Britannicus (1670)

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Claude Barbin (p. np-80).


BRITANNICUS
TRAGEDIE


A PARIS,

Chez Claude Barbin, au Palais, ſur
le ſecond Perron de la Sainte Chapelle.


M. DC. LXX.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.


A MONSEIGNEUR

LE DUC

DE CHEVREUSE,






MONSEIGNEUR,


Vous ſerez peut-eſtre eſtonné de voir voſtre nom à la teſte de cét Ouvrage. Et ſi je vous avois demandé la permißion de vous l’offrir, je doute ſi je l’aurois obtenuë. Mais ce ſeroit eſtre en quelque ſorte ingrat, que de cacher plus long-temps au monde les bontez dont vous m’avez toûjours honoré. Quelle apparence qu’un homme qui ne travaille que pour la gloire, ſe puiſſe taire d’une protection auſſi glorieuſe que la voſtre ? Non, Monſeigneur, il m’eſt trop avantageux que l’on ſçache que mes Amis meſmes ne vous ſont pas indifferens, que vous prenez part à tous mes Ouvrages, & que vous m’avez procuré l’honneur de lire celuy-cy devant un Homme dont toutes les heures ſont pretieuſes. Vous fuſtes témoin avec quelle penetration d’eſprit il jugea l’œconomie de la Piece, & combien l’idée qu’il s’eſt formée d’une excellente Tragedie, eſt au-delà de tout ce que j’en ay pû concevoir. Ne craignez pas, Monſeigneur que je m’engage plus avant, & que n’oſant le loüer en face, je m’adreſſe à vous pour le loüer avec plus de liberté. Je ſçay qu’il ſeroit dangereux de le fatiguer de ſes loüanges. Et j’oſe dire que cette meſme Modeſtie qui vous eſt commune avec luy n’eſt pas un des moindres liens qui vous attachent l’un à l’autre. La Moderation n’eſt qu’une vertu ordinaire, quand elle ne ſe rencontre qu’avec des qualitez ordinaires. Mais qu’avec toutes les qualitez & du cœur & de l’eſprit, qu’avec un jugement qui ce ſemble ne devroit eſtre le fruit que de l’experience de pluſieurs années, qu’avec mille belles connoiſſances que vous ne ſçauriez cacher à vos amis particuliers, vous ayez encore cette ſage retenuë que tout le monde admire en vous ; C’eſt ſans doute une vertu rare en un ſiecle où l’on fait vanité des moindres choſes. Mais je me laiſſe emporter inſenſiblement à la tentation de parler de vous. Il faut qu’elle ſoit bien violente puis que je n’ay pû y reſiſter dans une Lettre, où je n’avois autre deſſein que de vous témoigner avec combien de reſpect je ſuis,


MONSEIGNEUR,


Voſtre tres-humble & tres-
obeïſſant ſerviteur
RACINE.


PREFACE.


DE tous les ouvrages que j’ay donnez au public, il n’y en a point qui m’ait attiré plus d’applaudiſſemens ny plus de cenſeurs que celuy-cy. Quelque ſoin que j’aye pris pour travailler cette Tragedie, il ſemble qu’autant que je me ſuis efforcé de la rendre bonne, autant de certaines gens ſe ſont efforcez de la décrier. Il n’y a point de cabale qu’ils n’ayent faite, point de critique dont ils ne ſe ſoient aviſez. Il y en a qui ont pris meſme le party de Neron contre moy. Ils ont dit que je le faiſois trop cruel. Pour moy je croyois que le nom ſeul de Neron faiſoit entendre quelque choſe de plus que cruel. Mais peut-eſtre qu’ils raffinent ſur ſon Hiſtoire, & veulent dire qu’il eſtoit honneſte homme dans ſes premieres années. Il ne faut qu’avoir lû Tacite, pour ſçavoir que s’il a eſté quelque temps un bon Empereur, il a toûjours eſté un tres-méchant homme. Il ne s’agit point dans ma Tragedie des affaires du dehors. Neron eſt icy dans ſon particulier & dans ſa famille. Et ils me diſpenſeront de leur rapporter tous les paſſages, qui pourroient bien aiſement leur prouver que je n’ay point de reparation à luy faire.

D’autres ont dit, au contraire que je l’avois fait trop bon. J’avouë que je ne m’étois pas formé l’idée d’un bon homme en la perſonne de Neron. Je l’ay toûjours regardé comme un monſtre. Mais c’eſt icy un monſtre naiſſant. Il n’a pas encore mis le feu à Rome. Il n’a pas tué ſa Mere, ſa Femme, ſes Gouverneurs. A cela prés il me ſemble qu’il luy échappe aſſez de cruautez, pour empêcher que perſonne ne le méconnoiſſe.

Quelques-uns ont pris l’intereſt de Narciſſe, & ſe ſont plaints que j’en euſſe fait un tres-méchant homme & le confident de Neron. Il ſuffit d’un paſſage pour leur répondre. Neron, dit Tacite, porta impatiemment la mort de Narciſſe, parce que cét Affranchy avoit une conformité merveilleuſe avec les vices du Prince encore cachez. Cujus abditis adhuc vitijs mirè congruebat.

Les autres ſe ſont ſcandaliſez que j’euſſe choiſi un homme auſſi jeune que Britannicus pour le Heros d’une Tragedie. Je leur ay declaré dans la Preface d’Andromaque les ſentimens d’Ariſtote ſur le Heros de la Tragedie, & que bien loin d’eſtre parfait, il faut toûjours qu’il ait quelque imperfection. Mais je leur diray encore icy qu’un jeune Prince de dix-ſept ans, qui a beaucoup de cœur, beaucoup d’amour, beaucoup de franchiſe & beaucoup de credulité, qualitez ordinaires d’un jeune homme, m’a ſemblé tres-capable d’exciter la compaſſion. Je n’en veux pas davantage.

Mais, diſent-ils, ce Prince n’entroit que dans ſa quinziéme année lors qu’il mourut. On le fait vivre luy & Narciſſe deux ans plus qu’ils n’ont vêcu. Je n’aurois point parlé de cette objection, ſi elle n’avoit eſté faite avec chaleur par un homme, qui s’eſt donné la liberté de faire regner vingt ans un Empereur qui n’en a regné que huit : quoy que ce changement ſoit bien plus conſiderable dans la Chronologie, ou l’on ſuppute les temps par les années des Empereurs.

Junie ne manque pas non plus de Cenſeurs. Ils diſent que d’une vieille coquette nommée Junia Silana, j’en ay fait une jeune Fille tres-ſage. Qu’auroient-ils à me répondre, ſi je leur diſois que cette Junie eſt un perſonnage inventé, comme l’Emilie de Cinna, comme la Sabine d’Horace ? Mais j’ay à leur dire que s’ils avoient bien lû l’Hiſtoire, ils auroient trouvé une Junia Calvina, de la famille d’Auguſte, Sœur de Silanus à qui Claudius avoit promis Octavie. Cette Junie eſtoit jeune, belle, & comme dit Seneque, feſtiviſſima omnium puellarum. Elle aimoit tendrement ſon Frere, & leurs ennemis, dit Tacite, les accuſerent tous deux d’inceſte, quoy qu’ils ne fuſſent coupables que d’un peu d’indiſcretion. Si je la repreſente plus retenuë qu’elle n’étoit, je n’ay pas ouy dire qu’il nous fuſt défendu de rectifier les mœurs d’un Perſonnage, ſur tout lors qu’il n’eſt pas connu.

L’on trouve eſtrange qu’elle paroiſſe ſur le Theatre, apres la mort de Britannicus. Certainement la delicateſſe eſt grande de ne pas vouloir qu’elle diſe en quatre vers aſſez touchans qu’elle paſſe chez Octavie. Mais, diſent-ils, cela ne valoit pas la peine de la faire revenir. Un autre l’auroit pû raconter pour elle. Ils ne ſçavent pas qu’une des regles du Theatre eſt de ne mettre en recit que les choſes qui ne ſe peuvent paſſer en action ; Et que tous les Anciens font venir ſouvent ſur la Scene des Acteurs, qui n’ont autre choſe à dire, ſinon qu’ils viennent d’un endroit, & qu’ils s’en retournent en un autre.

Tout cela eſt inutile, diſent mes Cenſeurs. La Piece eſt finie au recit de la mort de Britannicus, & l’on ne devroit point écouter le reſte. On l’écoute pourtant, & même avec autant d’attention qu’aucune fin de Tragedie. Pour moy j’ay toûjours compris que la Tragedie eſtant l’imitation d’une action complete, où pluſieurs perſonnes concourent, cette action n’eſt point finie que l’on ne ſçache en quelle ſituation elle laiſſe ces mêmes perſonnes. C’eſt ainſi que Sophocle en uſe preſque par tout. C’eſt ainſi que dans l’Antigone il employe autant de vers à repreſenter la fureur d’Hemon & la punition de Creon apres la mort de cette Princeſſe, que j’en ay employez aux imprecations d’Agrippine, à la retraitte de Junie, à la punition de Narciſſe, & au deſeſpoir de Neron, apres la mort de Britannicus.

Que faudroit-il faire pour contenter des Juges ſi difficiles ? La choſe ſeroit aiſée pour peu qu’on vouluſt trahir le bon ſens. Il ne faudroit que s’écarter du naturel pour ſe jetter dans l’extraordinaire. Au lieu d’une action ſimple, chargée de peu de matiere, telle que doit être une action qui ſe paſſe en un ſeul jour, & qui s’avancant par degrez vers ſa fin, n’eſt ſoûtenuë que par les intereſts, les ſentimens, & les paſſions des Perſonnages, il faudroit remplir cette meſme action de quantité d’incidens qui ne ſe pourroient paſſer qu’en un mois, d’un grand nombre de jeux de theatre d’autant plus ſurprenans qu’ils ſeroient moins vray-ſemblables, d’une infinité de declamations où l’on feroit dire aux Acteurs tout le contraire de ce qu’ils devroient dire. Il faudrait par exemple repreſenter quelque Heros yvre, qui ſe voudroit faire haïr de ſa Maiſtreſſe de gayeté de cœur, un Lacedemonien grand parleur, un Conquerant qui ne debiteroit que des maximes d’amour, une Femme qui donneroit des leçons de fierté à des Conquerans. Voilà ſans doute de quoy faire récrier tous ces Meſſieurs. Mais que diroit cependant le petit nombre de gens ſages auſquels je m’efforce de plaire ? De quel front oſerois-je me monſtrer, pour ainſi dire, aux yeux de ces grands Hommes de l’antiquité que j’ay choiſis pour modelles ? Car, pour me ſervir de la penſée d’un Ancien, voilà les veritables ſpectateurs que nous devons nous propoſer, & nous devons ſans ceſſe nous demander : Que diroient Homere & Virgile s’ils liſoient ces vers ? que diroit Sophocle s’il voyoit repreſenter cette Scene ? Quoy qu’il en ſoit je n’ay point pretendu empêcher qu’on ne parlaſt contre mes Ouvrages. Je l’aurois pretendu inutilement. Quid de te alij loquantur ipſi videant, dit Ciceron, ſed loquentur tamen.

Je prie ſeulement le Lecteur de me pardonner cette petite Preface que j’ay faite pour luy rendre raiſon de ma Tragedie. Il n’y a rien de plus naturel que de ſe défendre quand on ſe croit injuſtement attaqué. Je voy que Terence même ſemble n’avoir fait des Prologues, que pour ſe juſtifier contre les critiques d’un vieux Poëte mal intentionné, malevoli veteris Poëtæ, & qui venoit briguer des voix contre luy juſqu’aux heures où l’on repreſentoit ſes Comedies.

                             Occœpta eſt agi :
Exclamat, &c.

On me pouvoit faire une difficulté qu’on ne m’a point faite. Mais ce qui eſt échappé aux Spectateurs pourra eſtre remarqué par les Lecteurs. C’eſt que je fais entrer Junie dans les Veſtales, où, ſelon Aulugelle, on ne recevoit perſonne au deſſous de ſix ans, ny au deſſus de dix. Mais le Peuple prend icy Junie ſous ſa protection & j’ay cru qu’en conſideration de ſa naiſſance, de ſa vertu, & de ſon mal-heur, il pouvoit la diſpenſer de l’âge preſcrit par les loix, comme il a diſpenſé de l’âge pour le Conſulat, tant de grands Hommes qui avoient merité ce privilege.

Enfin je ſuis tres-perſuadé qu’on me peut faire bien d’autres critiques, ſur leſquelles je n’aurois d’autre party à prendre que celuy d’en profiter à l’avenir. Mais je plains fort le mal-heur d’un homme qui travaille pour le Public. Ceux qui voyent le mieux nos defauts, ſont ceux qui les diſſimulent le plus volontiers. Ils nous pardonnent les endroits qui leur ont déplû, en faveur de ceux qui leur ont donné du plaiſir. Il n’y a rien au contraire de plus injuſte qu’un ignorant. Il croit toûjours que l’admiration eſt le partage des gens qui ne ſçavent rien. Il condamne toute une Piece pour une Scene qu’il n’approuve pas. Il s’attaque même aux endroits les plus éclatans pour faire croire qu’il a de l’eſprit. Et pour peu que nous reſiſtions à ſes ſentimens, il nous traite de preſomptueux qui ne veulent croire perſonne, & ne ſonge pas qu’il tire quelquefois plus de vanité d’une critique fort mauvaiſe, que nous n’en tirons d’une aſſez bonne piece de theatre.


Homine imperito numquam quidquam injuſtius.


EXTRAIT DU PRIVILEGE
du Roy.


PAR Grace & Privilege du Roy en datte du ſeptiéme Janvier 1670. ſigné Dalencé il eſt permis au Sieur Racine de faire imprimer, vendre & debiter par tel Libraire ou Imprimeur qu’il aura choiſi, une Piece de Theatre par luy compoſée, intitulée Britannicus. Tragedie : & ce pendant le temps & eſpace de cinq années, avec défenſe à toutes perſonnes de quelque qualité ou condition qu’elles ſoient, d’en vendre ny debiter aucun exemplaire, que de ceux qui auront eſté imprimez de ſon conſentement, à peine de confiſcation des exemplaires & autres peines portées par ledit Privilege.

Ledit Sieur Racine a cédé le droit dudit Privilege à Denis Thierry & à Claude Barbin, pour en jouir ſuivant le contenu en ice-luy.

Regiſtré ſur le Livre des Marchands Libraires & Imprimeurs de Paris, ſuivant & conformement à l’Arreſt du Parlement de Paris du huitiéme Avril 1653. & celuy du Conſeil Privé du Roy, du 27. Février 1665. Signé A. Soubron Scyndic.



ACTEVRS


NERON     Empereur, fils d’Agrippine
BRITANNICUS     Fils de l’Empereur Claudius.
AGRIPPINE     Veuve de Domitius Enobarbus pere de Neron, & en ſecondes noces Veuve de l’Empereur Claudius
JUNIE     Amante de Britannicus
BURRHUS     Gouverneur de Neron
NARCISSE     Gouverneur de Britannicus
ALBINE     Confidente d’Agrippine.
GARDES

La Scene eſt à Rome, dans une chambre du Palais de Neron.

BRITANNICUS.

TRAGEDIE.

ACTE I.


Scène PREMIERE.

AGRIPPINE, ALBINE.


ALBINE.

QUOY ? tandis que Neron s’abandonne au ſommeil

Faut-il que vous veniez attendre ſon réveil ?
Qu’errant dans le Palais ſans ſuite & ſans eſcorte
La mere de Ceſar veille ſeule à ſa porte ?
Madame, retournez dans voſtre appartement.

AGRIPPINE.
Albine, il ne faut pas s’éloigner un moment.

Je veux l’attendre icy. Les chagrins qu’il me cauſe
M’occuperont aſſez tout le temps qu’il repoſe.

Tout ce que j’ay prédit n’eſt que trop aſſuré
Contre Britannicus Neron s’eſt declaré.
L’impatient Neron ceſſe de ſe contraindre,
Las de ſe faire aimer il veut ſe faire craindre.
Britannicus le geſne, Albine, & chaque jour
Je ſens que je deviens importune à mon tour.

ALBINE.
Quoy ? vous à qui Neron doit le jour qu’il reſpire ?

Qui l’avez appellé de ſi loin à l’Empire ?
Vous qui desheritant le fils de Claudius
Avez nommé Ceſar l’heureux Domitius ?
Tout lui parle, Madame, en faveur d’Agrippine.
Il vous doit ſon amour.

AGRIPPINE.
Il vous doit ſon amour. Il me le doit, Albine.

