Burke, sa vie et ses écrits/01

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BURKE


SA VIE ET SES ÉCRITS.




PREMIÈRE PARTIE.




De tous les hommes célèbres de l’Angleterre, il n’en est pas dont le nom me semble avoir dans ces derniers temps plus grandi que celui de Burke. Il est rare qu’il soit cité dans son pays sans quelque magnifique éloge par les écrivains les plus graves, et son autorité n’est jamais, invoquée sans déférence. On peut s’étonner de ce retour de faveur envers sa mémoire ; car, dans les années qui suivirent sa mort, il semblait n’avoir laissé qu’une de ces réputations de parti qui n’excluent pas des talens supérieurs, mais qui atteignent rarement à la gloire incontestée. Depuis lors, il ne s’est accompli, dans les opinions ni dans les faits, aucune de ces révolutions qui donnent tout d’un coup raison et crédit à un homme d’état longtemps méconnu, à un penseur longtemps mal compris. Rien ne s’est passé en Angleterre qui puisse être regardé comme l’ouvrage de Burke. La France a quelquefois justifié, plus souvent démenti ses prédictions. Les hommes qui illustrent depuis vingt ou trente ans le gouvernement britannique ne se proclament ni ses disciples ni ses continuateurs. À mes yeux, cette renaissance de renommée est surtout littéraire. Elle est due au grand écrivain dont le talent a fait école. Quoique ce soit malheureusement le mérite dont nous osions le moins juger, quoique celui de Burke en général nous semble un peu au-dessous du rang qu’on lui assigne, il nous a paru intéressant de chercher à peindre, même après de plus habiles, un homme éminent, dont chacun sait le nom, dont peu connaissent les traits. Aussi bien, diverses circonstances se réunissent pour donner de l’à-propos à l’histoire de l’un des juges les plus cités et les plus sévères de la révolution française. Ceux-là qui auraient, en d’autres temps, accueilli avec impatience ou dédain les rudes avertissemens d’un publiciste ennemi, laissent voir des dispositions différentes, et il ne serait pas impossible que Burke reprît faveur. En cela du moins, nous suivrons le courant, dans le choix du sujet bien entendu, car pour le fond des idées nous ne promettons rien. Nous sommes du parti des hommes sans progrès et que les événemens n’éclairent pas.

On doit chercher Burke dans ses actions, ou plutôt dans ses écrits et ses discours, qui furent ses principales actions. Puis, il faut s’enquérir de ce qu’on a dit de lui et de ce qu’on a publié sur son compte. Outre les deux grandes revues, Quarterly et Edinburg, qu’on doit consulter toujours, de quelque sujet qu’il s’agisse intéressant l’île fameuse, il y a encore des mémoires sur Burke, publiés par James Prior, Anglais conservateur du commencement du siècle, et qui professait exactement les opinions dans lesquelles Burke a fini sa vie. En tête d’une édition de ses œuvres (1845), un écrivain qui nous paraît plus habile, M. Henry Rogers, a placé une introduction biographique et critique où il y a beaucoup à profiter. En 1827, une correspondance intéressante entre Burke et le docteur Laurence a été imprimée. Enfin, il y a huit ans, lord Fitzwilliam et sir Richard Bourke, l’un fils d’un ami de Burke, l’autre membre de sa famille, ont publié en quatre volumes le recueil de ses lettres, un de ces recueils qui, avec le temps, ne manquent jamais en Angleterre et qui sont si utiles à lire, s’ils ne sont très agréables. Nous avons ainsi un ensemble de matériaux à peu près, complet pour apprendre à connaître et, s’il, se peut, à peindre le right honorable Edmund Burke.

