Briolan/03
Briolan n’était point rêveur : homme de guerre et non poète, s’il était mort à l’hôpital, il n’aurait point fait pendant son agonie des élégies à la façon de Gilbert. Toutefois la mort du Nuage rose lui donna de la mélancolie. Pendant plusieurs jours, il alla au soleil levant et au soleil couchant s’asseoir sur le tombeau de la rive, où, tout comme s’il eût été rimeur de son métier, il prêtait un sens mystérieux d’un vague rapport avec sa tristesse aux vents, aux nuages, à tous les jeux d’ombre et de lumière ; puis son chagrin s’affaiblit, et il passa de l’humeur attristée à l’esprit ennuyé, ce qui n’est pas un changement très heureux. Le fait est que sa situation n’avait rien de bien gai. Les yeux qu’il aimait, les yeux de Brigitte, où brillaient-ils ? À des distances de son regard que des rayons d’étoiles auraient pu seuls parcourir. La pauvre fleur sauvage que de bons destins lui avaient envoyée pour parfumer les heures de l’exil, le vent de la mort l’avait cueillie. Enfin le passe-temps des braves cœurs, le danger, lui manquait depuis quelques jours. Les Grandes Bouches n’avaient point vengé la mort du Vent d’Hiver. Devant l’enceinte où s’étaient réfugiés les Longues Oreilles, ils se tenaient d’un air découragé. Mafré avait fait remarquer qu’étant montée en artillerie à peu près comme l’armée d’Agamemnon, il n’y avait point de raison pour que l’armée assiégeante ne fît pas durer ses travaux pendant dix ans. Un siége de dix années à soutenir dans un coin de la Dominique, ce n’était point pour une ame aventureuse une perspective séduisante. Saladin était donc tout-à-fait morose, quand un soir il lui sembla que la bienfaisante déesse des aventures daignait de nouveau s’occuper de lui.
On peut toujours regarder la mer avec une espérance. Bien souvent on n’y voit passer que des mouettes et des hirondelles, mais on sait qu’il y a certainement un endroit sur son immense et redoutable surface, celui-là ou celui-ci, que traversent à la merci de maintes puissances inconnues quelques existences humaines. Toujours à l’horizon quelque embarcation peut paraître : d’honnêtes gens, de bons pêcheurs, de tranquilles marchands, ou des garnemens sans autre boussole en cette vie que la boussole marine, qui vont où veut et sait le diable.
Le vaisseau qu’on aperçut un soir à la hauteur du camp des Longues Oreilles ne paraissait point appartenir à l’espèce des navires inoffensifs et laborieux : c’était un bâtiment aux formes élancées et audacieuses, aux voiles et à la carcasse noires, qui avait dans son allure je ne sais quoi de provoquant et de matamore, sentant enfin son pirate d’une lieue.
Ce bâtiment s’avança vers la baie qui échancrait le camp des Longues Oreilles. Favonette, dès qu’il aperçut ce mouvement, appela tous ses hommes aux armes. Saladin et ses compagnons ne furent pas les derniers à se mettre sur le pied de guerre. Quand chacun fut armé jusqu’aux dents, on s’avança sur la rive au-devant du vaisseau, qui se mettait en état de défense. Ainsi, des deux côtés, arcs bandés, canons et fusils chargés, enfin armes prêtes à frapper. C’est ainsi que s’abordent volontiers les hommes, quand ils se rencontrent par hasard au milieu des solitudes de la nature ; cela soit dit en passant et sans amertume. — Il faut bien que l’humanité se saigne un peu, répétait souvent Favonette du ton dont quelques-uns disent : — Il faut bien que jeunesse se passe. Du reste, en cette occasion, il n’y eut point de sang versé.
Les gens du camp laissèrent avancer le vaisseau jusqu’à une portée de mousqueton, et, quand le navire fut à cette distance, Mafré s’écria :
— Mais, si je ne me trompe, c’est le Cid Campeador que nous avons sous les yeux, et voici, sur le gaillard d’arrière, deux de mes anciennes connaissances : Pierre-le-Sombre et le blond Wolfgang de Werchingen, couple héroïque d’amis qui défie tous les couples de guerriers antiques. Voilà tantôt dix ans que Wolfgang et Pierre boivent la vie à la même coupe. Toujours à côté l’un de l’autre dans les combats, le même boulet les a souvent menacés. Ils pendront au même gibet, comme deux fruits jumeaux à une branche d’arbre, s’il leur arrive jamais d’être saisis par la potence. Ma foi ! je les revois avec plaisir. La dernière fois que je les ai quittés, c’était dans les mers de la Chine. Comme on se rencontre dans cet univers ! Cela prouve bien (Mafré retombait ici dans sa triste et habituelle réflexion) que le monde est malheureusement fort petit.
Cependant, tout en parlant ainsi, le vicomte Ascagne attachait au bout de son fusil un mouchoir blanc qu’il agitait en signe de salut fraternel. Ce signe ne fut pas laissé sans réponse par le vaisseau. Deux hommes d’une belle tournure, dignes de commander au Cid Campeador, se penchèrent en dehors de la balustre, travaillée comme le balcon d’une maison andalouse, qui bordait le gaillard d’arrière de l’élégant vaisseau, et témoignèrent par leurs gestes qu’ils reconnaissaient celui dont ils recevaient les saluts. Le fait est qu’avec de bons yeux on pouvait reconnaître Mafré de fort loin. Il ne ressemblait point à celui-ci, à celui-là ou à cet autre ; il était fait comme le fils seul de sa mère. Narille aurait bien dépensé trois millions d’années, si les années lui avaient été données par millions, pour apprendre la façon dont son compagnon portait la tête, s’appuyait sur ses jambes, levait la main… ; et c’aurait été temps dépensé en pure perte. Mafré était l’inimitable Mafré.
Le Cid Campeador, désormais traité en ami, s’avança donc, en changeant d’allures, avec un air de royale confiance, dans la baie où il se disposait tout à l’heure à entrer mèche allumée. On jeta l’ancre tout près de la rive que couvraient les Longues Oreilles, et sur cette rive furent bientôt portés par un canot agile les deux hommes qu’avaient salués Mafré, Pierre-le-Sombre et Wolfgang de Werchingen. Lequel était Pierre ? et lequel était Wolfgang ? C’est ce qu’on pouvait facilemeni distinguer. Les deux amis étaient à peu près de la même taille ; tous deux avaient des formes hautes et hardies comme le vaisseau sur lequel ils étaient montés ; mais l’un avait sur sa chevelure la couleur des ailes du corbeau, et l’autre celle des épis ; l’un avait les yeux d’un noir luisant comme la cavale d’un démon, l’autre avait les yeux d’un bleu vif comme le manteau de Jésus-Christ. Ces physionomies aux traits si différens étaient éclairées par un même regard, par un regard intelligent, triste et audacieux, se ressentant de la mer et du danger, des combats et des orages, un regard de pirate penseur. Il n’y a point de raison pour qu’un penseur ne soit point pirate.
Pierre et Wolfgang, Mafré et Dranmor, car Dranmor connaissait tous ceux que connaissait Mafré, se donnèrent l’accolade ; puis le vicomte Ascagne, conduisant les nouveaux venus au capitaine Favonette, lui dit avec cet accent que Narille cherchait à graver dans sa mémoire :
— Voici, mon cher chevalier, deux vaillans auxquels vous serez heureux, j’en suis certain, de donner l’hospitalité dans votre camp. Messieurs Pierre-le-Sombre et Wolfgang de Werchingen, commandans du vaisseau pirate le Cid Campeador, sont de ces hommes que vous chérissez, quand vous ne vous coupez point la gorge avec eux. Ce soir, s’ils viennent dîner sous votre toit, vous serez, mon digne Favonette, président d’une vraie Table Ronde. Le roi Artus, que vous connaissez bien, car vous m’avez dit que, dans le château de Favonette, il y avait des romans de chevalerie, le roi Artus n’avait point la joie de promener ses regards sur plus braves visages que ceux dont vous serez entouré. Si ces messieurs veulent nous donner un coup de main, nous ferons passer quelques mauvais instans aux Grandes Bouches et à leurs chiens.
Cette dernière phrase sonna d’une façon particulièrement agréable aux oreilles de Favonette, et il tendit la main aux deux capitaines pirates avec toute la grace bienveillante dont il pouvait disposer ; puis, dans un discours bref, mais amical, il leur offrit le libre usage de son camp et de tout ce qu’il contenait. Pierre et Wolfgang répondirent qu’ils avaient besoin seulement d’eau, que leur équipage en manquait, et qu’ils étaient venus en chercher à cette source, qui leur était connue, des rives de la Dominique. Favonette, en grenadier français, ne manqua point de faire toutes les plaisanteries que peut tenir en réserve contre l’eau un buveur de vin ; puis, après ce sacrifice aux graces badines, il assura ses deux hôtes, d’un ton sérieux, qu’ils pouvaient faire remplir à la source de son camp toutes les tonnes de leur vaisseau ; enfin il termina son discours en les invitant à venir prendre leur part dans sa hutte d’un dîner où l’eau ne manquerait point, mais, comme disent les Caraïbes, l’eau de feu.
Quelques heures après ce dîner, quand on en eut fini avec toutes les danses qui suivent les repas des sauvages et que l’élément caraïbe pur se fut tout-à-fait retiré de la société, Mafré raconta l’histoire de Pierre-le-Sombre et du blond Wolfgang de Werchingen. — J’aurais pu, dit-il en s’adressant aux deux pirates, qui étaient assis en face de lui, vous laisser le soin de nous apprendre vous-mêmes vos aventures : je sais que je vous rends un service en vous épargnant cette besogne. Vous êtes tous deux de ceux qui aiment mieux penser et agir que parler. Moi, je ne crains point la parole ; je l’avouerai, elle m’amuse. J’aurais aimé, comme César, faire voler sous les pieds de mon cheval, au milieu des traits, le galet des rives bretonnes, et me livrer, dans le sénat, à des dissertations sur l’immortalité de l’ame.
Mais les dissertations de César, j’en suis très fermement convaincu, l’amusaient plus qu’elles n’amusaient le sénat ; les récits de Mafré dans toute leur ampleur ne divertiraient peut-être pas le lecteur autant qu’ils le divertissaient lui-même. Voici donc en très peu de mots ce qu’il apprit fort longuement à ses compagnons sur les gestes et les caractères des deux capitaines du Cid Campeador.
Rien de plus distinct à leur source que les deux existences dont une amitié romanesque avait maintenant confondu le cours. Une même passion s’était emparée de Pierre-le-Sombre et du blond Wolfgang, l’amour du danger et de l’aventure ; mais c’était par deux routes opposées qu’ils étaient arrivés tous deux à la fantasque et orageuse région de la vie où leurs ames se complaisaient. Pierre avait eu tous les malheurs accablans et réels qu’il peut y avoir pour une créature humaine en ce monde. Il était né en Espagne, dans les cachots du saint-office, d’une fille noble, persécutée par toute sa maison pour une faute amoureuse. À la plus lugubre des enfances avait succédé pour lui la plus douloureuse des jeunesses. Sa mère venait d’être rendue à la liberté et réunie à l’homme qu’elle aimait, quand cet homme mourut atteint par une vengeance. Pierre vit son père expirer sous ses yeux ; des horreurs du cachot il passa aux horreurs de l’assassinat. Plus tard, en Corse, où sa destinée errante l’avait conduit, il devint épris d’une jeune fille ; cette jeune fille disparut au milieu d’un incendie, allumé dans la maison de ses aïeux par une haine séculaire. Pierre, alors, ne voulut pas se tuer ; il pensait qu’il y avait, pour sortir de la vie, des portes plus hautes que le suicide ; mais il résolut de se livrer au péril, la seule consolation des ames fortes, de jouer son existence contre le sort dans une éternelle partie. Toutes les lois divines et humaines lui étaient devenues indifférentes ; car, pour sa part, il ne reconnaissait dans l’univers que des puissances cruelles et insensées : il prit le parti de se faire pirate. Il ne voulut point naviguer sur la Méditerranée : c’était une mer trop lumineuse ; il voulut aller promener ses jours sur la surface, tantôt sombre, tantôt livide, de l’Océan. Dans le petit port des rives normandes qu’il choisit pour le lieu de son embarquement, il rencontra Wolfgang de Werchingen.
Wolfgang était né dans le plus riant faubourg d’une des plus jolies villes de l’Allemagne : sa mère était l’enfant gâté d’une bonne et riche famille ; son père, conseiller aulique, n’avait au monde d’autre goût que le violon et les tulipes. Tout lui réussit. Il devint amoureux. La femme qui lui plaisait lui donna son cœur tout entier, et ce cœur était des plus charmans ; mais il prit en horreur et mépris une réalité douce et brillante pour lui comme un songe. Il était de ceux qu’entraîne en son abîme cette sirène qui habite des gouffres bien autrement profonds que les gouffres marins, l’idéal. Épris de l’infini et de l’inconnu, plus inquiet que le vent et les nuages, il détruisait à plaisir tous les tranquilles bonheurs dont l’entouraient d’aimables et sourians génies. La tendresse de sa mère était sans charme pour lui ; il bâillait sous les tilleuls et devant les tulipes du jardin paternel. Quant à sa maîtresse, il la torturait par toutes les exigences, les querelles, les ennuis, les caprices du plus fatigant et du plus fatigué des amours. Un jour, il rencontra un homme qui avait mené la vie des pirates ; aussitôt il se sentit entraîné vers les mers. Les tempêtes, les vagues, et ces combats humains qui viennent parfois se mêler à leurs terribles jeux, lui paraissaient devoir seuls répondre au bruit et au mouvement de son ame. Accoutumé à ne lutter jamais contre un seul de ses désirs, il ne résista point long-temps à la fantaisie de devenir pirate. Mère et maîtresse, patrie et famille, il repoussa dédaigneusement loin de lui tout ce qui fait la joie des cœurs paisibles et modérés. Il quitta le nid et s’élança dans l’abîme. Cependant, chez les plus intraitables et les plus fières des ames, quelque sentiment tendre existe toujours. Le blond Wolfgang se prit pour Pierre-le-Sombre d’une affection dont il fut du reste bien payé. Entre ces deux hommes, les mers et le péril avaient fait naître et grandir une amitié semblable à celles qui se développent parfois sous la voûte des cloîtres, Par exemple, rien d’héroïque comme la tendresse dont ils s’aimaient. Chacun des deux eût suivi avec bonheur son ami dans la mort, mais n’eût pas dit une parole pour l’empêcher de s’y élancer.
Du reste, si intéressans que fussent les deux capitaines du Cid Campeador, ce n’est pourtant point d’eux qu’on s’occupa le plus au dîner de Favonette. Il était dit que Narille aurait la plus grande influence sur les destins auxquels son destin s’était mêlé. L’homme qui avait déjà fait bannir ses amis du Régent n’était pas au bout de ses équipées.
Entre Narille et Favonette, il n’y avait pas ce bon et loyal compagnonnage qui existait entre nos autres héros et l’ancien capitaine de grenadiers. C’était une chose assez plaisante : Favonette trouvait que Narille ne sentait pas son gentilhomme, qu’il était tout rempli d’affectation et de boursouflure dans ses façons de grand seigneur. Avec un sens de la plus singulière finesse, le roi sauvage, qui lui, après tout, avait un sang de vieux chevalier dans les veines, s’était aperçu qu’il avait affaire à un homme d’une autre espèce que les hommes nés aux flancs des rocs et des coteaux, dans de sombres nids, pour la vie de l’aigle ou du vautour. Enfin Narille lui déplaisait. Narille, de son côté, trouvait M. de Favonette mal appris, infecté d’une odeur de caserne, fait pour boire au cabaret avec la Tulipe et non point pour s’asseoir à un repas galant entre des hommes de qualité. Plusieurs fois ces deux personnages avaient échangé d’assez aigres propos ; une querelle entre eux pouvait éclater d’un moment à l’autre.
Quand Mafré eut raconté l’histoire de Pierre et de Wolfgang, on se mit à deviser sur divers sujets. Entre autres choses, on parla de la vertu. — Moi, disait Favonette, moi, capitaine de grenadiers, qui ai fait la guerre en Italie, et traité des couvens de nonnains comme le grand-seigneur ne traite pas son harem, non certainement ; moi qui n’ai jamais pris conseil que des bouteilles pour parler d’amour aux femmes ; moi qui ai vendu ma belle-mère aux Turcs, j’ai été un jour vertueux comme un séminariste de seize ans. J’ai pratiqué la vertu naïve, j’ai été honnête, aimable, et je m’en suis mordu jusqu’au sang les doigts que voici. Il faut que je vous raconte cette histoire-là.
J’étais en garnison à Bordeaux, une ville comme toutes les villes de bon vin, où l’on prend tout vivement et chaudement, où l’on va grand train dans le plaisir. Je m’amusais, je jouais, je buvais, je dansais ; j’avais alors un trémoussement de timbale dans les mollets ; et mon argent dansait aussi. Il y avait à Bordeaux, en ce temps-là, une vieille usurière dont je ne vous dirai pas le nom, mais dont je vous dirai le surnom. On l’avait surnommée la Dentue. L’affreuse fée ! elle avait une face de sorcière égyptienne et des dents de crocodile ; son cœur était pire que son visage. Toutes les mauvaises choses y avaient leur place ; c’était un vrai nid à crapauds. Je ne sais pas quel métier elle eût refusé. Un beau matin, je lui fis une visite. On connaissait son logis dans mon régiment. Il y avait peu de camarades qui, de temps en temps, n’allassent, comme on disait, se faire enlever une livre de chair par la Dentue. Le jour où je me rendis chez elle, je puis dire que j’avais besoin d’argent. Ma bourse était à sec, plus à sec que ne le serait mon gosier si j’étais trois jours sans eau-de-vie. — Voyons, dis-je à la Dentue, j’en passerai par tout ce que vous voudrez ; tondez-moi jusqu’à la peau, coupez même, s’il le faut, le cuir, mais donnez-moi de l’argent.
