôtir ses prisonniers ; il céda pourtant à l’opinion générale. Mafré montra autant de talent à l’occasion des bûchers qu’il en avait montré à l’occasion de la tortue. Le métier de rôtisseur d’hommes lui semblait aussi familier que celui de rôtisseur de bêtes. Deux poteaux fortement fixés dans le sol et entourés de bois sec s’élevèrent comme par enchantement. Les deux Caraïbes furent attachés à ces poteaux ; puis Dranmor se baissa, battit le briquet, alluma une branche d’arbre, et mit le feu à un bout du bûcher. Saladin regardait à l’écart, avec un sentiment de tristesse, même d’horreur, et cependant un certain plaisir d’imagination satisfaite, la scène terrible et bizarre qui était sous ses yeux : le monstrueux aspect des piloris auxquels, sous ce grand ciel, entre la mer et les arbres, deux fils des forêts étaient attachés, la physionomie dure et railleuse de Mafré, l’air grotesquement farouche de Narille, et enfin le beau visage de Dranmor qui, éclairé par les premières lueurs de la flamme homicide, offrait le calme rayonnant, mais dur, ingrat, égoïste d’un dieu païen.

Ainsi que l’avait dit Mafré, le sauvage dont on alluma d’abord le bûcher fit entendre, dès qu’il sentit l’odeur de la fumée, les premières paroles ou, pour mieux dire, les premiers sons d’un chant triste, mais énergique, digne de sortir, pour aller retentir dans les bois, d’une poitrine de guerrier. Le second sauvage (c’était celui auquel Briolan avait tendu la main), quand il vit venir la flamme à son tour, se disposa aussi à chanter. Il ouvrit sa bouche, surmontée d’une moustache rouge comme celle d’un dragon chinois, et, d’une voix qui ne ressemblait guère à celle de son compagnon, aussi joyeuse que virile, il entonna un chant non de Huron, d’Algonquin, de Topinambou, mais de grenadier, et de grenadier français. Il jeta aux vents les premiers vers d’une de ces bonnes chansons sentant le vin et la poudre qui couraient dans les régimens d’alors :

En avant, Champagne et Navarre ;
Champagne et Navarre, en avant !

Ce fut un prompt et puissant effet que celui de ces paroles françaises sur nos aventuriers. Saladin s’élança avec un emportement d’enthousiasme vers le prisonnier, brisa ses liens, dispersa à grands coups de pied le bois du bûcher, et, le serrant dans ses bras :

— Quoi ! s’écria-t-il, vous êtes Français, sans doute soldat, et nous allions devenir vos bourreaux ! Pourquoi diable ne parliez-vous pas ? Quel plaisir trouviez-vous à vous faire rôtir dans une peau de Caraïbe ? Enfin, maintenant, dites-nous qui vous êtes, comment vous êtes là, et ce que nous pouvons faire pour vous.

Avec un bon accent français joyeux et martial, l’accent de La Tulipe causant devant sa tente, sur un tambour, le Caraïbe répondit :

— Je suis un ancien capitaine de grenadiers au régiment de Navarre ; je suis ici par une suite d’aventures qu’il serait peu opportun maintenant de vous conter. Ce que vous pouvez faire pour moi en ce moment, c’est de ne pas me brûler, vous le faites. Moi, je pourrai peut-être vous empêcher d’être mangés ; je tâcherai de le faire. À présent, ce n’est pas de s’étonner ni de causer qu’il s’agit : nous devons songer à bien d’autres choses. Pour commencer par un point important, voilà mon camarade qui continue à brûler là-bas, en chantant sa grande diablesse de chanson. Faites-moi le plaisir de le délivrer ; ma tribu va venir, et je vous promets de m’arranger en sorte qu’on vous sache gré de vos bons procédés pour nous.

Tandis qu’en effet ce singulier sauvage, ou ce plus singulier Français, prononçait ces paroles, toute une bande de Caraïbes sortait du bois. Saladin aurait volontiers laissé le prisonnier courir rejoindre ses compagnons, s’en rapportant à sa bonne foi du soin de faire entendre raison aux sauvages ; mais Mafré, moins chevaleresque et plus accoutumé aux bizarres espèces d’hommes que renferment les Amériques, se porta rapidement, le poignard au poing, près de l’ancien capitaine au régiment de Navarre, et lui dit d’une voix ferme :

— Si vous avez quelque autorité dans votre tribu, comme je le crois d’après les chevelures qui pendent sur vos épaules, montrez-le. Criez à deux guerriers principaux de venir vous parler ; nous traiterons avec eux de votre liberté et de notre salut.

Le prisonnier obéit à Mafré. Sur quelques mots, ou pour mieux dire sur quelques cris sortis de sa bouche, deux personnages qui ne ressemblaient ni à l’ambassadeur d’Autriche ni au nonce du pape, et qui avaient évidemment cependant des intentions diplomatiques, se détachèrent de leur troupe et se dirigèrent vers les aventuriers. Les quatre compagnons étaient rangés militairement, le fusil d’une main, le poignard ou l’épée de l’autre ; au milieu d’eux étaient le faux Caraïbe et son ami le peau rouge, qu’on avait détaché du bûcher.

Mafré, qui connaissait les mœurs des sauvages comme le marquis de Dangeau ou le duc d’Antin connaissaient l’étiquette des cours, vit, à la façon dont les deux guerriers américains abordèrent l’ancien capitaine de grenadiers, qu’ils avaient pris dans cet étrange personnage plus qu’un Caraïbe distingué, le roi même des Caraïbes. Aussi on ne fut pas long-temps à parlementer. Il fut convenu entre les deux ambassadeurs sauvages et Mafré, qui s’exprima dans le caraïbe le plus pur, que nos aventuriers, en échange de la liberté rendue par eux à un souverain et à un illustre guerrier de la Dominique, auraient le droit de chasse dans l’île et recevraient toujours dans les carbets, c’est-à-dire sous les toits sauvages, un accueil hospitalier. Ce traité conclu, approuvé par la tribu entière, et ratifié par tous les gestes et les cris qui rendent, entre Caraïbes, une convention sacrée, nos aventuriers se mirent sur-le-champ en route pour aller le soir même jouir de l’hospitalité promise.

Narille avait reçu d’assez graves blessures ; au bout de quelques pas, le sang qu’il perdait le força de s’arrêter. Alors les sauvages saisirent l’occasion qui s’offrait de montrer la sincérité de leur bon vouloir envers leurs nouveaux alliés. Ils formèrent à la hâte, avec des branches d’arbres, une litière où ils placèrent le blessé. Le marquis éprouvait une joie secrète, malgré les souffrances de son corps, à penser qu’il n’y avait rien de moins bourgeois que l’équipage dans lequel il s’avançait. On s’enfonça dans la forêt, et, après avoir suivi pendant une heure, sous de grands arbres ténébreux et farouches, des sentiers aux innombrables détours, on arriva devant un carbet caraïbe.

Le carbet est une grande maison verdoyante, aux murs tressés avec des roseaux et au toit couvert de feuilles de palmiste. Celui qu’on avait alors sous les yeux était assez vaste pour contenir toutes les familles d’une tribu. Disposé en fer à cheval, il occupait au milieu de la forêt une immense clairière, alors toute resplendissante d’une lumière azurée de lune. On pénétra par une ouverture (car de portes ce rustique palais n’en avait pas plus qu’une caverne de dieu marin) dans une vaste pièce qu’entouraient des piliers chargés d’armes et de peaux de bêtes. Cette pièce était la salle à manger, la salle de réception, et même assez souvent la cuisine de sa majesté le roi des Caraïbes.

Tandis que Narille était respectueusement déposé dans un coin du royal appartement, et que les trois autres aventuriers s’entretenaient avec leur ami le grenadier, on n’oubliait pas dans la tribu un soin essentiel de toutes les existences civilisées et sauvages, bourgeoises et héroïques, on s’occupait du dîner. Une table qui ressemblait à un monticule, formée avec des peaux de bêtes, s’éleva au milieu de la pièce. On servit sur cette table des plats d’un aspect étrange et réclamant de formidables appétits, des animaux tout entiers qui avaient gardé leurs formes, et quelles formes ! celles des monstres de l’Apocalypse. Quelque chose toutefois était plus effrayant encore que ces mets ; c’étaient d’autres mets d’une apparence plus mystérieuse et plus confuse, faisant songer à d’autres cadavres que des cadavres de bêtes.

Nos aventuriers avaient des dents et des estomacs aussi solides que leurs cœurs. Ils prirent courageusement ce repas, et Dieu sait ce qu’ils mangèrent ! Quoique présidé par un officier français, le festin des Caraïbes avait un aspect plus farouche que joyeux. Les propos de table sont inconnus chez les sauvages. Toutefois, quand arriva l’instant occupé chez les Européens par le dessert, on apporta des pipes, on fit circuler des outres remplies d’une eau-de-vie énergiquement savoureuse, et quelques cris retentirent qui évidemment étaient un appel à la gaieté hurlante. Enfin il vint un moment où l’on ne se contenta point des cris ; on se leva et on dansa. C’était le capitaine au régiment de Navarre qui conduisait la danse, une danse à faire pleurer les Vénus et les Cupidons, comme disent les anciens, mais à enchanter tous les diables, les fantômes et les sorcières, qui aient jamais figuré dans les rondes de sabbat.

La danse finie, on se sépara ; chacun se dirigea, par diverses ouvertures, vers le logis qu’il occupait dans la demeure commune. Le roi ordonna qu’on conduisît Narille, dont un docteur caraïbe avait très industrieusement pansé les plaies, dans un appartement garni, dit-il, d’une bonne natte, et fit signe aux trois autres aventuriers de le suivre. Briolan, Mafré et Dranmor arrivèrent sur les pas de leur ami à une petite chambre écartée et discrète, qui, dans un carbet, pouvait certainement passer pour un boudoir, mais qui pourtant n’avait rien d’efféminé dans son aspect. Entre quatre murs couverts de fusils, de gargousses, de sabres, de massues et de haches, était une sorte de sofa qui ne ressemblait en rien au meuble voluptueux où fut cachée l’ame du héros de Crébillon. Ce sofa sauvage et guerrier était formé avec des peaux peintes de couleurs sanglantes, les coussins étaient faits avec des dépouilles de loups et de renards, dont on voyait encore briller les dents. Ce fut sur ce siége, terrible comme la table qu’il venait de présider, que le capitaine s’assit et pria les aventuriers de s’asseoir. Puis il se baissa et se releva, tenant à la main une outre qu’à sa peau fine et couverte de dessins on reconnaissait pour la demeure d’un hôte précieux. Dans cette outre en effet était renfermée une eau-de-vie qui aurait pu faire son entrée, après les vins de Bordeaux, de Champagne et de Johannisberg, sur les meilleures tables européennes.