Tout, s’il eſt genereux luy, preſcrit cette loy,
Mais tout, s’il eſt ingrat, luy parle contre moy.

ALBINE.
S’il eſt ingrat, Madame ! Ah ! toute ſa conduite

Marque dans ſon devoir une ame trop inſtruite.
Depuis trois ans entiers qu’a-t-il dit ? qu’a-t-il fait,
Qui ne promette à Rome un Empereur parfait ?
Rome depuis trois ans par ſes ſoins gouvernée
Au temps de ſes Conſuls croit eſtre retournée,
Il la gouverne en pere. Enfin Neron naiſſant
A toutes les vertus d’Auguſte vieilliſſant.

AGRIPPINE.
Non non, mon intereſt ne me rend point injuſte :

Il commence, il eſt vray, par où finit Auguſte.
Mais crain, que l’avenir détruiſant le paſſé,
Il ne finiſſe ainſi qu’Auguſte a commencé.
Il ſe déguiſe en vain. Je lis ſur ſon viſage
Des fiers Domitius l’humeur triſte, & ſauvage.

Il mêle avec l’orgueil, qu’il a pris dans leur ſang,
La fierté des Nerons, qu’il puiſa dans mon flanc.
Toûjours la tyrannie a d’heureuſes prémices.
De Rome pour un temps Caius fut les délices,
Mais ſa feinte bonté ſe tournant en fureur,
Les délices de Rome en devinrent l’horreur.
Que m’importe, apres tout, que Neron plus fidele
D’une longue vertu laiſſe un jour le modele ?
Ay-je mis dans ſa main le Timon de l’Eſtat
Pour le conduire au gré du Peuple & du Senat ?
Ah ! Que de la Patrie il ſoit s’il veut le Pere.
Mais qu’il ſonge un peu plus, qu’Agrippine eſt ſa mere.
De quel nom cependant pouvons nous appeler
L’attentat que le jour vient de nous reveler ?
Il ſçait, car leur amour ne peut eſtre ignorée,
Que de Britannicus Junie eſt adorée,
Et ce meſme Neron que la vertu conduit,
Fait enlever Junie au milieu de la nuit.
Que veut-il ? Eſt-ce haine, eſt-ce amour qui l’inſpire ?
Cherche-t-il ſeulement le plaiſir de leur nuire ?
Ou plûtoſt n’eſt-ce point que ſa malignité
Punit ſur eux l’appuy que je leur ay preſté ?

ALBINE.
Vous leur appuy, Madame ?
AGRIPPINE.
Vous leur appuy, Madame ? Arreſte, chere Albine,

Je ſçay, que j’ay moy ſeule avancé leur ruine,
Que du Trône, où le ſang l’a dû faire monter
Britannicus par moy s’eſt veu précipiter.
Par moy ſeule éloigné de l’Hymen d’Octavie
Le frere de Junie abandonna la vie,
Silanus, ſur qui Claude avoit jetté les yeux,
Et qui contoit Auguſte au rang de ſes ayeux.

Neron joüit de tout, & moy pour recompenſe
Il faut qu’entre eux & luy je tienne la balance,
Afin que quelque jour par une meſme loy
Britannicus la tienne entre mon fils & moy.

ALBINE.
Quel deſſein !
AGRIPPINE.
Quel deſſein ! Je m’aſſure un port dans la tempeſte.

Neron m’échappera ſi ce frein ne l’arreſte.

ALBINE.
Mais prendre contre un fils tant de ſoins ſuperflus ?
AGRIPPINE.
Je le craindrais bien-toſt, s’il ne me craignoit plus.
ALBINE.
Une injuſte frayeur vous alarme peut-eſtre.

Mais ſi Neron pour vous n’eſt plus ce qu’il doit être,
Du moins ſon changemẽt ne vient pas juſqu’à nous,
Et ce ſont des ſecrets entre Ceſar & vous.
Quelques titres nouveaux que Rome luy défere,
Neron n’en reçoit point qu’il ne donne à ſa mere.
Sa prodigue amitié ne ſe reſerve rien.
Voſtre nom eſt dans Rome auſſi Saint que le ſien.
A peine parle-t-on de la triſte Octavie.
Auguſte voſtre ayeul honora moins Livie.
Neron devant ſa mere a permis le premier
Qu’on portaſt les faiſceaux couronnez de laurier.
Quels effets voulez-vous de ſa reconnoiſſance ?

AGRIPPINE.
Un peu moins de reſpect, & plus de confiance.

Tous ſes préſens, Albine, irritent mon dépit.
Je voy mes honneurs croiſtre, & tõber mon credit.
Non, non, le tẽps n’eſt plus que Neron jeune encore
Me renvoyoit les vœux d’une Cour, qui l’adore,

Lors qu’il ſe repoſoit ſur moy de tout l’Eſtat,
Que mon ordre au Palais aſſembloit le Senat,
Et que derriere un voile, inviſible, & préſente
J’étois de ce grand Corps l’Ame toute puiſſante.
Des volontez de Rome alors mal aſſuré
Neron de ſa grandeur n’étoit point enyvré.
Ce jour, ce triſte jour frappe encor ma memoire,
Où Neron fut luy-meſme ébloüy de ſa gloire,
Quand les Ambaſſadeurs de tant de Rois divers
Vinrent le reconnoiſtre au nom de l’Univers.
Sur ſon Trône avec luy j’allois prendre ma place.
J’ignore quel conſeil prépara ma diſgrace.
Quoy qu’il en ſoit, Neron, d’auſſi loin qu’il me vit,
Laiſſa ſur ſon viſage éclatter ſon dépit.
Mon cœur même en conçût un malheureux augure.
L’Ingrat d’un faux reſpect colorant ſon injure,
Se leva par avance, & courant m’embraſſer
Il m’écarta du Trône où je m’allois placer.
Depuis ce coup fatal, le pouvoir d’Agrippine
Vers ſa chûte, à grands pas, chaque jour s’achemine.
L’ombre ſeule m’en reſte, & l’on n’implore plus
Que le nom de Seneque, & l’appuy de Burrhus.

ALBINE.
Ah ! ſi de ce ſoupçon voſtre ame eſt prévenuë,

Pourquoy nourriſſez-vous le venin qui vous tuë ?
Allez avec Céſar vous éclaircir du moins.

AGRIPPINE.
Ceſar ne me voit plus, Albine, ſans témoyns.

En public, à mon heure, on me donne audience.
Sa réponſe eſt dictée, & meſme ſon ſilence.
Je voy deux ſurveillans, ſes Maiſtres, & les miens,
Préſider l’un ou l’autre à tous nos entretiens.
Mais je le pourſuivray d’autant plus qu’il m’évite.
De ſon deſordre, Albine, il faut que je profite.

J’entens du bruit, on ouvre, allons ſubitement
Luy demander raiſon de cét enlevement.
Surprenons, s’il ſe peut les ſecrets de ſon ame.
Mais quoy ? Déja Burrhus ſort de chez luy ?






Scène II.


AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.

BURRHUS.
Mais quoy ? Déja Burrhus ſort de chez luy ? MAdame,

Au nom de l’Empereur j’allois vous informer
D’un ordre, qui d’abord a pû vous alarmer,
Mais qui n’eſt que l’effet d’une ſage conduite,
Dont Ceſar a voulu que vous ſoyez inſtruite.

AGRIPPINE.
Puiſqu’il le veut, entrons, il m’en inſtruira mieux.
BURRHUS.
Ceſar pour quelque temps s’eſt ſouſtrait à nos yeux.

Déja par une porte au public moins connuë,
L’un & l’autre Conſul vous avoient prevenuë,
Madame. Mais ſouffrez que je retourne exprés…

AGRIPPINE.
Non, je ne trouble point ſes auguſtes ſecrets.

Cependant voulez-vous qu’avec moins de contrainte
L’un & l’autre une fois nous nous parliõs ſans feinte ?

BURRHUS.
Burrhus pour le menſonge eut toûjours trop d’horreur.


AGRIPPINE.
Pretendez-vous long-temps me cacher l’Empereur ?

Ne le verray-je plus qu’à titre d’importune ?
Ay-je donc élevé ſi haut voſtre fortune
Pour mettre une barriere entre mon fils & moy ?
Ne l’oſez-vous laiſſer un moment ſur ſa foy ?
Entre Seneque & vous diſputez-vous la gloire
A qui m’effacera plûtoſt de ſa memoire ?
Vous l’ay-je confié pour en faire un ingrat ?
Pour eſtre ſous ſon nom les Maiſtres de l’Eſtat ?
Certes plus je medite, & moins je me figure
Que vous m’oſiez conter pour voſtre Creature ;
Vous, dont j’ay pû laiſſer vieillir l’ambition
Dans les honneurs obſcurs de quelque Legion,
Et moy qui ſur le Trône ay ſuivy mes Anceſtres,
Moy fille, femme, ſœur, & mere de vos Maitres.
Que pretendez-vous donc ? Penſez-vous que ma voix
Ait fait un Empereur pour m’en impoſer trois ?
Neron n’eſt plus enfant. N’eſt-il pas tẽps qu’il regne ?
Juſqu’à quand voulez-vous que l’Empereur vous craigne ?
Ne ſçauroit-il rien voir, qu’il n’emprunte vos yeux ?
Pour ſe conduire enfin n’a-t-il pas ſes ayeux ?
Qu’il choiſiſſe, s’il veut, d’Auguſte, ou de Tibere,
Qu’il imite, s’il peut, Germanicus mon pere.
Parmy tant de Heros je n’oſe me placer,
Mais il eſt des vertus que je luy puis tracer.
Je puis l’inſtruire au moins, combien ſa confidence
Entre un ſujet & luy doit laiſſer de diſtance.

BURRHUS.
Je ne m’étois chargé dans cette occaſion

Que d’excuſer Ceſar d’une ſeule action.
Mais puiſque ſans vouloir que je le juſtifie,
Vous me rendez garant du reſte de ſa vie,

Je répondray, Madame, avec la liberté
D’un Soldat, qui ſçait mal farder la vérité.
Vous m’avez de Ceſar confié la jeuneſſe,
Je l’avouë, & je doy m’en ſouvenir ſans ceſſe.
Mais vous avois-je fait ſerment de le trahir,
D’en faire un Empereur, qui ne ſceût qu’obeïr ?
Non. Ce n’eſt plus à vous qu’il faut que j’en réponde,
Ce n’eſt plus voſtre fils. C’eſt le Maiſtre du monde.
J’en doy compte, Madame, à l’Empire Romain
Qui croit voir ſon ſalut, ou ſa perte en ma main.
Ah ! ſi dans l’ignorance il le faloit inſtruire,
N’avoit-on que Seneque, & moy pour le ſeduire ?
Pourquoy de ſa conduite éloigner les Flateurs ?
Faloit-il dans l’exil chercher des Corrupteurs ?
La Cour de Claudius en eſclaves fertile,
Pour deux que l’on cherchoit en eût preſenté mille,
Qui tous auroient brigué l’honneur de l’avilir,
Dans une longue enfance ils l’auroient fait vieillir.
De quoy vous plaignez-vous, Madame ? On vous revere.
Ainſi que par Ceſar, on jure par ſa Mere.
L’Empereur, il eſt vray, ne vient plus chaque jour
Mettre à vos pieds l’Empire, & groſſir voſtre Cour.
Mais le doit-il, Madame ? Et ſa reconnoiſſance
Ne peut-elle éclater que dans ſa dépendance ?
Toûjours humble, toûjours le timide Neron
N’oſe-t-il eſtre Auguſte, & Ceſar que de nom ?
Vous le diray-je enfin ? Rome le juſtifie.
Rome à trois Affranchis ſi long-temps aſſervie,
A peine reſpirant du joug qu’elle a porté,
Du regne de Neron compte ſa liberté.
Que dis-je ? La Vertu ſemble meſme renaiſtre.
Tout l’Empire n’eſt plus la dépoüille d’un Maître.

Le Peuple au champ de Mars nomme ſes Magiſtrats
Ceſar nomme les Chefs ſur la foy des Soldats.
Thraſeas au Senat, Corbulon dans l’Armée,
Sont encore innocens, malgré leur renommée.
Les Deſerts autrefois peuplez de Senateurs
Ne ſont plus habitez que par leurs Delateurs.
Qu’importe que Ceſar continuë à nous croire,
Pourvû que nos conſeils ne tendent qu’à ſa gloire ?
Pourvû que dans le cours d’un regne floriſſant
Rome ſoit toûjours libre, & Ceſar tout puiſſant ?
Mais, Madame, Neron ſuffit pour ſe conduire.
J’obeïs, ſans pretendre à l’honneur de l’inſtruire.
Sur ſes Ayeux ſans doute il n’a qu’à ſe regler.
Pour bien faire, Neron n’a qu’à ſe reſſembler ;
Heureux, ſi ſes vertus l’une à l’autre enchaînées,
Rameinent tous les ans ſes premieres années !

AGRIPPINE.
Ainſi ſur l’avenir n’oſant vous aſſurer

Vous croyez que ſans vous Neron va s’égarer.
Mais vous, qui juſqu’icy content de vôtre ouvrage,
Venez de ſes vertus nous rendre témoignage,
Expliquez-nous, pourquoy devenu raviſſeur
Neron de Silanus fait enlever la Sœur.
Ne tient-il qu’à marquer de cette ignominie
Le ſang de nos Ayeux, qui brille dans Junie ?
De quoy l’accuſe-t-il ? Et par quel attentat
Devient-elle en un jour criminelle d’Eſtat ?
Elle, qui ſans orgueil juſqu’à lors élevée,
N’auroit point vû Neron, s’il ne l’euſt enlevée,
Et qui meſme auroit mis au rang de ſes bienfaits
L’heureuſe liberté de ne le voir jamais.

BURRHUS.
Je ſçay que d’aucun crime elle n’eſt ſoupçonnée.

Mais juſqu’icy Ceſar ne l’a point condamnée,

Madame. Aucun objet ne bleſſe icy ſes yeux.
Elle eſt dans un Palais tout plein de ſes Ayeux.
Vous ſçavez que les droits qu’elle porte avec elle
Peuvent de ſon Eſpoux faire un Prince rebelle,
Que le ſang de Ceſar ne ſe doit allier
Qu’à ceux à qui Ceſar le veut bien confier,
Et vous meſme avoürez qu’il ne ſeroit pas juſte,
Qu’on diſpoſaſt ſans luy de la Niece d’Auguſte.

AGRIPPINE.
Je vous entens. Neron m’apprend par voſtre voix

Qu’en vain Britannicus s’aſſure ſur mon choix.
En vain pour détourner ſes yeux de ſa miſere,
J’ai flaté ſon amour d’un Hymen qu’il eſpere,
A ma confuſion, Neron veut faire voir
Qu’Agrippine promet par delà ſon pouvoir.
Rome de ma faveur eſt trop préoccupée,
Il veut par cét affront qu’elle ſoit détrompée,
Et que tout l’Univers apprenne avec terreur
A ne confondre plus mon fils & l’Empereur.
Il le peut. Toutefois j’oſe encore luy dire
Qu’il doit avant ce coup affermir ſon Empire,
Et qu’en me reduiſant à la neceſſité
D’éprouver contre luy ma foible autorité,
Il expoſe la ſienne, & que dans la balance
Mon nom peut-eſtre aura plus de poids qu’il ne pẽſe.

BURRHUS.
Quoy Madame ? Toûjours ſoupçonner ſon reſpect ?

Ne peut-il faire un pas qui ne vous ſoit ſuſpect ?
L’Empereur vous croit-il du party de Junie ?
Avec Britannicus vous croit-il reünie ?
Quoy ? de vos ennemis devenez-vous l’appuy
Pour trouver un pretexte à vous plaindre de luy ?
Sur le moyndre diſcours qu’on pourra vous redire,
Serez-vous toûjours preſte à partager l’Empire ?

Vous craindrez-vous ſans ceſſe, & vos embraſſemens
Ne ſe paſſeront-ils qu’en éclairciſſemens ?
Ah ! Quittez d’un Cenſeur la triſte diligence.
D’une Mere facile affectez l’indulgence.
Souffrez quelques froideurs ſans les faire éclater,
Et n’avertiſſez point la Cour de vous quitter.

AGRIPPINE.
Et qui s’honoreroit de l’appuy d’Agrippine

Lors que Neron luy meſme annonce ſa ruine ?
Lors que de ſa preſence il ſemble me bannir ?
Quand Burrhus à ſa porte oſe me retenir ?