— De l’argent, me répondit l’infâme vieille, de l’argent ! par malheur je n’en ai pas, je ne puis vous prêter qu’en nature.
— De par tous les diables ! m’écriai-je, allons-nous recommencer l’histoire des mousquetons, des tapisseries et des souricières ? Je veux de beaux et bons louis, bien luisans, comme vous en avez ici, j’en suis sûr, sous des serrures dont on devrait vous voler la clé. Allez à Belzébuth avec votre nature.
— Ma nature, fit-elle avec un atroce sourire, ma nature n’est pas à dédaigner. Si l’objet que je vous envoie ne vous représente point trois cents écus qui vous seront payés comptant, que notre marché soit nul.
Le diable vous conseille quand on l’a dans sa bourse. Je fis affaire avec la vieille, je griffonnai tout ce qu’elle voulut, et je retournai chez moi attendre ce qu’elle devait, m’avait-elle dit, m’envoyer le jour même. J’ignorais ce que j’allais voir arriver.
Tandis que je réfléchissais à mon marché en fumant ma pipe, on frappa un petit coup à ma porte. Il faisait chaud, je m’étais mis à l’aise ; je croisai décemment ma robe de chambre sur mes jambes libres de toute culotte ; j’ôtai ma pipe de ma bouche, et j’allai ouvrir. Je ne sais quoi me disait que ce n’était pas un grenadier qui avait cogné. Ce n’était pas un grenadier en effet, mais c’était bien la plus jolie fille que j’aie vue de ma vie, une enfant de seize ans, avec des joues, des yeux, une bouche, un minois enfin et une tournure à vous griser mieux que vingt bouteilles. Le joli tendron ! je crois vraiment que je devins poète, car je me dis : C’est Vénus qui entre chez moi en jupon court. Oui, je me dis cela ; puis, prenant l’enfant par la main : — Qu’y a-t-il pour votre service, ma reine ?
Elle tira d’un petit tablier un morceau de papier plié en quatre, et me le remit, en baissant les yeux, d’une main qui tremblait. Voici ce qu’il y avait sur ce chiffon de papier : « Trois cents écus payables sur l’heure à celui qui amènera Fanchon souper avec moi. » Au bas de ces mots, il y avait une signature que je reconnus : celle du marquis de Gervisy, le colonel de mon régiment.
— Ah çà, ma chère petite, m’écriai-je, que veut dire ceci ? Vous êtes mademoiselle Fanchon, n’est-ce pas ? mais qui vous a envoyée vers moi ?
— Je viens, monsieur, de la part d’une personne à qui vous avez été demander de l’argent ce matin, et qui m’a assuré que vous comprendriez bien ce que ce billet voulait dire.
Je regardai l’enfant : une cerise qu’on vient de tremper dans l’eau n’est point plus rouge que n’étaient ses joues, et je crus voir une larme qui tremblait dans ses yeux.
— Morbleu, je comprends, fis-je alors, peste de la Dentue ! le bel emploi qu’elle me donne ! Je vois, mon enfant, à votre rougeur et à votre air chagrin que vous savez ce dont il s’agit. La Dentue me devait trois cents écus payables en nature ; la nature dont elle me paie, c’est vous. Que je vous mène ce soir chez M. de Gervisy, et je toucherai ce qui m’est dû. Si je fais le généreux, les amis me quittent, tandis que les créanciers m’arrivent.
Et je donnai tout bas au diable la Dentue de ne pas avoir pris pour elle-même la besogne dont elle me chargeait. L’argent, comme on sait, ne sent point son origine, les écus qu’on a fait sortir de la poche d’un homme étranglé ou pendu dansent aussi gaiement que les autres ; cependant ce qu’exigeait de moi le besoin d’argent me blessait ; je maudissais la grotesque vergogne qui avait sans doute empêché cette indigne sorcière de livrer elle-même la marchandise dont elle trafiquait sous le manteau. Puis je pensai rapidement que j’avais toujours eu un talent tout particulier pour la mascarade, qu’à la nuit tombante je me grimerais de façon à être méconnaissable, et conduirais en sécurité la petite chez mon galant colonel. Il ne me restait plus que l’ennui de porter à un autre le morceau dont je me serais fort bien accommodé, et encore la distance qui me séparait de l’instant où l’effet de la Dentue devait être livré pouvait rendre, le susdit effet restant sous ma garde, cet ennui beaucoup moins poignant.
Je pris, en me rapprochant du tendron, un air qui annonçait sans doute que l’esprit des saints et des vierges ne venait point de descendre dans mon cœur, car Fanchon recula tout effarée.
— Allons, ma chère enfant, lui dis-je, ayons de la philosophie, vous ne saviez pas trop sans doute ce que c’est. Eh bien ! je vais vous l’apprendre. C’est une façon tranquille et sensée de se soumettre à ce qui doit arriver forcément. Vous êtes une ingénue, n’est-ce pas ? et c’est fort joli d’être ingénue. Moi, qui vous parle, j’ai été ingénu aussi ; mais l’ingénuité n’a qu’un temps. En soupant avec M. de Gervisy, qui est un homme fort bien tourné, si vous perdez quelques-unes des graces que vous possédez maintenant, il est des graces encore ignorées de vous que bien certainement vous acquerrez ; allons, ma belle, de la sagesse. Mais voilà que Fanchon se mit à sangloter, et, de cette bouche qui jusqu’alors semblait avoir peine à prononcer des mots faibles comme de petits soupirs, sortirent des paroles vives, animées, rapides ; il semblait que la belle venait d’être possédée, je ne dirai pas d’un démon, mais d’un ange terriblement enflammé :
— Quoi ! disait-elle, un officier, et un officier français, fera un métier dont mon frère Jacquot le meunier ne voudrait pas ! Vous qui vous croiriez déshonoré si votre père avait vendu de la farine, vous ne rougirez point d’un commerce qui est en horreur à tout chrétien, vous vendrez une femme, une pauvre fille (et là redoublant ses sanglots, puis tombant à mes genoux), une pauvre fille qui vous supplie de lui venir en aide, qui met sous votre protection tout ce qu’elle a de plus cher, son seul bien, son trésor d’indigence. Ah ! capitaine, si vous êtes bon (et on dit qu’il y a de bons cœurs sous l’uniforme, ceux qui sont durs avec qui se défend aiment à se montrer doux avec qui ne peut se défendre) ; si vous êtes bon, capitaine, ma prière vous touchera, et, tenez, je sens qu’elle vous touche, voilà que vous me regardez avec des yeux que j’aime, comme me regarderait mon père ou mon frère…
Je ne sais point quels bêtes d’yeux j’avais, mais le fait est que je me sentis touché.
— Allons, lui dis-je, une jolie fille n’aura pas demandé en vain une chose même déraisonnable à un soldat. Relevez-vous, ma chère enfant, retournez chez cette infâme Dentue, et jetez-lui au nez les morceaux de ce billet, en lui disant que le chevalier de Favonette la méprise, mais remplira ses engagemens envers elle, comme si elle s’était acquittée loyalement de sa dette vis-à-vis de lui. Je conçois, ajoutai-je en souriant, que tout le monde ne se donne pas le luxe d’être vertueux, car la vertu coûte parfois un peu cher. Enfin j’ai obligé une aimable personne, et j’ai fait, pour ce qui me concerne, quelque chose de nouveau.
Fanchon me remercia avec des regards et des mots qui vraiment me firent plaisir ; je me sentais au cœur je ne sais quoi qui me rappelait le temps où j’allais tout enfant dormir sur les bottes de foin. Quand Fanchon fut partie, ce bonheur champêtre se dissipa un peu. Je trouvai que la vertu était quelque chose de diablement fugitif, impalpable, bon pour les gens qui n’ont plus ni chair ni os. Ce qui était au contraire terriblement lourd, pesant, écrasant même, c’était la dette dont je m’étais chargé vis-à-vis de la Dentue. Pour un homme déjà malade d’un flux de bourse, je m’étais administré un bon remède. J’avais le soir une dette qui égalait toutes mes dettes du matin. Voilà ce que m’avaient valu la Dentue et mon honnêteté.
Enfin, après de rudes momens, je me tirai pourtant d’affaire. Toutes maigres, débiles, épuisées que pour la plupart elles étaient, les bourses du régiment se saignèrent afin de secourir la mienne. Il y avait quelques jours que j’avais payé la Dentue, et il ne me restait plus qu’un souvenir décidément assez agréable de ma grandeur d’ame envers Fanchon, quand un jeune officier de dragons, le vicomte d’Ervise, m’invita avec tous mes camarades à souper.
Pour être très gai à un souper, il va sans dire qu’il faut beaucoup y boire ; mais il n’est pas mauvais d’y arriver après avoir déjà un peu bu. Je marchais dans l’agréable nuage où vous mettent les fumées du vin, quand j’entrai chez le vicomte d’Ervise ; aussi je crus me tromper en voyant assise auprès de lui, sur un petit sofa, Fanchon, la Fanchon dont j’avais sauvé la vertu, avec un pied de rouge sur les joues, les épaules au jour, ou pour mieux dire à la lumière des bougies, et sur les lèvres le plus lutinant des sourires lutins. Voilà, pensais-je, les tours du vin. Dans quelque princesse de théâtre des plus hardies et des plus dégourdies je vais m’imaginer de reconnaître mon ingénue ! Cependant la donzelle me regardait de l’air dont dut être regardé saint Antoine par les filles d’opéra de l’enfer pendant qu’il disait ses patenôtres et se tournait du côté de son cochon. Mais on passa dans la salle à manger, je songeai à boire et je bus. J’avais oublié toutes les ingénues de ce monde, lorsqu’au milieu des bruits de maints propos et de maints chocs de verres une voix s’éleva qui réclamait le silence. C’était la voix de cette belle qui me rappelait Fanchon. L’infante voulait conter une histoire qui amuserait, elle en était sûre, tous les convives, et l’un d’entre eux surtout. Il s’agissait, disait-elle, d’un tour joué par la Dentue à un capitaine de grenadiers. On comprend si je connaissais l’histoire que je fus forcé d’entendre. Quand la traîtresse eut fini son récit, elle attacha sur moi un regard qui me désignait aux lardons de toute la compagnie.
— Ma foi ! m’écriai-je, vous pouvez vous flatter de jouer avec un fameux talent les ingénues.
— Vous me faites là, monsieur de Favonette, repartit cette bonne pièce, un compliment que je reçois avec le plus grand plaisir, car c’est mon métier de jouer les ingénues. Si vos goûts vous amenaient plus souvent au théâtre, vous auriez pu me les voir jouer ici, à Bordeaux, où depuis deux mois j’ai débuté.
— Ainsi donc, Fanchon, la Fanchon qui a représenté pour moi la vertu n’a jamais existé ?
— Si fait, reprit la princesse ; Fanchon était une pauvre fille que la Dentue avait promis de vendre, et qu’elle a, je crois bien, vendue en effet au marquis de Gervisy ; mais, moi, Florine, je me suis permis de prendre un moment son rôle. Je voulais rendre service à la Dentue, envers qui j’avais contracté quelques petites obligations, heureuse d’ailleurs, capitaine, de fournir à un galant homme l’occasion de mettre sa délicatesse au jour.
Autour de moi, continua Favonette, on rit beaucoup, et je ne fus point le dernier à rire. Vis-à-vis de Fanchon ou Florine, je pris le tour de bonne grace ; mais de cette aventure je gardai deux aversions, l’une modérée, philosophique, pour la vertu ; l’autre, ma foi, aussi violente, aussi passionnée, aussi déréglée que possible, pour la Dentue. L’exécrable usurière ! si Bordeaux avait été sous la loi caraïbe, je l’aurais mise dans une chaudière, quoiqu’elle eût été, bouillie, plus mauvaise qu’un vieux corbeau. Un officier du régiment fit sur elle une chanson que je ne trouvais pas encore assez emporte-pièce, quoiqu’elle commençât ainsi :
C’est de chair d’ogre et non de fille
Que Belzébuth fit la Narille,
La Narille qui pille, pille,
La Narille, etc., etc.
— Ah çà ! interrompit avec impétuosité Narille, que veut dire mon nom dans cette chanson ?
— Cela veut dire, ma foi, repartit Favonette, que le vrai nom de la Dentue m’est échappé. Mon usurière s’appelait Mlle Narille. Par égard pour vous, je ne la nommais pas, mais je ne me pendrai point parce que je l’ai nommée.
On se souvient peut-être que Narille avait en effet une tante qui était usurière, et usurière à Bordeaux. Il crut que Favonette, instruit de cette particularité fâcheuse, voulait le railler dans ses sentimens les plus chers.
— Je ne présume point, s’écria-t-il les joues empourprées de la plus enflammée des colères, je ne présume point qu’à Bordeaux personne porte mon nom, si ce n’est ma tante, Mlle de Narille, chanoinesse du chapitre noble de Bavière, personne d’une vie austère et simple, mais pleine de mérite et de piété.
— Ah ! s’écria Favonette, comprenant tout d’un coup sur l’origine de Narille ce qu’il n’avait fait jusqu’alors que soupçonner, ah ! vous avez une tante à Bordeaux qui s’appelle Narille ! Eh bien ! elle est chanoinesse comme je suis archevêque, et, tenez, je vous le dirai franchement, comme vous êtes marquis !
Une tonne d’eau-de-vie ou un baril de poudre jetés dans un incendie ne produiraient pas une explosion plus brûlante et plus vive que celle qui fut produite par ces derniers mots, quand ils tombèrent sur la colère de Narille.
— Monsieur, s’écria-t-il, sortons, palsambleu ! sortons ; si le soudard, si le sauvage n’a pas éteint en vous le gentilhomme, si vous avez jamais été gentilhomme, monsieur, palsambleu ! sortons.
— Je sortirai tant que vous voudrez, repartit impétueusement Favonette ; quoique le duel ne soit pas à la mode dans mes états, je sais encore comment on manie une épée. Votre épée, monsieur de Briolan, que je paie au neveu de la Dentue ce que je dois à sa tante.
La querelle entre Favonette et Narille s’était engagée d’une façon qui ne permettait point de songer à l’apaiser. On sortit tumultueusement de la hutte où venait de se passer le plus malencontreux des soupers ; mais, dès qu’on fut dehors, Favonette, retrouvant tout son sang-froid, dit qu’il fallait marcher en silence jusqu’au lieu où se viderait le différend, car ses sujets, pensait-il fort judicieusement, ne manqueraient pas, dans leur ignorance du point d’honneur, s’ils étaient instruits de son danger, de courir sus à son adversaire.
On obéit au conseil de Favonette. On s’avança doucement jusqu’à un endroit solitaire du rivage que la lune éclairait d’une façon toute particulière. Là Narille mit habit bas ; Favonette n’avait rien à mettre bas. Il n’y avait que les couleurs de son tatouage entre sa peau et l’épée de son adversaire. On plaça les deux champions vis-à-vis l’un de l’autre, et Mafré, tout en envoyant au diable la meurtrière vanité de Narille, prononça le mot sacramentel : Allez !
C’était un spectacle bizarre, que celui d’un sauvage tirant l’épée au bord de la mer, dans la pose académique d’un maître d’armes, avec un homme en culotte courte et poudré, car Narille avait une boîte à poudre qu’il portait comme les chevaliers portaient la boîte à la charpie, et dont il se servait au milieu de toutes les vicissitudes de sa vie. Dans les combats, les gens comme Narille sont souvent les favoris du sort. Tandis que Favonette, dont le poignet était devenu un peu raide par l’exercice de la massue, pressait en quarte l’épée de son adversaire, l’heureux marquis fit un dégagement en tierce, très leste et très fin, qui tatoua d’une nouvelle couleur la poitrine du roi sauvage. Le chevalier de Favonette était grièvement blessé ; il rompit un peu en cherchant à conserver sa garde, mais son poignet et ses genoux fléchirent, et il tomba dans les bras de Mafré, qui était accouru auprès de lui.
— Qu’on me porte à mon logis, fit-il d’une voix faible, en observant encore un plus grand silence que celui dans lequel nous sommes venus ici ; puis éloignez-vous tous au plus vite, messieurs les Européens : si je venais à mourir, ce qui peut arriver d’un moment à l’autre, vous seriez tous, jusqu’au dernier, obligés d’aller me rejoindre, et en passant par des portes désagréables. Je connais mes Caraïbes ; ils vous aimeraient mieux sur leurs tables qu’autour de leurs tables ; ils seraient enchantés d’une occasion qui leur permettrait de vous tuer, de vous saler, et de vous manger en accomplissant un devoir envers la mémoire de leur chef.
Favonette fut reporté à sa cabane, comme il le désirait ; mais aucun de nos aventuriers ne pouvait se résoudre à le laisser dans le mauvais état où il était. Cependant le blessé, après avoir indiqué lui-même l’appareil qu’on devait poser sur sa plaie, fit à ceux qui l’entouraient de telles instances pour les décider à se mettre en sûreté, qu’il triompha de leur généreuse résistance. Dans un moment où ses souffrances semblaient se calmer un peu, où le sang qui, pendant une heure, n’avait pas cessé d’arriver à ses lèvres, venait tout à coup de s’arrêter, où sa respiration prenait une allure plus régulière, on le quitta. Saladin lui serra la main avec émotion ; puis, avec tous ses compagnons, il suivit Pierre et Wolfgang jusqu’à l’endroit où était amarré le vaisseau pirate, le Cid Campeador.