Le capitaine fit boire ses hôtes à ce vase sacré, y but lui-même ; puis, se sentant alors sans doute l’esprit joyeux, la parole libre et entreprenante :

— Vrai Dieu ! fit-il, je vais maintenant répondre aux questions qu’un de vous, messieurs, m’a faites en me délivrant du bûcher, quand j’eus chanté mon heureuse chanson :

En avant, Champagne et Navarre !

Vous vouliez savoir qui je suis, d’où je viens, comment, de grenadier français, je suis devenu roi sauvage. Maintenant que nous voilà bien établis, gais, à notre aise, je vais vous l’apprendre de grand cœur.

X.

Je suis un gentilhomme gascon. Mon père, le baron de Favonette, est fort considéré dans sa province ; mais c’est un terrible homme dans sa famille. Mes deux sœurs et moi, nous avions plus peur de lui, quand nous étions enfans, que des jeunes chats n’ont peur d’un gros dogue. Les deux pauvres filles, qui doivent être aussi maigres maintenant, mais beaucoup plus mûres qu’au temps où elles cachaient des pommes vertes dans leur tablier, le craignent toujours sans doute, car toute leur vie elles dépendront de lui, vu qu’il ne leur donnerait point en dot une couple de lapins et un boisseau de nèfles. Quant à moi, la crainte m’est peu familière, et j’étais encore sous son toit, gouverné par sa gaule, que depuis long-temps il ne m’effrayait plus.

Aucune figure ne m’a jamais beaucoup imposé ; j’ai ri la première fois que j’ai vu un Caraïbe, avec un nez vert et des moustaches rouges, enfin accommodé comme me voilà. Quoique le baron, qui portait une sorte de bonnet turc en toile blanche et une robe de chambre sang de bœuf, eût une physionomie assez redoutable, à quinze ans je défiais sa tyrannie. On avait commis une grande imprudence, on m’avait envoyé passer un mois à la ville voisine, chez mon parrain, un bon vivant, qui buvait plus de vin à un seul de ses repas qu’il ne s’en buvait toute l’année au château de Favonette, et, de plus, tournait des couplets où drilles rimait avec filles, tendrons avec lurons. À quinze ans, j’étais déjà fort comme un bœuf et éveillé comme un pierrot. Quand j’eus connu Mlle Jeanneton et Mlle Margot, quand je sus qu’il y avait des façons infiniment plus gaillardes, pour un garçon de mon âge, d’employer les heures de sa soirée que de rester entre ses deux sœurs, sous l’œil de son père, dans la lumière d’une chandelle, je voulus m’amuser, vive Dieu ! et je m’amusai. Mais violons, bouteilles et cotillons veulent des bourses rebondies aussi bien que des santés solides : la bourse était mon côté faible. Les écus du baron étaient plus impalpables et plus invisibles que des farfadets. La bonne volonté de voler ne me manquait pas ; mais que voler dans la maison paternelle ? C’était la question. Une pie n’aurait su qu’y prendre.

Cependant, si mon père était avare, cela ne l’empêchait pas d’être orgueilleux. La vanité et l’avarice sont deux vilaines bêtes qui se donnent continuellement des ruades, et n’en sont pas moins presque toujours attelées ensemble. Un frère du baron, partant un de mes oncles, avait été autrefois chercher fortune à Rome, et, je ne sais comment, y était arrivé à de grandes dignités. Il était un des prélats favoris du saint-père. Le cardinal Favonette voulut faire un voyage dans son pays ; mon père décida qu’il se mettrait en frais pour fêter dignement le chapeau rouge de son frère. Il faut vous dire qu’au château de Favonette est attaché un souvenir dont ma famille est très fière. Un pape y logea, dit-on, et, pour reconnaître l’hospitalité qu’il avait reçue, y laissa une mule enrichie de pierres précieuses. On ne m’avait jamais montré la mule du pape, c’est à peine si j’y croyais, quand, la veille du jour où le cardinal Favonette devait arriver, mon père porta lui-même dans la chambre destinée à son hôte et déposa précieusement sur une grande cheminée que n’avaient jamais souillée ni cendres ni bûches la chaussure du saint-père. C’était une pantoufle rouge, d’un velours un peu râpé, il est vrai, mais où brillaient des pierres grenat et gros bleu, qui me parurent les plus éblouissantes merveilles du monde. Une pensée entra dans ma cervelle, qu’il ne me fut plus possible de déloger. Si je vendais la pantoufle du pape, me disais-je, quelle joyeuse vie je mènerais ! Convertie en bons écus bien sonnans et bien roulans, elle me donnerait certes plus de plaisirs qu’elle ne pourrait en donner à mon oncle le cardinal, quand il passerait un jour et une nuit à la contempler. Je m’en dis tant que, ma foi, je me décidai à me rendre le plus tôt possible maître de la mule. Mon père avait fermé à clé la chambre où ce trésor était déposé ; mais, en ce temps-là, les fenêtres me semblaient des entrées fort naturelles ; quand je me servais des portes, c’était par pure déférence pour les habitudes communes.

Au milieu de la nuit, je pénétrai par la fenêtre dans la chambre où mon oncle devait coucher, et la mule du pape fut au pouvoir du plus indigne des chrétiens. Courir à la ville ne fut pas long. Le lendemain, de bonne heure, j’entrai chez un usurier, et lui demandai de me prêter tout l’argent de ses coffres-forts sur ma pantoufle. J’appris alors que la chaussure du saint-père était une chaussure assez mesquine. Le pape, ô pudeur ! portait des pierres fausses sur sa mule ! J’avais commis un sacrilége presque inutile. Cependant je me fis donner encore quelques pistoles, et, au lieu de retourner à Favonette, je m’établis à la ville, chez des personnes d’humeur joyeuse, où les heures du jour et de la nuit coulaient comme l’argent de la poche d’un joueur, le vin d’un tonneau percé.

Mais, pendant que je me réjouissais, il se passait de terribles scènes au château paternel. La face du baron était devenue tour à tour plus rouge que sa robe de chambre, plus pâle que son bonnet turc, quand il avait vu son fils disparu avec la précieuse pantoufle. Son frère le cardinal arrivait le jour même où il constatait mon larcin. Au risque cent fois de suffoquer, le pauvre homme fut obligé, pendant vingt-quatre heures, d’étouffer sa colère ; mais, une fois le prélat parti, il demanda ses bottes de voyage, fit seller le meilleur de ses bidets, et galopa vers la ville. J’étais chez ces joyeuses personnes dont je vous parlais, dans une salle basse, où l’on buvait, jouait aux dés et dansait, quand l’auteur de mes jours m’apparut, aussi menaçant, plus menaçant même qu’un fantôme ; car c’était bien un fouet et non pas l’ombre d’un fouet, comme ces spectres dont parle Scarron, qu’il tenait à la main. On se jeta entre moi et le chef de ma famille ; j’évitai les coups de fouet, mais je reçus une malédiction à faire entr’ouvrir la terre sous mes pas et tomber le ciel sur ma tête, si le ciel et la terre prêtaient quelque appui à l’autorité paternelle. Cette malédiction achevée, puis suivie d’un arrêt par lequel j’étais condamné à ne plus revoir jamais les tourelles de Favonette, mon père disparut, remporté par le bidet qui l’avait apporté.

On n’est jamais tout-à-lait fâché, dans la jeunesse, quand on vous laisse même sur le pavé, même sans le sou, en compagnie de la liberté. Toutefois l’instant arriva bien vite où mon cas me parut assez triste. J’avais beaucoup bu, mais il s’agissait de manger. Il y avait une odeur qui m’avait toujours autant flatté que celle du vin, c’était l’odeur de la poudre. Un régiment passait qui allait livrer son drapeau aux balles, je me fis soldat ; ce régiment était le régiment de Navarre.

Au bout de dix ans, quoique l’on m’eût pris souvent à ne pas être aussi ferme des jambes que du cœur, j’avais l’honneur de commander une compagnie de grenadiers. On était alors en paix, et on m’avait envoyé en garnison dans un port de mer. Un matin que je me promenais sur la jetée, je rencontrai le baron de Favonette, oui, le baron lui-même ; il avait devant lui mes deux sœurs, qui marchaient d’un air lamentable, et accrochées l’une à l’autre comme aux jours de leur petite jeunesse ; à son bras était une grosse femme aux yeux brillans et aux joues vermeilles, dans laquelle je devais saluer, indignation et misère ! la baronne de Favonette. Mon père me reconnut. Flatté par mes épaulettes de capitaine, il oublia son ressentiment, me pressa sur sa poitrine, et me permit de l’engager à dîner avec mes sœurs et ma belle-mère. J’appris à table toutes ses affaires : il s’était remarié en grande partie pour me jouer un tour, il en convenait ; toutefois, mêlant à sa colère contre moi une passion qu’il n’oubliait jamais, il avait tâché de faire le plus riche mariage possible. Il avait sacrifié les parchemins aux écus, la vanité à l’avarice ; sa femme était la fille d’un riche marchand, qui avait désiré devenir beau-père d’un baron de Favonette. C’était pour les affaires de sa femme qu’il avait été obligé de se rendre au port de mer où nous venions de renouer paternellement et filialement notre très ancienne connaissance.

Par le plus fatal caprice du sort, mon père s’offrait à moi dans un moment où j’étais plus tourmenté que je ne l’avais jamais été de l’infernal besoin d’argent. On menait dans le régiment de Navarre une vie à faire en quelques heures un logis pour le diable des plus respectables bourses. Toutes les nuits se passaient entre les dés, les verres et les ribaudes. Dans une de ces nuits-là, je perdis pour plus de dix années de ma solde. Je savais que mon père avait en portefeuille de quoi me tirer d’embarras. Je pris le parti de tenter un effort sur son cœur, tout fermé que je le savais à triples verrous. Le baron me fit voir qu’il n’avait point changé ; à mes premières paroles, il me montra un visage connu, un front de taureau prêt à vous encorner. Ma foi ! l’indignation alors me saisit, je ne songeai plus qu’à jouer au vieil Harpagon quelque tour à laisser pour toujours en lui des traces sanglantes.