BURRHUS.
Madame, je voy bien qu’il eſt temps de me taire,

Et que ma liberté commence à vous déplaire.
La douleur eſt injuſte, & toutes les raiſons
Qui ne la flattent point aigriſſent ſes ſoupçons.
Voicy Britannicus. Je luy cede ma place.
Je vous laiſſe écouter, & plaindre ſa diſgrace,
Et peut-eſtre, Madame, en accuſer les ſoins
De ceux, que l’Empereur a conſultez le moins.



Scène III.

AGRIPPINE, BRITANNICUS, NARCISSE, ALBINE.


AGRIPPINE.

AH Prince ! où courez-vous ? Quelle ardeur inquiete

Parmy vos ennemis en aveugle vous jette ?
Que venez-vous chercher ?

BRITANNICUS.
Que venez-vous chercher ? Ce que je cherche ? Ah Dieux !

Tout ce que j’ay perdu, Madame, eſt en ces lieux.
De mille affreux Soldats Junie environnée
S’eſt veuë en ce Palais indignement traînée.
Helas ! de quelle horreur ſes timides eſprits
A ce nouveau ſpectacle auront eſté ſurpris !
Enfin on me l’enleve. Une loy trop ſevere
Va ſeparer deux cœurs, qu’aſſembloit leur miſere.
Sans doute on ne veut pas que mêlant nos douleurs
Nous nous aidiõs l’un l’autre à porter nos malheurs.

AGRIPPINE.
Il ſuffit. Comme vous je reſſens vos injures.

Mes plaintes ont déja precedé vos murmures.
Mais je ne pretens pas qu’un impuiſſant courroux
Dégage ma parole, & m’acquitte envers vous.
Je ne m’explique point. Si vous voulez m’entendre,
Suivez-moy chez Pallas, où je vais vous attendre.



Scène IV.

BRITANNICUS, NARCISSE.


BRITANNICUS.

LA croiray-je, Narciſſe ? Et dois-je ſur ſa foy

La prendre pour arbitre entre ſon fils & moy ?
Qu’en dis-tu ? N’eſt-ce pas cette meſme Agrippine
Que mon Pere épouſa jadis pour ma ruine,
Et qui, ſi je t’en crois, a de ſes derniers jours
Trop lents pour ſes deſſeins precipité le cours ?

NARCISSE.
N’importe. Elle ſe ſent comme vous outragée.

A vous donner Junie elle s’eſt engagée.
Uniſſez vos chagrins. Liez vos intereſts.
Ce Palais retentit en vain de vos regrets.
Tant que l’on vous verra d’une voix ſuppliante,
Semer icy la plainte, & non pas l’épouvante,
Que vos reſſentimens ſe perdrõt en diſcours,
Il n’en faut point douter, vous vous plaindrez toûjours.

BRITANNICUS.
Ah, Narciſſe ! tu ſçais ſi de la ſervitude

Je pretens faire encore une longue habitude.
Tu ſçais ſi pour jamais de ma chûte étonné
Je renonce aux grandeurs, où j’étois deſtiné.
Mais je ſuis ſeul encor. Les amis de mon Pere
Sont autant d’inconnus qu’écarte ma miſere.
Et ma jeuneſſe meſme éloigne loin de moy
Tous ceux qui dans le cœur me reſervent leur foy.

Pour moy, depuis un an, qu’un peu d’experiance
M’a donné de mon ſort la triſte connoiſſance,
Que vois-je autour de moy, que des Amis vendus
Qui ſont de tous mes pas les témoins aſſidus ?
Qui choiſis par Neron pour ce commerce infame,
Trafiquent avec luy des ſecrets de mon ame ?
Quoy qu’il en ſoit, Narciſſe, on me vend tous les jours.
Il prevoit mes deſſeins, il entend mes diſcours.
Comme toy dans mon cœur, il ſçait ce qui ſe paſſe.
Que t’en ſemble Narciſſe ?

NARCISSE.
Que t’en ſemble Narciſſe ? Ah ! Quelle ame aſſez baſſe…

C’eſt à vous de choiſir des Confidens diſcrets,
Seigneur, & de ne pas prodiguer vos ſecrets.

BRITANNICUS.
Narciſſe, tu dis vray. Mais cette défiance

Eſt toûjours d’un grand cœur la derniere ſcience,
On le trompe long-temps. Mais enfin je te croy.
Ou plûtoſt je fay vœu de ne croire que toy.
Mon Pere, il m’en ſouvient, m’aſſura de ton zele.
Seul de ſes Affranchis tu m’es toûjours fidelle.
Tes yeux ſur ma conduite inceſſamment ouverts
M’ont ſauvé juſqu’icy de mille écueils couverts.
Va donc voir ſi le bruit de ce nouvel orage
Aura de nos Amis excité le courage.
Examine leurs yeux. Obſerve leurs diſcours.
Voy ſi j’en puis attendre un fidelle ſecours.
Sur tout dans ce Palais remarque avec adreſſe
Avec quel ſoin Neron fait garder la Princeſſe.
Sache ſi du peril ſes beaux yeux ſont remplis,
Et ſi ſon entretien m’eſt encore permis.
Cependant de Neron je vais trouver la mere
Chez Pallas, comme toy l’Affranchy de mon pere.
Je vais la voir, l’aigrir, la ſuivre, & s’il ſe peut
M’engager ſous ſon nom plus loin qu’elle ne veut.



ACTE II.


Scène PREMIERE.

NERON, BURRHUS, NARCISSE, Gardes.


NERON.

N’EN doutez point, Burrhus, malgré ſes injuſtices,

C’eſt ma Mere, & je veux ignorer ſes caprices.
Mais je ne pretens plus ignorer ny ſouffrir
Le Miniſtre inſolent qui les oſe nourrir.
Pallas de ſes conſeils empoiſonne ma Mere ;
Il ſeduit chaque jour Britannicus mon Frere.
Ils l’écoutent luy ſeul, & qui ſuivroit leurs pas
Les trouveroit peut-eſtre aſſemblez chez Pallas.
C’en eſt trop. De tous deux il faut que je l’écarte.
Pour la derniere fois qu’il s’éloigne, qu’il parte,
Je le veux, je l’ordonne ; & que la fin du jour
Ne le retrouve pas dans Rome, ou dans ma Cour.
Allez, cét ordre importe au ſalut de l’Empire.
Vous Narciſſe, approchez. Et vous, qu’on ſe retire.




Scène II.

NERON, NARCISSE.


NARCISSE.

GRaces aux Dieux, Seigneur, Junie entre vos mains

Vous aſſure aujourd’huy du reſte des Romains.
Vos Ennemis, déchûs de leur vaine eſperance
Sont allez chez Pallas pleurer leur impuiſſance.
Mais que vois-je ? Vous-meſme inquiet, étonné,
Plus que Britannicus paroiſſez conſterné.
Que preſage à mes yeux cette triſteſſe obſcure,
Et ces ſombres regards errans à l’avanture ?
Tout vous rit. La Fortune obeït à vos vœux.

NERON.
Narciſſe c’en eſt fait. Neron eſt amoureux.
NARCISSE.
Vous ?
NERON.
Vous ? Depuis un moment, mais pour toute ma vie,

J’aime (que dis-je aimer ?) j’idolatre Junie.

NARCISSE.
Vous l’aimez ?
NERON.
Vous l’aimez ? Excité d’un deſir curieux

Cette nuit je l’ay veuë arriver en ces lieux,
Triſte, levant au Ciel ſes yeux moüillez de larmes,
Qui brilloiẽt au travers des flambeaux & des armes,

Belle, ſans ornement, dans le ſimple appareil
D’une Beauté qu’on vient d’arracher au ſommeil.
Que veux-tu ? Je ne ſçay ſi cette negligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris, & le ſilence,
Et le farouche aſpect de ſes fiers raviſſeurs,
Relevoient de ſes yeux les timides douceurs.
Quoy qu’il en ſoit, ravy d’une ſi belle veuë,
J’ay voulu luy parler & ma voix s’eſt perduë :
Immobile, ſaiſi d’un long eſtonnement
Je l’ay laiſſé paſſer dans ſon appartement.
J’ay paſſé dans le mien. C’eſt là que ſolitaire
De ſon image en vain j’ay voulu me diſtraire.
Trop preſente à mes yeux je croyois luy parler
J’aimois juſqu’à ſes pleurs que je faiſois couler.
Quelquefois, mais trop tard, je luy demandois grace ;
J’employois les ſoûpirs, & meſme la menaſſe.
Voilà comme occupé de mon nouvel amour
Mes yeux ſans ſe fermer ont attendu le jour.
Mais je m’en fais peut-eſtre une trop belle image
Elle m’eſt apparuë avec trop d’avantage,
Narciſſe, qu’en dis-tu ?

NARCISSE.
Narciſſe, qu’en dis-tu ? Quoy, Seigneur, croira-t-on

Qu’elle ait pû ſi long-temps ſe cacher à Neron ?

NERON.
Tu le ſçais bien, Narciſſe. Et ſoit que ſa colere

M’imputaſt le mal-heur qui luy ravit ſon Frere,
Soit que ſon cœur jaloux d’une auſtere fierté
Enviaſt à nos yeux ſa naiſſante beauté,
Fidelle à ſa douleur, & dans l’ombre enfermée
Elle ſe déroboit même à ſa Renommée.
Et c’eſt cette vertu ſi nouvelle à la Cour
Dont la perſeverance irrite mon amour.

Quoy, Narciſſe ? Tandis qu’il n’eſt point de Romaine
Que mon amour n’honore & ne rende plus vaine,
Qui dés qu’à ſes regards elle oſe ſe fier
Sur le cœur de Ceſar ne les vienne eſſayer :
Seule dans ſon Palais la modeſte Junie
Regarde leurs honneurs comme une ignominie,
Fuit, & ne daigne pas peut-eſtre s’informer
Si Ceſar eſt aimable, ou bien s’il ſçait aimer ?
Dy moy : Britannicus l’aime-t-il ?

NARCISSE.
Dy moy : Britannicus l’aime-t-il ? Quoy s’il l’aime,

Seigneur ?

NERON.
Seigneur ? Si jeune encor ſe connoiſt-il luy même ?

D’un regard enchanteur connoiſt-il le poiſon ?

NARCISSE.
Seigneur, l’amour toûjours n’attend pas la raiſon.

N’en doutez point, il l’aime. Inſtruits par tant de charmes
Ses yeux ſont déja faits à l’uſage des larmes.
A ſes moindres deſirs il ſçait s’accommoder,
Et peut-eſtre déja ſçait-il perſuader.

NERON.
Que dis-tu ? Sur ſon cœur il auroit quelque empire ?
NARCISSE.
Je ne ſçay. Mais, Seigneur, ce que je puis vous dire,

Je l’ay veû quelquefois s’arracher de ces lieux,
Le cœur plein d’un courroux qu’il cachoit à vos yeux,
D’une Cour qui le fuit pleurant l’ingratitude,
Las de voſtre grandeur, & de ſa ſervitude,
Entre l’impatience & la crainte flottant ;
Il alloit voir Junie, & revenoit contant.


NERON.
D’autant plus malheureux qu’il aura ſçû luy plaire,

Narciſſe, il doit plûtoſt ſouhaiter ſa colere.
Neron impunément ne ſera pas jaloux,

NARCISSE.
Vous ? Et de quoy, Seigneur, vous inquietez-vous ?

Junie a pû le plaindre & partager ſes peines,
Elle n’a veu couler de larmes que les ſiennes.
Mais aujourd’huy, Seigneur, que ſes yeux deſſillez
Regardant de plus prés l’éclat dont vous brillez,
Verront autour de vous les Rois ſans diadéme,
Inconnus dans la foule, & ſon Amant luy-même,
Attachez ſur vos yeux s’honorer d’un regard
Que vous aurez ſur eux fait tomber au haſard,
Quand elle vous verra de ce degré de gloire,
Venir en ſoûpirant avoüer ſa victoire,
Maiſtre n’en doutez point, d’un cœur déja charmé
Commandez qu’on vous aime, & vous ſerez aimé.

NERON.
A combien de chagrins il faut que je m’appreſte !

Que d’importunitez !

NARCISSE.
Que d’importunitez ! Quoy donc ? qui vous arreſte,

Seigneur ?

NERON.
Seigneur ? Tout. Octavie, Agrippine, Burrhus,

Senecque, Rome entiere, & trois ans de vertus.
Non que pour Octavie un reſte de tendreſſe
M’attache à ſon hymen, & plaigne ſa jeuneſſe.
Mes yeux depuis long-temps fatiguez de ſes ſoins,
Rarement de ſes pleurs daignent eſtre témoins.
Trop heureux ſi bien-toſt la faveur d’un divorce,
Me ſoulageoit d’un joug qu’on m’impoſa par force.

Le Ciel même en ſecret ſemble la condamner.
Ses vœux depuis quatre ans ont beau l’importuner.
Les Dieux ne mõtrent point que ſa vertu les touche :
D’aucun gage, Narciſſe, ils n’honorent ſa couche.
L’Empire vainement demande un heritier.

NARCISSE.
Que tardez-vous, Seigneur, à la repudier ?

L’Empire, voſtre cœur, tout condamne Octavie.
Auguſte, voſtre ayeul, ſoûpiroit pour Livie,
Par un double divorce ils s’unirent tous deux,
Et vous devez l’Empire à ce divorce heureux.
Tibere, que l’Hymen plaça dans ſa famille,
Oſa bien à ſes yeux repudier ſa Fille.
Vous ſeul juſques icy contraire à vos deſirs
N’oſez par un divorce aſſurer vos plaiſirs.

NERON.
Et ne connois-tu pas l’implacable Agrippine ?

Mon amour inquiet déja ſe l’imagine,
Qui m’ameine Octavie, & d’un œil enflammé
Atteſte les ſaints droits d’un nœud qu’elle a formé,
Et portant à mon cœur des atteintes plus rudes,
Me fait un long recit de mes ingratitudes.
De quel front ſoûtenir ce fâcheux entretien ?

NARCISSE.
N’eſtes vous pas, Seigneur, voſtre Maiſtre, & le ſien ?

Vous verrons-nous toûjours trẽbler ſous ſa Tutelle ?
Vivez, regnez pour vous. C’eſt trop regner pour Elle.
Craignez-vous ? Mais, Seigneur, vous ne la craignez pas.
Vous venez de bannir le ſuperbe Pallas,
Pallas, dont vous ſçavez qu’elle ſoûtient l’audace.

NERON.
Eſloigné de ſes yeux j’ordonne, je menaſſe,

J’écoute vos conſeils, j’oſe les approuver,
Je m’excite contre-elle & tâche à la braver.
Mais (je t’expoſe icy mon ame toute nuë)
Si-toſt que mon mal-heur me rameine à ſa veuë,
Soit que je n’oſe encor démentir le pouvoir
De ces yeux, où j’ay lû ſi long-temps mon devoir,
Soit qu’à tant de bien-faits ma memoire fidelle,
Luy ſoûmette en ſecret tout ce que je tiens d’elle,
Mais enfin mes efforts ne me ſervent de rien,
Mon Genie étonné tremble devant le ſien.
Et c’eſt pour m’affranchir de cette dépendance
Que je la fuy par tout, que même je l’offenſe,
Et que de temps en temps j’irrite ſes ennuis
Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis.
Mais je t’arreſte trop. Retire-toy, Narciſſe.
Britannicus pourroit t’accuſer d’artifice.

NARCISSE.
Non, non, Britannicus s’abandonne à ma foy.

Par ſon ordre, Seigneur, il croit que je vous voy,
Que je m’informe icy de tout ce qui le touche
Et veut de vos ſecrets eſtre inſtruit par ma bouche.
Impatient ſur tout de revoir ſes amours
Il attend de mes ſoins ce fidelle ſecours.

NERON.
J’y conſens : porte luy cette douce nouvelle :

Il la verra.

NARCISSE.
Il la verra. Seigneur banniſſez-le loin d’elle.
NERON.
J’ay mes raiſons, Narciſſe, & tu peux concevoir,

Que je luy vendray cher le plaiſir de la voir.
Cependant vante luy ton heureux ſtratagême.
Dy-luy qu’en ſa faveur on me trompe moy-même,
Qu’il la voit ſans mon ordre. On ouvre, la voicy.
Va retrouver ton Maiſtre & l’amener icy.



Scène III.

NERON, JUNIE.


NERON.

VOus vous troublez, Madame, & changez de viſage.

Liſez vous dans mes yeux quelque triſte preſage ?

JUNIE.
Seigneur, je ne vous puis déguiſer mon erreur.

J’allois voir Octavie, & non pas l’Empereur.

NERON.
Je le ſçay bien, Madame, & n’ay pû ſans envie

Apprendre vos bontez pour l’heureuſe Octavie.