Wolfgang et Pierre annoncèrent à leurs hommes qu’il fallait sur-le-champ mettre à la voile. L’imprévu n’étonne point les pirates : en quelques instans, le vaisseau fut prêt à s’abandonner aux vents, et, tandis que Favonette, dans le fond de sa hutte, était tiré par la vie d’un côté, par la mort de l’autre, comme un soudard par deux ribaudes, Narille, frais et bien portant, fumait une pipe à côté de Dranmor en regardant le Cid Campeador fendre les flots. Saladin se promenait sur le pont du navire en philosophant avec Mafré, et en levant de temps en temps les yeux vers les étoiles, qui, pour toute sorte de mystérieuses raisons, sont non moins chères aux chevaliers qu’aux poètes.
Les pirates ! mot qui sonne pour certaines oreilles de jeunes garçons ce que sonne le mot d’amoureux pour des oreilles de jeunes filles. Parmi ceux dont les yeux d’enfant ont vu la mer, qui n’a été pirate aux jours printaniers de la vie, pendant de longues promenades au bord des flots ? C’est un voleur si poétique qu’un pirate, que ce n’est plus un voleur. Quelle tache pourrait s’imprimer sur une existence qui se passe tout entière entre le bruit des balles, l’éclair des épées et l’écume des vagues ? Ainsi pense-t-on quand on court le matin sur le galet avec ses jambes de quinze ans, après avoir lu à son réveil l’histoire du capitaine Roch ou de Montbars l’exterminateur.
Saladin, qui avait de véritables pirates sous les yeux, ne pensait point tout-à-fait ainsi : c’étaient, à vrai dire, des coquins assez repoussans que les marins du Cid Campeador. Cependant il ne faut point non plus exagérer ce qu’ils avaient de mal, et donner par là un trop grand triomphe à ces bonnes et ennuyeuses gens ennemis de tout rêve qui veut se faire chair, dont c’est la manie de répéter : Ah ! ce que vous rêvez, vous ne le trouverez guère. Vous allez chercher des bergers comme Daphnis, n’est-ce pas ? qui enchantent les arbres et se font aimer des étoiles, vous trouverez Pierrot et Jeannot ; vous comptez vivre avec des pirates élégans, hardis, qui jouent au lansquenet avec une grace de roués et prennent des sorbets avec une majesté de pachas : vous vivrez avec des soudards sales, grossiers, etc., etc. Eh ! bonnes gens ! je sais aussi bien que vous ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a de faux dans mon rêve. Je m’ennuie au coin de votre feu à causer avec vous sur votre voisin et sur votre jardin ; je veux faire ceci parce que vous ne le faites pas ; je veux aller là parce que je ne vous y verrai pas. J’ai rêvé que sur l’océan, dans un vaisseau corsaire, je n’aurai pas sous les yeux vos faces de bourguemestres. En cela, mon rêve ne me trompera pas.
Ce n’étaient guère des bourguemestres en effet, ni des tabellions, ni des financiers, que Saladin regardait agir sur le pont du Cid Campeador ; c’étaient des hommes, et cela seul formait leur bon côté, qui avaient, au milieu de toutes les passions brutales empreintes dans leurs mouvemens et sur leurs traits, la distinction de la valeur et du désouci. Ils étaient là des gaillards de tous les pays ; des Italiens, des Espagnols, des Flamands, gens en définitive de même race, de la race à la forte échine et à l’œil sans peur, qui traitent la mort comme des écoliers turbulens traitent leur pédagogue, lui faisant mille niches, l’appelant tantôt par ici, tantôt par là, feignant de vouloir se laisser prendre, puis glissant en anguilles dans ses doigts ; atteints souvent cependant par sa férule, mais ne quittant point l’air mutin sous le coup.
Le moment où Saladin contemplait ces chercheurs de dangers était une belle et chaude après-midi où les lions de la mer (pour me servir de l’expression dont je ne sais quel père de l’église a baptisé les vagues) avaient l’air de faire leur sieste sous le soleil ; les pirates se livraient à des passe-temps de toute nature : ceux-là sont habiles à tuer le temps qui sont habiles à tuer les hommes. Beaucoup jouaient : les gens de mer aiment le jeu de passion ; on jouait au lansquenet, au pharaon, aux dés, et à ce jeu italien, si cher à Arlequin et à Pantalon, qu’on nomme le jeu de mourre. Quelques-uns buvaient ; d’autres devisaient. Parmi ces derniers, il y en avait un qui attira d’une façon particulière l’attention de Saladin : c’était un grand homme au visage brun qu’éclairait un œil unique d’une lumière sombre et ardente.
— Eh bien ! Matero, lui disait un compagnon au visage brun comme le sien, mais où brillaient deux grands yeux pleins d’une gaieté de Bohême, tu ne joues donc pas aujourd’hui, toi qui aimes le jeu comme ma mère aimait les grelots ?
— Et avec quoi diable veux-tu que je joue, Gadil ? répondit le borgne.
— Eh ! pardieu, fit Gadil, avec le prix de ton œil ; les règlemens ont été exécutés pour toi comme pour tout le monde. Tu as la chance de recevoir en plein visage une balle qui, au lieu d’aller se loger dans ton cerveau et de donner la volée à ton ame, pour parler d’une façon chrétienne, t’enlève seulement un œil dont personne n’a que faire, à moins d’être un dameret, l’œil gauche, et tu gagnes ainsi trois cents écus ou un esclave. Tu préfères l’esclave à l’argent ; on te le laisse choisir tel que tu pourrais en tirer maintenant six cents écus : c’est du moins ce que me disait Broque (et celui-ci doit se connaître en hommes, puisqu’il a été élevé dans la boutique de son père qui tenait magasin ambulant de chair humaine sur l’océan). Et c’est quand tu possèdes une pareille somme que tu t’écartes du jeu ! Ah çà, Matero, deviendrais-tu prudent, avare ? Craindrais-tu les hasards aux dés ? Par Belzébuth, j’en serais fâché ; la couardise au jeu mène à la couardise dans la guerre.
— Tu parles comme un écervelé, Gadil ; tu as la manie de secouer des mots comme ta mère secouait des grelots pour entendre des sons, n’importe lesquels. Je crains les hasards comme ton frère Marfin, qui se fit pendre pour tenir compagnie à la Didana, craignait l’enfer. Si je ne joue pas, c’est que je n’ai rien à jouer. Je me suis assuré d’une chose dont je me doutais : mon esclave était un moine.
— Et alors ?
— Et alors… tu sais fort bien ce que j’en ai fait. Il n’est plus rien maintenant que ce que nous serons tous un jour, je ne sais quoi dont je ne m’inquiète guère.
— Pour quatre mois passés dans les cachots du saint-office, tu as gardé contre la robe des moines une singulière rancune, Matero. Moi, je n’en voudrais pas à qui m’aurait fait passer dix ans dans un cul de bassefosse. Je trouve que ceci ressemble à cela, qu’on est partout à peu près de la même façon. Comme mon frère Marfin, pour faire plaisir à un compagnon ou à une maîtresse, je me laisserais accrocher à la potence.
— Toi-même, Gadil, tu te déplairais fort dans les prisons du saint-office, et pourtant, si les moines n’avaient fait que me mettre en prison, je n’aurais pas de haine contre eux ; mais, en me mettant au cachot, ils ont tué tout ce qu’il y avait pour moi de vivant et d’aimé au monde. Tu ne sais donc pas comment s’est passé mon supplice, Gadil ? J’allais me marier avec la seule femme dont le visage m’ait donné au cœur quelque chose de gai et de bon ; on célébrait mon repas de fiançailles. À côté de ma fiancée, il y avait un moine ami de la maison, dont j’ai encore devant les yeux le crâne pâle et la trogne rouge. J’avais bu un peu, et le vin m’a toujours été dangereux compagnon ; je vis ou je crus voir le moine qui prenait des libertés avec ma fiancée ; je lui jetai un verre à la face. Son visage ne fut pas atteint ; mais sa belle robe blanche fut gâtée. Il se leva furieux et voulut se retirer, malgré les instances de toute la compagnie, qui le suppliait de pardonner à un jeune homme pris d’amour et de vin. Le lendemain, j’étais jeté dans les cachots de l’inquisition, où mon corps fut mis à de rudes épreuves. Au bout de quatre mois, je sortis et je courus au logis de ma fiancée. Il n’y avait plus dans son logis que son père et sa mère ; l’oiseau de la cage, la fleur du vase, avait disparu. Pendant que je songeais à ma promise sur les chevalets, le chagrin l’avait emportée. Ah ! me dis-je, voilà ce que cela me coûte un peu de vin versé sur la robe d’un moine ; eh bien ! je verrai ce qu’on me fera payer pour le sang de tous les moines qui me tomberont entre les mains répandu jusqu’à la dernière goutte ! Et je commençai contre le froc la guerre que je continue. D’abord, avec une bande de gens hardis, pleins de respect pour leurs caprices, mais de mépris pour le caprice des lois, je mis le feu au couvent de mon ennemi, de mon moine au nez rouge et au front pâle. Celui-là se sentit mourir. Puis, avec ces mêmes gens, je m’embarquai sur la mer, où plus d’un vaisseau m’a porté déjà, et toutes les fois, depuis ce temps, que dans un navire où je suis entré en maître j’ai rencontré un religieux, tu le sais, je me suis vengé de ce que j’ai souffert, de ce que je souffrirai toujours ; j’ai mis du sang sur ma vieille plaie qui ne peut point se guérir. L’homme que j’ai abattu cette nuit, j’avais découvert que c’était un moine, et j’ai préféré ma vengeance aux trois cents écus qui me revenaient à cause de mon œil.
— Trois cents écus ! fit Gadil. C’est une chose coûteuse que la vengeance, Matero, et, suivant moi, c’est un petit plaisir. Un homme est si tôt mort ! on a aussi vite fait de tuer un homme que de boire un verre de vin.
Saladin ne perdit pas un mot de cet entretien, qui lui donna une idée exacte des mœurs de ses nouveaux compagnons ; tandis qu’il réfléchissait sur ces bizarres et barbares paroles, Pierre-le-Sombre s’approcha de lui tenant une paire de pistolets à la main.
— Tenez, fit-il en montrant ses armes à Briolan, ne voilà-t-il point de beaux pistolets montés, avec élégance et somptuosité ? Eh bien ! ce n’est pas ce bois précieux, ce ne sont ni cet argent ni ces rubis qui en font la valeur ; ce que je veux vous faire admirer, c’est leur justesse. Je parie que je coupe d’ici ce cordage que vous voyez là-bas.
Entre Pierre et l’objet qu’il désignait se trouvaient des groupes de matelots au milieu desquels sa balle devait forcément passer.
— Songez-vous sérieusement à tirer dans ce pêle-mêle d’hommes ? s’écria Briolan.
Il n’avait pas achevé ces mots, que la balle de Pierre était partie ; en allant casser le cordage, elle avait sifflé aux oreilles de cinq ou six pirates dont pas un ne s’était retourné.
Briolan se souvint alors de ce que lui avait raconté Mafré sur ces boucaniers dont les repas étaient interrompus par des coups de pistolet que leurs chefs tiraient sous la table, dans leurs jambes, afin de leur rappeler l’idée du danger. Quoique le monde, comme le pensait Mafré, pût être certainement plus varié et plus amusant qu’il ne l’est, on doit reconnaître que les hommes sont fort différens les uns des autres. Au milieu des gens que commandaient Wolfgang et Pierre, il est plus d’un habitant de telle et telle ville qui se serait trouvé dans un mauvais rêve. Rien ne charmait plus Saladin que le mépris de la vie. La façon d’être des pirates avec le danger lui donnait de l’indulgence pour maintes et maintes choses qui plaisaient peu à sa délicatesse. Il était heureux dans ce monde de pistolets toujours chargés, d’épées toujours tirées, comme le serait un libertin dans un monde de ceintures dénouées, dans le monde de Giorgion et de Boccace.
Cependant une terrible épreuve allait s’offrir à son honnêteté. Au moment où le jour baissait, un pirate, logé à soixante pieds au-dessus du niveau de la mer, dans le haut d’un mât, cria qu’il apercevait une voile. Les gens du Cid Campeador n’avaient pas été très contens du dernier combat qu’ils avaient livré, et ils avaient été mécontens surtout d’une occasion perdue récemment par la prudence, nouvelle chez eux, d’un compagnon qui les commandait une semaine où Pierre et Wolfgang avaient été pris tous deux en même temps d’une épouvantable fièvre. Ce capitaine par intérim n’avait point voulu qu’on attaquât un gros navire musulman qui lui semblait armé en guerre. On avait su depuis, par une circonstance fortuite, que ce navire était chargé de galions, de belles esclaves, et n’avait pour équipage que cinq ou six vieux Turcs. Tous les pirates du Cid Campeador indignés avaient juré de s’élancer sur le premier vaisseau qu’ils rencontreraient quand même il aurait aux flancs triple ceinture de canons. Ainsi donc, aussitôt qu’on eut signalé une voile, il n’y eut plus qu’une seule pensée, celle de se préparer au combat.
Saladin se mit à réfléchir, et le résultat de ses réflexions fut une situation d’esprit des plus pénibles. Il allait lui, galant homme, fils de preux, soldat au cœur sans tache, se trouver au moment d’un combat dans les rangs d’une troupe de bandits. Se battre avec des brigands contre des gens honnêtes lui semblait odieux, ne pas se battre lui paraissait dur et probablement ne l’empêcherait pas d’être pendu, si ceux avec qui l’avait mis le sort étaient vaincus. Or, Saladin, cela va sans dire, aurait reçu une volée de balles en souriant, aurait vidé une coupe empoisonnée comme un verre de vin de Chypre, aurait même monté l’escalier d’un échafaud comme l’escalier d’une maison de fête ; mais de figurer sur une potence ainsi qu’un larron, de sentir la corde de chanvre autour de son cou que le fer seul avait le droit de toucher, c’était une pensée qu’il ne pouvait soutenir. Il voulut, par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, conjurer cette chance ignominieuse, et il alla trouver Pierre et Wolfgang au moment même où ils devisaient entre eux avec joie sur la rencontre espérée.
Mafré, Dranmor et Narille, venant tous trois par un côté opposé à celui d’où venait Saladin, abordèrent en même temps que lui les commandans du Cid Campeador.
— Monsieur de Werchingen, dit Saladin (la figure de Werchingen à l’instant où lui parla Briolan avait quelque chose de guerrier, mais de noble et de doux, qui justifiait la confiance que notre héros venait de se sentir en lui), monsieur de Werchingen, si le vaisseau qu’on a signalé est un vaisseau de guerre, je conçois que vous l’attaquiez, et si ce n’est pas un vaisseau français, si par une heureuse volonté du destin c’est un vaisseau anglais, j’aurai grand plaisir à vous aider ; mais si c’est un de ces faibles et tranquilles navires, comptoirs ambulans tenus par des marchands pacifiques qui sont aussi bourgeois sur les mers que les bourgeois d’Amsterdam ou de Londres au fond de leurs rues, l’attaquerez-vous ? Laissez-moi espérer que non. Vous êtes fait, vous, le capitaine Pierre, et même la plupart des gens que vous commandez, pour la besogne des soldats et non pour celle des bandits. Avilir par un vol sans danger vos sabres, vos fusils et vos figures guerrières, c’est ce que vous ne voudrez pas.
Pierre-le-Sombre fronça le sourcil, Werchingen répondit en gardant sur son visage l’expression de souriant courage, d’élégante hardiesse qui avait encouragé Saladin.
— Monsieur de Briolan, nous sommes des pirates, ce que vous saviez fort bien le jour où vous nous avez tendu votre main et où vous avez choqué votre verre contre les nôtres. Nous sommes braves, mais notre valeur n’est point valeur de chevalier. Vous autres, il y a en définitive dans la vie toute sorte de barrières qui vous arrêtent ; vous ne respectez pas la force, soit, mais vous respectez la faiblesse. Nous sommes libres, nous, de tout respect. Notre course à travers ce monde ne rencontre aucun obstacle, c’est là ce qui en fait pour moi tout le charme. J’ai enfourché un coursier qui ne se cabre pas plus devant le corps d’un enfant ou d’une femme que devant des légions armées. Nous marchons comme la mort dont nous arborons la couleur au haut de notre navire, en renversant sans distinction tout ce qui heurte notre pied, celui qui résiste et celui qui cède, celui qui fait le vaillant et celui qui tremble de peur.
— Ma foi, fit Mafré en prenant brusquement la parole, il faut, Saladin, que je vous dise à ce sujet ma façon de voir. Tous vos scrupules sont des entraves qui gênent l’ame dans son essor. Courir un peu à travers la vie de cette course dont vous a parlé si bien Werchingen, voilà qui offre quelque intérêt, quelque amusement digne d’une intelligence et d’un cœur sans vulgarité. Faites ce que vous voudrez, laissez votre épée dans son fourreau et vos pistolets à votre ceinture pendant que nous nous battrons. Pour ma part, je suis pirate au fond de l’ame, et je me jetterai avec plaisir sur le vaisseau, quel qu’il soit, que son mauvais destin amènera sous notre canon.
— Palsambleu ! s’écria Narille, j’imiterai ce cher Mafré ; je ne sais rien qui soit moins bourgeois qu’un pirate.