Je voulais lui faire un vol comme celui de la pantoufle ; mais que lui prendre ? Au logis qu’il habitait, dans une des plus mauvaises hôtelleries de la ville, on était bien sûr qu’il ne laisserait jamais traîner seulement une boucle de soulier ou de culotte. Un matin que je méditais sur les obstacles offerts à mon dessein, je vis passer sur le port un Turc qui lorgnait une grosse Maritorne : c’était le capitaine d’un navire barbaresque, accusé de faire un commerce peu chrétien pour peupler le harem du grand seigneur. Une diabolique inspiration fondit tout à coup sur moi ; je m’approchai du musulman, et je lui dis :

— Si vous le voulez, seigneur turc, je vous vendrai, pour un prix fort raisonnable, une femme beaucoup plus grasse et beaucoup plus appétissante que celle qui attire votre attention en ce moment.

Je conclus avec l’infidèle le marché, et l’heure est fixée où je dois livrer la marchandise. Je cours alors chez mon père ; je le trouve avec la baronne.

— Ma belle-mère, dis-je, me promet depuis très long-temps de venir visiter les navires qui sont dans le port ; il fait aujourd’hui un gai soleil, qu’elle prenne mon bras, et je lui ferai voir toutes sortes de curiosités marines.

Mme de Favonette met sa mante, son époux me la confie, nous partons ; je rejoins le Turc, qui m’attendait à l’entrée de sa galère ; nous entrons dans la barbaresque, j’y laisse la baronne, et je rapporte des sequins infidèles, mais très bien vus dans la chrétienté. Ainsi j’avais vendu ma belle-mère ; ne pouvant pas voler autre chose à mon père, je lui avais volé sa femme. C’était un délit fort sérieux. Le baron, à qui j’avais fait des contes bleus, passa toute une nuit sans savoir ce qu’était devenue sa moitié ; mais le lendemain la vérité fut connue, et de lui et de toute la ville. Je n’eus alors que le temps de me sauver, et au plus vite. Ce n’était plus cette fois une malédiction qui me menaçait, mais la prison, peut-être la corde. Je m’enfuis tout le long des côtes ; je rencontrai un pirate qui me prit à son bord, et maintenant vous voilà sur la trace de mes aventures.

Un jour, mon pirate débarqua dans la Dominique ; il fut attaqué par les sauvages, pris et mangé avec tous ses compagnons, excepté un seul, l’homme qui vous parle. On m’avait pris aussi, mais on ne me mangea point ; les Caraïbes me trouvèrent une figure qui leur revint, ils me traitèrent bientôt comme un des leurs, et comme je me montrai dans leurs chasses, ainsi que dans leurs guerres, plus brave, plus adroit, beaucoup plus avisé qu’eux, ils me choisirent pour leur chef. Moi, chevalier de Favonette, ancien capitaine au régiment de Navarre, je suis maintenant roi des Caraïbes.

J’avais eu toujours des idées très philosophiques ; nul n’est philosophe comme un vrai soldat. Ma nouvelle condition a développé infiniment ces idées. J’ai vu tant casser de têtes, arracher de chevelures et rôtir de chair humaine, que j’ai sur la vie et la mort de mes semblables, aussi bien que sur ma mort et ma vie, une doctrine pleine de résignation. Je ne sais pas où diable on va quand on a reçu un coup de couteau dans la poitrine ou un coup de massue sur le crâne ; mais si dans cet endroit-là, quel qu’il soit, je suis toujours prêt à envoyer les autres, je suis toujours prêt à y aller moi-même. C’est là toute mon humanité. De là vient, messieurs, que j’ai failli vous tuer, puis me laisser griller. Je n’attache aucune importance à toutes ces choses. Cependant, c’est par là encore que je suis soldat ; j’aime l’eau-de-vie et comprends l’amitié. J’étais et je suis resté ce qu’on nomme un franc luron, un bon diable. Vous êtes mes hôtes, touchez là, je suis content d’être avec vous. Vous riez, j’aime le rire ; j’ai plaisir à voir autour de moi mener la vie gaiement et bravement.

Et le chevalier de Favonette cessa de parler pour boire un nouveau coup à l’outre où il avait puisé déjà une partie de sa gaieté. Saladin se sentit quelque inclination pour l’ancien capitaine. Si ce n’était pas un preux, c’était un soldat ; s’il n’avait point l’élégance de d’Esprénil, il avait sa bravoure. Mafré s’amusait de cette philosophie, fort distincte de celle qu’on enseignait à M. Jourdain, mais, par plus d’un point, très rapprochée de la sienne. C’était grand dommage que Narille ne fût point là. Quel homme moins bourgeois que M. de Favonette ? Dranmor souriait de son calme et mystérieux sourire.

Le lendemain, le roi Favonette mena ses hôtes, devenus tout-à-fait ses amis, chasser le bison avec sa tribu. Après avoir couru sous le ciel toute la journée, on rentra le soir avec un grand appétit. On se mit autour d’une table présentant l’aspect dont nous avons déjà parlé. Quelques mets étaient d’effrayantes bêtes, quelques autres avaient un mystère devant lequel plus d’un appétit eût reculé. Mafré, plus lié ce jour-là qu’il ne l’était la veille avec le souverain caraïbe, lui dit tout à coup, en lui désignant un plat que Briolan venait instinctivement de repousser :

— Voilà un ragoût qui ne me revient pas. De quoi diable est-il formé ? Il me semble, ma foi, que cette chair a des formes qui ne sont ni d’un oiseau, ni d’un poisson, ni d’aucune bêtle, mais plutôt…

— Ah ! mon Dieu ! dit Favonette, achevez votre pensée, d’un homme. Je ne vous le cacherai point, ce plat est fait avec l’épaule d’un Caraïbe ennemi, tombé en notre pouvoir il y a deux jours.

Puis, prenant une physionomie qui voulait exprimer la plus haute convenance :

— Je n’aime point beaucoup ces sortes de plats, je vous l’avouerai ; mais vous savez ce qu’on fait en Europe dans certaines maisons où l’on reçoit des gens d’opinions diverses en matière religieuse. On a, les vendredis et les samedis, des plats gras et des plats maigres. Moi, je tâche aussi d’avoir deux ordinaires. Ma tolérance ne me permet pas de proscrire la chair humaine, mais je n’en mange point.

XI.

Favonette, malgré l’indifférence philosophique qu’il aimait à professer pour l’espèce humaine, avait pris en grande passion nos amis. Sans trop s’inquiéter si leur séjour était agréable ou non à ses sujets, il les retenait dans son carbet avec de nouvelles instances, toutes les fois qu’ils venaient lui annoncer l’intention de se séparer de lui pour aller fonder un boucan. Cependant la vie sauvage n’avait point changé les mœurs et l’humeur de Saladin. C’était un de ces caractères toujours touchans, quelquefois irritans, comme on va le voir, qui resteront les mêmes jusqu’au tombeau, sinon au-delà, ainsi dont il faut qu’on prenne son parti. Tatoué de la tête au pieds et coiffé avec des plumes d’aigle, notre héros aurait marché dans la vie comme s’il eût été revêtu de l’armure de Bayard ou de François Ier. Il n’avait abandonné aucun de ses sentimens, même son tendre respect pour les femmes. Ce qui l’étonnait et l’indignait chez les Caraïbes infiniment plus que le goût de la chair humaine, c’est la manière dont les femmes étaient traitées, la solitude où on les retenait, les ouvrages grossiers auxquels on condamnait ces mains, qui auraient dû être chez des guerriers des objets chers pour les lèvres et sacrés pour le cœur.

Un matin, ces pensées avaient été remuées chez Saladin avec plus de force que d’habitude par la manière dont le chef des Caraïbes, Favonette, avait ordonné à une de ses compagnes d’allumer son calumet ; notre gentilhomme prit son fusil et s’en alla dans les bois. Quoique les forêts de l’Amérique, tout en surpassant de beaucoup en majesté les forêts du Périgord, n’eussent point pour Briolan le même charme que ces premiers asiles de ses rêves, elles le touchaient encore avec une force extrême. Après les vieux châteaux, rien de plus ami des chevaliers que les forêts. Saladin s’avançait donc livrant son ame à l’amour des arbres ; il éprouva bientôt une de ces ivresses qui sont renfermées dans les souffles et la lumière du ciel. Il se sentait bon et fier, généreux et hardi, disposé à combattre des lions et à franchir des barrières de flammes pour épargner une larme à de beaux yeux.

Saladin, en parcourant les bois avec cet éclatant cortége de pensées, aperçut tout à coup, au bout d’un sentier, un cheval et deux créatures humaines. Une de ces créatures était sur le cheval et c’était un homme, l’autre à pied et c’était une femme. L’homme avait l’air solennel et l’accoutrement compliqué d’un sauvage de distinction. Son visage était encadré dans une sorte de bonnet à cornes et tout barbouillé de vermillon. Il avait une expression de vanité à la fois recueillie et triomphante. Un père de famille romain, un quirile ayant le droit de faire travailler sa femme et de mettre à mort ses enfans, ne devait point porter la toge avec plus de gravité que n’en mettait ce personnage à porter son manteau de peau de bison. Sur ses traits et dans toute sa personne éclatait le sentiment qui cause la plus vive irritation aux ames chevaleresques, l’orgueil du tyran domestique.

La femme, suivant la coutume des femmes sauvages qui, tout comme les nôtres, ont de la grace et de bien d’autres choses un instinct que nous ne soupçonnons pas, n’avait point le visage tatoué. Elle était plus belle que ne le sont d’habitude les compagnes des Caraïbes. Son teint était coloré d’une façon un peu trop uniforme. Elle n’avait point, comme les Philis de nos madrigaux, là des lis et là des roses ; elle avait des roses partout. C’était une teinte rosée au lieu d’une teinte cuivrée qui était répandue sur ses traits, et une teinte rosée sans fadeur. Tout son visage était de la même couleur que les doigts de l’Aurore, ses yeux étaient grands, bien fendus, d’un beau noir, et possédant tout le mystère qu’on est en droit d’exiger d’un regard féminin ; mais la pauvre femme avait un air très conforme à sa façon de voyager. Briséis, conduite entre deux soldats à la tente d’Agamemnon, ne devait pas marcher d’un pas plus humilié que le sien.