Il était Irlandais. Quoique l’on hésite en Angleterre à désigner ainsi tout protestant né en Irlande, et que généralement on réserve ce titre peu favorisé au descendant de la race celtique resté fidèle au christianisme selon saint Patrick, il nous semble que le fils d’un avocat de Dublin peut, encore qu’il ne fût pas catholique, être considéré comme un enfant de la verte Erin, et son origine d’ailleurs se trahissait par quelques-uns des traits du caractère national. La puissance et la vivacité de l’imagination, la haine de la tyrannie jointe au respect de la tradition, une indépendance personnelle qui résistait à l’opinion commune et au commun exemple, une raison plus haute que sûre, un esprit fécond, vigoureux, mais rarement calme et tempéré, une tendance constante à l’exagération, ne sont pas les traits ordinaires d’un Anglais de race, mais plutôt les signes distinctifs d’une riche nature irlandaise. A diverses reprises, on l’a même soupçonné de dissimuler des croyances catholiques pour lui, pour sa famille, pour sa femme, ainsi que les souvenirs d’une éducation reçue chez les jésuites à Saint-Omer. Aucun fait réel ne justifiait ce soupçon; il est vrai seulement qu’il soutint constamment les intérêts ou plutôt les droits des catholiques irlandais, et que la naissance seule l’avait fait protestant. Il était fidèle au culte de ses pères plutôt qu’à l’esprit du protestantisme, et peut-être eût-il été plus à l’aise dans la foi catholique s’il y fût né, car il était de ceux qui reconnaissent la vérité à l’antiquité; mais la foi anglicane était pour lui la tradition; elle faisait partie de ces institutions nationales, toutes sacrées à ses yeux. Il faut même le louer de ne s’y être pas attaché jusqu’à l’intolérance, car ce qui le caractérisait, c’était d’unir les idées d’un Anglais de 1688 au génie d’un Irlandais.

Né le 12 janvier 1728, d’une famille qui, malgré une différence d’orthographe, est la même que celle de Bourke ou Burgh, race normande établie depuis longtemps dans le Galway, Burke avait une sœur et deux frères qui n’étaient pas sans mérite. L’aîné demeura à Dublin, simple attorney comme son père, et Richard, le troisième, suivit Edmund de loin dans la carrière des lettres et de la politique. La faiblesse de sa santé détermina son père à le faire élever à la campagne, et, d’une école de village à Castletown-Roche, il passa, avec ses frères, à une école de Dublin, puis à l’Académie de Ballitore, collège estimé dans le comté de Kildare et dirigé par le chef d’une famille du nom de Shackleton. C’étaient des quakers, et près d’eux sans doute Burke enfant contracta la simplicité de goûts et même une certaine sévérité de mœurs qui ne l’abandonna jamais. Il ne cessa de porter aux quakers une bienveillance qu’il accordait rarement aux autres sectes dissidentes. Le fils du principal du collège, Richard Shackleton, demeura pendant plus de cinquante ans, et jusqu’à sa mort, l’ami de celui dont il avait été le camarade d’études. Les longues amitiés sont aussi respectables que des vertus.

Le jeune Burke était un écolier plus remarquable par sa facilité, sa mémoire, son ardeur à s’instruire, que par des talens, précoces. On remarquait l’indépendance de ses penchans et son goût pour le genre de domination qui s’obtient en enseignant aux autres ce qu’ils ignorent. On a de lui des lettres de 1744 adressées à son ami Shackleton ; l’une contient des vers descriptifs passables pour un écolier; l’autre exprime des sentimens vivement chrétiens, un peu quakers. Il avait seize ans; c’est l’âge où il entra à Trinity Collège, de l’université de Dublin. Il s’y distingua bientôt assez pour gagner successivement, avec plus de travail que d’éclat, tous les grades académiques. Cependant son imagination s’était éveillée : son premier goût pour la poésie se montrait par quelques traductions d’un assez bon style. En même temps il se portait, avec une curiosité qu’il appelle de la fureur, vers les études les plus diverses, mais surtout vers l’histoire, vers la philosophie morale et politique. Quoiqu’il cultivât la logique et la métaphysique, c’est le spectacle de la nature humaine sur le théâtre de la société qu’il aimait à contempler. A tous les poètes et à tous les philosophes il dit qu’il préférait Plutarque.