— Narille, fit Briolan, il y a quelque chose de fort roturier, c’est d’être pendu, et cela pourra bien vous arriver. Vous, Mafré, vous prendrez la potence en philosophe ; vous, Dranmor, en bohémien. Aussi ne vous en parlerai-je pas. Bonne chance, messieurs ; prenez sans moi cet essor dans lequel je ne suis pas digne de vous suivre. Malgré mon goût pour les aventures, il est des aventures que je ne connaîtrai pas, celles que les Briolan d’aucun temps n’ont connues.
Cela dit, Saladin se retira dans la cabine où était son hamac. La nuit vint. Dans les premières heures, elle lui parut longue ; il pensait avec horreur et dégoût à la scène que pouvait éclairer pour lui le soleil du lendemain. Les gens dont la fortune l’avait fait le compagnon n’appartenaient à aucune nation ; c’étaient des pirates, et voilà tout. Un vaisseau français serait peut-être attaqué par le vaisseau qui servait d’asile à un Briolan. Saladin se promit, si la fortune ne pourvoyait point au salut de son honneur, d’y pourvoir lui-même. Il résolut de mettre dans sa bouche le canon d’un pistolet et de se faire sauter la cervelle dans le cas où les boulets partiraient du Cid Campeador pour aller briser des mâts pavoisés aux couleurs de France. En se tuant, il se pencherait sur la mer, qui recevrait son corps. Après la sépulture du cimetière de famille, il n’est pas de sépulture plus honorable pour un homme de naissance et de valeur, que cet océan, où tant de nobles existences se sont intrépidement abîmées. Quand il eut pris son parti, Briolan se sentit ce calme aux martiales douceurs qui donne aux héros, la veille de leurs combats, les meilleurs de tous les sommeils. Il s’endormit de ce somme profond qui est le don des enfans et des braves. Le lendemain, il fut réveillé par Mafré, qui lui cria en le secouant :
— Réjouissez-vous, Briolan, c’est un vaisseau de guerre, et un vaisseau anglais qui est devant le Cid Campeador.
La joie de Saladin, on la devine. Les rayons du soleil qui étaient entrés avec Mafré dans sa cabine étaient moins éclatans que ses pensées ; au lieu de l’infamie, c’était la gloire qui venait à sa rencontre. Il allait se battre pour la France et contre les ennemis de la France qu’en fils des chevaliers de Poitiers et d’Azincourt il avait le plus plaisir à retrouver devant son épée, les Anglais. Quand il monta sur le pont, tous les pirates y étaient déjà réunis. Devant le Cid Campeador, à une distance que le vol d’un boulet aurait pu quatre fois franchir, était un bâtiment pavoisé aux couleurs anglaises. Les deux vaisseaux se tenaient immobiles dans ce redoutable silence, l’épreuve des cœurs vaillans, qui précède l’instant des combats. Ce fut le Cid Campeador qui rompit ce silence le premier. Un boulet parti de ses flancs alla se loger dans la carcasse du navire anglais. Alors commencèrent les tonnerres et les éclairs, tout l’orage des canons. Quoique le Cid Campeador fût de plus grande dimension que la plupart des navires pirates, il n’était pas de taille pourtant à soutenir avec avantage contre un vaisseau de guerre une lutte de bordées. Pierre-le-Sombre et Wolfgang songèrent, dès les premiers momens du combat, à commander la manœuvre familière aux flibustiers, c’est-à-dire l’abordage ; c’est ce que désirait ardemment Saladin, qui, inoccupé au milieu de tout ce fracas d’artillerie, attendait le moment du corps à corps comme un fiancé attend la première heure de la nuit nuptiale. Auprès de lui, Dranmor, Mafré et même Narille se servaient, les deux premiers avec beaucoup d’adresse, le troisième sans trop de gaucherie, d’excellentes carabines qui envoyaient aux Anglais de vraies balles de corsaire, des balles mâchées destinées à donner une mort accompagnée de tortures.
Le mouvement que le Cid avait à faire pour aller, comme une panthère aux flancs d’un lion, se suspendre aux flancs de son ennemi, était un mouvement dangereux. Une bordée de canons anglais atteignit avec tant de justesse, d’aplomb et de violence le vaisseau pirate, que tout l’équipage flibustier crut un instant en avoir fini avec la vie des combats. Le Cid bondit, puis tourna sur lui-même comme un homme frappé mortellement d’un coup de feu. Si ceux qui le montaient avaient eu l’habitude de la prière, plus d’une supplication se serait en ce moment élevée vers le ciel ; mais pas une parole, pas un cri ne s’échappa des bouches intrépides que la mort menaçait de fermer.
Le Cid ne s’abîma point ; on eût dit qu’une ame héroïque respirait dans ce bois fumant et le soutenait au-dessus des flots. La manœuvre, un instant interrompue, fut continuée ; la distance qui séparait les pirates de leurs adversaires diminua et disparut enfin tout-à-fait. Le navire flibustier et le navire anglais se pressèrent l’un contre l’autre comme les chevaux écumans de deux cavaliers qui cherchent à se désarçonner. La voix de Pierre-le-Sombre retentit, et des harpons furent lancés au milieu des balles, par des mains sanglantes et noircies, sur le vaisseau britannique, puis des hommes, ou du moins des êtres faits comme des hommes s’élancèrent le pistolet et le sabre à la main, le poignard entre les dents, sur le bâtiment harponné. L’abordage commençait.
On se battit pied contre pied, et quelquefois poitrine contre poitrine. À chaque instant, des corps tombaient sur les planches sonores du navire, et roulaient en décrivant de sanglantes traînées. La plupart des pirates mouraient à merveille. Un peu d’ombre au fond de leurs yeux qui s’apaisaient sans rien perdre de leur fierté, voilà tout ce que la mort faisait en eux. Les convulsions, les regards effrayés, tout ce qui déshonore l’agonie était inconnu à l’équipage du Cid Campeador.
Pierre-le-Sombre et le blond Wolfgang semblaient à l’abri du plomb et de l’acier. Ils sortaient triomphans de toutes les luttes dans lesquelles ils s’engageaient, toujours le jarret plus souple, la main plus sûre et l’œil plus hardi. Quant à Saladin, il se faisait comme à son ordinaire distinguer parmi les vaillans. La lame de son épée était écarlate, un feu ardent et soutenu brûlait dans ses yeux. Il se battait de tout son cœur, à la façon de Henri IV, du roi Jean, de François Ier. Moins accoutumé que ses compagnons aux combats de mer, il était trahi quelquefois par ses pieds, qui glissaient sur les planches vacillantes du vaisseau. Il chancelait alors, mais bientôt il se raffermissait sur ses jambes. Son ame soutenait son corps, comme un cavalier soutient et enlève son cheval. Mafré et Dranmor étaient fort beaux, et Narille ne faisait point mauvaise figure.
Les heures passent vite au milieu des coups de sabre et des coups de fusil. La guerre réussit encore mieux que l’amour à faire prendre au temps une marche accélérée. Saladin croyait encore être au moment où il s’était élancé du Cid sur le vaisseau anglais, et il y avait déjà près de deux heures que la tuerie de l’abordage avait commencé. Le nombre des hommes couchés augmentait, celui des hommes debout était, surtout du côté des Anglais, devenu d’une singulière petitesse ; mais l’équipage du navire britannique savait qu’avec les pirates il y a peu de profit à se rendre, et aimait mieux en finir avec la vie que de s’engager dans la série de fâcheuses aventures qui devait commencer pour lui à sa captivité. D’ailleurs, son capitaine combattait encore. Ce capitaine avait une belle figure de soldat, il était de grande taille, une de ses mains serrait un pistolet dont le canon était noir et fumant, l’autre tenait une épée rouge comme l’épée de Saladin. Le long de ses joues, sillonnées par des cicatrices et par des rides, tombaient des gouttes de sueur et serpentaient des filets de sang. Briolan, que la mêlée rapprocha de lui, fut saisi de respect en le voyant, et se sentit un ardent désir de l’arracher à la mort ; il lui cria en anglais de se rendre, mais, au moment même où sa voix s’élevait, un coup de pistolet fut tiré presque à bout portant sur le déterminé soldat, le capitaine tomba frappé d’une balle dans la poitrine ; alors les gens qui étaient autour de lui jetèrent leurs armes ; le combat était fini, et l’équipage du Cid Campeador triomphait.
Les pirates valent mieux dans le connbat qu’après la victoire. Dans les regards où brillait une ardeur guerrière, l’ardeur du gain s’alluma. Tous ces gens, qui tout à l’heure étaient des héros, devinrent des voleurs. On se répandit sur le navire conquis comme dans une cité prise d’assaut. Tous les coins furent fouillés. Saladin éprouva, comme on se l’imagine, un profond dégoût au milieu de toutes ces marques de rapacité. Cependant il suivait avec curiosité, et, il faut bien le dire, avec amusement, la foule des pillards dans sa course à travers toutes les chambres du navire. Un grand plaisir, à mon avis, que le rêve seul donne aux gens paisibles, mais que la guerre donne aux gens remuans, c’est d’entrer comme chez soi en un lieu qui ne vous appartient point, de visiter d’autorité, en touchant à ce qui vous plaît et brisant ce qui vous offense, une demeure inconnue. C’est ce plaisir que goûtait Briolan.
En traversant la chambre du capitaine, il aperçut sur le parquet, auprès d’un petit secrétaire qu’on venait de briser, un médaillon ; il se baissa pour le ramasser. Le médaillon était un portrait de femme entouré d’un cadre d’une grande valeur par les diamans et les rubis dont il était semé. Eh bien ! le visage du portrait valait encore mieux que son cadre, du moins ce fut l’opinion de Saladin. Ce visage offrait quelque rapport avec celui de Brigitte ; chose bizarre, il avait les traits particuliers aux femmes des Briolan : ce nez droit et mince qui rend une physionomie sévère, et ces grands yeux veloutés, fleurs célestes, qui tempèrent par leur douceur la sévérité des lignes les plus austères. Briolan contempla avec attendrissement ce calme et charmant visage. Au milieu du sanglant désordre qui l’entourait, il ouvrait avec délices son cœur encore tout fumant des flammes guerrières aux fraîcheurs des amoureuses pensées. Les grandes et belles tendresses s’épanouissent dans les ames viriles aux heures martiales ; Saladin était pris de passion rêveuse pour ce portrait qui lui rappelait Brigitte.
C’est une loi de probité, observée rigoureusement parmi les pirates, de réunir chaque objet dont les hasards du pillage vous ont fait le maître à la masse des objets pillés. Cette masse sert au partage qui se fait entre les vainqueurs, d’après les règles fort anciennes du code flibustier. Tous les gens du Cid, Pierre et Wolfgang aussi bien que leurs soldats, s’étaient rassemblés sur le pont du vaisseau conquis, et avaient fait un monceau, qui aurait tenté un pinceau vénitien, de richesses de toutes natures. Le vaisseau anglais, quoique bâtiment de guerre, avait une cargaison de navire marchand. Il était chargé de présens qu’adressait à un souverain d’un lointain pays le gouvernement britannique ; puis il renfermait tous ces objets de luxe que traînent avec eux les officiers de terre et de mer des armées anglaises. À côté du butin inanimé était le butin vivant. Ceux des Anglais qu’avaient épargnés les sabres et les balles étaient réunis en groupe, comme l’imagination d’un poète peut en placer dans le royaume des tristesses éternelles, sur les bords d’un fleuve infernal. Ces malheureux, dépouillés de leurs vêtemens et les mains liées derrière le dos, attendaient les maîtres qui les réclameraient pour esclaves, afin de les vendre dans les colonies à des planteurs ou à des boucaniers.
Saladin assista en spectateur attentif à ce partage, qui se fit dans un ordre merveilleux. On commença par appeler les blessés à venir réclamer les droits que les lois leur donnaient. D’abord arrivèrent les borgnes, et même les aveugles ; il y avait deux hommes que les coups de feu avaient entièrement privés de la vue. Ceux-ci avec un de leurs yeux arraché, ceux-là avec deux trous sanglans à la place où leurs regards brillaient, s’avancèrent guidés par un des maîtres de leurs corps hideux et de leurs ames sinistres, par le démon du lucre, et demandèrent la portion de butin que leur assurait le droit de leurs blessures. Un des aveugles, ainsi que l’y autorisait la loi, choisit deux esclaves. Comme il les voulait sains et robustes pour en tirer meilleur profit, il promena ses mains encore toutes barbouillées de sang sur les membres nus des Anglais prisonniers. Ceux sur lesquels s’arrêta son choix étaient deux des plus blonds et des plus vermeils enfans de la Grande-Bretagne ; ils avaient des formes de lutteurs qui auraient intéressé un statuaire, de tristes et intrépides regards qui auraient rendu un poète songeur. C’était un spectacle odieux que les mains de ce scélérat, déjà plongé à moitié dans la mort, se promenant sur cette noble et vivante proie. Le second aveugle et les borgnes prirent, l’un de l’argent, les autres des objets précieux. Après ces blessés vint un flibustier qui avait eu les deux jambes brisées par un boulet : celui-là désigna d’une voix éteinte et avec un regard mourant, pour sa part de butin, un harnais de cheval couvert de pierreries ; puis vinrent des manchots, des hommes sans poignets, enfin des mutilés de toute espèce. Quand ces débris humains se furent consolés, dans les cupides jouissances, des coups qui avaient fait leurs corps laids et bizarres comme leurs ames, Pierre et Wolfgang, par une courtoisie dont la bravoure de Saladin et de ses compagnons empêcha l’équipage de murmurer, appelèrent les étrangers du Cid à venir prendre les premiers leur part dans les dépouilles qu’ils avaient aidé à conquérir : Mafré, Dranmor et Narille ne firent aucune façon, chacun d’eux choisit ce qui était à sa convenance ; mais, quand on pressa Briolan de faire un choix à son tour :
— Je n’ai rien à prendre, dit-il ; j’ai au contraire quelque chose à donner.
Et, tirant de sa poche le portrait qu’il avait ramassé, il en détacha le cadre dont il fit remarquer les pierreries, et le remit à Wolfgang en le priant d’en faire ce qu’il jugerait à propos.
— Pour moi, ajouta-t-il, je demande seulement qu’on me laisse ce petit morceau d’ivoire qui me paraît plus précieux que tous les diamans dont il est entouré, car il est d’une valeur qu’aucun lapidaire ne peut apprécier.
— Ni aucun pirate, dit en souriant Mafré.
On devine si la demande de Briolan fut accueillie. Pierre et Wolfgang firent des efforts pour l’engager à joindre un autre prix à ce prix modeste et fantasque de sa valeur. Quoiqu’il y eût là les plus belles armes du monde, et que le cœur de Saladin eût une grande tendresse à l’endroit des armes, il ne voulut pas autre chose que ce portrait. Les pirates ne comprirent rien à cette humeur, mais ne s’étonnèrent pas ; ils étaient habitués à ne s’étonner jamais.
Quand le partage fut terminé, l’attention de Saladin fut attirée par un spectacle plus émouvant qu’aucun de ceux qu’il avait encore vus. Les blessés anglais, ceux du moins qui pouvaient remuer, s’étaient instinctivement traînés les uns vers les autres sur un point de leur vaisseau. Là, ils souffraient, gémissaient, se tordaient, sans que nul songeât à les secourir. Il n’était point d’usage, chez les pirates, de donner des secours aux blessés. Briolan aperçut parmi ces malheureux le capitaine, qu’il avait vu tomber frappé d’une balle en pleine poitrine et qu’il avait cru mort, ce vieil et héroïque soldat pour lequel il s’était senti des mouvemens d’admiration et de pitié. L’officier anglais était très grièvement blessé, mais enfin il vivait encore. Son regard rencontra celui de Saladin, quand notre héros se tourna de son côté.
Le gentilhomme français ne put point supporter la vue d’un homme brave, et qui semblait de naissance, mourant comme un chien au milieu de créatures humaines. Il appela Wolfgang et lui demanda avec instance, comme une faveur par laquelle il croirait ses services pendant le combat amplement récompensés, de faire donner des soins au commandant du vaisseau vaincu. Wolfgang dit qu’il y consentait, quoique ce fût déroger à toutes les habitudes des pirates. Il fit un signe à un grand diable au visage basané, qui portait une trousse de chirurgien à sa ceinture, et Briolan put contempler un docteur digne de faire le service médical d’une troupe de bohémiens.
Le personnage qui venait d’accourir auprès de lui était dans un équipage sanglant et bizarre. Il y avait des taches rouges jusque sur le lambeau d’étoffe blanche qui entourait sa tête en manière de turban ; d’énormes lunettes d’or, prises sans doute dans quelque pillage, encadraient son nez, qui s’abaissait sur une moustache d’hidalgo. Sur ses hauts-de-chausse, d’une ampleur orientale, tombait un tablier d’apothicaire humide et lourd de sang. Ce fut avec ce répugnant acolyte que Saladin s’en alla trouver l’officier anglais. Il prit le blessé entre ses bras, et, suivi du formidable chirurgien, il se rendit, à travers une route coupée par des flaques sanglantes, comme un chemin de traverse par les eaux d’une pluie d’orage, jusqu’à la cabine qu’il occupait sur le Cid Campeador.