Un homme qui se prélassait sur un cheval, tandis qu’une femme à ses côtés marchait à pied ! On conçoit quelle indignation un pareil spectacle devait exciter chez Saladin. Tout autre eût passé son chemin, excepté peut-être ce glorieux fou dont le vétéran de Lépante fut le pieux et moqueur historien. Le seigneur de Briolan sentit son visage se couvrir de l’honnête rougeur que faisaient monter les spectacles forcés et fréquens en ce monde des choses félonnes ou discourtoises sur le pauvre front noble et malade du héros de la Manche. Il s’arrêta, et l’envie lui prit d’appliquer la crosse de son fusil au milieu de la poitrine du sauvage ; mais, pendant qu’il méditait cet acte d’agression, l’homme à cheval lui adressa la parole, en langue caraïbe bien entendu, de sorte que Saladin eut assez de peine à comprendre. Comme le caraïbe, toutefois, n’est pas fort compliqué, et que depuis très long-temps Briolan, dans la prévision d’une vie de boucanier, avait prié Mafré, passé maître en ce langage, de le lui apprendre, il parvint à se rendre compte de ce que le barbare voulait lui dire. Le Caraïbe voyageur demandait à Briolan, qu’il prenait pour un de ces boucaniers habitués aux mœurs et aux idiomes des forêts, s’il était loin du carbet des Longues Oreilles (les Longues Oreilles étaient les sujets de Favonette), où il allait, comme chef et ambassadeur des Grandes Bouches, traiter une question de grand intérêt. Saladin lui répondit dans un caraïbe assez pénible, mais cependant distinct, que le carbet des Longues Oreilles, où il demeurait, n’était pas fort éloigné, toutefois qu’il lui semblait à une trop grande distance pour les pieds d’une femme, d’une femme surtout qui marchait à côté d’un cheval. Et il complétait sa pensée en indiquant par gestes au sauvage qu’il ferait fort bien de céder sa monture à sa compagne.

Peindre l’étonnement qu’exprimèrent les traits du Caraïbe aux discours et aux signes de Saladin ne serait point chose facile. Sa physionomie fut d’abord celle d’un homme qui cherche à se persuader que ses oreilles et son regard lui font d’infidèles rapports ; mais il n’y avait point moyen de se méprendre sur la pensée de Briolan. Le gentilhomme, voyant que le sauvage hésitait à le comprendre, recommença gestes et propos d’une façon plus énergique. Alors le chef des Grandes Bouches, laissant s’échapper en paroles sa surprise et sa colère, s’écria d’une voix retentissante :

— Pour que ta langue parle ainsi, étranger, il faut qu’elle se remue au hasard. L’Esprit, sans doute, s’est éloigné de toi. Tu veux qu’un guerrier s’humilie devant une femme. Que diraient les Grandes Bouches, et même les Longues Oreilles, s’ils voyaient l’Éclair qui tue à pied, et le Nuage rose à cheval ? Étranger, continue ta chasse et tâche de retrouver ta sagesse. Pour des mots moins insensés que les tiens, l’Éclair qui tue a quelquefois arraché des chevelures sur des têtes plus effrayantes que la tienne.

— L’Éclair qui tue, repartit avec impétuosité Saladin, n’arrachera point un cheveu de ma tête, et tout à l’heure il touchera la terre, non pas de ses pieds, mais de tout son corps que je vais y faire rouler.

Puis, s’adressant à la compagne du discourtois Caraïbe :

— Beau Nuage rose, ajouta-t-il de l’accent le plus tendre et le plus galant, je vais te donner le cheval qui devrait déjà te porter.

Saladin, en achevant ces mots, jeta son fusil, arme pour laquelle il professait le dédain le plus profond, et tira son épée. L’Éclair qui tue fit reculer son cheval en arrière pour prendre champ, ainsi qu’un chevalier du temps jadis, puis il se précipita au galop contre Saladin, la bride abandonnée sur le cou de son cheval qu’il conduisait uniquement des jambes, d’une main agitant sa lance, de l’autre sa massue. Briolan était en garde. Non-seulement les Navarrais, les Maures et les Castillans, mais tous les démons, tous les dragons, tous les monstres possibles et impossibles auraient pu fondre sur lui, sans déranger ni son regard ni son poignet. La force dans le jarret et dans le bras, la valeur dans la poitrine et dans les yeux, il attendit le sauvage. Au moment où le Caraïbe, par un mouvement naturel, mais maladroit, leva sa main en arrière, afin d’assener à son ennemi un coup plus fort de massue, Saladin, étendant le poignet, l’atteignit en pleine poitrine d’un coup d’épée. Les deux bras du Caraïbe se détendirent, sa tête tomba sur son sein, pesante et inerte comme une tête dont vient de s’emparer un sommeil maudit. Son cheval se cabra avec l’épouvante et la révolte du coursier qui, au lieu d’un corps vivant, ne sent plus sur lui qu’un cadavre.

Briolan était vainqueur. Après un premier et rapide moment donné aux fanfares triomphales qui éclataient dans son ame, il songea à celle pour qui il venait de combattre. Le Nuage rose, muet témoin de toute cette scène, qu’elle avait à peine comprise, était appuyée contre un arbre, ne s’évanouissant pas, parce que l’évanouissement est inconnu aux femmes sauvages comme les flacons et les pastilles d’éther, mais à peu près aussi étrangère à ce qui se passait sous ses yeux que si elle avait été évanouie. Saladin s’inclina respectueusement devant elle, prit sa main, qu’elle lui abandonna sans aucune résistance, et la plaça sur son cœur, puis essaya de lui faire nettement comprendre, avec son caraïbe le plus pur, sa voix la plus douce, ses gestes et ses regards les plus expressifs, tout ce que nous venons de raconter.

Le grand danger de notre preux était de s’adresser à une de ces femmes au caractère dépravé, tristes exceptions dans leur sexe, qui aiment, il faut bien le dire, à être battues. Le Nuage rose, fort heureusement, n’était pas de ces perverses natures. Les manières respectueuses du gentilhomme l’attendrirent tout d’abord ; rapidement remise de son effroi, elle fit des efforts pour comprendre les douces paroles que murmurait cette bouche courtoise, et ces efforts eurent un plein succès. La femme sauvage devina en quelques instans ces lois de la chevalerie que tant de siècles ont encore si mal gravées dans bien des intelligences. Briolan lui faisait signe de s’asseoir sur le cheval dont il venait de renverser le chef caraïbe ; c’est ce qu’elle fit, et d’un air fort noble, ma foi.

Saladin prit alors la bride du coursier, et, le conduisant avec la gravité qu’aurait mise un page à conduire le palefroi d’une reine, il se dirigea vers le carbet de Favonette en compagnie de la dame caraïbe. Favonette était assis à la porte de son carbet, entre Mafré et Dranmor, fumant avec eux le calumet, quand il aperçut, au bout d’une des vertes routes où plongeait sa vue, Saladin et sa conquête.

— Que diable est-ce là ! s’écria-t-il ; quel gibier le comte de Briolan rapporte-t-il de sa chasse ? Il est avec une femme, et une femme caraïbe, par la mordieu ! une femme de la tribu des Grandes Bouches. Par l’enfer ! pourvu qu’il n’ait pas enlevé la belle ! Si cela était, je ne sais point comment je pourrais le sauver, non-seulement de nos ennemis, mais de mes sujets.

Et l’ancien capitaine, évidemment inquiet, se précipita, suivi de Dranmor et de Mafré, au-devant de Saladin. Briolan raconta, de l’air du monde le plus fier et le plus satisfait, toute sa conduite envers l’Éclair qui tue et le Nuage rose. L’humeur la plus sombre, le plus chagrin dépit, se peignaient sur les traits de Favonette, au fur et à mesure que le comte poursuivait complaisamment son récit. Tous les sentimens, du reste, qu’exprimait le visage du souverain des Longues Oreilles semblaient partagés par Dranmor, et surtout par Mafré.

— La peste soit de votre chevalerie, Briolan ! s’écria ce dernier ; la voilà qui devient presque aussi insupportable que la gentilhommerie de Narille. Vous avez fait une vraie folie en traitant cette sauvage comme une marquise ou une duchesse. Il faut que vous vous débarrassiez au plus vite du Nuage rose en la rendant aux Grandes Bouches, avec force peaux de renards, de bisons, de castors, et nombre d’outres pleines d’eau-de-vie. C’est le seul moyen de prévenir le mal que peut causer votre bel exploit.

M. de Mafré a raison, se hâta de dire alors Favonette. Il faut apaiser sur-le-champ les Grandes Bouches, et pour cela ne point garder un instant ce Nuage rose de tous les diables. Je vais appeler quatre de mes guerriers, qui se muniront de présens et ramèneront la dame à son carbet lestement, en la faisant marcher à pied, comme il convient à une créature de son espèce, n’en déplaise à votre chevalerie, monsieur le comte.

— Vrai Dieu ! dit alors Saladin, la flamme aux joues, l’éclair aux yeux, Mafré et vous, monsieur de Favonette, je vous croyais d’autres compagnons ! Vous voici prêts à me maudire, parce que j’ai attiré un péril sur vous. C’est moi, ou du moins c’est mon corps, que vous serez obligé de livrer aux Grandes Bouches, si les Grandes Bouches vous font tant de peur ; car, tant que je serai vivant, tant que j’aurai ce cœur et cette épée qui se répondent, je ferai respecter le Nuage rose, comme si c’était, non pas une duchesse ou une marquise, Mafré, mais une reine ! Toutes les femmes sont reines pour les Briolan.

Autant qu’il pouvait aimer quelqu’un, Favonette aimait Briolan, qui, le premier, s’était jeté dans ses bras, quand il avait chanté la chanson française, et dont l’humeur si franchement audacieuse le charmait.

— Allons, fit-il, puisque vous le prenez ainsi, notre cher comte, nous supporterons tous les suites de votre chevalerie. On se battra pour le Nuage rose ; seulement, comme je ne répondrais pas de mes sujets, s’ils apprenaient pour quelle cause ils vont s’exposer aux flèches empoisonnées, aux balles et aux casse-têtes, je vous prierai de ne point leur raconter votre exploit. Je leur trouverai un autre grief contre les Grandes Bouches que la façon dont l’Éclair qui tue faisait voyager sa femme, car cette façon, ils l’approuveraient fort. Vous n’êtes point ici parmi des chevaliers, monsieur de Briolan, mais vous êtes parmi des hommes qui savent fort bien se battre, et qui vous le prouveront ; vous êtes aussi parmi des hommes qui vous aiment, et qui, je le crois, vous le prouvent.