Il avait dix-neuf ans, lorsqu’il publia sa première composition, et l’on a remarqué qu’il commença comme il devait finir. Il combattit à Dublin l’opposition démocratique, y réfutant un docteur obscur qui avait gagné une certaine importance locale en s’attirant les rigueurs de l’administration. Mais il se destinait au barreau anglais; il était inscrit à Middle-Temple, et, dans l’intention d’y prendre ses grades, il vint à Londres en 1750. Une lettre qu’il écrivit peu après son arrivée est remplie d’une sorte d’enthousiasme. Voici pourtant ce qu’il dit de la chambre des communes, déjà brillante de la rivalité du premier Pitt et du premier Fox : « Il s’y produit souvent des explosions d’une éloquence qui s’élève plus haut que la Grèce et Rome, même dans leurs jours de plus grand orgueil. Cependant un homme après tout y fera plus par les figures de l’arithmétique que par les figures de la rhétorique. » Voilà comme sous Walpole ou Pelham on jugeait l’assemblée du peuple.

Le jeune étudiant s’attacha médiocrement à la loi, et ne poussa pas jusqu’au bout son apprentissage. L’étendue de son esprit et la diversité de ses facultés ne lui permettaient guère de se renfermer dans une étude exclusive. Sa poitrine délicate lui faisait redouter les fatigues de la profession d’avocat. Il y renonça et se jeta dans cette situation indécise, dans cet état de disponibilité universelle qui tente souvent les jeunes gens, et qui peut satisfaire également l’amour comme l’aversion du travail, attirer ceux qui peuvent beaucoup comme ceux qui ne peuvent rien. C’est une phase que les uns traversent pour préparer et découvrir leur aptitude ; les autres y demeurent sous prétexte d’attendre leur jour, et tout en se réservant pour un avenir qui ne vient pas, ils s’habituent au désœuvrement et ne se disposent qu’à la stérilité. La vanité des uns et des autres peut s’y complaire; mais là elle vit d’espérances ambitieuses, ici elle se nourrit des dégoûts de l’impuissance. À ce moment de la vie, pour les esprits doués d’activité, nos sociétés modernes offrent une ressource, c’est la presse périodique. Quand on a de l’esprit dans la jeunesse, on pense à tout; point de sujet sur lequel on n’ait son mot à dire et sa leçon à donner. Or les journaux parlent de tout et font l’éducation de tout le monde, même de ceux qui les rédigent. Burke écrivit donc dans les journaux ; mais ces premiers essais de sa plume sont restés inconnus.

On sait aussi qu’il fréquentait les théâtres, qu’il recherchait les gens de lettres, mais ne négligeait pas les études les plus sérieuses. La philosophie, qu’il appelle « la reine des sciences et la fille du ciel, » l’occupa quelque temps, quoiqu’il ne fût point, par la nature de son esprit, destiné à y faire de grands progrès. Deux ou trois ans après son arrivée à Londres, il se porta candidat à la chaire de logique de l’université de Glasgow, et composa, pour se donner des titres, une réfutation du système de Berkeley qui n’a pas été conservée. C’est vers le même temps qu’il fit en France un premier voyage dont il n’est pas resté de traces. Peut-être alors visita-t-il la maison des jésuites de Saint-Omer où beaucoup de jeunes Irlandais étaient élevés, et c’est cette relation momentanée que la malignité aura exploitée plus tard. Ses premières années de jeunesse furent tellement obscures, qu’il a été facile d’y semer des fables. Ce n’est qu’à vingt-huit ans qu’il put enfin se faire un peu connaître, en publiant sa Défense de la société naturelle.

Il ne faut pas se méprendre au titre : ce n’est pas l’exposition d’un système, ni la démonstration de cette thèse qu’il y a un ordre social fondé sur la nature ; c’est, sous une apparence sérieuse, une dissertation étendue, trop étendue, où l’on prouve que tous les maux de l’humanité lui viennent de la société artificielle, c’est-à-dire des gouvernemens et des lois. D’où put naître cette conception singulière si peu d’accord avec les opinions générales de Burke, qui toute sa vie fit profession de mépriser les abstractions politiques ? Était-ce un paradoxe adopté légèrement par un jeune écrivain qui veut un début brillant et cherche à surprendre pour être admiré ? Nullement ; l’ouvrage est d’un bout à l’autre ironique. C’est une thèse soutenue avec l’art d’un sophiste à dessein de montrer qu’il faut se défier du talent et du raisonnement, et qu’il est aisé de rendre l’erreur plausible et l’absurdité persuasive.