JUNIE.
Vous Seigneur ?
NERON.
Vous Seigneur ? Penſez vous, Madame, qu’en ces lieux

Seule pour vous connoiſtre Octavie ait des yeux ?

JUNIE.
Et quel autre, Seigneur, voulez-vous que j’implore ?

A qui demanderay-je un crime que j’ignore ?
Vous qui le puniſſez, vous ne l’ignorez pas.
De grace apprenez-moy, Seigneur, mes attentats.

NERON.
Quoy Madame ? Eſt-ce donc une legere offenſe

De m’avoir ſi long-temps caché voſtre preſence ?

Ces treſors dont le Ciel voulut vous embellir,
Les avez-vous receus pour les enſevelir ?
L’heureux Britannicus verra-t-il ſans allarmes
Croître loin de nos yeux ſon amour & vos charmes ?
Pourquoy de cette gloire exclus juſqu’à ce jour,
M’avez-vous ſans pitié relegué dans ma Cour ?
On dit plus. Vous ſouffrez ſans en eſtre offenſée
Qu’il vous oſe, Madame, expliquer ſa penſée.
Car je ne croiray point que ſans me conſulter
La ſevere Junie ait voulu le flater,
Ny qu’elle ait conſenty d’aimer & d’eſtre aimée
Sans que j’en ſois inſtruit que par la Renommée.

JUNIE.
Je ne vous nieray point, Seigneur, que ſes ſoûpirs

M’ont daigné quelquefois expliquer ſes deſirs.
Il n’a point détourné ſes regards d’une Fille,
Seul reſte du débris d’une illuſtre Famille.
Peut-eſtre il ſe ſouvient qu’en un temps plus heureux
Son Pere me nomma pour l’objet de ſes vœux.
Il m’aime. Il obeït à l’Empereur ſon Pere,
Et j’oſe dire encore à vous, à voſtre Mere ;
Vos deſirs ſont toûjours ſi conformes aux ſiens…

NERON.
Ma Mere a ſes deſſeins, Madame, & j’ay les miens.

Ne parlons plus icy de Claude, & d’Agrippine.
Ce n’eſt point par leur choix que je me determine,
C’eſt à moy ſeul, Madame, à répondre de vous ;
Et je veux de ma main vous choiſir un Eſpoux.

JUNIE.
Ah, Seigneur, ſongez-vous que toute autre alliance

Fera honte aux Ceſars auteurs de ma naiſſance ?


NERON.
Non, Madame, l’Eſpoux dont je vous entretiens

Peut ſans honte aſſembler vos ayeux & les ſiens.
Vous pouvez, ſans rougir, conſentir à ſa flamme.

JUNIE.
Et quel eſt donc, Seigneur, cét Eſpoux ?
NERON.
Et quel eſt donc, Seigneur, cét Eſpoux ? Moy, madame.
JUNIE.
Vous !
NERON.
Vous ! Je vous nommerois, Madame, un autre nom,

Si j’en ſçavois quelque autre au deſſus de Neron.
Ouy, pour vous faire un choix, où vous puiſſiez ſouſcrire,
J’ay parcouru des yeux la Cour, Rome, & l’Empire.
Plus j’ay cherché, Madame, & plus je cherche encor
En quelles mains je doy confier ce treſor,
Plus je voy que Ceſar digne ſeul de vous plaire
En doit eſtre luy ſeul l’heureux depoſitaire,
Et ne peut dignement vous confier qu’aux mains
A qui Rome a commis l’Empire des Humains.
Vous meſme conſultez vos premieres années.
Claudius à ſon Fils les avoit deſtinées,
Mais c’étoit en un temps où de l’Empire entier
Il croyoit quelque jour le nommer l’Heritier.
Les Dieux ont prononcé. Loin de leur contredire,
C’eſt à vous de paſſer du coſté de l’Empire.
En vain de ce preſent ils m’auroient honoré,
Si voſtre cœur devoit en eſtre ſeparé ;
Si tant de ſoins ne ſont adoucis par vos charmes ;
Si tandis que je donne aux veilles, aux alarmes,
Des jours toûjours à plaindre, & toûjours enviez,
Je ne vais quelquefois reſpirer à vos piez.

Qu’Octavie à vos yeux ne faſſe point d’ombrage.
Rome auſſi bien que moy vous donne ſon ſuffrage,
Repudie Octavie, & me fait dénoüer
Un Hymen que le Ciel ne veut point avoüer.
Songez-y donc, Madame, & peſez en vous meſme
Ce choix digne des ſoins d’un Prince qui vous aime ;
Digne de vos beaux yeux trop long-temps captivez,
Digne de l’Univers à qui vous vous devez.

JUNIE.
Seigneur, avec raiſon je demeure eſtonnée.

Je me voy dans le cours d’une meſme journée
Comme une Criminelle amenée en ces lieux :
Et lors qu’avec frayeur je parois à vos yeux,
Que ſur mon innocence à peine je me fie,
Vous m’offrez tout d’un coup la place d’Octavie.
J’oſe dire pourtant que je n’ay merité
Ny cét excez d’honneur, ny cette indignité.
Et pouvez-vous, Seigneur, ſouhaitter qu’une Fille,
Qui vit preſque en naiſſant eſteindre ſa Famille,
Qui dans l’obſcurité nourriſſant ſa douleur
S’eſt fait une vertu conforme à ſon malheur,
Paſſe ſubitement de cette nuit profonde
Dans un rãg qui l’expoſe aux yeux de tout le mõde,
Dont je n’ay pû de loin ſoûtenir la clarté,
Et dont une autre enfin remplit la majeſté ?

NERON.
Je vous ay déja dit que je la repudie.

Ayez moins de frayeur, ou moins de modeſtie.
N’accuſez point icy mon choix d’aveuglement.
Je vous répons de vous, conſentez ſeulement.
Du ſang dont vous ſortez rappelez la mémoyre,
Et ne preferez point à la ſolide gloire
Des honneurs dont Ceſar pretend vous reveſtir,
La gloire d’un refus, ſujet au repentir.


JUNIE.
Le Ciel connoiſt, Seigneur, le fond de ma penſée.

Je ne me flate point d’une gloire inſenſée.
Je ſçay de vos preſens meſurer la grandeur.
Mais plus ce rang ſur moy répandroit de ſplendeur,
Plus il me feroit honte & mettroit en lumiere
Le crime d’en avoir dépoüillé l’heritiere.

NERON.
C’eſt de ſes intereſts prendre beaucoup de ſoin,

Madame, & l’amitié ne peut aller plus loin.
Mais ne nous flatons point, & laiſſons le myſtere.
La Sœur vous touche icy beaucoup moins que le Frere,
Et pour Britannicus…

JUNIE.
Et pour Britannicus… Il a ſcû me toucher,

Seigneur, & je n’ay point pretendu m’en cacher.
Cette ſincerité ſans doute eſt peu diſcrete,
Mais toûjours de mon cœur ma bouche eſt l’interprete.
Abſente de la Cour je n’ay pas dû penſer,
Seigneur, qu’en l’art de feindre il falut m’exercer.
J’aime Britannicus. Je luy fus deſtinée
Quand l’Empire ſembloit ſuivre ſon hymenée.
Mais ces meſmes malheurs qui l’en ont écarté,
Ses honneurs abolis, ſon Palais deſerté,
La fuite d’une Cour que ſa chûte a bannie,
Sont autant de liens qui retiennent Junie.
Tout ce que vous voyez conſpire à vos deſirs,
Vos jours toûjours ſereins coulent dans les plaiſirs.
L’Empire en eſt pour vous l’inépuiſable ſource,
Ou ſi quelque chagrin en interromp la courſe,
Tout l’Univers ſoigneux de les entretenir
S’empreſſe à l’effacer de voſtre ſouvenir.

Britannicus eſt ſeul. Quelque ennuy qui le preſſe
Il ne voit dans ſon ſort que moy qui s’intereſſe,
Et n’a pour tout plaiſir, Seigneur, que quelques pleurs
Qui luy font quelquefois oublier ſes malheurs.

NERON.
Et ce ſont ces plaiſirs, & ces pleurs que j’envie,

Que tout autre que luy me payroit de ſa vie.
Mais je garde à ce Prince un traitement plus doux.
Madame, il va bien-toſt paroiſtre devant vous.

JUNIE.
Ah, Seigneur, vos vertus m’ont toûjours raſſurée.
NERON.
Je pouvois de ces lieux luy défendre l’entrée.

Mais, Madame, je veux prevenir le danger,
Où ſon reſſentiment le pourroit engager.
Je ne veux point le perdre. Il vaut mieux que luy-meſme
Entende ſon Arreſt de la bouche qu’il aime.
Si ſes jours vous ſont chers, éloignez-le de vous
Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux.
De ſon banniſſement prenez ſur vous l’offenſe,
Et ſoit par vos diſcours, ſoit par voſtre ſilence,
Du moins par vos froideurs, faites luy concevoir
Qu’il doit porter ailleurs ſes vœux & ſon eſpoir.

JUNIE.
Moy ! Que je luy prononce un Arreſt ſi ſevere.

Ma bouche mille fois luy jura le contraire.
Quand meſme juſques-là je pourrois me trahir,
Mes yeux luy défendront, Seigneur, de m’obeyr.

NERON.
Caché prés de ces lieux je vous verray, Madame.

Rẽfermez voſtre amour dans le fond de voſtre ame.
Vous n’aurez point pour moy de langages ſecrets.
J’entendray des regards que vous croirez muets.

Et ſa perte ſera l’infaillible ſalaire
D’un geſte, ou d’un ſoûpir échappé pour luy plaire.

JUNIE.
Helas ! ſi j’oſe encor former quelques ſouhaits,

Seigneur, permettez-moy de ne le voir jamais.




Scène IV.

NERON, JUNIE, NARCISSE.


NARCISSE.

BRitannicus, Seigneur, demande la Princeſſe.

Il approche.

NERON.
Il approche. Qu’il vienne.
JUNIE.
Il approche. Qu’il vienne. Ah Seigneur !
NERON.
Il approche. Qu’il vienne. Ah Seigneur ! Je vous laiſſe.

Sa fortune dépend de vous plus que de moy.
Madame, en le voyant, ſongez que je vous voy.



Scène V.

JUNIE, NARCISSE.


JUNIE.

AH, cher Narciſſe, cours au devant de ton Maître.

Dy luy… Je ſuis perduë, & je le voy paroître.




Scène VI.

JUNIE, BRITANNICUS, NARCISSE.


BRITANNICUS.

MAdame, quel bon-heur me rapproche de vous ?

Quoy je puis dõc joüir d’un entretiẽ ſi doux ?
Mais parmy ce plaiſir quel chagrin me devore !
Helas ! puis-je eſperer de vous revoir encore ?
Faut-il que je dérobe avec mille détours
Un bon-heur que vos yeux m’accordoient tous les jours ?

Quelle nuit ! Quel réveil ! Vos pleurs, voſtre preſence
N’ont point de ces cruels deſarmé l’inſolence ?
Que faiſoit voſtre Amant ? Quel demon envieux
M’a refuſé l’honneur de mourir à vos yeux ?
Helas ! dans la frayeur dont vous eſtiez atteinte
M’avez-vous en ſecret adreſſé quelque plainte ?
Ma Princeſſe, avez-vous daigné me ſouhaiter ?
Sõgiez-vous aux douleurs que vous m’alliez coûter ?
Vous ne me dites rien ? Quel accueil ! Quelle glace !
Eſt-ce ainſi que vos yeux conſolent ma diſgrace ?
Parlez. Nous ſommes ſeuls. Noſtre ennemy trompé
Tandis que je vous parle eſt ailleurs occupé.
Ménageons les momens de cette heureuſe abſence.

JUNIE.
Vous eſtes en des lieux tout pleins de ſa puiſſance.

Ces murs meſmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux,
Et jamais l’Empereur n’eſt abſent de ces lieux.

BRITANNICUS.
Et depuis quand, Madame, eſtes-vous ſi craintive ?

Quoy déja voſtre amour ſouffre qu’on le captive ?
Qu’eſt devenu ce cœur qui me juroit toûjours
De faire à Neron meſme envier nos amours ?
Mais banniſſez, Madame, une inutile crainte.
La foy dans tous les cœurs n’eſt pas encore eſteinte.
Chacun ſemble des yeux approuver mon courroux ;
La Mere de Neron ſe declare pour nous ;
Rome de ſa conduite elle meſme offenſée…

JUNIE.
Ah Seigneur, vous parlez contre voſtre penſée.

Vous meſme vous m’avez avoüé mille fois
Que Rome le loüoit d’une commune voix.
Toûjours à ſa vertu vous rendiez quelque hõmage.
Sans doute la douleur vous dicte ce langage.


BRITANNICUS.
Ce diſcours me ſurprend, il le faut avoüer.

Je ne vous cherchois pas pour l’entendre loüer.
Quoy pour vous confier la douleur qui m’accable
A peine je dérobe un moment favorable.
Et ce moment ſi cher, Madame, eſt conſumé
A loüer l’ennemy dont je ſuis opprimé ?
Qui vous rend à vous même en un jour ſi contraire ?
Quoy meſme vos regards ont appris à ſe taire ?
Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux ?
Neron vous plairoit-il ? Vous ſerois-je odieux ?
Ah ! ſi je le croyois… Au nom des Dieux, Madame,
Eſclairciſſez le trouble où vous jettez mon ame.
Parlez. Ne ſuis-je plus dans voſtre ſouvenir ?

JUNIE.
Retirez-vous, Seigneur, l’Empereur va venir.
BRITANNICUS.
Apres ce coup, Narciſſe, à qui doy-je m’attendre ?




Scène VII.

NERON, JUNIE, NARCISSE.


NERON.

MAdame…
JUNIE.
MAdame… Non, Seigneur, je ne puis rien entendre.

Vous eſtes obey. Laiſſez couler du moins
Des larmes, dont ſes yeux ne ſeront pas témoins.



Scène VIII.

NERON, NARCISSE.


NERON.

HÉ bien de leur amour tu vois la violence,

Narciſſe, elle a paru juſques dans ſon ſilence.
Elle aime mon Rival, je ne puis l’ignorer.
Mais je mettray ma joye à le deſeſperer.
Je me fay de ſa peine une image charmante,
Et je l’ay veu douter du cœur de ſon Amante.
Je la ſuy. Mon Rival t’attend pour éclater
Par de nouveaux ſoupçons, va cours le tourmenter.
Et tandis qu’à mes yeux on le pleure, on l’adore,
Fay luy payer bien cher un bon-heur qu’il ignore.

NARCISSE, ſeul.
La fortune t’appelle une ſeconde fois,

Narciſſe, voudrois tu reſiſter à ſa voix ?
Suivons juſques au bout ſes ordres favorables,
Et pour nous rẽdre heureux perdons les miſerables.


ACTE III.


Scène PREMIERE.

NERON, BURRHUS.


BURRHUS.

PAllas obeïra, Seigneur.
NERON.
Pallas obeïra, Seigneur. Et de quel œil

Ma Mere a-t-elle veu confondre ſon orgueil ?

BURRHUS.
Ne doutez point, Seigneur, que ce coup ne la frappe,

Qu’en reproches bien toſt ſa douleur ne s’échappe.
Ses tranſports dés long-temps commẽcent d’éclater.
A d’inutiles cris puiſſent-ils s’arreſter.

NERON.
Quoy ? De quelque deſſein la croyez-vous capable ?
BURRHUS.
Agrippine, Seigneur, eſt toûjours redoutable.

Rome, & tous vos Soldats honorent ſes Ayeux,
Germanicus ſon Pere eſt preſent à leurs yeux.

Elle ſçait ſon pouvoir : Vous ſçavez ſon courage.
Et ce qui me la fait redouter d’avantage,
C’eſt que vous appuyez vous meſme ſon courroux,
Et que vous luy donnez des armes contre vous.

NERON.
Moy, Burrhus ?
BURRHUS.
Moy, Burrhus ? Cét amour, Seigneur, qui vous poſſede…
NERON.
Je vous entens, Burrhus, le mal eſt ſans remede.

Mon cœur s’en eſt plus dit que vous ne m’en direz.
Il faut que j’aime enfin.