En achevant ces derniers mots, le prince des Longues Oreilles tendit à Saladin, d’un air vraiment royal, une main que notre gentilhomme serra avec un sincère attendrissement. Le sacrifice de Favonette, que lui reprochaient les regards sévères, quoique sans courroux, de Dranmor et de Mafré, lui causait un chagrin réel ; un coup d’œil jeté sur le Nuage rose l’empêcha de le repousser. Et il dit à Favonette, d’une voix où l’on sentait la sainte trinité de vertus qui règne aux cœurs héroïques, la franchise, le courage et la bonté :

— Je vous remercie, mon ami, et je suis sûr, après tout, que je vous fais combattre pour une bonne cause. Ce qui est bien dans un bois du Périgord doit être bien dans une forêt de l’Amérique. Ce ne sont point, en tout cas, des passions coupables qui me mettent au cœur ce que j’y sens en ce moment.

— Mon cher Briolan, fit Mafré, vous êtes jeune, vous êtes brave, voilà ce qui met dans votre cœur des mouvemens qui ont pour vous un immense charme ! Si vous étiez au milieu d’autres compagnons que nous, ce charme-là, vous courriez grand risque de ne point le faire comprendre ; mais, nous autres gens de périls et de hasards, nous avons tous une paladinerie qui est indulgente pour la vôtre. Le fait est, ajouta-t-il avec un sourire mélancolique et comme répondant à une pensée qu’avaient éveillée en lui ces derniers propos, le fait est que l’élégance et le plaisir sont ce qu’il y a de mieux en ce monde, et que la bravoure est, après tout, ce qu’il y a de plus élégant, le danger ce qu’il y a de moins ennuyeux.

On entra, sur ces mots, au carbet. Tandis que Favonette réunissait les chefs des Longues Oreilles pour les préparer, par des récits de sa façon, à la guerre contre les Grandes Bouches, Saladin conduisait le Nuage rose à la chambre qu’il habitait. Par un retour aux mœurs sauvages, la belle, quand elle fut seule avec son chevalier, voulut le traiter en maître, et se précipita à ses genoux. Le bon Saladin la releva, la fit asseoir sur le sofa caraïbe, c’est-à-dire sur l’amas de peaux de bisons et de castors qui garnissait un des coins de sa chambre, et prit place à ses pieds. Alors, lui saisissant la main, il lui dit de sa voix la plus tendre :

— Chez les guerriers rouges, on vous faisait obéir ; avec moi, vous commanderez. Aimer et respecter les femmes, c’est là une religion chez ceux qui sont les plus braves et les plus vaillans parmi les guerriers pâles.

Le Nuage rose trouvait cette religion sublime et son apôtre charmant.

XII.

La diplomatie ne joue pas un très grand rôle dans les guerres entre Caraïbes. Depuis long-temps les Grandes Bouches et les Longues Oreilles étaient prêts à se dévorer littéralement pour la cause qui amène d’ordinaire tous les combats des sauvages, pour la possession d’un terrain de chasse. Les Grandes Bouches prétendaient chasser seuls dans une partie de la forêt où sifflaient matin et soir les flèches des Longues Oreilles. En envoyant l’Éclair qui tue ouvrir une négociation au carbet Favonette, au lieu de se jeter tout simplement sur leurs rivaux de chasse, les Grandes Bouches avaient montré une modération qui n’était pas dans leurs mœurs. Quand ils retrouvèrent le corps de leur ambassadeur étendu sanglant et inanimé près du quartier de leurs voisins, ils ne pensèrent pas à engager une enquête pour savoir comment s’était fait le meurtre, mais tout simplement à venger une mort par d’autres morts. Ils emportèrent le corps de l’Éclair qui tue, qu’ils ensevelirent avec toutes les cérémonies propres à réjouir une ombre de Caraïbe, hurlemens, danses funèbres, sacrifices humains ; puis ils se mirent en route armés, et avec maint moyen de combat que nous allons connaître tout à l’heure, pour exterminer ceux auxquels il leur était le plus agréable d’attribuer le trépas de leur chef.

Favonette, qui connaissait à fond les mœurs sauvages, avait prévu d’avance tout ce que feraient les ennemis. Il savait et le temps qu’ils consacreraient à leurs pratiques funèbres, et le moment où ils commenceraient leur attaque. À l’instant donc où la tribu des Grandes Bouches se mettait en route pour aller chercher sa vengeance, on donnait le signal du départ dans la tribu des Longues Oreilles. Favonette ne voulut pas laisser à ses adversaires l’avantage d’être les agresseurs. Il prit la résolution de les rencontrer et de leur livrer bataille au milieu de la forêt.

Quand les Longues Oreilles sortirent de leur carbet, il se levait dans le ciel un beau soleil d’automne qui n’empêchait point de souffler à travers les airs un vent âpre et bruyant, aux inspirations martiales. Favonette était aussi fier qu’Alexandre, et avait lieu de croire que le soleil s’intéressait tout autant à la journée qu’allaient éclairer ses rayons, qu’il avait pu s’intéresser jadis aux journées du Granique et d’Arbelle. Ce grand capitaine était monté, sans étriers et sans selle, sur un petit cheval de race sauvage aux membres grêles, mais prompts et robustes, à la tête grosse et expressive, à la queue imposante et à la crinière colérique. Près de lui s’avançaient, sur des chevaux semblables au sien et qu’ils montaient aussi à la caraïbe, Dranmor dans sa calme beauté, Mafré le visage empreint de son habituelle insouciance. Saladin était à pied. Il n’avait point pu se résoudre à monter à cheval en sauvage ; il trouvait dans l’équitation caraïbe quelque chose qui répugnait à son élégance guerrière. Il s’en allait donc comme un paladin dont un enchanteur a volé le coursier favori. Il était fort gai du reste, quoique à pied. Le courage faisait circuler dans tout son corps ses agréables chaleurs. Les rêves à l’éclat d’armure, aux voix de cymbales et de trompettes qui remplissent le matin des belliqueuses journées, tourbillonnaient autour de lui. Il se sentait agile et dispos, pur de cœur, ardent d’esprit, propre à savourer les farouches délices des combats.

On s’avançait depuis deux heures dans la forêt, sous des voûtes qui résonnaient de chants d’oiseaux et que paraient toutes les teintes d’une verdure d’automne, quand, au détour d’une allée, un des hommes qui marchaient à l’avant-garde roula tout à coup sur le gazon. Une flèche venait de l’atteindre au milieu du corps, une des flèches les plus infernales qu’ait inventées le génie caraïbe : ce trait mortel était coupé à l’endroit où se joignent le bois et le fer, non pas coupé tout-à-fait, mais de manière à se rompre une fois entré dans la chair. Le bois avait glissé à terre, et le fer s’était enfoncé dans la blessure, ne pouvant plus, comme une balle, être arraché que par des tenailles. Deux guerriers des Longues Oreilles se précipitèrent près de leur compagnon blessé, et tombèrent frappés comme lui par des mains invisibles.

Favonette fit arrêter sa troupe. D’un œil accoutumé à sonder les secrets du feuillage, il eut bientôt aperçu, à travers les arbres, une embuscade de Grandes Bouches. Il montra aux siens les archers ennemis, dont quelques-uns s’étaient établis au milieu des branches comme des chats-tigres, et une pluie de traits mêlée de quelques balles commnença à tomber dans la forêt. Ni Mafré ni Dranmor ne semblaient novices dans ce genre de combat. Tous les deux s’étaient jetés à bas de leur cheval et s’étaient logés derrière des arbres, d’où ils envoyaient à leurs ennemis des balles portant toutes la mort avec elles. Les chênes qui servaient d’abri à ces deux terribles tirailleurs, avaient leur écorce toute déchirée de flèches. Saladin regardait toute arme qui se lance comme arme de poltron ou de valet. Il attendait avec une brûlante impatience l’instant où l’on renoncerait aux projectiles pour engager le corps à corps, cette forme du combat si chère à l’héroïsme, où les cœurs, en battant les uns contre les autres, sentent ce qu’ils valent. En attendant cet heureux moment, il négligeait avec trop de dédain de se garantir des traits dont l’air était traversé. Une des redoutables flèches dont nous avons parlé l’atteignit à la cuisse ; elle avait été décochée sans doute par une main vigoureuse, car son fer disparut entièrement dans la chair de notre héros, qui devint sanglante et gonflée.

Mafré, qui vit la blessure de son compagnon, s’élança à travers les traits, saisit le gentilbomme au milieu du corps, et l’entraîna malgré lui derrière son rempart. Cependant le sort ne semblait pas se déclarer pour les Longues Oreilles. Ils avaient été surpris, ce qui est un malheur presque irréparable dans une guerre de sauvages. Leurs ennemis, mieux garantis qu’eux, souffraient moins et faisaient plus de mal ; tous les guerriers longues oreilles attendaient avec la même impatience que Saladin la fin d’un combat où évidemment ils avaient le dessous ; mais, au moment où les traits de leurs adversaires s’épuisaient et où ils espéraient dans leur valeur pour changer la face de la bataille, une attaque vint fondre sur eux, terrible, imprévue et d’une nature à faire bien autrement frémir Briolan d’indignation que toutes les balles et toutes les flèches du monde.

Les Grandes Bouches lançaient contre leurs ennemis ce qu’on appelle en Amérique les casques, c’est-à-dire les chiens sauvages. Ce sont des chiens abandonnés par les boucaniers, qui, dans la liberté et le péril des bois, ont pris la nature des bêtes féroces. Ils sont d’une maigreur effrayante, qui, toutefois, ne nuit point à leur force. Les lévriers qui composent dans les forêts allemandes la meute du chasseur infernal doivent avoir ces corps efflanqués où se cache le démon de la vitesse, ces yeux creux et éclatans qu’anime le démon du carnage. Ce sont des spectres hideux de lévriers, mais des spectres qui mordent et qui dévorent, dont on sent l’haleine et la dent. Une affreuse lutte s’engagea entre les Longues Oreilles et ces formidables alliés des Grandes Bouches. Le combat de l’homme contre la bête a quelque chose de monstrueux, d’infernal, d’impie, qui doit faire pleurer les dieux. Entre ces mâchoires vivantes qui versent leur bave dans les blessures, la chair humaine éprouve des frissons d’horreur que ne feront jamais pénétrer en elle ni le fer, ni l’acier, ni le plomb. Sous la morsure de ces atroces et indignes adversaires, les êtres de notre espèce sentent le dégoût mêler ses tortures à celles de la douleur ; puis, à tout ce qui nous frappe et nous terrasse déjà dans une pareille lutte, se joint encore une terreur de mystère : ce courage qui nous étonne, cette furie qui nous déchire, ne sont ni notre courage ni notre furie. Nous ne savons point de quels souffles ces passions sont nées ; les éclairs de ces yeux sanglans partent d’un foyer inconnu. C’étaient de terribles objets que les cadavres dont ce combat couvrait le gazon de la forêt. Quelques lambeaux de chair informes, quelques ossemens fumans et empourprés, indiquaient seuls la place où un guerrier était tombé. Les Grandes Bouches avaient lancé sous les arbres un immense troupeau de casques ressemblant aux vagues d’une marée, horribles vagues qui déchiraient tout ce qu’elles avaient renversé.