Les ouvrages philosophiques de Bolingbroke avaient paru quelque temps après sa mort (1754). Cette publication fit du bruit et même du scandale. De son vivant, la liberté de ses opinions en matière religieuse était connue ; ses écrits sur ce sujet ne l’étaient pas. Or, dans ces essais adressés à Pope et qui sont peu lus aujourd’hui, il insistait tant sur les tristes effets de la superstition et de l’intolérance, qu’il semblait conclure à la condamnation de la religion même. Sa réputation d’écrivain était telle, que les gens d’esprit se croyaient obligés d’exalter son génie malgré son caractère, et ses ouvrages malgré ses principes. On proclamait sa manière inimitable. Le jeune Burke entreprit de l’imiter, et il y réussit tellement, que Mallett, l’éditeur de Bolingbroke, jugea nécessaire de désavouer la nouvelle publication. Le novice auteur, en reproduisant avec adresse les artifices et les beautés d’un style admiré, avait adopté une thèse manifestement fausse comme fondement ruineux d’une déduction puissante et peut-être irrésistible, espérant ainsi prémunir les esprits contre la tromperie possible de toute dialectique éloquente. Nous devons convenir que l’ouvrage, est bien écrit, le raisonnement spécieux, les preuves exposées avec suite et clarté, et qui le lirait sans être averti pourrait croire l’auteur de bonne foi, ou lui attribuer la sincérité relative d’un esprit paradoxal dont les opinions sont des caprices ou des moyens de briller. On imaginerait aisément lire quelque chose comme le discours de Rousseau sur les sciences et les arts, comme un de ces ouvrages que l’auteur commence sans conviction et qui finissent par le persuader à mesure qu’il les écrit.

Il paraît que le premier effet fut équivoque, et l’idée mal comprise, preuve au reste que l’auteur avait réussi, car l’illusion était son but. Dans la préface d’une nouvelle édition, il expliqua sa pensée, et l’on sut enfin que ce débutant, qui se montrait déjà maître des secrets du métier, promettait un défenseur de plus aux conventions et aux croyances générales de l’humanité. Ce point nous frappe dans ce premier essai. Burke y paraît déjà ce qu’il fut toujours, même au temps où il brillait au premier rang des défenseurs de la liberté politique, l’adversaire déclaré des nouveautés hasardeuses et des utopies subversives qui furent de vogue au dernier siècle, et-qui ne manquent jamais de se produire à la veille des transformations sociales. Burke était un écrivain hyperbolique plutôt qu’un écrivain paradoxal; ses opinions étaient d’ordinaire pratiques et modérées, bien qu’exprimées souvent sans modération. Ce n’est pas son esprit, mais son talent qui était original et hardi. Penseur sage, avec un cœur passionné et une ardente imagination, il a dû plus d’une fois donner le change à ses amis et à ses ennemis, et c’est un contraste dont il faut tenir compte, si l’on veut le bien juger.

Nous regardons d’ailleurs comme assez puérile la supercherie littéraire de son premier écrit. Il est trop long pour n’être pas sérieux. Quand on le croit sincère, il impatiente; quand on le sait ironique, il ennuie. Son plus grand mérite est de manifester dans un début l’habileté savante d’un écrivain expérimenté.