BURRHUS.
Il faut que j’aime enfin. Vous vous le figurez,

Seigneur, & ſatiſfait de quelque reſiſtance
Vous redoutez un mal foible dans ſa naiſſance.
Mais ſi dans ſa fierté voſtre cœur affermy
Vouloit ne point s’entendre avec ſon ennemy,
Si de vos premiers ans vous conſultiez la gloire,
Si vous daigniez, Seigneur, rappeller la memoire
Des vertus d’Octavie, indignes de ce prix,
Et de ſon chaſte amour vainqueur de vos mépris ;
Sur tout ſi de Junie évitant la preſence
Vous condãniez vos yeux à quelques jours d’abſẽce,
Croyez-moy, quelque amour qui ſemble vous charmer,
On n’aime point, Seigneur, ſi l’on ne veut aimer.

NERON.
Je vous croiray, Burrhus, lors que dans les alarmes

Il faudra ſoûtenir la gloire de nos armes,
Où lors que plus tranquille aſſis dans le Senat
Il faudra decider du deſtin de l’Eſtat :
Je m’en repoſeray ſur voſtre experience.
Mais, croyez-moy, l’Amour eſt une autre ſcience,

Burrhus, & je ferois quelque difficulté
D’abaiſſer juſques-là voſtre ſeverité.
Adieu, je ſouffre trop éloigné de Junie.




Scène II.


BURRHUS, ſeul.

HÉ bien, Burrhus, Neron découvre ſon genie.

Cette ferocité que tu croyois flêchir
De tes foibles liens eſt preſte à s’affranchir.
En quels excez peut-eſtre elle va ſe répandre !
O dieux ! En ce mal-heur quel conſeil dois-je prẽdre ?
Seneque, dont les ſoins me devroient ſoulager,
Occupé loin de Rome, ignore ce danger.
Mais quoy ? Si d’Agrippine excitant la tendreſſe
Je pouvois… La voicy, mon bon-heur me l’adreſſe.



Scène III.

AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.


AGRIPPINE.

HÉ bien, je me trompois, Burrhus, dans mes ſoupçons ?

Et vous vous ſignalez par d’illuſtres leçons.
On exile Pallas, dont le crime peut-eſtre
Eſt d’avoir à l’Empire élevé voſtre Maiſtre.
Vous le ſçavez trop bien. Jamais ſans ſes avis
Claude qu’il gouvernoit n’euſt adopté mon Fils.
Que dis-je ? A ſon Eſpouſe on donne une Rivale.
On affranchit Neron de la foy conjugale.
Digne employ d’un Miniſtre ennemy des Flatteurs,
Choiſi pour mettre un frein à ſes jeunes ardeurs,
De les flatter luy-meſme, & nourrir dans ſon ame
Le mépris de ſa Mere & l’oubly de ſa Femme !

BURRHUS.
Madame, juſqu’icy c’eſt trop toſt m’accuſer.

L’Empereur n’a rien foit qu’on ne puiſſe excuſer.
N’imputez qu’à Pallas un exil neceſſaire,
Son orgueil des long-temps exigeoit ce ſalaire,
Et l’Empereur ne fait qu’accomplir à regret
Ce que toute la Cour demandoit en ſecret.
Le reſte eſt un malheur qui n’eſt point ſãs reſſource.
Des larmes d’Octavie on peut tarir la ſource.

Mais calmez vos trãſports. Par un chemin plus doux
Vous luy pourrez pluſtoſt ramener ſon Eſpoux.
Les menaſſes, les cris le rendront plus farouche.

AGRIPPINE.
Ah ! L’on s’efforce en vain de me fermer la bouche.

Je voy que mon ſilence irrite vos dédains,
Et c’eſt trop reſpecter l’ouvrage de mes mains.
Pallas n’emporte pas tout l’appuy d’Agrippine,
Le Ciel m’en laiſſe aſſez pour vanger ma ruine.
Le Fils de Claudius commence à reſſentir
Des crimes, dont je n’ay que le ſeul repentir.
J’iray, n’en doutez point, le monſtrer à l’Armée,
Plaindre aux yeux des Soldats ſon enfãce opprimée,
Leur faire à mon exemple expier leur erreur.
On verra d’un coſté le Fils d’un Empereur,
Redemandant la foy jurée à ſa famille,
Et de Germanicus on entendra la Fille ;
De l’autre l’on verra le Fils d’Enobarbus,
Appuyé de Seneque, & du Tribun Burrhus,
Qui tous deux de l’exil rappellez par moy-meſme
Partagent à mes yeux l’autorité ſuprême.
De nos crimes communs je veux qu’on ſoit inſtruit.
On ſçaura les chemins par où je l’ay conduit.
Pour rendre ſa puiſſance & la voſtre odieuſes,
J’avoüray les rumeurs les plus injurieuſes.
Je confeſſeray tout, exils, aſſaſſinats,
Poiſon meſme…

BURRHUS.
Poiſon meſme… Madame, ils ne vous croiront pas.

Ils ſçauront recuſer l’injuſte ſtratagême
D’un témoin irrité qui s’accuſe luy-meſme.
Pour moy qui le premier ſeconday vos deſſeins,
Qui fis meſme jurer l’Armée entre ſes mains.

Je ne me repens point de ce zele ſincere.
Madame, c’eſt un Fils, qui ſuccede à ſon Pere.
En adoptant Neron, Claudius par ſon choix
De ſon Fils & du voſtre a confondu les droits.
Rome l’a pû choiſir. Ainſi ſans eſtre injuſte
Elle choiſit Tibere adopté par Auguſte,
Et le jeune Agrippa de ſon ſang deſcendu
Se vit exclus d’un rang vainement pretendu.
Sur tant de fondemens ſa puiſſance eſtablie
Par vous même aujourd’huy ne peut-eſtre affoiblie.
Et s’il m’écoute encor, Madame, ſa bonté
Vous en fera bien-toſt perdre la volonté.
J’ay commencé, je vais pourſuivre mon ouvrage.




Scène IV.

AGRIPPINE, ALBINE.


ALBINE.

DAns quel emportemẽt la douleur vous engage,

Madame ! L’Empereur puiſſe-t-il l’ignorer !

AGRIPPINE.
Ah luy-meſme à mes yeux puiſſe-t-il ſe monſtrer !
ALBINE.
Madame, au nom des Dieux, cachez voſtre colere.

Quoy pour les intereſts de la Sœur ou du Frere

Faut-il ſacrifier le repos de vos jours ?
Contraindrez-vous Ceſar juſques dans ſes amours ?

AGRIPPINE.
Quoy tu ne vois donc pas juſqu’où l’on me ravale,

Albine ? C’eſt à moy qu’on donne une Rivale.
Bien-toſt ſi je ne romps ce funeſte lien,
Ma place eſt occupée, & je ne ſuis plus rien.
Juſqu’icy d’un vain titre Octavie honorée
Inutile à la Cour, en eſtoit ignorée.
Les graces, les honneurs par moy ſeule verſez
M’attiroient des mortels les vœux intereſſez.
Une autre de Ceſar a ſurpris la tendreſſe,
Elle aura le pouvoir d’Eſpouſe & de Maiſtreſſe,
Le fruit de tant de ſoins, la pompe des Ceſars,
Tout deviendra le prix d’un ſeul de ſes regards.
Que dis-je ? L’on m’évite & déja délaiſſée…
Ah je ne puis, Albine, en ſouffrir la penſée.
Quand je devrois du Ciel haſter l’Arreſt fatal,
Neron, l’ingrat Neron… Mais voicy ſon Rival.





Scène V.

BRITANNICUS, AGRIPPINE, NARCISSE, ALBINE.


BRITANNICUS.

NOs ennemis communs ne ſont pas invincibles,

Madame. Nos mal-heurs trouvent des cœurs ſenſibles.
Vos amis & les miẽs juſqu’alors ſi ſecrets,
Tandis que nous perdions le temps en vains regrets,
Animez du courroux qu’allume l’injuſtice
Viennent de confier leur douleur à Narciſſe.
Neron n’eſt pas encor tranquille poſſeſſeur
De l’Ingrate, qu’il aime au mépris de ma Sœur.
Si vous eſtes toûjours ſenſible à ſon injure,
On peut dans ſon devoir ramener le Parjure.
La moitié du Senat s’intereſſe pour nous.
Sylla, Piſon, Plautus…

AGRIPPINE.
Sylla, Piſon, Plautus… Prince que dites-vous ?

Sylla, Piſon, Plautus ! Les chefs de la Nobleſſe !

BRITANNICUS.
Madame, je voy bien que ce diſcours vous bleſſe,

Et que voſtre courroux tremblant, irreſolu,
Craint déja d’obtenir tout ce qu’il a voulu.
Non, vous avez trop bien eſtably ma diſgrace.
D’aucun Amy pour moy ne redoutez l’audace.

Il ne m’en reſte plus, & vos ſoins trop prudens
Les ont tous écartez ou ſeduits dés long-temps.

AGRIPPINE.
Seigneur, à vos ſoupçons donnez moins de creance

Noſtre ſalut depend de noſtre intelligence.
J’ay promis, il ſuffit. Malgré vos ennemis
Je ne revoque rien de ce que j’ay promis.
Le coupable Neron fuit en vain ma colere.
Toſt ou tard il faudra qu’il entende ſa Mere.
J’eſſayray tour à tour la force & la douceur.
Où moy-meſme avec moy conduiſant voſtre Sœur,
J’iray ſemer par tout ma crainte & ſes alarmes,
Et ranger tous les cœurs du party de ſes larmes.
Adieu. J’aſſiegeray Neron de toutes parts.
Vous, ſi vous m’en croyez, évitez ſes regards.




Scène VI.

BRITANNICUS, NARCISSE.


BRITANNICUS.

NE m’as-tu point flatté d’une fauſſe eſperance ?

Puis-je ſur ton recit fonder quelque aſſurãce,
Narciſſe ?

NARCISSE.
Narciſſe ? Ouy. Mais, Seigneur, ce n’eſt pas en ces lieux

Qu’il faut développer ce myſtere à vos yeux.

Sortons. Qu’attendez-vous ?

BRITANNICUS.
Sortons. Qu’attendez-vous ? Ce que j’attens, Narciſſe ?

Helas !

NARCISSE.
Helas ! Expliquez-vous.
BRITANNICUS.
Helas ! Expliquez-vous. Si par ton artifice,

Je pouvois revoir…

NARCISSE.
Je pouvois revoir… Qui ?
BRITANNICUS.
Je pouvois revoir… Qui ? J’en rougis. Mais enfin

D’un cœur moins agité j’attendrois mon deſtin.

NARCISSE.
Apres tous mes diſcours vous la croyez fidelle ?
BRITANNICUS.
Non, je la croy, Narciſſe, ingrate, criminelle,

Digne de mon courroux. Mais je ſens malgré moy,
Que je ne le croy pas autant que je le doy.
Dans ſes égaremens mon cœur opiniaſtre
Luy preſte des raiſons, l’excuſe, l’idolâtre.
Je voudrois vaincre enfin mon incredulité,
Je la voudrois haïr avec tranquillité.
Et qui croira qu’un cœur ſi grand en apparence,
D’une infidelle Cour ennemy dés l’enfance,
Renonce à tant de gloire, & dés le premier jour
Trame une perfidie, inoüie à la Cour ?

NARCISSE.
Et qui ſçait ſi l’Ingrate en ſa longue retraite

N’a point de l’Empereur medité la défaite ?
Trop ſeure que ſes yeux ne pouvoient ſe cacher
Peut-eſtre elle fuyoit pour ſe faire chercher,

Pour exciter Ceſar par la gloire penible
De vaincre une fierté juſqu’alors invincible.

BRITANNICUS.
Je ne la puis donc voir ?
NARCISSE.
Je ne la puis donc voir ? Seigneur, en ce moment

Elle reçoit les vœux de ſon nouvel Amant.

BRITANNICUS.
Hé bien, Narciſſe, allons. Mais que vois-je ? C’eſt elle.
NARCISSE.
Ah Dieux ! A l’Empereur portons cette nouvelle.




Scène VII.

BRITANNICUS, JUNIE.


JUNIE.

REtirez-vous, Seigneur, & fuyez un courroux

Que ma perſeverance allume contre vous.
Neron eſt irrité. Je me ſuis échappée
Tandis qu’à l’arreſter ſa Mere eſt occupée.
Adieu, reſervez-vous, ſans bleſſer mon amour,
Au plaiſir de me voir juſtifier un jour.
Votre image ſans ceſſe eſt preſente à mon ame.
Rien ne l’en peut bannir.

BRITANNICUS.
Rien ne l’en peut bannir. Je vous entens, Madame.

Vous voulez que ma fuite aſſure vos deſirs,
Que je laiſſe un chãp libre à vos nouveaux ſoûpirs.

Sans doute, en me voyant, une pudeur ſecrete
Ne vous laiſſe gouſter qu’une joye inquiete.
Hé bien il faut partir.

JUNIE.
Hé bien il faut partir. Seigneur, ſans m’imputer…
BRITANNICUS.
Ah ! vous deviez du moins plus long-temps diſputer.

Je ne murmure point qu’une amitié commune
Se range du party que flatte la fortune,
Que l’éclat d’un Empire ait pû vous ébloüir ;
Qu’aux dépens de ma Sœur vous en vouliez joüir.
Mais que de ces grandeurs cõme une autre occupée
Vous m’en ayez paru ſi long-temps détrompée ;
Non, je l’avouë encor, mon cœur deſeſperé
Contre ce ſeul mal-heur n’étoit point preparé.
J’ay veu ſur ma ruine élever l’injuſtice.
De mes Perſecuteurs j’ay veu le Ciel complice.
Tãt d’horreurs n’avoiẽt point épuiſé ſon courroux,
Madame. Il me reſtoit d’eſtre oublié de vous.

JUNIE.
Dans un temps plus heureux ma juſte impatience

Vous feroit repentir de voſtre défiance.
Mais Neron vous menaſſe. En ce preſſant danger,
Seigneur, j’ay d’autres ſoins que de vous affliger.
Allez, raſſurez-vous, & ceſſez de vous plaindre,
Neron nous écoutait, & m’ordonnoit de feindre.

BRITANNICUS.
Quoy le cruel ?...
JUNIE.
Quoy le cruel ?... Témoin de tout noſtre entretien

D’un viſage ſevere examinoit le mien,
Preſt à faire ſur vous éclater la vangeance
D’un geſte, confident de noſtre intelligence.


BRITANNICUS.
Neron nous écoutoit, Madame ! Mais, helas !

Vos yeux auroient pû feindre & ne m’abuſer pas.
Ils pouvoient me nommer l’auteur de cét outrage.
L’amour eſt-il muet, ou n’a-t-il qu’un langage ?
De quel trouble un regard pouvoit me preſerver ?
Il falloit…

JUNIE.
Il falloit… Il falloit me taire, & vous ſçauver.

Combien de fois, helas ! puis qu’il faut vous le dire,
Mon cœur de ſon deſordre alloit-il vous inſtruire ?
De combien de ſoûpirs interrompant le cours
Ay-je évité vos yeux que je cherchois toûjours !
Quel tourment de ſe taire en voyant ce qu’on aime !
De l’entendre gemir, de l’affliger ſoy-meſme,
Lors que par un regard on peut le conſoler !
Mais quels pleurs ce regard auroit-il fait couler !
Ah ! dans ce ſouvenir inquiete, troublée,
Je ne me ſentois pas aſſez diſſimulée.
De mon front effrayé je craignois la paſleur,
Je trouvois mes regards, trop pleins de ma douleur.
Sans ceſſe il me ſembloit que Neron en colere
Me venoit reprocher trop de ſoin de vous plaire,
Je craignois mon amour vainement renfermé,
Enfin, j’aurois voulu n’avoir jamais aimé.
Helas ! pour ſon bon-heur, Seigneur, & pour le nôtre,
Il n’eſt que trop inſtruit de mon cœur & du voſtre.
Allez encore un coup, cachez vous à ſes yeux.
Mon cœur plus à loiſir vous éclaircira mieux.
De mille autres ſecrets j’aurois conte à vous rendre.

BRITANNICUS.
Ah ! N’en voilà que trop pour me faire comprendre,

Madame, mon bon-heur, mon crime, vos bontez.
Et ſçavez-vous pour moy tout ce que vous quittez ?

Quand pourray-je à vos piez expier ce reproche ?

JUNIE.
Que faites-vous ? Helas, voſtre Rival s’approche.




Scène VIII.

NERON, BRITANNICUS, JUNIE.


NERON.

PRince, continuez des tranſports ſi charmans.

Je conçoy vos bontez par ſes remercimens,
Madame, à vos genoux je viens de le ſurprendre.
Mais il auroit auſſi quelque grace à me rendre,
Ce lieu le favoriſe, & je vous y retiens
Pour luy faciliter de ſi doux entretiens.