La déroute fut bientôt générale parmi les Longues Oreilles ; devant cet effroyable amas de gueules sanglantes, on fuyait comme devant des flammes et des flots. Dranmor et Mafré placèrent entre eux deux Saladin, à qui sa blessure rendait douloureux chaque pas. Ils rejoignirent Favonette, qui, dans sa retraite, avait long-temps montré la poitrine. Ils arrivèrent sur ses traces, après avoir dépisté l’affreuse horde de bêtes et d’hommes qui les poursuivaient, au carbet d’où ils étaient partis le matin avec de si joyeux espoirs.

Une grande confusion régnait au quartier des Longues Oreilles. À tout instant arrivaient des guerriers épouvantés et blessés qui se laissaient tomber le regard consterné, la bouche muette, tous les membres appesantis dans chaque coin du carbet ; les femmes et les enfans, cherchant des époux et des pères qui ne reparaissaient pas ou qu’ils voyaient revenir sanglans et frappés de terreur, poussaient des cris à déchirer sous la terre les oreilles des morts. Favonette, au milieu de tout ce tumulte, conservait sa tranquillité et son énergie. Il marchait d’un pas calme à travers cette foule effarée ; lorsqu’il rencontrait devant lui un corps étendu sur le sol, il se baissait pour voir si c’était la mort ou la peur qu’il avait devant les yeux, et, quand c’était la peur, il avait des imprécations guerrières qui souvent mettaient sur leurs pieds, en armes, des gens qu’on n’aurait cru bons qu’à dormir sous terre.

Favonette n’osa point toutefois, malgré le courage qu’il était parvenu à faire rentrer dans nombre de cœurs, attendre les Grandes Bouches au sein de ses foyers. Ses gens n’étaient point encore en état de recommencer avec quelque chance de succès une bataille. Il résolut de quitter son carbet avec toute sa tribu, les femmes, les enfans, les blessés qui pourraient marcher ou qu’il serait possible de transporter, et d’aller camper au bord de la mer sur une baie voisine. Cette baie offrait, entre les ilots et des rochers, un espace presque inaccessible, et, cet espace envahi, les Longues Oreilles avaient en rade une petite flotille de canots sur lesquels ils pouvaient fuir leurs ennemis et gagner une île prochaine.

Mais la retraite ordonnée par Favonette devait être chose difficile et cruelle. Il ne s’agissait point seulement d’abandonner des lieux connus, ce qui est une terrible douleur chez toutes les nations, et surtout parmi les sauvages, car les sauvages ont pour les lieux l’amour des enfans. Ils ont, là où ils habitent, mille secrètes intelligences avec toute sorte d’êtres invisibles qui enchantent leurs heures silencieuses. Il s’agissait d’une chose plus déchirante encore pour ces malheureux que d’une séparation avec un toit, des foyers et des arbres ; leurs ennemis allaient paraître, leur fuite devait avoir lieu sur-le-champ, il y avait là nombre de blessés qu’ils ne trouvaient aucun moyen d’emporter avec eux.

Il y a deux blessés qui nous intéressent, nous : l’un c’est notre ami Saladin ; l’autre, c’est ce pauvre Narille, auquel peut-être on ne pense plus guère. Narille avait été blessé, s’en souvient-on ? dans le combat qui avait failli finir pour Favonette par un autodafé, et sa blessure, encore fort mal guérie, ne lui avait point permis le matin de prendre part à l’expédition générale ; toutefois il pouvait marcher. Mafré et Dranmor, qui avaient un instant abandonné Saladin pour courir à la case de Nariile, trouvèrent le marquis debout, habillé et examinant ses armes ; ils lui apprirent en quelques mots les événemens de la journée, et lui enjoignirent de les suivre. Le sang-froid ne manquait pas à Narille, puisqu’il était brave comme on l’a vu déjà ; mais ce qui faisait défaut à notre bourgeois-gentilhomme, c’était la façon simple et silencieuse de prendre les choses qu’acquiert difficilement l’espèce essentiellement bavarde et affairée à laquelle il appartenait. — Comment diable les Grandes Bouches s’y étaient-ils pris pour battre les Longues Oreilles ? — Ils s’étaient servis de chiens. — Bon ; c’étaient donc de bien terribles bêtes que ces chiens ? Comment étaient-ils faits ? Que ne les avait-on assommés ? — Tandis que Narille faisait toutes ces questions, auxquelles ses compagnons ne répondaient qu’avec impatience et en le pressant d’achever ses préparatifs de départ, il se passait du temps. Les événemens marchent vite dans des instans comme ceux qui s’écoulaient alors pour la tribu Favonette. Quand, Narille enfin équipé et lassé de faire des questions mal accueillies, les trois aventuriers arrivèrent dans la grande salle du carbet, une portion de la tribu était déjà partie.

Quelles furent la surprise et l’inquiétude de Mafré et de Dranmor lorsqu’ils ne retrouvèrent plus Saladin à l’endroit où ils l’avaient laissé ? Le pauvre Briolan souffrait tellement de sa blessure où le fer était encore plongé, qu’évidemment il n’avait point pu marcher. Ses amis comptaient le prendre sur leurs bras. Quelque sauvage, dans une barbare pitié, aurait-il imaginé de le tuer et d’aller jeter son corps à la rivière voisine ? Mafré se souvenait qu’autour de lui on projetait d’en agir ainsi envers des blessés qu’on voulait à toute force soustraire aux Grandes Bouches et à leurs chiens. Rempli d’anxiété, il court vers Favonette et l’interroge. Favonette, tout entier occupé à surveiller la retraite de ses guerriers, n’avait rien vu. On était au milieu d’une foule, d’un mouvement, d’un bruit à désespérer toute recherche. Mafré, cependant, ne perdit point courage et se mit à traverser dans tous les sens cette cohue pour retrouver son compagnon. Ses efforts furent inutiles, il ne pouvait point pourtant se résoudre à quitter le carbet sans connaître le sort de Briolan.

Déjà il restait presque seul sur les lieux où tout à l’heure tant d’êtres se pressaient. La colonne de guerriers dont Favonette fermait la marche, et à laquelle il avait forcé Dranmor et Narille de s’adjoindre, s’éloignait. Mafré ne voyait autour de lui que quelques enfans et quelques femmes à qui la retraite avait plus coûté qu’aux autres membres de la tribu. Avec un chagrin que tempérait seule cette confiance dans le hasard qui n’abandonne jamais entièrement un aventurier, il prit enfin le parti d’aller rejoindre le gros de la troupe fugitive.

La marche, jusqu’au campement nouveau qu’on allait chercher, eut toute la tristesse qu’il est facile d’imaginer. La perte de Saladin, pour qui l’on avait entrepris une guerre si désastreuse, augmentait les soucis que laissait voir sous ses tatouages le front de Favonette. Il y avait quelque chose de si franc, de si expansif, d’un charme si viril, mais si puissant dans la personne de Briolan, que les plus rudes et les plus insensibles natures s’attachaient à lui. Dranmor même semblait ému ; sur ses beaux traits, aussi étrangers à la pitié que les traits d’Apollon ou de Mercure, on lisait la même expression de regret que sur la face de dragon chinois du capitaine Favonette.

Cependant on touchait à l’inexpugnable asile où les Longues Oreilles devaient enfin braver les Grandes Bouches. Déjà quelques femmes, quelques enfans, quelques guerriers sans armes, qui marchaient à l’avant-garde, avaient franchi la ceinture de rochers dont était entouré ce lieu. Ainsi qu’il arrive presque toujours dans la marche des grandes foules, dans les émigrations que causent les pestes ou les guerres, quand on arrive au but désiré, au sol promis, il y a un moment de confusion incroyable. Chacun veut toucher le premier la terre qui ne brûle plus des pas de l’ennemi, d’où ne s’exhale plus une haleine malade, et l’on se pousse, l’on se heurte, souvent même on se bat. La folie s’empare de ceux qui jusqu’alors avaient soutenu les autres de leur calme. Ces scènes de tumulte se passèrent dans la tribu des Longues Oreilles, quand tous les yeux virent la retraite souhaitée. Les guerriers que Favonette était parvenu à réunir en troupe régulière rompirent leurs rangs. Le désordre se mit dans toutes les bandes qui composaient l’émigration. On voyait des créatures humaines se précipiter les unes sur les autres, comme des moutons que poussent des chiens à l’entrée trop étroite d’une étable. Mafré, Dranmor et Narille se tenaient à l’écart pendant que s’écoulaient les flots orageux de cette cohue. Tout à coup ils voient passer devant eux, à l’endroit où la foule est le plus tumultueuse et le plus pressée, quelque chose qui attire leurs regards, une femme portant un homme sur ses épaules. Cet homme, ils le reconnaissent ; c’est Saladin, Saladin évanoui, car le gentilhomme aurait plutôt souffert mille morts que de se laisser porter par une femme. Quant à la robuste héroïne qui sauve ainsi Briolan, on l’a deviné, c’est le Nuage rose.

Le Nuage rose prouvait son dévouement pour Saladin à son énergique et sauvage manière. Ne songeant plus à ce qu’elle avait appris sur sa dignité de femme, occupée d’une seule chose, de sauver l’homme pour qui elle s’était prise de passion, elle portait son précieux fardeau hardiment et lestement, comme le palefroi favori d’une châtelaine porte sa maîtresse. Les trois compagnons de Briolan la virent disparaître derrière un rocher, dans la route où elle s’était engagée résolument, avant d’avoir pu lui faire comprendre leurs signes.