La réputation de Burke pouvait commencer alors; mais, la même année 1756, il l’établit, autant que le peut faire un auteur qui ne signe pas ses ouvrages, en publiant ses Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau. C’est un pendant de l’ouvrage d’Hutcheson sur l’origine des idées de beauté et de vertu. On sait que Hutcheson, Irlandais comme Burke, devint professeur à Glasgow, et fut le fondateur de l’école écossaise. Burke, ayant songé à lui succéder, avait étudié ses écrits, et il se sentit excité à marcher sur ses pas. De là le seul livre qu’il ait fait, ou du moins le seul de ses ouvrages qui ne soit pas de circonstance, et dont on cite encore le titre plus qu’on n’en connaît le contenu. Le sujet était assez à la mode. Hogarth, le peintre spirituel, avait récemment publié son Analyse de la beauté, ouvrage médiocre de métaphysique et d’art, dont l’une des belles Gunning, célébrées par H. Walpole, lady Coventry, disait avec ennui : «Encore un ouvrage sur moi! c’est insupportable. » Le livre de Burke pouvait difficilement donner lieu à la même méprise, quoique Dugald Stewart lui reproche d’avoir, en le composant, trop exclusivement eu devant les yeux pour exemple du beau la beauté des femmes.

Dans une dissertation préliminaire sur le goût, Burke appelle ainsi la faculté ou les facultés de l’esprit qui sont affectées par les ouvrages d’art ou d’imagination, ou qui servent à en porter un jugement. Quoiqu’on accuse ces affections de varier sans aucunes règles, l’identité, chez tous les hommes, des moyens de communication avec les objets extérieurs ne permet pas d’admettre que cette diversité soit infinie. Tous trouvent que l’amer est amer et que le doux est doux; pour tous, la lumière est plus agréable que l’obscurité. Quoique le degré de plaisir ou de peine attaché aux sensations puisse varier d’un homme à un autre, l’imagination est soumise à une certaine uniformité comme les sensations mêmes. C’est par une loi générale de sa nature qu’elle se plaît aux images, aux comparaisons, aux métaphores. Point d’homme qui, la première fois qu’il voit une statue, n’éprouve un plaisir qui ne diffère qu’en raison de l’éducation, des études et des souvenirs. Nous aimons de la même manière les ouvrages d’esprit, sans aimer également les mêmes ouvrages, parce que les intelligences ne sont pas douées de la même puissance, de la même délicatesse, et n’ont pas reçu la même culture. Nos passions ajoutent à ces différences, dès qu’au lieu d’images qui parlent aux sens il s’agit des choses morales. Au fond, le goût ne varie en ces matières que parce que la sensibilité et le jugement ne sont pas constamment parfaits, et cela même prouve qu’il y a une telle chose qu’une sensibilité vive, qu’un jugement droit. Or les causes qui altèrent la sensibilité ou le jugement sont accidentelles; viennent-elles à suspendre leur action, le goût se redresse et reprend son uniformité. Tout le monde alors juge de même en matière de goût, quoique tout le monde ne goûte pas le même genre de beauté avec le même plaisir. Il y a donc une logique du goût.

Mais si le goût n’est pas arbitraire, s’il n’est pas une pure affection individuelle, il faut que nous ayons tous des idées de beau et de sublime. Quelle est l’origine de ces idées? Digne sujet d’une recherche philosophique.

La curiosité est la première émotion de l’âme humaine. Nous cherchons d’abord la nouveauté; mais quoiqu’une certaine nouveauté soit une des conditions de l’attrait des choses, elles nous affectent directement par le plaisir ou la peine, qu’il ne faut pas tenter de définir. Cependant on peut distinguer le plaisir qui ne résulte pas de l’absence d’une peine, et qui est conséquemment un plaisir par lui-même, et le plaisir mixte, qui se compose ou s’accroît de la cessation d’une peine, de la disparition d’un danger, et que l’auteur appelle du nom bizarre de délice. Les sentimens qui suivent ou accompagnent le plaisir et la peine sont la joie et la douleur.

Les passions qu’engendrent le plaisir et la peine tendent à la conservation de l’individu ou à celle de la société. Les premières, principalement excitées par la peine et le danger, sont les plus puissantes de toutes. Tout ce qui est fait pour provoquer ces idées de peine et de danger, tout ce qui est terrible, est une source de sublime ou de la plus forte émotion que l’âme soit capable de ressentir. Parmi les passions qui intéressent la société, celles qui regardent la société des sexes admettent immédiatement l’idée de beauté; mais une idée de volupté s’y mêle, et cette dernière idée est étrangère aux autres passions sociales, à la sympathie, à l’imitation, à l’ambition. On peut dire en général que l’amour a pour objet la beauté. Le plaisir que nous donne l’imitation est la source de notre goût pour les arts, où sous une nouvelle forme trouvent place le sublime et le beau.