BRITANNICUS.
Je puis mettre à ſes pieds ma douleur, ou ma joye,

Par tout où ſa bonté conſent que je la voye.
Et l’aſpect de ces lieux, où vous la retenez
N’a rien dont mes regards doivent eſtre eſtonnez.

NERON.
Et que vous monſtrent-ils qui ne vous avertiſſe

Qu’il faut qu’on me reſpecte, & que l’on m’obeïſſe ?

BRITANNICUS.
Ils ne nous ont pas veuë l’un & l’autre élever,

Moy pour vous obeïr, & vous pour me braver,
Et ne s’attendoiẽt pas, lors qu’ils nous virent naître,
Qu’un jour Domitius me dût parler en maiſtre.


NERON.
Ainſi par le deſtin nos vœux ſont traverſez,

J’obeïſſois alors, & vous obeïſſez.
Si vous n’avez appris à vous laiſſer conduire,
Vous eſtes jeune encore, & l’on peut vous inſtruire.

BRITANNICUS.
Et qui m’en inſtruira ?
NERON.
Et qui m’en inſtruira ? Tout l’Empire à la fois,

Rome.

BRITANNICUS.
Rome. Rome met elle au nombre de vos droits

Tout ce qu’a de cruel l’injuſtice & la force,
Les empriſonnemens, le rapt, & le divorce ?

NERON.
Rome ne porte point ſes regards curieux

Juſques dans des ſecrets que je cache à ſes yeux.
Imitez ſon reſpect.

BRITANNICUS.
Imitez ſon reſpect. On ſçait ce qu’elle en penſe.
NERON.
Elle ſe taiſt du moins, imitez ſon ſilence.
BRITANNICUS.
Ainſi Neron commence à ne ſe plus forcer.
NERON.
Neron de vos diſcours commence à ſe laſſer.
BRITANNICUS.
Chacun devoit benir le bon-heur de ſon regne.
NERON.
Heureux ou mal-heureux, il ſuffit qu’on me craigne.
BRITANNICUS.
Je connoy mal Junie, ou de tels ſentimens

Ne meriteront pas ſes applaudiſſemens.


NERON.
Du moins ſi je ne ſçay le ſecret de luy plaire,

Je ſçay l’art de punir un Rival temeraire.

BRITANNICUS.
Pour moy, quelque peril qui me puiſſe accabler,

Sa ſeule inimitié peut me faire trembler.

NERON.
Souhaittez la. C’eſt tout ce que je vous puis dire.
BRITANNICUS.
Le bon-heur de luy plaire eſt le ſeul où j’aſpire.
NERON.
Elle vous l’a promis, vous luy plairez toûjours.
BRITANNICUS.
Je ne ſçay pas du moins épier ſes diſcours.

Je la laiſſe expliquer ſur tout ce qui me touche,
Et ne me cache point pour luy fermer la bouche.

NERON.
Je vous entens. Hé bien, Gardes.
JUNIE.
Je vous entens. Hé bien, Gardes. Que faites-vous ?

C’eſt voſtre Frere. Helas ! C’eſt un Amant jaloux.
Seigneur, mille mal-heurs perſecutent ſa vie.
Ah ! ſon bon-heur peut-il exciter voſtre envie ?
Souffrez que de vos cœurs rapprochant les liens,
Je me cache à vos yeux, & me dérobe aux ſiens.
Ma fuite arreſtera vos diſcordes fatales,
Seigneur, j’iray remplir le nombre des Veſtales.
Ne luy diſputez plus mes vœux infortunez,
Souffrez que les Dieux ſeuls en ſoient importunez.

NERON.
L’entrepriſe, Madame, eſt eſtrange & ſoudaine.

Dans ſon Apartement, Gardes, qu’on la rameine.
Gardez Britannicus dans celui de ſa Sœur.


BRITANNICUS.
C’eſt ainſi que Neron ſçait diſputer un cœur.
JUNIE.
Prince, ſans l’irriter, cedons à cét orage.
NERON.
Gardes, obeïſſez, ſans tarder d’avantage.




Scène IX.

NERON, BURRHUS.


BURRHUS.

QUe vois-je ? O Ciel !


NERON, ſans voir Burrhus.
QUe vois-je ? O Ciel ! Ainſi leurs feux ſont redoublez.

Je reconnoy la main qui les a raſſemblez.
Agrippine ne s’eſt preſentée à ma veuë,
Ne s’eſt dans ſes diſcours ſi long-temps eſtenduë,
Que pour faire joûer ce reſſort odieux.
Qu’on ſçache ſi ma Mere eſt encore en ces lieux.
Burrhus, dans ce Palais je veux qu’on la retienne,
Et qu’au lieu de ſa Garde, on luy donne la mienne.

BURRHUS.
Quoy, Seigneur ? ſans l’oüir ? Une Mere ?
NERON.
Quoy, Seigneur ? ſans l’ouïr ? Une Mere ? Arreſtez,

J’ignore quel projet, Burrhus, vous meditez.

Mais depuis quelques jours tout ce que je deſire
Trouve en vous un Cenſeur, preſt à me contredire.
Répondez m’en vous dis-je, ou ſur voſtre refus
D’autres me répondront & d’Elle, & de Burrhus.


ACTE IV.


Scène PREMIERE.

AGRIPPINE, BURRHUS


BURRHUS.

OUY Madame, à loiſir vous pourrez vous défendre.

Ceſar luy meſme icy conſent de vous entendre.
Si ſon ordre au Palais vous a fait retenir,
C’eſt peut-eſtre à deſſein de vous entretenir.
Quoy qu’il en ſoit, ſi j’oſe expliquer ma penſée,
Ne vous ſouvenez plus qu’il vous ait offenſée.
Preparez-vous pluſtoſt à luy tendre les bras.
Défendez-vous, Madame, & ne l’accuſez pas.
Vous le voyez, c’eſt luy ſeul que la Cour enviſage.
Quoy qu’il ſoit voſtre Fils, & même voſtre ouvrage,
Il eſt voſtre Empereur. Vous eſtes, comme nous
Sujette à ce pouvoir qu’il a receu de vous.
Selon qu’il vous menaſſe, ou bien qu’il vous careſſe,
La Cour autour de vous ou s’écarte ou s’empreſſe.

C’eſt ſon appuy qu’on cherche, en cherchant vôtre appuy.
Mais voicy l’Empereur.

AGRIPPINE.
Mais voicy l’Empereur. Qu’on me laiſſe avec luy.




Scène II.

AGRIPPINE, NERON.



AGRIPPINE, s’aſſeyant.


APprochez-vous, Neron, & prenez voſtre place.On veut ſur vos ſoupçõs que je vous ſatisfaſſe.
J’ignore de quel crime on a pû me noircir.
De tous ceux que j’ay faits je vais vous éclaircir.
Vous régnez. Vous ſçavez combien voſtre naiſſance
Entre l’Empire & vous avoit mis de diſtance.
Les droits de mes Ayeux que Rome a conſacrez,
Eſtoient meſme, ſans moy, d’inutiles degrez.
Quand de Britannicus la Mere condamnée
Laiſſa de Claudius diſputer l’Hymenée,
Parmy tant de Beautez qui briguerent ſon choix,
Qui de ſes Affranchis mandierent les voix,
Je ſouhaittay ſon lit, dans la ſeule penſée
De vous laiſſer au Trône, où je ſerois placée.
Je flêchis mon orgueil, j’allayi prier Pallas.
Son Maiſtre chaque jour careſſé dans mes bras

Prit inſenſiblement dans les yeux de ſa Niéce
L’amour, où je voulois amener ſa tendreſſe.
Mais ce lien du ſang qui nous joignoit tous deux
Eſcartoit Claudius d’un lit inceſtueux.
Il n’oſoit épouſer la Fille de ſon Frere.
Le Senat fut ſéduit. Une loy moins ſevere
Mit Claude dans mon lit, & Rome à mes genoux.
C’étoit beaucoup pour moy, ce n’étoit rien pour vous.
Je vous fis ſur mes pas entrer dans ſa Famille.
Je vous nomay ſon Gendre, & vous donnay ſa Fille.
Silanus qui l’aimoit, s’en vit abandonné,
Et marqua de ſon ſang ce jour infortuné.
Ce n’étoit rien encore. Euſſiez-vous pû pretendre
Qu’un jour Claude à ſon Fils dût preferer ſon Gendre ?
De ce meſme Pallas j’imploray le ſecours,
Claude vous adopta, vaincu par ſes diſcours,
Vous appella Neron, & du pouvoir ſuprême
Voulut avant le temps vous faire part luy-meſme.
C’eſt alors que chacun rappellant le paſſé
Découvrit mon deſſein, déja trop avancé,
Que de Britannicus la diſgrace future
Des amis de ſon Pere excita le murmure.
Mes promeſſes aux uns ébloüirent les yeux,
L’exil me délivra des plus ſeditieux.
Claude même laſſé de ma plainte éternelle
Eſloigna de ſon Fils tous ceux, de qui le zele
Engagé dés long-temps à ſuivre ſon deſtin,
Pouvoit du Trône encor luy rouvrir le chemin.
Je fis plus : Je choiſis moy-même dans ma ſuite
Ceux à qui je voulois qu’on livraſt ſa conduite.
J’eus ſoin de vous nommer, par un contraire choix,
Des Gouverneurs que Rome honoroit de ſa voix.

Je fus ſourde à la brigue, & crus la Renommée.
J’appellay de l’exil, je tiray de l’Armée,
Et ce même Seneque, & ce même Burrhus,
Qui depuis… Rome alors eſtimoit leurs vertus.
De Claude en même temps épuiſant les richeſſes
Ma main, ſous vôtre nom, répandoit ſes largeſſes.
Les Spectacles, les dons, invincibles appas
Vous attiroient les cœurs du Peuple, & des Soldats,
Qui d’ailleurs, réveillant leur tendreſſe premiere
Favoriſoient en vous Germanicus mon Pere.
Cependant Claudius panchoit vers ſon declin.
Ses yeux, long-temps fermez s’ouvrirent à la fin.
Il connût ſon erreur. Occupé de ſa crainte
Il laiſſa pour ſon Fils échapper quelque plainte,
Et voulût, mais trop tard, aſſembler ſes Amis.
Ses Gardes, ſon Palais, ſon lit m’étoient ſoûmis.
Je luy laiſſay ſans fruit conſumer ſa tendreſſe,
De ſes derniers ſoûpirs je me rendis maiſtreſſe,
Mes ſoins, en apparence épargnant ſes douleurs,
De ſon Fils, en mourant, luy cacherent les pleurs.
Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte.
J’arreſtay de ſa mort la nouvelle trop prompte :
Et tandis que Burrhus alloit ſecrettement
De l’Armée en vos mains exiger le ſerment.
Que vous marchiez au Camp, conduit ſous mes auſpices,
Dans Rome les Autels fumoient de ſacrifices,
Par mes ordres trompeurs tout le Peuple excité
Du Prince déja mort demandoit la ſanté.
Enfin des Legions l’entiere obeïſſance
Ayant de voſtre Empire affermy la puiſſance,
On vit Claude, & le Peuple eſtonné de ſon ſort
Apprit en même temps voſtre regne, & ſa mort.

C’eſt le ſincere aveu que je voulois vous faire.
Voilà tous mes forfaits. En voicy le ſalaire.
Du fruit de tant de ſoins à peine joüiſſant
En avez vous ſix mois paru reconnoiſſant,
Que laſſé d’un reſpect, qui vous gênoit peut-eſtre,
Vous avez affecté de ne me plus connaiſtre.
J’ay vû Burrhus, Seneque, aigriſſant vos ſoupçons
De l’infidelité vous tracer des leçons,
Ravis d’eſtre vaincus dans leur propre ſcience.
J’ay veu favoriſer de voſtre confiance
Othon, Senecion, jeunes voluptueux,
Et de tous vos plaiſirs flatteurs reſpectueux.
Et lors que vos mépris excitant mes murmures,
Je vous ay demandé raiſon de tant d’injures,
(Seul recours d’un Ingrat qui ſe voit confondu)
Par de nouveaux affronts vous m’avez répondu.
Aujourd’huy je promets Junie à voſtre Frere,
Ils ſe flattent tous deux du choix de voſtre Mere,
Que faites-vous ? Junie enlevée à la Cour
Devient en une nuit l’objet de voſtre amour.
Je voy de voſtre cœur Octavie effacée
Preſte à ſortir du lit, où je l’avois placée.
Je voy Pallas banny, voſtre Frere arreſté,
Vous attentez enfin juſqu’à ma liberté,
Burrhus oſe ſur moy porter ſes mains hardies.
Et lors que convaincu de tant de perfidies
Vous deviez ne me voir que pour les expier,
C’eſt vous, qui m’ordonnez de me juſtifier.

NERON.
Je me ſouviens toûjours que je vous doy l’Empire.

Et ſans vous fatiguer du ſoin de le redire,
Voſtre bonté, Madame, avec tranquillité
Pouvoit ſe repoſer ſur ma fidelité.

Auſſi-bien ces ſoupçons, ces plaintes aſſiduës
Ont fait croire à tous ceux qui les ont entenduës,
Que jadis (j’oſe icy vous le dire entre nous)
Vous n’aviez ſous mõ nom travaillé que pour vous.
Tant d’honneurs (diſoient-ils) & tant de déferences
Sont-ce de ſes bien-faits de foibles recompenſes ?
Quel crime a donc commis ce Fils tant condamné ?
Eſt-ce pour obeyr qu’elle l’a couronné ?
N’eſt-il de ſon pouvoir que le Dépoſitaire ?
Non, que ſi juſques-là j’avois pû vous complaire,
Je n’euſſe pris plaiſir, Madame, à vous ceder
Ce pouvoir que vos cris ſembloient redemander.
Mais Rome veut un Maiſtre, & non une Maiſtreſſe.
Vous entendiez les bruits qu’excitoit ma foibleſſe.
Le Senat chaque jour, & le Peuple irritez
De s’oüir par ma voix dicter leurs volontez,
Publioient qu’en mourant Claude avec ſa puiſſance
M’avoit encor laiſſé ſa ſimple obeïſſance.
Vous avez veu cent fois nos Soldats en courroux
Porter en murmurant leurs Aigles devant vous,
Honteux de rabaiſſer par cét indigne uſage
Les Heros, dont encore elles portent l’image.
Toute autre ſe ſeroit renduë à leurs diſcours,
Mais ſi vous ne regnez, vous vous plaignez toûjours.
Avec Britannicus contre moy reünie
Vous le fortifiez du party de Junie,
Et la main de Pallas trame tous ces complots.
Et lors que, malgré moy, j’aſſure mon repos,
On vous voit de colere, & de haïne animée.
Vous voulez preſenter mon Rival à l’Armée.
Déja juſques au Camp le bruit en a couru.

AGRIPPINE.
Moy, le faire Empereur, Ingrat ? L’avez-vous crû ?

Quel ſeroit mon deſſein ? Qu’aurois-je pû pretendre ?
Quels honneurs dans ſa Cour, quel rang pourrois-je attendre ?
Ah ! ſi ſous voſtre Empire on ne m’épargne pas,
Si mes Accuſateurs obſervent tous mes pas,
Si de leur Empereur ils pourſuivent la Mere,
Que ferois-je au milieu d’une Cour eſtrangere ?
Ils me reprocheroient, non des cris impuiſſans,
Des deſſeins eſtouffez auſſi-toſt que naiſſans,
Mais des crimes pour vous commis à voſtre veuë,
Et dont je ne ſerois que trop toſt convaincuë.
Vous ne me trompez point, je voy tous vos dêtours,
Vous eſtes un Ingrat, vous le fuſtes toûjours.
Dés vos plus jeunes ans mes ſoins & mes tendreſſes
N’ont arraché de vous que de feintes careſſes.
Rien ne vous a pû vaincre, & voſtre dureté
Auroit dû dans ſon cours arreſter ma bonté.
Que je ſuis mal-heureuſe ! Et par quelle infortune
Faut-il que tous mes ſoins me rendent importune ?
Je n’ay qu’un Fils. O Ciel, qui m’entens aujourd’huy,
T’ay-je fait quelques vœux qui ne fuſſent pour luy ?
Remors, crainte, perils, rien ne m’a retenuë.
J’ay vaincu ſes mépris, j’ay détourné ma veuë
Des mal-heurs qui dés-lors me furent annoncez.
J’ay fait ce que j’ay pû, vous regnez, c’eſt aſſez.
Avec ma liberté, que vous m’avez ravie,
Si vous le ſouhaittez prenez encor ma vie ;
Pourveu que par ma mort tout le Peuple irrité
Ne vous raviſſe pas ce qui m’a tant couſté.