Après un examen attentif, le chirurgien bohème déclara que la blessure qu’il avait sous les yeux était mortelle. Il n’y avait même point moyen de chercher à extraire la balle qu’elle renfermait ; mais la mort, que cette plaie amènerait infailliblement, pouvait se faire long-temps attendre. Le capitaine anglais était un de ces blessés qui sont condamnés, avant de partir pour le voyage inconnu qu’aucune puissance, ils le sentent, ne pourrait leur éviter, à rester de longues heures sur les confins de cette vie. Ces blessés ont un lamentable destin quand une mère ou une maîtresse, une femme qu’ils aiment, est à leur chevet, mesurant avec l’infini de la douleur les instans de leur agonie. Quand ils meurent seuls ou entourés de visages virils, ils ont un sort heureux au contraire, puisqu’ils peuvent entrer d’un pas lent et digne dans la mort, comme fit le soldat qu’avait recueilli Saladin.
L’Anglais avait compris la pitié généreuse dont il était l’objet de la part de Briolan. Dès qu’il put parler, il se tourna de son côté et lui dit d’une voix affaiblie, mais sans émotion :
— Je suis heureux, monsieur, d’avoir en mourant une figure comme la vôtre sous les yeux. Vous me paraissez un brave homme, et même, malgré la compagnie où vous êtes, un homme de qualité. Votre noble conduite et votre visage loyal m’ont fait du bien. Pour l’éternité comme pour une nuit, c’est un bonheur de ne point s’endormir sur des spectacles ou des pensers honteux.
— Hélas ! monsieur, repartit Saladin, je regrette de n’avoir rien pu pour vous rendre à la vie, et de faire en cet instant si peu pour vous conduire honnêtement à la mort. Si je savais un moyen de donner à vos derniers momens en ce monde, je ne dirai pas du calme, ils en ont, mais quelque douceur, avec quel plaisir je le saisirais !
— Monsieur, reprit alors le blessé, je vous le répète, par votre façon d’agir et par votre aspect, vous m’avez déjà fait éprouver un bien dont je suis fort reconnaissant ; mais ce qui pourrait me rendre mes derniers momens d’une véritable douceur, c’est une seule chose, que personne ici, je le crains bien, même en ayant pour moi la générosité dont vous faites preuve, ne pourrait me donner. J’ai perdu, pendant le combat de ce matin, l’objet qui m’était le plus cher en ce monde, quoiqu’il fût inanimé, du moins pour tout regard indifférent : le portrait d’une femme qui a emporté, il y a bien long-temps, le meilleur de mon cœur et de ma vie en son tombeau.
Un éclair de joie parut dans les yeux de Saladin.
— J’ai un bonheur que je n’osais espérer ! s’écria-t-il ; le portrait que vous avez perdu et que vous désirez si ardemment, je suis à peu près sûr de l’avoir trouvé. Mes compagnons ont pris le cadre, moi j’ai gardé l’ivoire ; tenez, le voilà.
Un catholique qui voit arriver le dieu qu’il craignait de ne pas sentir sur ses lèvres n’éprouve point plus d’allégresse que n’en ressentit l’Anglais, quand Briolan lui tendit la bien-aimée peinture.
— Voilà ce que j’aimais ! fit-il, et ce que je reverrai, si l’on voit quelque chose là où je vais.
Et sa bouche se fixa au médaillon dans un long baiser ; puis, se tournant vers Briolan, qui le contemplait d’un regard attendri, il lui dit avec une voix pleine de douceur et de noblesse :
— Je veux vous nommer à vous, qui me semblez si généreux et qui avez eu pour moi tant de bonté, celle dont la chère image me cause de tels transports de tendresse à mes derniers momens. Le portrait que j’embrasse est celui de ma femme, Anne de Briolan, comtesse de Windsay.
Ces mots causèrent à Saladin la vive émotion que font toujours éprouver au cœur et à l’esprit de l’homme les surprises du destin. Il avait entendu souvent parler à sa mère, dans son enfance, d’Anne, sa tante, qui avait épousé, en dépit de tous les instincts cavaliers, jacobites et catholiques de sa famille, un seigneur anglais, protestant et attaché à la cause de Guillaume d’Orange. Il savait qu’Anne était pleine de beauté et de vertu, et qu’elle était morte jeune. Aussi, avec l’humeur qu’on lui connaît, on comprend quelle tendre et mélancolique dévotion il avait eue, tout enfant, pour cette sainte inconnue de son ciel domestique.
— Monsieur, dit-il à lord Windsay, laissez-moi aussi baiser ce portrait. J’en ai le droit, c’est celui de ma tante. Je suis le comte Guy-Tancrède-Saladin de Briolan.
Ce fut le tour du comte de Windsay à s’étonner. Il interrogea notre héros sur les hasards qui l’avaient jeté dans la compagnie des pirates. Au fur et à mesure que Saladin parlait, son visage prenait une expression plus vive de confiance et d’amitié.
— Vous êtes, s’écria-t-il tout à coup en tendant la main à Briolan, de tous les jeunes gens que j’ai rencontrés jamais, celui dont l’air et les discours m’ont le plus charmé. Toutes vos paroles sonnent la franchise. Et puis, tenez, je ne m’étonne plus si votre visage me faisait tant de plaisir ; vous avez dans les yeux quelque chose de cette fierté et de cette candeur que donnait au regard de ma bien-aimée Anne son ame haute et innocente.
Et le vieux capitaine essuya deux bonnes larmes de tendresse qu’un adoré souvenir fit tomber le long de ses joues. Aux généreuses émotions dont son cœur était rempli, sa vie semblait s’être retrempée. Il s’était éveillé dans tout son être une force inattendue ; mais il avait une de ces blessures qui ne pardonnent pas, comme l’on dit. La mort était en lui, et il s’en souvenait.
— Monsieur de Briolan, dit-il brusquement, mon cher neveu, j’ai encore une grace à vous demander, vous à qui je suis si redevable déjà ! Je me sens en ce moment assez de force pour tenir une plume ; je voudrais avoir du papier, de l’encre, ce qu’il faut pour écrire, afin de tracer quelques lignes qui exprimeront de derniers désirs. Si vous ne finissez pas, comme moi, sur cette mer où nous nous sommes rencontrés, si vous retournez en Europe, vous veillerez à ce que mes volontés soient remplies. Dès que je serai mort, vous pourrez en prendre connaissance, si bon vous semble.
Il n’est pas de navire, même de navire pirate, où l’on ne noircisse du papier, partant où l’on n’ait plume et encre. Briolan alla quérir ce qu’avait demandé lord Windsay. Le capitaine écrivit pendant quelques instans, puis remit à son neveu une feuille de papier pliée, et reprit avec lui un entretien dont il semblait recevoir un grand bonheur. Dans cet entretien, la mort le surprit, ou, pour mieux dire, l’emporta, car son visage digne et guerrier, quelques instans après celui où il était devenu visage de mort, n’exprimait pas plus la surprise que la terreur.
Quand lord Windsay eut expiré, Briolan, après l’avoir contemplé quelque temps, les yeux remplis de larmes silencieuses, afin de s’entretenir encore avec ce brave homme, déplia le papier qu’il lui avait remis. Il s’attendait à y trouver sur un culte peut-être à continuer envers la mémoire de sa tante, enfin sur quelque pieux office, des volontés qu’il était décidé à remplir autant que ce serait en son pouvoir. Ce qu’il y avait sur ce papier, c’était à peu près ceci : « Moi, George-Henri, comte de Windsay, dernier de mon nom, je laisse à mon neveu, Guy-Tancrède-Saladin de Briolan, mon château de W…, mon château de S…, etc., etc. (il y avait deux lignes formées avec des noms de châteaux), plus tout ce que je possède en meubles et en argent. »
Saladin avait trouvé la fortune sur les mers.
Quand on est jeune et d’une ame haute, on songe peu à la fortune, si elle vous dédaigne ; mais lorsqu’elle vous sourit, lorsqu’elle attache sur vous son regard plus doux que les raisins du Midi, plus chaud que le soleil, quelque fierté et quelque jeunesse qu’on possède, on est séduit, et pour quelques instans du moins on appartient à l’ivresse. Saladin avait sous le front un grand mouvement de pensées. Ce qu’il avait été poursuivre à travers les océans, il le possédait ; il était riche, plus riche que son cousin, le duc de Lorédan ; il pouvait retourner en France, acheter le plus fringant des régimens de hussards, le plus martial des régimens de dragons, et donner à sa cousine, pour sa fête, non point des bouquets de thym et de violettes, mais des bouquets d’émeraudes et de diamans.
Briolan se promenait sur le pont du Cid Campeador par une matinée un peu froide, mais où soufflait un vent agréable à un esprit en feu (le vent attise d’une façon qui nous charme les flammes de notre esprit). Tout en se promenant, il s’abandonnait vis-à-vis du destin à une certaine fatuité. Il croyait, ce qu’un chacun a pris tant de plaisir à croire un moment au moins dans sa vie, que le sort l’avait distingué et lui accordait ses faveurs. Quoique personne sur le Cid n’eût conquis une fortune semblable à la sienne, beaucoup de pirates cependant devaient à la prise du vaisseau anglais des richesses qui augmentaient la joyeuse turbulence de leurs habitudes. On ne s’imagine point l’exaltation qui règne à bord d’un navire flibustier après un combat. Chez les uns, le souvenir de la mêlée, le goût attaché encore au palais du sang et de la poudre ; chez les autres, l’amour de l’or, l’image des plaisirs qu’il promet, amènent une ivresse bruyante et démesurée que peuvent seuls contenir, sans se briser, des cœurs accoutumés à retentir du fracas des canons et des tempêtes. Au milieu de toutes les folies, de tout le tapage de leurs gens, jouant, se battant, dansant, chantant et jurant, les deux capitaines du Cid, Wolfgang et Pierre, éprouvaient le seul plaisir que pût encore goûter leur brûlante et inquiète nature.
Wolfgang aborda Saladin au moment où toutes les pensées que nous savons sonnaient leur plus étourdissant carillon dans son cerveau.
— Venez voir, lui dit-il, un spectacle qui vous amusera. Un de mes hommes, à qui deux esclaves étaient tombés en partage, vient de les perdre aux dés ; celui qui les a gagnés a dit qu’il voulait les dépenser pour divertir ses camarades. Ces esclaves sont deux grands Anglais nourris de bœuf, plus forts que des athlètes antiques. On va les faire battre à outrance avec des cestes, comme se battaient les Thraces dans les cirques romains. Si vous voulez assister à un jeu d’empereur, et d’empereur des beaux âges païens, suivez-moi.
Briolan suivit en effet le blond Werchingen. Il était dans cet état d’esprit où l’on prend à tout mouvement un plaisir passionné. Il arriva sur un point du gaillard d’arrière où s’était formé, autour d’un espace vide, un vaste cercle de pirates. Dans cet espace ne tardèrent pas à être introduits deux hommes jeunes et beaux, nus jusqu’à la ceinture. C’étaient les deux Anglais dont les blessures et le trépas devaient divertir les gens du Cid. Il y avait sur le visage des deux lutteurs, au lieu de l’expression martiale que l’assemblée aurait voulu y voir, une expression de dégoût et de tristesse. Les énergiques soldats de la Dacie devaient avoir cette contenance humiliée, ce visage abattu, quand, transformés en gladiateurs, ils venaient prostituer leur héroïsme pour amuser un public romain. Deux pirates espagnols, à la figure sombre comme les montagnes brûlées de la Sierra-Morena, aux yeux d’un noir à rougeâtres reflets, placèrent les deux esclaves en face l’un de l’autre et attachèrent à leurs mains des cestes de la plus formidable espèce, des lanières de cuir comprimant leurs poings de façon à en faire un instrument tranchant et lourd dont les blessures fussent plus cruelles que celles des sabres et des balles. Quand cette toilette des lutteurs fut achevée, on les mit pied contre pied, leur interdisant de rompre. Alors les deux Anglais commencèrent à imprimer à leurs poings, placés devant leur poitrine, la lente et régulière oscillation qui fait partie de la garde des boxeurs ; puis on leur donna un signal, et ils se portèrent les premiers coups.
C’est le plus long, le plus varié et souvent le plus redoutable des duels, que le duel à coups de poing. Ces deux hommes, un instant nonchalans, devinrent des athlètes enflammés, aussi désireux l’un et l’autre d’être victorieux que s’ils eussent dû acheter une couronne par leur victoire. Tous deux avaient le regard fixe et intrépide du boxeur, qu’aucun coup, aucune douleur ne trouble, dans lequel étincelle une ame ardente et stoïque, au-dessus de tout ce que la chair peut souffrir. La première blessure grave fut reçue par le plus grand des jouteurs. Son adversaire, au moment où il fondait sur lui, l’atteignit en plein visage par ce coup terrible qu’on appelle un contre dans le langage de la boxe. Tous les pirates applaudirent ; un des Anglais avait la figure coupée, les cestes se coloraient de sang. Le sang, liqueur mystérieuse plus puissante que le vin, car par son seul aspect il enivre ; le sang, qui arrache des cris aux enfans la première fois qu’il frappe leur vue, le sang faisait passer dans cette foule des frémissemens de plaisir comme en font passer le génie d’un grand poète, les vers de Nicomède ou de Rodogune, dans la foule lettrée d’un théâtre.
On crut un instant que le lutteur frappé à la face allait tomber ; mais il se raffermit sur ses jambes, se remit en garde, et bientôt, prenant à son tour son adversaire dans un piége habilement tendu, il lui rendit, au milieu de la poitrine, le coup qu’il avait reçu sur le visage. Cette fois, le combat s’arrêta ; celui dont la poitrine venait d’être atteinte chancela, ses paupières s’abaissèrent, et une écume de pourpre flotta sur ses lèvres. Alors les deux pirates espagnols qui avaient armé du ceste les deux combattans rentrèrent en scène ; ils arrivèrent avec des flacons de vinaigre, les firent respirer aux deux jouteurs, puis les placèrent de nouveau l’un devant l’autre, sans même avoir essuyé le sang qui couvrait leurs joues, et le combat recommença.
Ceux qui connaissent la race des boxeurs savent combien il est facile de rendre mortel un assaut de boxe, quel acharnement plus puissant que la douleur, que la mort même, qui se fait en vain sentir, saisit parfois deux champions et ne les quitte qu’avec le dernier élan de leurs forces et de leur vie. Les pirates arrivèrent à leurs fins. Il vint un moment où il n’y eut plus sous leurs yeux que deux cadavres déformés par des blessures. Alors on s’approcha de ces êtres humains, devenus des choses mortes.
Briolan avait pris bien vite en dégoût ces coups de poing ; il aurait voulu, sinon qu’on arrêtât le combat, du moins qu’on donnât aux combattans des épées. Ce fut avec un sentiment de répugnance et de pitié qu’il s’approcha de ces deux corps souillés de sueur et de sang : devant ce laid spectacle, son exaltation s’éteignit. Celle de Wolfgang, de Pierre-le-Sombre et de tous leurs compagnons était au contraire à son comble. Ces coups et ces blessures les avaient enivrés. Sous le ciel des Espagnes, par une matinée à brûler un Maure au fond de son harem, il ne se pousse pas plus de cris autour d’un taureau jeté d’un seul coup sur le sol par l’épée d’un matador, qu’il ne s’en poussait sur le Cid autour de ces lutteurs assommés ; mais la grande différence qu’il y eut entre le blond Wolfgang et tous ses compagnons, y compris Pierre-le-Sombre, c’est que, tandis qu’aucun dégoût ne suivit l’ivresse de ceux-ci, une grande et profonde tristesse, comme celle qui est connue, après certains transports de plaisir, des débauchés de vingt ans, fondit sur celui-là.
— Je souffre, dit Werchingen à Briolan, dont l’esprit sans moquerie lui inspirait de la confiance ; je souffre en ce moment, comme une femme, de ce sang que j’ai eu du plaisir à voir répandre. Il y a des instans où ces orgies de combats, de cris, de coups, de blessures, me font soudain ressentir autant d’ennui chagrin que des orgies de cabaret. Les passions qui m’ont jeté sur les mers crient qu’elles ne sont pas assouvies. Les deux amours de l’infini et de l’inconnu, entre lesquels ma jeunesse s’est écoulée, ces deux amours délicats et violens me disent que j’essaie vainement de tromper par des alimens grossiers leurs ardens, mais nobles appétits. Dans ces instans, si je croyais qu’il y a quelque chose sous les flots qui nous portent, que cette belle histoire antique d’Aristée dont mon enfance était si étonnée et si amoureuse pourrait se renouveler pour moi, que je trouverais sous les vagues de l’océan les merveilles qui frappèrent les regards du berger de Virgile, comme je m’élancerais avec transport dans la mer ! Vous qui avez tant aimé les forêts enchantées et les châteaux mystérieux des romans de chevalerie, vous devez me comprendre ; je braverais des siècles de souffrance pour goûter à ce philtre de l’inconnu dont je ne puis boire dans aucune coupe.
Tandis que le blond Wolfgang parlait ainsi à Saladin, le Cid Campeador s’avançait dans une région océanique connue par les marins pour être une région de tempêtes. Évidemment des vents farouches avaient bouleversé, il y avait quelques jours, les flots que sa proue fendait. Sur les vagues encore agitées, murmurantes et brillant de l’éclat qu’elles prennent en leur colère comme des regards humains, on sentait les fureurs mal éteintes d’un orage récent. Dranmor, qui à quelques pas de Wolfgang et de Saladin contemplait d’un œil charmé cette beauté sinistre des ondes, s’écria tout à coup :
— Au diable cette sotte bouteille ! elle gâte la vague qui la porte. Voilà ce qu’il y a de plus dépitant au monde, une solitude détruite par cet ignoble morceau de verre.