Quand la confusion eut enfin cessé et que la tribu tout entière eut pris possession de son campement, ils se mirent à la recherche de leur ami et de celle qui l’avait sauvé. Près d’une source comme on en rencontre souvent en Amérique sur les rivages de la mer, ils découvrirent ceux qu’ils cherchaient. Le Nuage rose agenouillée sur la terre, avait appuyé contre son sein la tête du jeune comte, qu’elle baignait d’eau fraîche. Saladin ouvrait les yeux, et les tournait, pleins de la tendresse instinctive d’un regard d’enfant pour le visage maternel, vers la figure penchée sur la sienne. À peine revenu à la vie, il sentait le bien-être d’une atmosphère féminine. Mafré appela Favonette, qu’il aperçut en ce moment à quelques pas de lui. Le capitaine s’entendait assez bien à l’art de panser les blessures, surtout les blessures faites par les flèches des Caraïbes ; il ne perdit point de temps à témoigner sa joie de ce qu’il retrouvait un compagnon aimé, il se mit sur-le-champ à une opération qui fut douloureuse, mais efficace. En fouillant avec un instrument de fer dans la blessure comprimée par des bandages, il parvint à arracher la pointe de la flèche. Quand Favonette eut mené à bonne fin son entreprise chirurgicale, Mafré, Dranmor et Narille s’entretinrent avec leur compagnon, lui racontèrent leurs inquiétudes et le dévouement du Nuage rose.

Une vive émotion couvrit de rougeur les traits de Saladin, lorsqu’il apprit de quelle manière il avait franchi la distance qui séparait le carbet où il s’était évanoui des lieux où il revoyait la lumière. Il saisit la main du Nuage rose, qui ne s’était pas éloignée pendant que Favonette faisait son office de chirurgien, mais avait servi constamment d’oreiller au blessé, attachant sur lui, avec une intrépide tendresse, un regard qu’enflammaient également le courage et la douleur. Il saisit cette main et y appuya quelque temps sa bouche. À cette caresse d’un caractère si touchant, si nouveau, si étrange pour elle, que Saladin lui avait faite déjà, mais jamais d’une façon aussi ardente et aussi respectueuse à la fois, la pauvre créature sentit tout le sang de ses fortes veines gonfler son cœur à le faire éclater.

XIII.

Le camp des Longues Oreilles occupait un vaste espace d’une part bordé par la mer qui l’échancrait, de l’autre entouré de rochers. Cet espace semblait avoir été destiné à l’usage auquel il servait. Une nation entière pouvait y trouver un asile pendant des mois. L’eau, ce besoin du corps, et je croirais presque de l’ame, l’eau n’y manquait point. On y voyait une source profonde et limpide entourée de gazon et d’où s’échappait un ruisseau qui allait à travers les sables du rivage se perdre dans la mer. C’était un de ces lieux comme il s’en trouve sur les côtes de notre patrie où les Gaulois se réfugièrent pour lutter contre les légions romaines, lieux de grand air, lieux de plein ciel, où le cœur se sent toute sorte d’énergies.

Les Longues Oreilles avaient construit à la hâte des huttes où s’était établie chaque famille. Dans une de ces cabanes, une des plus verdoyantes et des mieux tournées, Saladin s’abritait avec le Nuage rose. Le cousin de la belle Brigitte était plongé dans la vie sauvage. Tout en restant chevalier, et chevalier bien épris de sa dame, par ces secrets qu’il possédait de concilier les choses diverses, l’humeur d’Amadis et le tempérament de Galaor, il était tout rempli de douceur pour la charmante fille des Grandes Bouches. Comme on s’impatiente contre Esplandian quand on le voit tenir obstinément rigueur à cette demoiselle qui le suivait en habit de page ! Saladin, tout en entendant aussi bien le grand amour que s’il fût né du beau Ténébreux, savait s’y prendre avec les autres amours. Il n’écrasait point ces chères violettes, quelquefois d’une odeur si douce et si enivrante, sous leur jolie cape verte, qu’on rencontre dans tous les chemins tant qu’on voyage avec la jeunesse. Ne faisait-il pas bien ? Du reste, qu’il fit bien ou non, voilà ce qu’il faisait.

Le Nuage rose eut donc avec notre chevalier de belles et heureuses journées, de ces journées qui deviennent de désespérans et de charmans fantômes, quand elles ne sont plus et qu’on leur survit ; mais le Nuage rose devait-elle survivre à son bonheur ? Un soir, la fille des bois était couchée aux pieds de Saladin, sur le seuil de la hutte qui avait été pour elle un palais, un temple, un paradis. Les guerriers longues oreilles, après leur repas, se livraient à des danses que conduisait gravement Favonette, et que regardaient avec intérêt Narille, Dranmor et Mafré. Le Nuage rose et Saladin se tenaient à l’écart dans l’isolement cher aux couples amoureux. Le Nuage rose avait appris quelques mots de français, et Saladin, comme nous l’avons vu, parlait assez couramment le caraïbe. Puis d’ailleurs les jeunes hommes et les jeunes femmes de tous les pays parlent à peu près la même langue, ce que chacun sait fort bien. Saladin et sa compagne s’entendaient donc à merveille. Livrés aux enchantemens de leur jeunesse, du ciel, du soir et de l’amour, ils voyaient s’écouler des heures au vol et au gazouillement d’oiseau.

Le matin même, on s’était battu ; les Grandes Bouches avaient donné un assaut au camp des Longues Oreilles. Saladin s’était, comme toujours, signalé parmi les hardis. Plus d’un guerrier sauvage, escaladant les rochers avec un cœur de titan, avait, grace à l’épée de Briolan, suspendu à l’herbe des montagnes, perles rouges d’une effrayante rosée, les gouttes du sang qu’il perdait. Le Nuage rose parlait au gentilhomme de ses combats ; elle lui demandait si, parmi ceux contre lesquels il avait lutté de l’œil et du bras, il n’avait pas remarqué un guerrier à la taille gigantesque, d’un aspect sombre et menaçant, comme un chêne qui se dresse dans un ciel nocturne : ce guerrier portait une coiffure faite avec deux cornes de buffle, des plumes d’aigle et une peau de renard blanc qui descendait jusque sur son dos ; il avait le visage rayé de blanc et de noir, une bouche qui n’avait rien d’humain, des yeux qui jetaient à tous ceux qu’il rencontrait le frisson et la pâleur.

— Il me semble, dit en souriant Saladin quand le Nuage rose lui eut tracé ce portrait, il me semble, ma belle, avoir vu le personnage dont vous me parlez, qui est en effet accoutré comme une figure de cauchemar, et a la prétention évidente d’être fort effrayant. J’aurais aimé le saisir par une de ses cornes, et lui faire avec mon épée une raie rouge sur son visage bariolé de noir et de blanc ; mais cela n’a pas été possible : le drôle ne se démenait pas de mon côté. Comment appelez-vous ce fils d’enfer ?

— On l’appelle le Vent d’Hiver, répondit le Nuage rose, et on l’a toujours appelé ainsi, même quand sa mère était encore jeune et s’inquiétait pour lui du sort des premiers combats. Comme le vent d’hiver, il a toujours été impétueux et malfaisant. C’était le frère de l’Éclair qui tue, le maître dont vous m’avez délivrée. L’Éclair qui tue, auprès de lui, était bon comme une ondée de printemps. Le Vent d’Hiver ne s’est jamais plu qu’à faire souffrir et à tuer ; et quoiqu’il ne craigne pas la mort, quoiqu’on ne voie rien sur son visage quand il pénètre dans sa chair du fer ou du feu, ce sont les êtres sans défense, les enfans et les femmes, dont il aime par-dessus tout les tourmens. De toutes ces belles choses qui font qu’au lieu de me glacer d’effroi, votre courage me fait pleurer de tendresse, lui n’a jamais rien su. Il trouvait toujours que l’Éclair qui tue n’était pas assez cruel pour moi. Une fois, il me frappa au visage et voulut me crever un œil, parce que j’avais refusé de laver le poitrail de son cheval. Quelle haine il aurait contre moi, quels coups il chercherait à nous porter, s’il savait que la mort de son frère et tous les combats qui l’ont suivie viennent de nous !

— Mon cher Nuage rose, fit Saladin, je me moque de votre Vent d’Hiver, de ses haines et de ses vengeances. Vous savez comment je le recevrais s’il venait nous poursuivre ici. Ne pensez plus, ma belle, à cet homme stupide et lâche ; car ce sont des lâches, malgré la bonne contenance qu’ils trouvent moyen de faire pendant qu’on les rôtit, tous vos infâmes sauvages ! ce sont des lâches, puisqu’ils ne craignent pas de frapper qui ne peut répondre à leurs coups ! Oubliez, pauvre reine méconnue et outragée, tous les butors dont vous avez été forcée de subir les sots et farouches caprices pendant si long-temps. Vous avez trouvé enfin ce qu’on nomme un chevalier dans la langue des vrais braves, c’est-à-dire un homme qui, au lieu de crever les yeux des belles, les adore, en fait ses étoiles, ses soleils, ses dieux ; un homme qui, au lieu d’être le tyran et le bourreau des faibles, est leur serviteur et leur soldat ; enfin vous avez trouvé un homme qui vous aime et vous le dit de la façon qui vous plaît.

Le Nuage rose étendit ses deux bras vers le cou de Saladin, attira vers sa bouche le noble visage de son amant, et, sur ce front qu’enflammaient les pensées héroïques, déposa un baiser où frémissait toute son ame, cette ame jeune et sauvage inondée alors d’un amour profond comme les gouffres de la mer, pur comme l’air des forêts. Cependant la nuit arrivait. Les danses des sauvages touchaient à leur fin ; les amans rentrèrent dans leur cabane. Bientôt on n’entendit plus dans le camp des Longues Oreilles que le frémissement de la mer, les murmures du vent, et ce bruissement mystérieux que font partout les ténèbres.