NERON.
Hé bien donc, prononcez, que voulez-vous qu’on faſſe ?
AGRIPPINE.
De mes Accuſateurs qu’on puniſſe l’audace,

Que de Britannicus on calme le courroux,
Que Junie à ſon choix puiſſe prendre un Eſpoux.
Qu’ils ſoiẽt libres tous deux, & que Pallas demeure,
Que vous me permettiez de vous voir à toute heure,
Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter,[1]
A voſtre porte enfin n’oſe plus m’arreſter.

NERON.
Ouy, Madame, je veux que ma reconnoiſſance

Deſormais dans les cœurs grave voſtre puiſſance,
Et je beny déja cette heureuſe froideur
Qui de noſtre amitié va rallumer l’ardeur.
Quoy que Pallas ait fait, il ſuffit, je l’oublie.
Avec Britannicus je me reconcilie,
Et quant à cét amour qui nous a ſeparez,
Je vous fais noſtre arbitre, & vous nous jugerez.
Allez donc, & portez cette joye à mon Frere.
Gardes, qu’on obeïſſe aux ordres de ma Mere.





Scène III.

NERON, BURRHUS.


BURRHUS.

QUe cette paix, Seigneur, & ces embraſſemens

Vont offrir à mes yeux des ſpectacles charmãs !
Vous ſçavez ſi jamais ma voix luy fut contraire,
Si de ſon amitié j’ay voulu vous diſtraire,
Et ſi j’ay merité cét injuſte courroux.

NERON.
Je ne vous flatte point, je me plaignois de vous,

Burrhus, je vous ay crus tous deux d’intelligence.
Mais ſon inimitié vous rend ma confiance.
Elle ſe haſte trop, Burrhus, de triompher.
J’embraſſe mon Rival, mais c’eſt pour l’étouffer.

BURRHUS.
Quoy, Seigneur !
NERON.
Quoy, Seigneur ! C’en eſt trop. Il faut que ſa ruïne

Me délivre à jamais des fureurs d’Agrippine
Tant qu’il reſpirera je ne vy qu’à demy.
Elle m’a fatigué de ce nom ennemy,
Et je ne pretens pas que ſa coupable audace
Une ſeconde fois luy promette ma place.


BURRHUS.
Elle va donc bien-toſt pleurer Britannicus.
NERON.
Avant la fin du jour je ne le craindray plus.
BURRHUS.
Et qui de ce deſſein vous inſpire l’envie ?
NERON.
Ma gloire, mon amour, ma ſureté, ma vie.
BURRHUS.
Non, quoy que vous diſiez, cét horrible deſſein

Ne fut jamais, Seigneur, conceu dans voſtre ſein.

NERON.
Burrhus !
BURRHUS.
Burrhus ! De voſtre bouche, ô Ciel ! puis-je l’apprendre ?

Vous meſme ſans fremir avez vous pû l’entendre ?
Sõgez-vous dans quel ſang vous allez vous baigner ?
Neron dans tous les cœurs eſt-il las de regner ?
Que dira-t-on de vous ? Quelle eſt voſtre penſée ?

NERON.
Quoy toûjours enchaîné de ma gloire paſſée

J’auray devant les yeux je ne ſçay quel amour,
Que le hazard nous donne & nous oſte en un jour ?
Soûmis à tous leurs vœux, à mes deſirs contraire
Suis-je leur Empereur ſeulement pour leur plaire ?

BURRHUS.
Et ne ſuffit-il pas, Seigneur, à vos ſouhaits

Que le bon-heur public ſoit un de vos bien-faits ?
C’eſt à vous à choiſir, vous eſtes encor maiſtre.
Vertueux juſqu’icy, vous pouvez toûjours l’eſtre.
Le chemin eſt tracé, rien ne vous retient plus.
Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.
Mais ſi de vos flatteurs vous ſuivez la maxime,
Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,

Souſtenir vos rigueurs, par d’autres cruautez,
Et laver dans le ſang vos bras enſanglantez.
Britannicus mourant excitera le zele
De ſes Amis tout preſts à prendre ſa querelle.
Ces Vangeurs trouveront de nouveaux Défenſeurs,
Qui meſme apres leur mort auront des Succeſſeurs.
Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.
Craint de tout l’Univers il vous faudra tout craindre,
Toûjours punir, toûjours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous vos ſujets.
Ah ! de vos premiers ans l’heureuſe experience
Vous fait elle, Seigneur, haïr voſtre innocence ?
Songez-vous au bon-heur qui les a ſignalez ?
Dans quel repos, ô Ciel ! les avez-vous coulez !
Quel plaiſir de penſer & de dire en vous-même,
Par tout, en ce moment, on me benit, on m’aime.
On ne voit point le Peuple à mon nom s’allarmer,
Le Ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer.
Leur ſombre inimitié ne fuit point mon viſage,
Je voy voler par tout les cœurs à mon paſſage !
Tels eſtoient vos plaiſirs. Quel changement, ô Dieux !
Le ſang le plus abject vous eſtoit precieux.
Un jour, il m’en ſouvient, le Senat équitable
Vous preſſoit de ſouſcrire à la mort d’un Coupable.
Vous reſiſtiez, Seigneur, à leur ſeverité,
Voſtre cœur s’accuſoit de trop de cruauté,
Et plaignant les mal-heurs attachez à l’Empire,
Je voudrois, diſiez-vous, ne ſçavoir pas écrire.
Non, ou vous me croirez, ou bien de ce mal-heur
Ma mort m’épargnera la veuë & la douleur.
On ne me verra point ſurvivre à voſtre gloire.
Si vous allez commettre une action ſi noire,

[2]Me voilà preſt, Seigneur. Avant que de partir,
Faites percer ce cœur qui n’y peut conſentir.
Appellez les cruels qui vous l’ont inſpirée,
Qu’ils viennent eſſayer leur main mal aſſurée.
Mais je voy que mes pleurs touchent mon Empereur.
Je voy que ſa vertu fremit de leur fureur.
Ne perdez point de temps, nõmez-moy les perfides
Qui vous oſent donner ces conſeils parricides.
Appellez voſtre Frere. Oubliez dans ſes bras…

NERON.
Ah ! Que demandez-vous !
BURRHUS.
Ah ! Que demandez-vous ! Non, il ne vous hait pas,

Seigneur, on le trahit, je ſçay ſon innocence,
Je vous répons pour luy de ſon obeïſſance.
J’y cours. Je vais preſſer un entretien ſi doux.

NERON.
Dans mon Appartement qu’il m’attende, avec vous.




Scène IV.

NERON, NARCISSE.


NARCISSE.

SEigneur, j’ay tout preveu pour une mort ſi juſte.

Le poiſon eſt tout preſt. La fameuſe Locuſte
A redoublé pour moy ſes ſoins officyeux.
Elle a fait expirer un Eſclave à mes yeux ;
Et le fer eſt moins prompt pour trancher une vie.
Que le nouveau poiſon que ſa main me confie.

NERON.
Narciſſe, c’eſt aſſez, je reconnoy ce ſoin,

Et ne ſouhaitte pas que vous alliez plus loin.

NARCISSE.
Quoy pour Britannicus voſtre haine affoiblie

Me défend…

NERON.
Me défend… Ouy, Narciſſe, on nous reconcilie.
NARCISSE.
Je me garderay bien de vous en détourner,

Seigneur. Mais il s’eſt veu tantoſt empriſonner.
Cette offenſe en ſon cœur ſera long-temps nouvelle.
Il n’eſt point de ſecrets que le temps ne revele,

Il ſçaura que ma main luy devoit preſenter
Un poiſon, que voſtre ordre avoit fait apprêter.
Les Dieux de ce deſſein puiſſent-ils le diſtraire !
Mais peut-eſtre il fera ce que vous n’oſez faire.

NERON.
On répond de ſon cœur, & je vaincray le mien.
NARCISSE.
Et l’Hymen de Junie en eſt-il le lien ?

Seigneur, luy faites-vous encor ce ſacrifice ?

NERON.
C’eſt prendre trop de ſoin. Quoy qu’il en ſoit, Narciſſe,

Je ne le compte plus parmy mes Ennemis.

NARCISSE.
Agrippine, Seigneur, ſe l’étoit bien promis.

Elle a repris ſur vous ſon ſouverain Empire.

NERON.
Quoy donc ? Qu’a-t-elle dit ? Et que voulez-vous dire ?
NARCISSE.
Elle s’en eſt vantée aſſez publiquement.
NERON.
De quoy ?
NARCISSE.
De quoy ? Qu’elle n’avoit qu’à vous voir un moment :

Qu’à tout ce grand éclat, à ce courroux funeſte
On verroit ſucceder un ſilence modeſte,
Que vous meſme à la Paix ſouſcririez le premier,
Heureux que ſa bonté daignaſt tout oublier.

NERON.
Mais, Narciſſe, dy-moy, que veux-tu que je faſſe ?

Je n’ay que trop de pente à punir ſon audace.
Et ſi je m’en croyois, ce triomphe indiſcret
Seroit bien-toſt ſuivy d’un éternel regret.

Mais de tout l’Univers quel ſera le langage ?
Sur les pas des Tyrans veux-tu que je m’engage,
Et que Rome effaçant tant de titres d’honneur
Me laiſſe pour tous noms celuy d’empoiſonneur ?
Ils mettront ma vangeance au rang des parricides.

NARCISSE.
Et prenez-vous, Seigneur, leurs caprices pour guides ?

Avez-vous pretendu qu’ils ſe tairoient toûjours ?
Eſt-ce à vous de preſter l’oreille à leurs diſcours ?
De vos propres deſirs perdrez-vous la memoire ?
Et ſerez-vous le ſeul que vous n’oſerez croire ?
Mais, Seigneur, les Romains ne vous ſont pas cõnus.
Non non, dans leurs diſcours ils ſont plus retenus.
Tant de precaution affoiblit voſtre regne.
Ils croiront en effet meriter qu’on les craigne.
Au joug depuis long-temps ils ſe ſont façonnez.
Ils adorent la main qui les tient enchaînez.
Vous les verrez toûjours ardens à vous complaire.
Leur prompte ſervitude a fatigué Tibere.
Moy-même revêtu d’un pouvoir emprunté,
Que je receus de Claude avec la liberté,
J’ay cent fois dans le cours de ma gloire paſſée
Tenté leur patience, & ne l’ay point laſſée.
D’un empoiſonnement vous craignez la noirceur ?
Faites perir le Frere, abandonnez la Sœur.
Rome ſur ſes Autels prodiguant les victimes,
Fuſſent-ils innocens, leur trouvera des crimes.
Vous verrez mettre au rang des jours infortunez :
Ceux où jadis la Sœur & le Frere ſont nez.

NERON.
Narciſſe, encore un coup, je ne puis l’entreprendre.

J’ay promis à Burrhus, il a falu me rendre.
Je ne veux point encore en luy manquant de foy
Donner à ſa vertu des armes contre moy.

J’oppoſe à ſes raiſons un courage inutile,
Je ne l’écoute point avec un cœur tranquille.

NARCISSE.
Burrhus ne penſe pas, Seigneur, tout ce qu’il dit.

Son adroitte vertu ménage ſon credit.
Ou pluſtoſt ils n’ont tous qu’une même penſée,
Ils verroient par ce coup leur puiſſance abaiſſée,
Vous ſeriez libre alors, Seigneur, & devant vous
Ces Maiſtres orgueilleux flêchiroient comme nous.
Quoy donc ignorez-vous tout ce qu’ils oſent dire ?
Neron, s’ils en ſont crus, n’eſt point né pour l’Empire.
Il ne dit, il ne fait, que ce qu’on luy preſcrit,
Burrhus conduit ſon cœur, Seneque ſon eſprit.
Pour toute ambition, pour vertu ſinguliere,
Il excelle à conduire un char dans la carriere,
A diſputer des prix indignes de ſes mains,
A ſe donner luy-même en ſpectacle aux Romains,
A venir prodiguer ſa voix ſur un theatre,
A reciter des chants, qu’il veut qu’on idolatre,
Tandis que des Soldats de momens en momens
Vont arracher pour luy les Applaudiſſemens.
Ah ne voulez vous pas les forcer à ſe taire ?

NERON.
Viens, Narciſſe. Allons voir ce que nous devons faire.



ACTE V.


Scène PREMIERE.

BRITANNICUS, JUNIE.


BRITANNICUS.

OUY Madame, Neron (qui l’auroit pû penſer ?)

Dans ſon Appartement m’attend pour m’embraſſer.
Il y fait de ſa Cour inviter la Jeuneſſe.
Il veut que d’un Feſtin la pompe & l’allegreſſe
Confirment à leurs yeux la foy de nos ſermens,
Et réchauffent l’ardeur de nos embraſſemens.
Il éteint cét amour ſource de tant de haine,
Il vous fait de mon ſort arbitre ſouveraine.
Pour moy, quoy que banny du rang de mes Ayeux,
Quoy que de leur dépoüille il ſe pare à mes yeux,
Depuis qu’à mon amour ceſſant d’être contraire
Il ſemble me ceder la gloire de vous plaire,

Mon cœur, je l’avoüray, luy pardonne en ſecret,
Et luy laiſſe le reſte avec moins de regret.
Quoy je ne ſeray plus ſeparé de vos charmes ?
Quoy même en ce momẽt je puis voir ſans allarmes
Ces yeux, que n’ont émus ny ſoûpirs, ny terreur,
Qui m’ont ſacrifié l’Empire & l’Empereur ?
Ah Madame ! Mais quoy ? Quelle nouvelle crainte
Tient parmy mes tranſports voſtre joye en contrainte ?
D’où vient qu’en m’écoutant, vos yeux, vos triſtes yeux
Avec de longs regards ſe tournent vers les Cieux ?
Qu’eſt-ce que vous craignez ?

JUNIE.
Qu’eſt-ce que vous craignez ? Je l’ignore moy-même.

Mais je crains.

BRITANNICUS.
Mais je crains. Vous m’aimez ?
JUNIE.
Mais je crains. Vous m’aimez ? Helas, ſi je vous aime !
BRITANNICUS.
Neron ne trouble plus noſtre felicité.
JUNIE.
Mais me répondez-vous de ſa ſincerité ?
BRITANNICUS.
Quoy vous le ſoupçonnez d’une haine couverte ?
JUNIE.
Neron m’aimoit tantoſt, il juroit voſtre perte.

Il me fuit, il vous cherche. Un ſi grand changement
Peut-il eſtre, Seigneur, l’ouvrage d’un moment ?

BRITANNICUS.
Cet ouvrage, Madame, eſt un coup d’Agrippine.

Elle a crû que ma perte entraînoit ſa ruine.

Grace aux preventions de ſon eſprit jaloux,
Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous.
Je m’en fie aux tranſports qu’elle m’a foit paraiſtre.
Je m’en fie à Burrhus. J’en croy même ſon Maiſtre.
Je croy, qu’à mon exemple impuiſſant à trahir
Il hait à cœur ouvert, ou ceſſe de haïr.

JUNIE.
Seigneur, ne jugez pas de ſon cœur par le voſtre.

Sur des pas differens vous marchez l’un & l’autre.
Je ne connoy Neron & la Cour que d’un jour.
Mais (ſi je l’oſe dire,) helas ! dans cette Cour
Combien tout ce qu’on dit eſt loin de ce qu’on pẽſe !
Que la bouche & le cœur ſont peu d’intelligence !
Avec combien de joye on y trahit ſa foy !
Quel ſéjour eſtranger & pour vous & pour moy !

BRITANNICUS.
Mais que ſon amitié ſoit veritable ou feinte,

Si vous craignez Neron, luy-même eſt-il ſãs crainte ?
Non, non, il n’ira point par un lâche attentat
Soûlever contre-luy le Peuple & le Senat.
Que dis-je ? Il reconnoiſt ſa derniere injuſtice.
Ses remords ont paru même aux yeux de Narciſſe.
Ah s’il vous avoit dit, ma Princeſſe, à quel point…

JUNIE.
Mais Narciſſe, Seigneur, ne vous trahit-il point ?
BRITANNICUS.
Luy me trahir ? Hé quoy vous voulez dõc, Madame,

Qu’à d’éternels ſoupçons j’abandonne mon ame ?
Seul de tous mes Amis Narciſſe m’eſt reſté.
L’a-t-on veu de mon Pere oublier la bonté ?
S’eſt-il rendu, Madame, indigne de la mienne ?
Neron de temps en temps ſouffre qu’il l’entretiẽne,
Je le ſçay. Mais il peut, ſans violer ſa foy,
Tenir lieu d’Interprete entre Neron & moy.