— Cette bouteille, dit à son tour Saladin, nous apprendra peut-être le sort de braves qui nous sont connus. Moi je suis plus humain que Dranmor, j’aimerais à savoir quels sont les hommes qui, songeant à leurs frères dans ce coin de l’Océan, leur ont adressé un souvenir confié, presque sans espoir, aux caprices des vagues et du destin.
— Moi, dit Wolfgang, cette bouteille secouée par les flots et perdue dans l’espace, qui renferme quelque chose que j’ignore, m’enflamme de curiosité. Pendant long-temps, toutes les fois que je voyais une lettre, j’espérais toujours qu’il y avait sous son pli le secret que je cherche ; quand je rencontrais un coffre fermé, je pensais que dans cette prison de bois était la merveille désirée. Je veux savoir, par tous les dieux ! ce qu’il y a dans cette bouteille, et je le saurai.
En disant ces mots, le blond Wolfgang se précipita dans la mer.
C’était une entreprise insensée pour le plus habile nageur de s’élancer au milieu des vagues qui battaient alors les flancs du Cid Campeador. Il fallait être las de la vie et vouloir en sortir pour se jeter dans ces flots écumans aux voix inhumaines, qui se soulevaient et mugissaient, comme un troupeau de bêtes infernales, sous un ciel d’une menaçante tristesse. Tous les pirates se penchèrent au bord du vaisseau et suivirent avec une ardente curiosité la destinée de Werchingen. Wolfgang savait à peine nager, il n’avait pour se soutenir sur la mer que cet abandon, propice aux situations dangereuses dans toutes les joutes du corps, qui naît de l’extrême mépris du péril. Tout à coup, de la cime d’une vague, il tomba dans un gouffre où il disparut. En cet instant, un nouvel événement se passa sur le Cid. Pierre-le-Sombre, repoussant avec une force irrésistible deux compagnons qui voulaient l’arrêter, se jeta dans l’océan à la poursuite de son ami.
Alors l’anxiété régna vraiment sur le vaisseau pirate, car les gens du Cid ne savaient personne parmi eux capable de succéder aux deux chefs qu’ils étaient menacés de perdre. On lança des cordes dans la mer, mais ces cordes étaient lancées au hasard. Pierre-le-Sombre et le blond Wolfgang s’étaient plongés dans des profondeurs où l’œil même ne pouvait point les suivre. Cependant on détacha du navire et l’on mit à l’eau une petite embarcation où montèrent dix hommes, parmi lesquels étaient Saladin et Dranmor.
Ce sont des recherches ardentes et désespérées que celles des corps perdus dans les flots. On sent que chaque instant de retard, d’hésitation, de tentative gauche ou malheureuse, fait avancer d’un pas dans la mort ceux que l’on voudrait sauver. Les sondes, les cordes, les perches, que faisaient pénétrer dans la mer les hommes du canot, ne rencontraient rien. Pierre et Wolfgang étaient égarés dans les abîmes peuplés de monstres, de cadavres et peut-être de dieux. La recherche dura si long-temps, qu’on finit par perdre l’espoir de retirer des ondes deux vivans, et, comme les pirates ne sont pas gens assez pieux pour tenir beaucoup à des morts, on allait cesser des efforts inutiles, quand, ramenés du fond des mers par une vague, deux corps apparurent à quelques pas du canot. On parvint à les saisir et à les mettre dans l’embarcation. Ces deux corps, c’étaient Pierre-le-Sombre et le blond Wolfgang se tenant enlacés comme un couple d’amis antiques, et tous deux couronnés du pâle diadème que la mort nous attache au front. Entre les doigts serrés et transparens de Wolfgang était la bouteille qui avait causé la mort des deux amis.
— Bouteille de tous les diables ! dit un pirate, j’ai envie de te rejeter à la mer.
C’était une envie partagée par Dranmor, et la bouteille, payée par deux existences, allait voler dans les flots quand Saladin la saisit. Remonté sur le pont du Cid, tandis que tout l’équipage entourait les corps inanimés des deux chefs, il brisa le vase et en tira un papier. Voici ce que ce papier contenait :
« Le 3 février 17…, le vaisseau français le Fortuné, se rendant à la Martinique, a sombré : son équipage n’a point péri encore, mais il est sur des embarcations qui ne peuvent être sauvées qu’en cas du plus inespéré des secours. Ceux qui montaient le Fortuné font donc leurs adieux à la vie et prennent la voix religieuse des morts pour recommander leur mémoire à ceux de leurs frères, de quelque nation, de quelque religion soient-ils, qui trouveront le dépôt confié par eux à la mer. Le Fortuné était monté par le duc de Lorédan, gouverneur-général des îles, et son épouse, la noble dame Brigitte de Briolan… »
Saladin n’en lut pas davantage. Dans ces abîmes où s’étaient éteintes tout à l’heure la vie de Wolfgang et celle de Pierre, Brigitte était engloutie peut-être. De quelle façon ce nom chéri, cet adoré souvenir, lui étaient-ils rappelés ! À quoi bon cette fortune que le destin lui avait donnée, si le seul être n’était plus pour lequel il souhaitait de vivre et d’avoir des trésors ? Et Saladin sentit monter des profondeurs de son cœur à ses yeux des larmes comme il n’en connaissait pas encore, qui n’avaient aucune des douceurs mêlées aux pleurs des mélancolies printanières, des larmes qui n’étaient qu’amertume et stérilité. Cependant cette espérance, qui parfois nous suspend à ses lueurs jusqu’au chevet des lits mortuaires, jusque sur les frontières du néant, fit tout à coup luire une clarté aux regards de Saladin. Si le Fortuné avait sombré, son équipage n’était point mort. Ce destin qui l’avait secondé jusqu’à présent pouvait avoir amené un navire sur les vagues où étaient ballottés les naufragés français. Les mers qu’en ce moment ils traversaient n’étaient point loin de la Martinique. Peut-être Brigitte était-elle pleine de vie et de beauté sur des rivages qu’il pourrait atteindre en quelques jours. Saladin n’eut plus qu’une pensée, courir aux lieux où se rendait le Fortuné pour savoir si quelque dieu sauveur n’y aurait point conduit ceux qui le montaient.
Mais il vint tout à coup à se rappeler que le Cid Campeador n’avait plus de chefs. Les deux capitaines étaient morts tous deux d’un trépas conforme à leur destinée, l’homme qui avait vécu par l’idéal en suivant une pensée capricieuse, l’homme qu’avaient gouverné les événemens en obéissant à un fait impérieux. À qui devait-il s’adresser pour aller aux lieux où il aurait voulu être emporté sur un tapis magique ? Qui dirigerait à présent les mouvemens du Cid Campeador ? Tandis qu’il était tourmenté par ces pensées, il entendit un grand bruit d’acclamations, et il aperçut un homme qu’on élevait sur une sorte de pavois, à la façon des anciens souverains des Francs : cet homme était Mafré. Boucanier, corsaire, pirate, qu’est-ce que Mafré n’avait pas été ? Il avait rassemblé les gens du Cid, livrés à l’embarras et à l’inquiétude d’une élection. Avec l’audace et la liberté qui le rendaient puissant sur tous les hommes, jointes à la science particulière qu’il possédait de son auditoire du moment, il avait prononcé quelques mots suivis du plus grand succès. Il s’était proposé pour successeur de Wolfgang et de Pierre. Ceux qui récemment l’avaient vu combattre, qui maintenant l’entendaient parler, étaient tous d’accord pour penser qu’aucun homme ne pouvait mieux que lui remplacer ces deux héros de la flibusterie.
Quand Saladin dit à Mafré, devenu capitaine du Cid Campeador, son désir de se rendre au plus tôt à la Martinique, le nouveau chef des pirates lui répondit que ce désir s’accordait avec ses desseins. Les gens du Cid voulaient aller tirer parti à la Martinique des dépouilles enlevées au navire anglais. Le matin du jour où l’on devait toucher à ces rivages si impatiemment attendus par Briolan, on fit à bord du navire pirate une cérémonie touchante. Pierre-le-Sombre et le blond Wolfgang, dans leurs habits de combat, leurs pistolets et leur poignard à la ceinture, leur sabre et leur hache d’abordage à leurs côtés, avaient été exposés pendant plusieurs jours dans la plus vaste chambre du vaisseau. Enfin le moment vint où il fallut se défaire de leurs corps, qu’on ne pouvait plus disputer à la corruption. C’est un des instincts païens de la nature de se révolter contre les morts, de ne point souffrir qu’ils attristent ses fêtes de leur effrayante immobilité. En les rongeant d’une dent empoisonnée, elle force les vivans à leur chercher des retraites qui délivrent les bruits de l’air, la gaieté du jour, de leur silence et de leur terreur. Un matin donc, tout l’équipage du Cid fut réuni par Mafré. Quatre marins soulevèrent le lit mortuaire où Pierre et Wolfgang étaient étendus, et portèrent ce lit sur le pont ; puis on alla chercher les boulets qu’on a coutume de suspendre aux pieds de ceux qu’on lance dans la mer. Le funèbre poids de fer fut attaché aux jambes des deux capitaines. Ces préparatifs achevés, deux pirates prirent avec recueillement d’abord le corps de Pierre-le-Sombre, puis le corps du blond Wolfgang, et les jetèrent l’un après l’autre dans l’océan. Les flots, qu’éclairait alors un ciel beau, mais sans profusion de lumière, étaient teints de cette belle couleur verte, qui est on ne sait pourquoi d’une si profonde mélancolie. Un instant, les deux corps qu’on leur jetait troublèrent leur calme, puis la mer reprit son mouvement paisible. Deux braves de plus reposaient dans le vaste cimetière d’où s’élève l’hymne éternel des vagues et des vents. Tous les visages gardèrent un instant, à bord du Cid Campeador, une expression songeuse ; puis ces ames de marins, terribles et profondes, mais mobiles comme les vagues, ne tardèrent pas à faire disparaître toute trace de leur tristesse. Le Cid reprit sa physionomie accoutumée ; seul, Saladin, penché au bord du vaisseau, le regard attaché sur le point des mers à chaque instant plus éloigné de lui où s’étaient engloutis Pierre et Wolfgang, restait plongé dans une pieuse rêverie. Saladin était de ceux qui persistent, comme on l’a dit quelque part avec une grace charmante, à se loger dans la tête l’immortalité de l’ame ; il se demandait si Pierre avait cessé de souffrir, s’il avait retrouvé les regards dont l’éclat manquait à sa vie, si le blond Wolfgang était enfin satisfait dans la soif de l’idéal et de l’inconnu. Mais bientôt Briolan fut tiré de ses pensées par un cri qui touche toujours sur les mers les poitrines humaines, quels que soient les sentimens qu’elles renferment, le cri de terre. On apercevait les côtes de la Martinique.
On juge ce que cette vue fit éprouver à Saladin, qui, du secret qu’allaient lui révéler ces rivages, faisait dépendre sa destinée. Au bout de quelques instans, on découvrit le fort Saint-Pierre, grand bâtiment carré d’un aspect claustral et guerrier, battu éternellement des flots, qui un jour même y pratiquèrent une brèche où ils entrèrent en vainqueurs. Mafré fit hisser le pavillon français et se présenta hardiment à l’entrée du port. Aux officiers qui vinrent l’interroger, il répondit qu’il était un corsaire venant de soutenir un combat pour l’honneur de la France avec un vaisseau de la Grande-Bretagne. Le vaisseau démâté que le Cid traînait à sa remorque témoignait en faveur du capitaine et disposait les Français de la Martinique, alors menacés par la marine anglaise, à lui faire un bon accueil. En temps de guerre, on est fort indulgent pour les braves ; on ne s’inquiéta point si ceux-là étaient un peu plus pirates que corsaires ; ils arboraient le pavillon de France, ils venaient d’humilier le pavillon britannique, on ne leur en demanda pas davantage. Un officier dit à Mafré qu’il allait le conduire au gouverneur-général des îles.
— Quoi ! le gouverneur-général des îles est ici ? s’écria alors Saladin hors d’haleine ; il n’a donc pas péri en route ? il est donc arrivé, et il est venu avec tout son équipage ?
— Beaucoup des passagers du Fortuné, lui fut-il répondu, sont engloutis avec les embarcations qui les portaient ; mais un navire de commerce français est arrivé à temps pour recueillir, sur un canot près de sombrer, le duc et la duchesse de Lorédan, et…
Saladin n’en écouta pas davantage. Ô mon destin ! se dit-il, ô Brigitte !
Nous l’avons dit en commençant cette histoire, Saladin, comme Jehan de Saintré, avait un corps merveilleusement apte à tous les exercices de chevalerie, mais dont la vigueur n’était pas celle d’un corps de muletier. Il y avait dans notre héros, ainsi que dans les chevaux de race, jointe à l’impétuosité et à l’énergie, cette délicatesse qui est nécessaire à l’élégance. Après l’émotion qui venait de clore pour lui une attente pleine d’anxiété, un frisson parcourut tous ses membres ; sa tête devint lourde et embrasée ; ses yeux se fermèrent au monde visible pour s’ouvrir au monde occulte et fantastique des songeurs. La fièvre l’avait pris et l’entraînait dans son enfer.
Mafré fit transporter son ami dans une petite maison isolée, située auprès du couvent qui forme l’extrémité du fort Saint-Pierre. Les bruits dont les pirates remplissaient la ville ne parvenaient point à cette retraite. Là, Saladin, veillé tour à tour par Dranmor, Narille et quelquefois par le capitaine même du Cid Campeador, resta plusieurs jours dans le dédale peuplé de chimères où vous promènent les fièvres chaudes. Enfin, un soir il sentit le souffle d’un air délicieux, l’air qui venait des jardins du couvent, entrer par la fenêtre ouverte de sa chambre, et lui donner au front comme un baiser. À partir de cet instant, il rentra dans la vie. Il reconnut la belle figure de Dranmor, qui se tenait au pied de son lit, dans une de ses mystérieuses et immobiles attitudes. Il se souvint des mots et de leur valeur. Il parla, on lui répondit. Il avait reconquis son esprit.
Son cœur était toujours à Brigitte. Son plus impatient désir, c’était d’avoir avec Mafré un entretien un peu long sur le gouverneur-général des îles. Mafré appartenait à cette race d’hommes dont fut Alexandre-le-Grand, roi de Macédoine, chez qui le goût de l’action n’empêche point le goût du discours. Il se plaisait à ces conversations sur toute chose qu’on a volontiers à cheval, par les chemins, vers le soir, alors que le ciel devient d’un beau rouge, que la campagne, dégagée du poids oppresseur du jour, prend je ne sais quoi de libre et de doux dont on est tout charmé, qu’on se sent soudain la pensée vive et fraîche, et qu’on aperçoit de loin les murs de la ville où vous attendent le repos et la gaieté du dernier repas. Enfin Mafré, comme beaucoup de sages, nombre de héros, tous les poètes, toutes les belles, trouvait une grande récréation à parler. Le jour donc où Saladin lui dit :
— Mais vous devez voir mon cousin le duc de Lorédan ? que devient-il ? comment vit-il ? quel personnage fait-il en gouverneur ?
Mafré, s’apercevant que Briolan était très en état de le comprendre, se recueillit un instant, puis, en homme qui savoure sa parole, voici ce qu’il répondit :
— L’homme, mon cher Saladin, est resté de nos jours la bête mystérieuse et formidable qu’il était il y a deux mille ans. Il est certaines natures qui, dans les villes de notre vieille Europe, retenues par toutes les entraves que les mœurs modernes mettent à l’essor des grandes et primitives passions, semblent des natures raffinées et adoucies dont il serait insensé de comparer les vices aux instincts sauvages, effrénés, furieux d’un Caligula ou d’un Commode. Eh bien ! mon cher, ces natures-là ne sont que des monstres apaisés, dont le moindre changement de régime ou de climat peut réveiller les emportemens. Avec sa voix qui cherchait toujours à flatter, sa bouche et ses yeux qui grimaçaient un éternel sourire, ses protectrices attitudes, votre cousin le duc de Lorédan vous semblait, n’est-ce pas, appartenir à la nation qui peuple le Palais-Royal, Versailles et Trianon ? Vous n’auriez pas imaginé de voir en lui un grand du temps de Dioclétien. Or, le duc de Lorédan est un de ces hommes marqués par le fer de Tacite et le fouet de Juvénal, qui sont possédés de la soif des bizarres et sanglans plaisirs. Voir un esclave disparaître sous la morsure des lamproies, en teignant de pourpre les ondes d’un vivier, voilà un des passe-temps qui seraient assurément les plus chers à votre cousin. Sous le ciel affable et modéré de Paris, entre les sofas, les éventails et les chinoiseries d’un salon, dans les allées soigneusement sablées d’un jardin à la française, on ne pouvait pas deviner ce qu’il est devenu sous le ciel brusque et violent de ce pays-ci, entre les huttes des nègres et les hautes herbes peuplées de serpens des grandes prairies. Il s’est opéré en lui la plus étrange et la plus saisissante des métamorphoses. Vous l’avez connu laid, vous le retrouverez hideux. Le grand air a desséché et emporté le fard dont il se masquait. Toute sa corruption est au jour et se montre dans une étendue d’horreur qu’on ne lui aurait point soupçonnée. Hier il a fait expirer sous le fouet une esclave enceinte. Il est peu de ses repas qui ne soient ensanglantés. On prétend qu’il traite sa femme…
Mais ici les yeux de Saladin prirent une telle expression d’angoisse et de courroux, que Mafré, qui avait déjà recueilli plus d’un indice du romanesque amour de Briolan pour sa cousine, s’arrêta, craignant de produire sur l’esprit du malade quelque dangereux effet.