Pourtant tout le monde n’était pas endormi dans cette cité guerrière. Sans parler des amoureux qui ne sont pas fort dormeurs de leur nature, bien des gens chez les Longues Oreilles étaient éveillés. Si l’on était entré dans la hutte qu’habitait Favonette, on eût, je crois, trouvé le digne souverain fêtant, en compagnie de Mafré, de Narille et de Dranmor, l’outre où il puisait d’aussi philosophiques inspirations que celles qu’offrait à Caton d’Utique le divin Platon. Mais un homme dormait qui n’aurait point dû dormir, ou qui du moins, s’il ne dormait pas entièrement, soutenait une lutte assez malheureuse contre le sommeil ; c’était la sentinelle qu’on avait placée à la porte du défilé par lequel il était le plus facile de pénétrer dans le camp. Si cette sentinelle coupable avait eu le cerveau plus libre, l’œil plus ouvert, elle aurait remarqué la tournure suspecte d’un renard blanc qui, venu du côté des montagnes, se dirigeait vers les huttes qu’elle était chargée de garder. Ce n’est pas chose étonnante qu’un renard blanc dans une île américaine, mais ce serait chose étonnante partout qu’un renard blanc marchât comme celui-là. Les sauvages mettent des peaux de renard blanc pour s’approcher des bisons ; un œil de bison seul aurait dû prendre pour un vrai renard l’être qui venait de s’introduire chez les Longues Oreilles. Il y avait trois jours, un guerrier longue oreille, mécontent de son roi ou de ses concitoyens, avait passé chez les Grandes Bouches. Le Vent d’Hiver avait donc appris les amours de Saladin et du Nuage rose, l’existence qu’ils menaient, et jusqu’à l’endroit qu’ils habitaient dans le camp. Maintenant, en voyant le renard blanc se traîner vers la hutte occupée par Briolan et sa beauté caraïbe, on peut, je crois, deviner quel ennemi et quel danger menaçaient les deux amans.

C’était un tableau inoui que celui qu’éclairait alors la lune de son regard malade. Un renard à la fourrure blanche glissait sur le gazon ; mais, en avant et en arrière de ce renard se dessinaient, comme les membres monstrueux de quelque fabuleux animal, des jambes et des bras humains. Il y a un diable caché, dit-on, dans le cerf que la meute du chasseur noir poursuit dans la nuit, à travers les clairières brumeuses des forêts d’outre-Rhin ; il y avait un être qui ne valait certes pas mieux qu’un diable caché, mais, par exemple, caché assez mal dans le renard, qui se traînait en ce moment sur les rivages de la Dominique.

La hutte de Saladin et du Nuage rose renfermait une couche fort étroite, faite, comme toutes les couches de sauvage, avec un peu de feuillage et quelques peaux de bêtes. Un époux caraïbe pressé du désir de dormir n’aurait point manqué de s’installer sur l’unique lit de sa cabane et de faire coucher sa femme par terre. Saladin connaissait parfois le besoin du sommeil (c’est un besoin auquel Amazan se livrait près d’attraits qui valaient ceux du Nuage rose, quand il fut surpris par la princesse de Babylone) ; mais Saladin, comme on le sait de reste, pour goûter le plus nécessaire des repos, n’était pas homme à rien faire contre sa chevalerie. C’était le Nuage rose qui occupait la couche du logis. Briolan était étendu sur le sol en travers de la porte, et protégeait ainsi de son corps, tout en dormant, le sommeil de sa compagne, comme un serviteur dévoué protége le sommeil de son roi.

Le Nuage rose, ainsi que tout enfant de race sauvage, avait les sens plus fins, plus sûrs et plus prompts que ne le sont des sens d’Européens. Accoutumée à dormir au milieu des périls, des surprises, dans de frêles abris assiégés de maints effrois, le moindre bruit chassait de ses paupières le poids léger que le sommeil y déposait. Un bruit presque imperceptible que fit en s’entr’ouvrant, poussée par une main de la plus merveilleuse dextérité, la porte en joncs de la cabane, éveilla le Nuage rose ; la fille caraïbe se mit sur son séant, et, à la clarté d’une lampe sauvage faite avec une huile particulière qui jette en brûlant des lueurs argentées, elle aperçut au seuil de la hutte le renard blanc. Ce n’est pas un œil comme celui du Nuage rose qu’un déguisement aurait pu tromper. D’ailleurs, tout déguisement disparut bientôt. Arrivé au but qu’il voulait atteindre, l’être humain qui se cachait dans une fourrure de renard rejeta en arrière la peau velue sous laquelle étaient masqués ses traits ; le Nuage rose vit alors un personnage comme nos jeunes filles n’en verront jamais dans leurs plus cruels et leurs plus désordonnés cauchemars : le Vent d’Hiver était devant elle ; le regard féroce et mystérieux de la bête fauve éclairait son visage rayé de blanc et de noir, entre ses dents luisantes et aiguës brillait un couteau à scalper. Le Nuage rose sentait l’horreur courir dans tous ses membres, le feu dévorer son cerveau, le froid mordre son cœur ; cependant, en fille intrépide des forêts, elle cherchait à soutenir cette vision terrible. Par un effort surhumain, elle était parvenue à rassembler ses esprits prêts à la quitter, et la voix, que les affres avaient arrêtée d’abord dans son gosier, arrivait enfin dans sa bouche quand elle aperçut le Vent d’Hiver se pencher sur Saladin endormi, et, saisissant le couteau qu’il tenait entre ses dents, en menacer la gorge de notre héros. Alors, par un mouvement énergique et rapide, par un bond prompt et sûr comme celui d’un chat-tigre, la Caraïbe s’élança sur celui qui voulait tuer son amant. La terreur, elle ne la sentait plus, elle s’était délivrée de ses étreintes glacées ; le sublime vainqueur des épouvantes, le dévouement, embrasait de ses ardeurs ce cœur passionné de femme ; elle saisit d’une main, dont un instant les nerfs furent de feu, les muscles d’acier, le bras que le Vent d’Hiver levait contre Saladin.

Notre gentilhomme fut réveillé par un bruit de lutte et par le choc d’un corps qui tombait sur lui. Ce corps, c’était celui du Nuage rose, frappée dans la poitrine par son ennemi. L’héroïque fille, en tombant, trouva moyen d’occuper encore celui qui l’avait frappée, et de crier à Saladin :

— Défends-toi, ami, je meurs pour toi.

Elle n’avait pas achevé ces mots, que Briolan était debout, l’épée à la main, ardent et terrible comme la vengeance et la colère. Entre le gentilhomme français et le Caraïbe, le combat ne fut pas long. L’épée de Saladin entra, sortit et rentra dans le corps du Vent d’Hiver en épée qui veut se désaltérer et qui n’y parvient pas.

Oh ! la puissance de la mort, elle ne nous a pas été refusée, elle nous a été accordée à pleines mains : il n’en a pas été de même de la puissance de la vie. Saladin avait tué le Vent d’Hiver ; le corps de cette bête humaine était là inanimé et sanglant devant lui, devenu cette chose qu’on nomme cadavre ; mais le Nuage rose aussi gisait sur le sol. Dans ce gracieux corps, qu’animait il y avait quelques instans une ame généreuse, rien ne vivait plus. Sur ce sein chaud encore, mais d’une chaleur décroissante et dont la source était désormais tarie, sur ce sein tout à l’heure frémissant des élans héroïques et amoureux, la mort avait posé son implacable et inerte main. Une morne blessure d’où suintaient quelques gouttes de sang, voilà ce qu’offrait cette poitrine faite pour les bouquets de fleurs et pour les baisers.

Saladin ne pouvait pas se décider à croire que toute espérance était perdue ; il alla chercher Favonette, si expert en blessures. Le chef des Longues Oreilles arriva, suivi de Narille, de Dranmor et de Mafré. Il avait bu quelques coups de trop à la source de sa philosophie, à son outre sacrée. Il était en ce moment de sa plus insouciante humeur. C’est une chose chère aux hasards cruels, aux dieux mauvais, que de faire venir la légèreté et l’indifférence là où il faudrait la charité et la tendresse. Sur la route où les larrons ont laissé un homme à demi tué, il est bien rare que ce soit le bon Samaritain qui passe. Du reste, Favonette n’aurait rien pu pour sauver le Nuage rose, quand il aurait eu le cœur de saint Vincent de Paule et la main d’Ambroise Paré. Il n’avait que trop raison lorsqu’il dit, en promenant son regard de Caraïbe et de grenadier du Nuage rose au Vent d’Hiver :

— Voilà des gens qui sont morts autant qu’on puisse l’être. La femme a une blessure étroite, mais profonde ; la mort lui a été injectée au cœur. Quant à l’homme, il est troué, ce qui s’appelle troué. Quelles furieuses bottes vous lui avez portées, Saladin ! Je voudrais que toutes les Grandes Bouches en eussent autant que lui à travers le corps. Toutefois, s’ils étaient tués de cette façon, il serait impossible à ceux de mes gaillards qui ont conservé un goût endiablé pour les rôtis humains de contenter leur gourmandise. Au point de vue chevaleresque, cet homme est très bien tué, mais il l’est mal au point de vue culinaire.

L’air et les propos de Favonette en cette occurrence irritaient Saladin. Il lui répondit d’une manière très succincte au sujet du Vent d’Hiver, sur lequel le chef des Longues Oreilles l’accablait de questions, et il finit même par le congédier, ainsi que Mafré et Narille. Il ne voulut garder auprès de lui, pour rendre les derniers devoirs au Nuage rose, que Dranmor, dont la figure était dure et impassible, mais révélait cette vertu qu’a la beauté, de n’être jamais pour l’esprit, dans quelque situation qu’il se trouve, un objet d’irritation.

Avec Dranmor, il veilla près du Nuage rose toute la nuit, et le lendemain l’enveloppa dans un linceul fait avec les peaux les plus douces qu’il put trouver. Il ne voulut point, dans les funérailles qu’il fit à cette fille des forêts, suivre les us des sauvages. Le pauvre Nuage rose avait trop souffert des mœurs au milieu desquelles sa vie s’était passée. Il l’ensevelit aussi simplement qu’une créature trépassée puisse être ensevelie. Sur le rivage de la mer, à l’endroit où le sable finit et où le gazon commence, il creusa une tombe. Cette tombe était voisine de la source où il s’était réveillé de l’évanouissement causé par ses blessures sur le cœur qui maintenant ne battait plus. Il déposa précieusement ce trésor sacré d’un corps que l’on a aimé dans la fosse qu’avaient creusée ses mains. Il combla cette fosse avec de la terre, et, aidé de Dranmor, scella dans cette terre un morceau de rocher sur lequel il écrivit :

Ci-gît le Nuage rose.

Le tombeau du Nuage rose regarde la mer du côté du levant. Les premiers rayons de l’aube y glissent ; dans le flux, il sert de limite aux vagues. Je ne sais point quelle sépulture plus digne, je dirais presque plus charmante, pourrait être désirée par ceux qui attachent quelque prix à la façon dont doivent reposer leurs restes.

G. de Molènes.

  1. Voyez la livraison du 1er septembre