Et pourquoy voulez-vous que mon cœur s’en défie ?

JUNIE.
Et que ſçay-je ? Il y va, Seigneur, de voſtre vie.

Tout m’eſt ſuſpect. Je crains que tout ne ſoit ſeduit.
Je crains Neron. Je crains le mal-heur qui me ſuit.
D’un noir preſſentiment malgré moy prevenuë,
Je vous laiſſe à regret éloigner de ma veuë.
Helas ! Si cette paix, dont vous vous repaiſſez,
Couvroit contre vos jours quelques pieges dreſſez !
Si Neron irrité de noſtre intelligence
Avoit choiſi la nuit pour cacher ſa vengeance !
S’il preparoit ſes coups tandis que je vous vois !
Et ſi je vous parlois pour la derniere fois !
Ah Prince !

BRITANNICUS.
Ah Prince ! Vous pleurez ! Ah ma chere Princeſſe !

Et pour moy juſques la voſtre cœur s’intereſſe ?
Quoy Madame, en un jour, où plein de ſa grandeur
Neron croit ébloüir vos yeux de ſa ſplendeur,
Dans des lieux où chacun me fuit & le revere,
Aux pompes de ſa Cour preferer ma miſere !
Quoy dans ce même jour, & dans ces mêmes lieux,
Refuſer un Empire & pleurer à mes yeux !
Mais, Madame, arreſtez ces pretieuſes larmes ;
Mon retour va bien-toſt diſſiper vos alarmes.
Je me rendrois ſuſpect par un plus long ſéjour.
Adieu, je vais le cœur tout plein de mon amour
Au milieu des tranſports d’une aveugle Jeuneſſe,
Ne voir, n’entretenir que ma belle Princeſſe.
Adieu.

JUNIE.
Adieu. Prince…


BRITANNICUS.
Adieu. Prince… On m’attend, Madame, il faut partir.
JUNIE.
Mais du moins attendez qu’on vous vienne avertir.




Scène II.

AGRIPPINE, BRITANNICUS, JUNIE.


AGRIPPINE.

PRince, que tardez-vous ? Partez en diligence.

Neron impatient ſe plaint de voſtre abſence.
La joye & le plaiſir de tous les Conviez
Attend pour éclatter que vous vous embraſſiez.
Ne faites point languir une ſi juſte envie,
Allez. Et nous, Madame, allons chez Octavie.

BRITANNICUS.
Allez, belle Junie, & d’un eſprit content

Haſtez-vous d’embraſſer ma Sœur qui vous attend.
Dés que je le pourray je reviens ſur ſes traces,
Madame, & de vos ſoins j’iray vous rendre graces.





Scène III.

AGRIPPINE, JUNIE.


AGRIPPINE.

MAdame, ou je me trõpe, ou durant vos Adieux

Quelques pleurs répandus ont obſcurcy vos yeux.
Puis-je ſçavoir quel trouble a formé ce nuage ?
Doutez-vous d’une Paix, dont je fay mon ouvrage ?

JUNIE.
Apres tous les ennuis que ce jour m’a couſtez,

Ay-je pû raſſurer mes eſprits agités ?
Helas ! à peine encor je conçoy ce miracle.
Quand même à vos bontez je craindrois quelque obſtacle,
Le changement, Madame, eſt commun à la Cour,
Et toûjours quelque crainte accompagne l’amour.

AGRIPPINE.
Il ſuffit, j’ay parlé, tout a changé de face.

Mes ſoins à vos ſoupçons ne laiſſent point de place.
Je répons d’une Paix jurée entre mes mains,
Neron m’en a donné des gages trop certains.
Ah ſi vous aviez veu par combien de careſſes
Il m’a renouvellé la foy de ſes promeſſes !

Par quels embraſſemens il vient de m’arreſter !
Ses bras dans nos Adieux ne pouvoient me quitter.
Sa facile bonté ſur ſon front répanduë
Juſqu’aux moindres ſecrets eſt d’abord deſcenduë,
Il s’épanchoit en Fils, qui vient en liberté
Dans le ſein de ſa Mere oublier ſa fierté.
Mais bien-toſt reprenant un viſage ſevere,
Tel que d’un Empereur qui conſulte ſa Mere,
Sa confidence auguſte a mis entre mes mains
Des ſecrets d’où dépend le deſtin des humains.
Non, il le faut icy confeſſer à ſa gloire.
Son cœur n’enferme point une malice noire,
Et nos ſeuls ennemis alterant ſa bonté,
Abuſoient contre nous de ſa facilité.
Mais enfin à ſon tour leur puiſſance decline.
Rome encore une fois va connoiſtre Agrippine.
Déja, de ma faveur on adore le bruit.
Cependant en ces lieux n’attendons pas la nuit,
Paſſons chez Octavie, & donnons luy le reſte
D’un jour autant heureux que je l’ay crû funeſte.
Mais qu’eſt-ce que j’entens ? Quel tumulte confus ?
Que peut-on faire ?

JUNIE.
Que peut-on faire ? O Ciel ! ſauvez Britannicus.




Scène IV.

AGRIPPINE, JUNIE, BURRHUS.


AGRIPPINE.

BUrrhus, où courez-vous ? Arreſtez. Que veut dire…
BURRHUS.
Madame, c’en eſt fait, Britannicus expire.


JUNIE.
Ah mon Prince !
AGRIPPINE.
Ah mon Prince ! Il expire ?
BURRHUS.
Ah mon Prince ! Il expire ? Ou pluſtoſt il eſt mort,

Madame.

JUNIE.
Madame. Pardonnez, Madame, à ce tranſport.

Je vais le ſecourir, ſi je puis, ou le ſuivre.




Scène V.

AGRIPPINE, BURRHUS.


AGRIPPINE.

QUel attentat, Burrhus !
BURRHUS.
QUel attentat, Burrhus ! Je n’y pourray ſurvivre,

Madame, il faut quitter la Cour & l’Empereur.

AGRIPPINE.
Quoy du ſang de ſon Frere il n’a point eu d’horreur ?
BURRHUS.
Ce deſſein s’eſt conduit avec plus de myſtere.

A peine l’Empereur a veu venir ſon Frere,
Il ſe leve, il l’embraſſe, on ſe taiſt, & ſoudain
Ceſar prend le premier une coupe à la main.
Pour achever ce jour ſous de meilleurs auſpices,
Ma main de cette coupe épanche les premices,
Dit-il, Dieux, que j’appelle à cette effuſion,
Venez favoriſer noſtre reünion.
Par les meſmes ſermens Britannicus ſe lie,
La coupe dans ſes mains par Narciſſe eſt remplie,

Mais ſes levres à peine en ont touché les bords,
Le fer ne produit point de ſi puiſſans efforts
Madame, la lumiere à ſes yeux eſt ravie,
Il tombe ſur ſon lit ſans chaleur & ſans vie.
Jugez combien ce coup frappe tous les eſprits.
La moitié s’épouvante, & ſort avec des cris.
Mais ceux qui de la Cour ont un plus long uſage
Sur les yeux de Ceſar compoſent leur viſage.
Cependant ſur ſon lit il demeure penché,
D’aucun eſtonnement il ne paroiſt touché.
Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence
A ſouvent ſans peril attaqué ſon enfance.
Narciſſe veut en vain affecter quelque ennuy,
Et ſa perfide joye éclate malgré luy.
Pour moy, dûſt l’Empereur punir ma hardieſſe,
D’une odieuſe Cour j’ay traverſé la preſſe,
Et j’allois accablé de cét Aſſaſſinat
Pleurer Britannicus, Ceſar & tout l’Eſtat.

AGRIPPINE.
Le voicy. Vous verrez ſi je ſuis ſa complice,

Demeurez.




Scène VI.

NERON, AGRIPPINE, JUNIE, BURRHUS, NARCISSE.


NERON, à Junie.
Demeurez. DE vos pleurs j’approuve la juſtice.

Mais, Madame, évitez ce ſpectacle odieux.
Moy-meſme en fremiſſant j’en détourne les yeux.
Il eſt mort. Toſt ou tard il faut qu’on vous l’avoüe.
Ainſi de nos deſſeins la Fortune ſe jouë.

Quand nous nous rapprochons, le Ciel nous deſunit.

JUNIE.
J’aimois Britannicus, Seigneur, je vous l’ay dit.

Si de quelque pitié ma miſere eſt ſuivie,
Qu’on me laiſſe chercher dans le ſein d’Octavie
Un entretien conforme à l’eſtat où je ſuis.

NERON.
Belle Junie, allez, moy-meſme je vous ſuis.

Je vais par tous les ſoins que la tendreſſe inſpire
Vous…




Scène VII.

AGRIPPINE, NERON, BURRHUS, NARCISSE.


AGRIPPINE.
Vous… ARreſtez Neron. J’ay deux mots à vous dire.

Britannicus eſt mort, je reconnoy les coups.
Je connoy l’Aſſaſſin.

NERON.
Je connoy l’Aſſaſſin. Et qui, Madame ?
AGRIPPINE.
Je connoy l’Aſſaſſin. Et qui, Madame ? Vous.
NERON.
Moy ! Voilà les ſoupçons dont vous eſtes capable.

Il n’eſt point de mal-heur dont je ne ſois coupable,
Et ſi l’on veut, Madame, écouter vos diſcours,
Ma main de Claude meſme aura tranché les jours.
Son Fils vous eſtoit cher, ſa mort peut vous cõfõdre.
Mais des coups du deſtin je ne puis pas répondre.


AGRIPPINE.
Non non, Britannicus eſt mort empoiſonné.

Narciſſe a fait le coup, vous l’avez ordonné.

NERON.
Madame, mais qui peut vous tenir ce langage ?
NARCISSE.
Hé Seigneur, ce ſoupçon vous fait-il tant d’outrage ?

Britannicus, Madame, eut des deſſeins ſecrets
Qui vous auroient couſté de plus juſtes regrets.
Il aſpiroit plus loin qu’à l’Hymen de Junie.
De vos propres bontez il vous auroit punie,
Madame, il vous trompoit, & ſon cœur offenſé
Prétendoit toſt ou tard rappeller le paſſé.
Soit donc que malgré vous le ſort vous ait ſervie ;
Soit qu’inſtruit des complots qui menaſſoient ſa vie
Sur ma fidelité Ceſar s’en ſoit remis,
Laiſſez les pleurs, Madame, à vos ſeuls ennemis.
Qu’ils mettent ce mal-heur au rãg des plus ſiniſtres,
Mais vous…

AGRIPPINE.
Mais vous… Pourſuy, Neron, avec de tels Miniſtres.

Par des faits glorieux tu te vas ſignaler.
Pourſuy. Tu n’as pas fait ce pas pour reculer.
Ta main a commencé par le ſang de ton Frere.
Je prevoy que tes coups viendront juſqu’à ta Mere.
Tu te fatigueras d’entendre tes forfaits.
Tu voudras t’affranchir du joug de mes bien-faits.
Mais je veux que ma mort te ſoit même inutile,
Ne crois pas qu’en mourant je te laiſſe tranquille.
Rome, ce Ciel, ce jour, que tu receus de moy,
Par tout, à tout moment, m’offriront devant toy,
Tes remors te ſuivront comme autant de furies.
Tu croiras les calmer par d’autres barbaries.
Ta fureur s’irritant ſoy-meſme dans ſon cours
D’un ſãg toûjours nouveau marquera tous tes jours.

Mais j’eſpere qu’enfin le Ciel las de tes crimes
Ajoûtera ta perte à tant d’autres victimes,
Qu’apres t’eſtre couvert de leur ſang & du mien,
Tu te verras forcé de répandre le tien,
Et ton nom paroiſtra dans la race future
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.
Voilà ce que mon cœur ſe preſage de toy.
Adieu, tu peux ſortir.

NERON.
Adieu, tu peux ſortir. Narciſſe, ſuivez-moy.




Scène VIII.

AGRIPPINE, BURRHUS.


AGRIPPINE.

AH Ciel ! de mes ſoupçons quelle étoit l’injuſtice !

Je condamnois Burrhus pour écouter Narciſſe.
Burrhus avez-vous veu quels regards furieux
Neron en me quittant m’a laiſſez pour Adieux.
C’en eſt fait. Le cruel n’a plus rien qui l’arreſte :
Le coup qu’on m’a predit va tomber ſur ma teſte.
Il vous accablera vous-meſme à voſtre tour.

BURRHUS.
Ah Madame, pour moy j’ay vêcu trop d’un jour.

Pluſt au Ciel que ſa main heureuſement cruelle
Euſt fait ſur moy l’eſſay de ſa fureur nouvelle !
Qu’il ne m’eût pas donné par ce triſte attentat
Un gage trop certain des mal-heurs de l’Eſtat !
Son crime ſeul n’eſt pas ce qui me deſeſpere ;
Sa jalouſie a pû l’armer contre ſon Frere.
Mais, s’il vous faut, Madame, expliquer ma douleur,
Neron l’a veu mourir, ſans changer de couleur.

Ses yeux indifferens ont déja la conſtance
D’un Tyran dans le crime endurcy dés l’enfance.
Qu’il acheve, Madame, & qu’il faſſe perir
Un Miniſtre importun, qui ne le peut ſouffrir.
Helas ! Loin de vouloir éviter ſa colere
La plus ſoudaine mort me ſera la plus chere.




Scène DERNIERE.

AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.


ALBINE.

AH Madame ! ah Seigneur ! Courez vers l’Empereur ;

Venez ſauver Ceſar de ſa propre fureur.
Il ſe voit pour jamais ſeparé de Junie.

AGRIPPINE.
Quoy Junie elle-meſme a terminé ſa vie ?
ALBINE.
Pour accabler Ceſar d’un eternel ennuy,

Madame, ſans mourir elle eſt morte pour luy.
Vous ſçavez de ces lieux comme elle s’eſt ravie ;
Elle a feint de paſſer chez la triſte Octavie.
Mais bien-toſt elle a pris des chemins écartez,
Où mes yeux ont ſuivy ſes pas precipitez.
Des portes du Palais elle ſort éperduë.
D’abord elle a d’Auguſte aperceu la ſtatuë ;
Et moüillant de ſes pleurs le marbre de ſes pieds
Que de ſes bras preſſants elle tenoit liez ;
Prince, par ces genoux, dit-elle, que j’embraſſe,
Protege en ce moment le reſte de ta Race.
Rome dans ton Palais vient de voir immoler
Le ſeul de tes Neveux, qui te puſt reſſembler.
On veut apres ſa mort que je luy ſois parjure.
Mais pour luy conſerver une foy toûjours pure,

Prince, je me devouë à ces Dieux immortels
Dont ta vertu t’a fait partager les Autels.
Le Peuple cependant que ce ſpectacle eſtonne,
Vole de toutes parts, ſe preſſe, l’environne,
S’attendrit à ſes pleurs, & plaignant ſon ennuy
D’une commune voix la prend ſous ſon appuy.
Ils la meinent au Temple, où depuis tant d’années
Au culte des Autels nos Vierges deſtinées
Gardent fidellement le dépoſt pretieux
Du Feu toûjours ardant qui brûle pour nos Dieux.
Ceſar les voit partir ſans oſer les diſtraire.
Narciſſe plus hardy s’empreſſe pour luy plaire.
Il vole vers Junie, & ſans s’épouvanter
D’une profane main commence à l’arreſter.
De mille coups mortels ſon audace eſt punie,
Son infidelle ſang rejaillit ſur Junie.
Ceſar de tant d’objets en meſme temps frappé
Le laiſſe entre les mains qui l’ont enveloppé.
Il rentre. Chacun fuit ſon ſilence farouche.
Le ſeul nom de Junie échappe de ſa bouche.
Il marche ſans deſſein, ſes yeux mal aſſurez
N’oſent lever au Ciel leurs regards égarez.
Et l’on craint, ſi la nuit jointe à la ſolitude
Vient de ſon deſeſpoir aigrir l’inquietude,
Si vous l’abandonnez plus long-temps ſans ſecours
Que ſa douleur bien-toſt n’attente ſur ſes jours.
Le temps preſſe. Courez. Il ne faut qu’un caprice.
Il ſe perdroit, Madame.

AGRIPPINE.
Il ſe perdroit, Madame. Il ſe feroit juſtice.

Mais Burrhus, allons voir juſqu’où vont ſes tranſports.
Voyons quel changement produiront ſes remords,
S’il voudra deſormais ſuivre d’autres maximes.

BURRHUS.
Plût aux Dieux que ce fuſt le dernier de ſes crimes !
FIN.

  1. Burrhus rentre.
  2. Il ſe jette à genoux.