— Et il traite sa femme, et il traite ma cousine…, fit alors Saladin d’une voix haletante.
— Ma foi, reprit Mafré d’une voix légère et d’un visage indifférent, je vous ai fait de ce pauvre duc, en vous disant ce que je sais, un portrait assez noir pour que je n’aie pas besoin de vous le rendre plus noir encore, en vous disant ce que je ne sais pas. C’est par des gens de fort bas étage, et dont les discours ne m’inspirent aucune foi, que j’ai entendu parler des torts du duc de Lorédan envers sa femme. Ce qui est bien certain, c’est que la duchesse n’a point souffert dans ses attraits. Je l’ai aperçue hier au soir en chaise à porteurs. Jamais teinte plus vermeille et plus vif regard n’ont coloré et éclairé son digne et charmant visage.
Saladin ne put tirer de Mafré aucun autre détail sur l’objet de sa tendresse et de ses rêves. Le capitaine du Cid Campeador, laissant les matières philosophiques et morales pour aborder les sujets positifs, lui apprit que les gens du fort Saint-Pierre s’attendaient à être attaqués d’un instant à l’autre par les Anglais. L’équipage du Cid, fort mal en ce moment avec l’Angleterre, avait promis de prendre sa part des coups qu’on se baillerait dans cette occurrence. De là résultait que Mafré et tous ses hommes étaient accablés de caresses par le duc de Lorédan.
— Si vous aviez été en bon état de corps, mon cher Briolan, dit négligemment l’aventurier en terminant son discours, vous auriez assisté ce soir à un souper chez le gouverneur, qui doit faire pâlir, assure-t-on, les merveilles des repas antiques. Le fameux festin de Trimalcion, auprès de celui-là, n’aura ni caprice ni grandeur. Au dessert, on promet une surprise que n’aurait pas inventée, m’a dit le duc, même une imagination de pirate. Si cela est, ma foi, Héliogabale sera vaincu ; mais, ajouta Mafré avec un soupir mélancolique et un sceptique sourire, je ne compte guère sur la nouveauté dans les inventions du duc de Lorédan. Quelques misérables nègres qu’on égorgera ou qui s’égorgeront, voilà tout ce que je m’attends à voir.
— Je suis fort content, dit Saladin, que ma santé ne me permette pas d’aller au souper de mon cousin ; il faudra bien, par exemple, qu’elle me permette d’aller au feu lorsqu’on entendra le canon des Anglais.
Le lendemain de cet entretien, fort avant dans l’après-midi, aux environs de l’heure où se couche le soleil, Saladin était, comme d’habitude, dans son lit, quoique continuant à regagner sa santé. Il écoutait la voix des oiseaux qui chantaient dans le jardin du couvent, et savourait l’air déjà plus frais qui pénétrait jusqu’à son alcôve par sa fenêtre entr’ouverte, lorsque Narille et Mafré entrèrent dans sa chambre. Tous deux avaient le visage d’hommes qui sortent de ce chaos que fait la débauche dans la vie. On sentait que leurs fronts pâlis et brûlans avaient traversé sans être rafraîchis l’air que respirait avec délices Saladin. Toutefois, entre ces hommes, tous deux las des étreintes de l’orgie, il y avait une grande différence. On voyait que dans le corps de Mafré la pensée n’était point lasse, qu’elle se tenait encore en son gîte, ardente et audacieuse comme une courtisane sur un lit de roses écrasées. Au lieu d’être éteint, le regard de ce vaillant convive n’était que plus enflammé. Chez Narille, au contraire, l’intelligence était encore plus épuisée, plus chancelante que le corps ; l’œil que laissaient voir ses paupières rougies avait une expression incertaine et hébétée.
— Eh bien ! dit Saladin aux deux compagnons, comment s’est passé le banquet qui devait être si splendide ? Avez-vous trouvé, Narille, qu’il n’était pas trop bourgeois ? Avez-vous trouvé, Mafré, qu’il renfermait suffisamment de nouveauté ?
— Ma foi, répondit Mafré, le vin y était bon ; mais l’invention du dessert était fort peu de chose.
— Peste ! fit Narille, je ne sais pas ce qu’il faudrait montrer à Mafré pour qu’il daignât s’étonner. Satan n’est point venu danser au dessert, c’est vrai, mais que diable ! nous avons eu un divertissement qu’on ne voit ni tous les jours ni toutes les nuits, sans compter cette fameuse scène, qui n’était point dans le programme, entre le duc et sa femme…
— Comment ! s’écria Saladin, le duc avait-il eu la stupidité et l’insolence de faire assister ma cousine à un pareil repas ? Malgré tout ce que vous m’aviez dit hier de lui, Mafré, la pensée qu’il pût commettre un tel crime ne m’était point venue un moment. Par la mordieu…
— Allons, mon cher Briolan, interrompit Mafré, calmez-vous. Narille en ce moment voit autant de choses fabuleuses qu’en voyaient don Quichotte et Sancho Pança sur ce cheval de bois où ils se tenaient les yeux bandés au milieu d’un feu d’artifice. L’ivresse a mis un bandeau sur ses yeux et fait partir des fusées dans son cerveau. Je ne sais point, sur ma parole, ce qu’il veut dire. Peut-être prend-il en ce moment dans sa pensée pour la duchesse quelqu’une des créatures que le duc de Lorédan, en hôte bien appris, avait jointes, dans son souper, aux bouteilles, pour que ses convives pussent jouir en même temps des deux grandes ivresses de ce monde.
Narille, dompté, comme d’habitude, par la parole de Mafré, le regardait avec des yeux pleins d’étonnement.
— Mafré, fit Saladin, il est quelque chose que vous me cachez.
— Non, sur mon ame ! repartit Mafré avec un ton de franchise et d’insouciance. Tenez, Narille, partons ; notre cher comte se porte assez bien ; mais nos discours l’importuneraient et le fatigueraient. C’est une sotte et mauvaise compagnie pour un malade que celle de deux hommes qui reviennent d’une orgie.
Mais cette fois Narille n’obéit point à la volonté de Mafré.
— Je suis las, dit-il, j’en conviens. Un homme de qualité peut avouer la lassitude qui lui vient d’un souper comme celui de cette nuit. Voici un petit canapé en joncs sur lequel je veux m’étendre et dormir. Je suis sûr que le sommeil ne sera point assez impertinent pour ne pas venir à mon appel, car je vais l’appeler.
— Voulez-vous vraiment dormir ? fit Mafré, qui évidemment désirait emmener Narille, non point pour jouir de sa compagnie, mais pour dérober son bavardage à Saladin. Eh bien ! alors, dormez. Mieux vaut rêver tout bas et couché que de songer debout et tout haut comme vous êtes disposé à le faire.
Et, voyant que Narille s’installait sur le canapé dans l’attitude d’un homme qui veut entrer en commerce avec les rêves, il quitta la chambre de Briolan. Le sommeil ne répondit point à l’appel de Narille. Tous les diables que renferment les bouteilles faisaient sabbat dans la cervelle du pauvre marquis. Il se tournait, se retournait sur les nattes fraîches et flexibles où il avait étendu son corps plein d’une brûlante fatigue, comme s’il eût été couché sur le gril de saint Laurent. Saladin, de son côté, était inquiet, et soupçonnait Mafré de lui avoir caché quelque secret. Il entreprit donc de faire parler Narille, ce qui était chose facile, même pour un homme aussi peu rusé que notre héros.
Il s’était passé, en effet, au souper de la veille, une scène des plus étranges et des plus violentes entre le duc de Lorédan et sa femme. Voici, d’après Narille, ce que Briolan en apprit. La duchesse n’assistait point au souper, mais les femmes ne manquaient pas à la table du gouverneur. Il y avait quelques mois, un corsaire français avait enlevé un vaisseau britannique qui transportait à Botany-Bay une cargaison de courtisanes. Il avait conduit à la Martinique ces belles persécutées, et les y avait établies dans une honnête maison comme celle que Mangione tenait à Camaldoli. Digne Mangione ! Boccace nous a conservé là un précieux nom. Les courtisanes étaient de hardies créatures à qui la vie d’aventures avait profité. Elles étaient dignes de fêter avec des pirates l’amour sans larmes et sans peur. Il y avait des vagues et du soleil dans les caprices de leur cœur et dans les ardeurs de leur sang. Elles firent du souper du gouverneur une fête de la bonne déesse. Si les dieux païens ne sont point morts, comme le pensent quelques-uns, et si les bouches que ne parviendrait pas à purifier le charbon du prophète Isaïe, les bouches où chante l’éternelle allégresse des buveurs et des amoureux, peuvent encore parfois les évoquer, Bacchus devait être couché au-dessus de cette orgie sur quelque nuée ardente faite des vapeurs du vin. Il est certain, du reste, que les inspirations inhumaines du dieu des raisins et des tigres s’emparèrent du duc de Lorédan. En face de lui était une grande fille dont la robe à demi détachée laissait voir une épaule d’un rose lumineux d’où devaient sortir, comme elles sortent, suivant un ancien, des fleurs d’été, les voix provoquantes du plaisir. Cette beauté, qu’on avait surnommée Désordre, était la favorite du duc de Lorédan, mais c’est par ceux qui ont la passion des jouets que les jouets sont brisés. Un premier caprice traversa l’esprit du duc de Lorédan.
— Désordre, dit-il, tu devrais danser.
Il y avait, suspendu au mur, à un trophée d’armes sauvages, un tambour indien à peu près semblable à ceux des danseuses bohèmes. Désordre le prit, et, le mettant tantôt au-dessus de sa tête, tantôt derrière son corsage, le frappant tantôt du revers de sa main et tantôt de son genou, elle se mit à danser une danse tellement ardente, faisant passer dans l’air qui l’entourait des frissons si embrasés, que saint Antoine les aurait sentis sous la bure de son capuchon rabattu.
— Désordre, s’écria le duc, sais-tu que tu as l’air d’une bacchante ? Tu me rappelles un tableau que j’adorais quand j’étais enfant, où l’on voit une grande et belle fille comme toi danser, en s’accompagnant du tambour, avec un tigre qui saute après elle. Morbleu ! je serais curieux de voir cette image, qui me jetait dans d’étranges rêveries par ce qu’elle avait de féroce et de voluptueux, devenir une chose réelle. Le tigre seul me manque. Je vais le faire venir. Désordre, je veux que tu danses avec un tigre.
Si accoutumées que soient les courtisanes aux plus incroyables caprices, la fantaisie du gouverneur était tellement bizarre, que Désordre ne la prit pas d’abord au sérieux ; mais un nègre fut chargé d’aller chercher le tigre, et, au bout de quelques instans, l’on vit entrer dans la salle du souper un Éthiopien à demi nu, tenant en laisse, comme un piqueur tient un lévrier, un énorme tigre à l’éclatante, terrible et majestueuse fourrure, à l’œil étincelant de ce regard tyrannique, inquiet et jaloux des bêtes sauvages.
— Désordre, dit le duc en montrant l’animal à la courtisane, voilà ton danseur. Tu vas te mettre dans le fond de la salle, et faire sauter après toi ce compagnon des bacchantes que Bambou (c’était le nom du nègre) tiendra toujours par le bout de sa chaîne.
À l’entrée du tigre, tous les convives du duc de Lorédan, excepté Mafré et Dranmor, avaient laissé voir sur leurs visages empourprés par le vin une autre expression que celle de l’insouciance et du plaisir. Quant à Désordre, la pauvre créature commençait à trembler de tout son corps ; elle restait toute frémissante, ne se souvenant plus de ses danses, à l’endroit où elle s’élevait et retombait, il n’y avait qu’un instant, comme les perles d’une eau jaillissante dans une atmosphère lumineuse et parfumée.
— Désordre, cria le duc, m’entends-tu ? Je veux que tu me donnes le divertissement d’une danse de bacchante.
Et il ordonna à un de ses nègres de la saisir, à un autre, celui qui tenait le tigre, de pousser l’animal sur elle. Alors une inspiration de désespoir et de terreur s’empara de la pauvre fille, et lui mit aux flancs cette ardeur, aux jambes cette agilité qui donnent une rapidité si merveilleuse à la fuite épouvantée du cerf. Elle se mit à courir droit devant elle, écartant ou franchissant tout ce qui s’opposait à son passage ; elle sortit ainsi de la salle du festin, puis continua sa course à travers les galeries et les cours de l’hôtel du gouverneur. Le duc de Lorédan suivit la courtisane du pas et du regard dont le vainqueur d’Arbelles, en cette nuit si funeste à la gloire de ses journées, suivit Clitus, qui allait mourir. Apercevant Désordre près de gagner la porte d’une cour, et partant de retrouver sa liberté, il cria de toutes les forces de sa voix, à des serviteurs que le bruit de cette scène avait mis sur pied, de barrer le passage à la fugitive. Quand Désordre se vit sur le point d’être saisie, elle se rejeta d’un bond dans la carrière fermée de toutes parts qu’elle venait de parcourir. Là, un instant, elle hésita ; puis, menée ou plutôt emportée par une pensée étrange qui s’était tout à coup abattue sur cette tête perdue de terreur, elle se dirigea vers le corps de logis qu’habitait la duchesse de Lorédan.
Désordre connaissait Brigitte. Quand Mafré, dans le discours interrompu par sa prudence, avait parlé à Saladin des torts du gouverneur envers la duchesse, il avait l’esprit occupé d’une scène qu’on venait de lui raconter, où Désordre jouait un grand rôle. Le duc de Lorédan, un soir, avait voulu forcer sa femme à souper avec lui et Désordre. Brigitte s’était trouvée un instant commise avec la courtisane, dont elle n’avait pu sauver à son oreille l’accent insolent. Il y avait une rougeur qui n’avait pas été épargnée à son noble visage ; mais sa souffrance avait été de courte durée. D’un de ces regards d’archange que Raphaël a connus, à la fois si calmes et si indignés, si superbes et si candides, qui font trembler les dragons, elle avait chassé loin d’elle son indigne époux et le suppôt de débauche qu’il traînait avec lui. Quoique Désordre se fût retirée, la tête dressée, le dard entre les lèvres, en vipère irritée, la majesté de Brigitte l’avait frappée ; elle avait senti en son cœur la pointe du glaive céleste. Dans la situation de périls et d’épouvante où un monstrueux caprice la jetait, cette douce et imposante figure revint à son esprit, lui représentant la seule puissance protectrice et bienfaisante qu’elle pût invoquer en ce lieu de persécution et de malice ; elle courut à l’appartement de Brigitte. Chose naturelle dans une contrée où le corps et l’ame se refusent souvent à la vie pendant le jour, la duchesse passait sur un sofa, auprès d’une fenêtre ouverte, une nuit d’une sérénité, d’une mélancolie et d’une fraîcheur à faire pleurer des amoureux. Tout à coup elle vit une femme entrer dans sa chambre et tomber presque évanouie à ses pieds. Tandis qu’elle contemplait cette femme, reconnaissait Désordre, et se demandait en son esprit, traversé de pensers confus et rapides, qui amenait ainsi auprès d’elle, épouvantée, suppliante, celle qu’elle avait vue, il y avait quelques jours, enivrée de tant d’insolence, le duc et ceux qui le suivaient firent irruption dans l’asile où la courtisane s’était blottie. Pendant un moment, il y eut un étrange tableau : précédé de valets et de flambeaux, suivi de ses convives, possédés, comme lui, par l’ivresse du vin, de la nuit, des discours sans pudeur, des pensées sans crainte, des actions sans frein, le duc de Lorédan se tenait, le regard fixe et embrasé, dans l’attitude d’un homme que tourmentent les furies du mauvais sommeil, à l’entrée du sanctuaire où respirait l’ame chaste, austère et bénie de Brigitte. Des têtes de débauchés et des têtes de courtisanes s’avançaient derrière la sienne, animées d’un sinistre délire. L’enfer envahissait un lieu consacré ; mais il fut repoussé, et mieux, ma foi ! qu’avec de l’eau bénite.
Quel danger menaçait Désordre, c’est ce que ne pouvait pas deviner Brigitte ; mais elle comprit que la malheureuse créature venait chercher à ses pieds un refuge contre un caprice sanglant de son mari. Par un geste de souveraine, étendant sur ce front courbé sa belle main sévère et gracieuse, cette main faite pour des lèvres de héros dont rêvait si ardemment Briolan, elle s’écria :
— Monsieur le duc, j’entends que ma chambre soit pour cette femme un asile aussi inviolable qu’une église ! Retournez à votre festin, dont les monstrueuses folies n’auraient point dû venir jusqu’ici. En ce moment, votre présence et celle des gens qui vous accompagnent sont un outrage que je ne veux point supporter.
Toute la fierté des Briolan résonnait dans la voix de Brigitte. Il y avait sur ses joues le sang qui, aux heures du combat, gonflait les veines de Saladin. Le duc de Lorédan se retira tout tremblant, obéissant à cette puissance de bouclier enchanté qu’exerce sur les plus bizarres et les plus impétueuses fureurs un courage noble, droit et simple ; mais quand, après avoir lâché sa proie, il se fut retiré, avec ceux qu’il traînait après lui, dans la salle du festin, une colère effroyable s’empara de son ame. Parmi les passions qui attisaient la flamme de ce courroux était un stupide orgueil de tyran qui se croit bravé. Il jura, en saisissant un verre qu’il brisa, que Désordre danserait avec un tigre, et que sa femme, mêlée aux courtisanes qui entouraient sa table en ce moment, serait forcée d’assister à ce spectacle. Un convive exalta encore sa rage en lui disant qu’il ne pourrait jamais faire cette violence à la duchesse. Il fit alors le serment de mettre à exécution son dessein, et prit jour pour obéir à ce serment. Ce jour était le lendemain de celui où Briolan apprenait de Narille tout ce que l’on sait à présent.
Ce que sentit Saladin pendant que Narille parlait, on le comprend. Il n’interrompit pas une seule fois son compagnon ; il ne voulait rien perdre de ce récit, dont il suivait la marche étrange avec l’anxiété et l’ardeur d’un chevalier qui suit les pas d’un fantôme. Quand Narille se tut, Briolan eut sur ses passions assez d’empire pour garder le silence ; il ne dit pas un seul mot au marquis, que le sommeil combla enfin de ses faveurs. Il avait rompu, lui, pour de longues heures avec le sommeil.
Après une nuit passée tout entière à accueillir et à repousser tour à tour les projets les plus violens, il se leva. La fièvre était encore dans tous ses membres, et, quand il mit le pied sur le parquet de sa chambre, il lui sembla qu’il foulait le pont vacillant d’un navire : il faillit tomber ; mais, par un effort d’une suprême énergie, il se maintint debout ; son visage avait une expression si guerrière, que Mafré, qui entra chez lui en ce moment, lui dit :
— Vous avez donc appris, mon cher comte, que le pavillon britannique est en vue du fort Saint-Pierre ? Avec cette lente démarche et ce pâle visage que vous a faits la maladie, votre expression martiale vous donne l’air d’un Briolan, tué à Crécy, qui serait sorti de son tombeau pour se venger des Anglais.
— Quoi ! s’écria Saladin, les Anglais sont près de nous ! Alors j’imagine que le gouverneur ne songe qu’à les repousser.
— Le gouverneur, reprit assez étourdiment Mafré, qui ignorait entièrement quelles pensées menaient l’esprit de Briolan, le gouverneur veut livrer encore un jour au plaisir. Le port est en ce moment rempli de vaisseaux étrangers auxquels nos ennemis vont donner le temps de sortir. Les premiers coups de canon ne seront certainement tirés que demain ; c’est en sortant de l’orgie que nous irons à la bataille.
— Ah ! dit Saladin, il y aura une orgie ce soir ; eh bien ! vous m’y verrez.
— Vous ! repartit Mafré. Vous voulez donc y jouer le rôle de spectre ?
— Vous m’y verrez, répéta Briolan ; et, repoussant son compagnon qui voulait l’arrêter, il sortit.
Il avait un conseil pris, celui d’enlever Brigitte à son indigne mari. La nuit qui allait venir devait voir cesser l’union de la plus pure avec la plus souillée des créatures ; mais, pour rendre sa cousine à la liberté, comment Saladin s’y prendrait-il ? C’était ce qu’il ignorait. Notre héros pensa qu’avant tout il fallait s’assurer d’un vaisseau où il pût conduire celle qu’il était décidé à sauver de l’outrage et de la douleur. Il porta donc ses pas vers le port.
Le premier navire qui attira ses yeux fut un navire marchand sur lequel flottait le pavillon hollandais. Un grand mouvement régnait à bord de ce navire, qui faisait, comme tous les bâtimens du port, des préparatifs de départ. Assis au gaillard d’arrière, un homme fumait tranquillement, dont la figure sembla bien guerrière à Saladin pour une figure de trafiquant. En arrêtant son regard sur ce personnage, une idée le saisit, qu’il repoussa d’abord comme une illusion, puis qu’il fut bientôt forcé d’accueillir comme la plus certaine des réalités : l’homme qui fumait sur le pont du vaisseau hollandais était le capitaine Favonette.
Saladin courut vers le brave dont il croyait bien s’être séparé pour toujours. Franchissant d’un pied rapide l’escalier de bois qui joignait au port le bâtiment marchand, il fut en quelques instans dans les bras de l’ancien souverain caraïbe.
— Oui, c’est moi, dit Favonette, répondant aux questions dont Briolan l’accablait. Vous me retrouvez dans un équipage assez bourgeois pour un gentilhomme, un souverain et un guerrier. Je suis capitaine d’un navire marchand, et voici comme la chose est arrivée. Le grand Esprit, comme disait feu mon peuple (car tout mon peuple est décédé), ne nous favorisa pas, quand vous fûtes parti, dans la guerre contre les Grandes Bouches. Pendant que je souffrais du coup d’épée que m’a appliqué je ne sais comment le neveu de la Dentue, mon camp fut surpris, et, ma foi, presque toute la tribu fut détruite. Tout blessé que j’étais, je trouvai seul moyen, avec quatre ou cinq Caraïbes, de m’évader en canot par la grande route de la mer. Nous parvînmes à gagner une île où nous aurions pu nous faire une vie assez agréable, car c’était une île peuplée de gibier et déserte d’hommes ; mais les benêts qui s’étaient sauvés avec moi se laissèrent mourir les uns après les autres par regret de leurs huttes, de leurs femmes et de leurs enfans. Je régnais non plus sur des hommes, mais sur la nature, quand le vaisseau sur lequel vous me voyez vint toucher les rives où j’errais. Je reconnus le quartier-maître, vieux truand d’origine française, qui servit autrefois dans mon régiment, d’où il déserta pour aller se mettre en Hollande dans les comptoirs. Quant au capitaine, on me dit qu’il s’était pendu ; mais je crois que c’était par les mains de son équipage et non par les siennes. On me proposa de le remplacer. J’ai été quelque peu pirate, de sorte que je m’entends assez bien à la mer, et nul des Hollandais ne savait comment se gouverne un vaisseau. Après avoir tué leur chef, car décidément ils l’avaient tué, ils se trouvaient dans un embarras extrême ; je vins humainement à leur secours. Je stipulai seulement qu’on me donnerait la moitié dans le produit de la cargaison, qui était de vin et de négresses, et je me mis à la tête des marauds. Je suis arrivé ici, où j’ai vendu au gouverneur mon eau-de-vie et mes négresses ; ce soir, à minuit, je pars. Je reconduirai mon navire non pas dans un port de Hollande, car là j’aurais peur d’être inquiété, mais à Dieppe ; puis, ma foi, je retournerai, je crois, à Favonette vivre d’une façon conforme à mon rang. Maintenant j’ai de l’argent, et le ciel de l’océan commence à m’ennuyer ; je me sens depuis quelques mois un appétit enragé du ciel provençal.
— Écoutez, mon cher chevalier, fit brusquement Saladin, voulez-vous me rendre le plus grand de tous les services ?
— J’ai toujours eu une épée, repartit Favonette, et pour le moment j’ai une bourse ; épée et bourse sont à votre disposition.
— Je reconnais bien votre ame de gentilhomme et de soldat. En trafiquant hollandais comme en souverain caraïbe, chevalier de Favonette, vous êtes toujours le même. Voici ce que j’attends de vous. Cette nuit, au moment où votre vaisseau sera sur le point de lever l’ancre, je remettrai entre vos mains une femme qui m’est chère comme mon honneur : que puis-je vous dire de plus ? et je vous demanderai de conduire cette femme en France avec autant, ou, pour mieux dire, avec plus de respect que ne vous en inspirerait tout ce qu’il y a de plus grand, de plus puissant et de plus sacré en ce monde.
— Soyez tranquille ; la femme qui vous intéresse sera traitée dans mon vaisseau comme fut traité au château de mon père le cardinal Favonette ; mais ne puis-je vous rendre un autre service que ce service insignifiant ? La beauté que vous remettez à ma garde, vous l’enlevez sans doute ? C’est plaisir que de servir un ami dans un enlèvement.
Ainsi encouragé par Favonette, Briolan dit tous ses tourmens. Il avoua au capitaine l’inccertitude dans laquelle il était encore sur les moyens à prendre pour mener à bien sa ferme résolution.
— Laissez-moi, mon cher comte, s’écria impétueusement l’ancien capitaine de grenadiers, me charger de votre enlèvement. J’ai enlevé des abbesses en Italie. J’ai pour ces sortes d’entreprises une méthode infaillible et simple comme tout ce qui est bon. Justement j’ai encore deux négresses et trois barriques d’eau-de-vie à livrer au gouverneur. J’irai lui porter ces marchandises ce soir, à onze heures. En ce moment, soyez sous les murs de la maison, et, quand je vous crierai d’entrer, entrez avec confiance ; votre affaire sera en bon train.
À l’heure indiquée par Favonette, Saladin était sous les murs du bâtiment que le duc de Lorédan habitait. À l’époque où M. de Lorédan était gouverneur des îles, le logis des côtes de l’Océan, résidence des gouverneurs, avait été détruit par une célèbre tempête. On avait construit à la hâte, pour recevoir le duc, un vaste édifice dont presque toutes les cloisons étaient aussi légères que les murailles d’un carbet caraïbe.
Par une des plus belles nuits où le ciel des îles ait célébré jamais ses fêtes sidérales, Saladin, un manteau sur les yeux et à son côté, la compagne de sa vie, l’amie de son cœur et de son bras, son épée, Saladin se promenait sous les murs de l’hôtel Lorédan. Au bout de quelques minutes de promenade, il vit arriver Favonette, escorté de quatre matelots qui portaient à bras les tonnes d’eau-de-vie et faisaient marcher devant eux, enveloppées dans des voiles blancs et rouges, comme des chevaux de course dans leurs couvertures, les deux négresses. Le capitaine lui fit comprendre par un mouvement de tête qu’il l’avait reconnu.
Saladin attendit alors, à la fois plein d’anxiété et d’énergie, ce qui allait se passer. L’eau-de-vie et les femmes qu’amenait Favonette arrivaient à temps pour l’orgie qui allait commencer. Saladin vit Mafré, Dranmor, Narille et tous les convives du gouverneur franchir tour à tour le seuil de sa maison. Une inquiétude passionnée fit bouillonner tout le sang de ses veines, comme le vent d’orage fait bouillonner les flots de la mer. En cet instant de sa vie plein d’imprévu, de danger, d’effroi et de mystère comme le rêve, tout n’était plus que mouvemens désordonnés dans son esprit, quand une terrible et suprême crise vint l’obliger à régler, pour les mener à une action décisive, les forces de son ame.
Un tourbillon de flammes que rien n’avait annoncé sortit tout à coup comme d’un gouffre infernal de l’hôtel du gouverneur, enveloppant d’une clarté brûlante l’endroit tout à l’heure plein d’ombre où se tenait Saladin, et la voix de Favonette cria :
— Entrez, comte, voici le moment.
Je souhaite à tous ceux qui aiment d’aller sauver leurs maîtresses à travers des murailles enflammées. Ce qu’éprouva Saladin quand il se précipita dans cette fournaise, c’est le divin secret de l’héroïsme et de l’amour. Toute la partie de l’hôtel du gouverneur qu’occupaient les appartemens du duc où le souper devait avoir lieu était dévorée par un incendie. Cet incendie, Favonette l’avait allumé en quelques secondes, grâce aux tonnes d’eau-de-vie qu’il apportait. Séparé du logis qui brûlait par une cour, le logis de la duchesse était encore intact. Seulement il était baigné par les flammes voisines d’une lueur d’un rose éclatant, semblable à celle dont le ciel est baigné par le soleil du matin.
Saladin, guidé par Favonette, qu’il avait rencontré sur le seuil de la demeure embrasée, se dirigea vers les appartemens de sa cousine. Brigitte tenait entre ses mains un petit poignard façonné en crucifix, comme les poignards espagnols. Je ne sais point ce qu’elle allait faire de cette arme, mais elle avait les yeux ardens, le visage pâle. Quand l’incendie vint rougir sa vitre, elle était sous le coup de la menace que le duc voulait accomplir contre elle. Une esclave sortait de sa chambre, qui lui avait annoncé que, de gré ou de force, elle assisterait au souper de son mari. On devine si elle suivit Saladin. À minuit, le comte de Briolan et sa cousine étaient sur le vaisseau de Favonette. Le capitaine faisait tout préparer pour gagner le large le plus promptement possible. Saladin et Brigitte, dans la précipitation et les angoisses de l’action qu’ils venaient d’accomplir, ne s’étaient pour ainsi dire point parlé. Leurs deux ames, emportées par la même passion, avaient bien certainement fait un ardent et rapide échange de pensées, mais leurs deux bouches étaient restées silencieuses. À l’instant où le vaisseau s’ébranla pour s’éloigner des côtes :
— Un moment, s’écria Saladin ; je suis obligé, moi, de rester sur ces rives, car dans quelques heures les boulets anglais y pleuvront.
Et il fit un mouvement pour s’éloigner de Brigitte, qui était à ses côtés. La duchesse sentit son corps trembler et son cœur défaillir. Elle fut sur le point de se jeter comme un enfant au cou de son protecteur ; mais sa grave et austère humeur l’emporta sur ce mouvement passionné. Quand Saladin, qui devina sa douleur, lui eut dit : — Il le faut, ma cousine ; j’ai pourvu à votre sûreté, maintenant je dois pourvoir à mon honneur ; — elle se tut. Seulement elle tendit à Briolan, qui s’inclina et se découvrit, cette main… Ici que chacun pense à la main où il voudrait poser sa bouche.
Notre pauvre héros la sentit sur ses lèvres, cette main à laquelle il avait tant pensé, cette main qui l’avait jeté dans toutes ses aventures, le jour, on s’en souvient, où elle lui apparut parée d’une bagne de rubis. Du reste, il avait enfin rencontré le bonheur. Je sais des joies plus brûlantes, mais je n’en sais point de plus tendre, de plus sacrée, d’une plus mystérieuse et plus divine profondeur, que celle de baiser une main qu’on aime et qui répond à votre baiser.
Quelques mois après l’enlèvement de Brigitte, Saladin revenait en France, le cœur livré aux plus doux et aux plus ardens espoirs qui aient jamais enchanté un cœur. Le duc de Lorédan était mort, non point d’une balle anglaise, mais des transports de colère que la fuite de sa femme lui avait causés. Rien ne s’opposait à ce que Saladin, devenu un des plus riches gentilshommes de l’Europe, grace à lord Windsay, n’unît pour toujours ses destins à ceux de Brigitte. Briolan croyait au mariage. Une femme, des enfans et un château, rien ne peut mieux remplir la seconde partie d’une vie livrée dans sa première moitié aux voyages et aux combats.
Favonette avait promis à Saladin qu’il lui laisserait à Dieppe un mot où il lui rendrait compte de sa traversée. Saladin trouva en effet, dès qu’il eut mis le pied dans le port français, la lettre que lui adressait l’ancien capitaine de grenadiers. Cette lettre, écrite sur du gros papier, renfermait un petit billet que Briolan, par un instinct irrésistible, ouvrit et lut tout d’abord. Ce billet contenait cette ligne unique :
« Adieu, mon ami, je vous aime. »
« Mon cher comte,
« Je suis obligé de vous annoncer quelque chose de bien triste, dont j’ai, ma foi, le cœur navré. Madame votre cousine est morte pendant la traversée. Dans l’état où l’avait mise tout ce que vous savez, la pauvre femme ne pouvait point supporter la mer. Dès les premiers jours de notre voyage, elle a succombé. J’étais auprès d’elle dans ses derniers momens. Elle m’a demandé de quoi vous écrire le billet ci-inclus, que j’ai soigneusement cacheté. En mourant, elle a prononcé votre nom. Mon cher comte, vous allez avoir un terrible chagrin. Moi-même j’ai senti de cette mort-là une peine que je n’aurais cru aucune mort capable de me causer. Madame votre cousine avait un regard et des mots qui vous pénétraient jusqu’au fond de l’ame. Je n’ai pas pu me décider à jeter son corps dans la mer. On a trouvé un moyen de le conserver. En arrivant à Dieppe, je l’ai fait enterrer dans un endroit du cimetière qu’on vous indiquera. Il est sous un arbre et dans de la terre. J’ai pensé que vous aimeriez mieux cela. Adieu, mon cher comte, vous avez plus besoin de courage à présent qu’au temps où nous étions ensemble chez les Caraïbes.
Ce qu’éprouva Saladin, il est bien peu d’hommes qui ne le sachent ou ne doivent le savoir. C’est le grand secret de douleur que nous sommes presque tous destinés à connaître dans notre vie, secret ingrat qui ne répand pas de clarté nouvelle sur nos jours, mais leur retire au contraire tout ce qu’ils avaient de douce et profonde lumière.
Le comte Saladin de Briolan se fit chevalier de Malte. Il mourut, comme sa cousine, à bord d’un vaisseau, où une fièvre d’espèce incertaine et de marche inconnue l’emporta dans sa jeunesse, un an après son grand chagrin ; mais, comme celles de sa cousine, ses dépouilles ne furent point rapportées sur le rivage français : on les jeta aux flots. Dans cette vaste tombe marine qu’il avait si souvent contemplée avec mélancolie, son corps alla rejoindre les corps de Mafré et de Dranmor, car ces deux aventuriers périrent dans un naufrage d’où le destin sauva Narille. Narille et Favonette vécurent long-temps.
Saladin était de ceux dont la mort est éprise. C’est bien certain ce qu’on dit, que la mort aime les beaux et les jeunes. La destinée de notre héros fut tout-à-fait une destinée humaine. L’or lui devint inutile quand il tomba dans sa bourse. Quand sa maîtresse lui dit : « Je t’aime, » le trépas faucha son amour. Son pauvre amour ! l’histoire en fut bien courte ; mais les grandes amours ne sont pas celles qui ont les plus longues histoires.
- ↑ Voyez les livraisons des 1er et 15 septembre