Quoi qu’on pense de cette métaphysique (et il est facile d’en apercevoir à la première vue l’insuffisance, l’inexactitude et la confusion), on prendra plus de plaisir à suivre l’auteur dans l’analyse particulière des passions ou pour mieux dire des affections qu’excite le sublime. Ici encore manquent la clarté et la méthode, les divers genres de sublime sont confondus avec leurs effets divers, et les causes de nos affections avec nos affections même; mais pourtant ce qu’il dit de l’étonnement, de la terreur et du respect, de l’obscurité, de la puissance, de la grandeur, de l’infini, fera penser, et s’il est difficile de rencontrer quelque part dans ce livre une théorie satisfaisante, même une vue large et lumineuse, on trouvera une constante élévation d’idées et des remarques détachées qui frappent par la justesse ou par l’expression. Les rapports de certaines causes de pure sensation avec la sublimité des objets naturels et artificiels, par exemple les effets de la lumière, de la couleur, du son, de l’odeur, de la saveur, de la soudaineté et de l’intermittence, sont étudiés avec une sagacité ingénieuse, et les vérités se rencontrent là pêle-mêle avec les singularités. La troisième partie, qui roule sur la beauté, est certainement beaucoup mieux traitée et mérite plus le titre de recherche philosophique. L’auteur, discutant les idées de Locke, de Shaftesbury, d’Hutcheson, établit avec développement que la beauté n’est ni la proportion, ni la convenance, ni la perfection, et, après avoir indiqué avec quelle réserve l’idée de beauté doit être appliquée, soit aux qualités de l’âme, soit surtout à la vertu, si l’on ne veut pas confondre le goût avec la morale, il prétend que la beauté se réalise à sept conditions, petitesse comparative, douceur de l’ensemble, diversité dans la direction des parties, gradation de ces mêmes parties, qui ne doivent pas être anguleuses, mais se fondre les unes dans les autres, délicatesse de la forme, éclat du coloris, ou couleurs claires et brillantes, enfin mélange de celle qui domine par son éclat avec d’autres qui la diversifient et la tempèrent. Dans la pensée de Burke, tout ce qui est proprement beau est sensible, et il n’admet qu’indirectement et par extension ce qu’on appelle la beauté morale.

Dans la quatrième partie, il revient sur l’objet des deux premières en se proposant de rechercher la cause efficiente du sublime et du beau. L’association des idées et certains mouvemens des nerfs qu’il affirme plutôt qu’il ne les prouve donnent, selon lui, naissance à ces émotions, ces affections que nous rapportons au beau et au sublime. Reste à savoir pourquoi certains objets sont ainsi qualifiés. On trouve ici tantôt de la psychologie, tantôt de la physique; mais ni l’une ni l’autre ne satisfait aux conditions rigoureuses de la science. Il vaut mieux passer au dernier livre, qui traite des mots et qui appartient à la métaphysique de la littérature. Ici l’homme de lettres se retrouve. La puissance de la langue et surtout de la langue poétique est exposée par un critique capable de la sentir, et, quoiqu’il soit difficile de rattacher solidement cette partie à l’ensemble, on ne peut regretter de la rencontrer.

Cet ouvrage, qu’il serait oiseux d’examiner au fond, n’a fait faire aucun progrès à cette science du beau que les Allemands nous ont forcés d’appeler l’esthétique. Le mérite est plutôt dans le choix du sujet que dans la manière dont il est traité. Quelques vérités particulières, quelques observations neuves, quelques pensées finement justes, plus rarement brillantes, ne suffisent point pour faire un livre, et l’essai de Burke n’est qu’une suite de discours qui auraient parfaitement réussi dans l’improvisation de l’enseignement, ou plutôt d’une sérieuse conversation entre Reynolds et Johnson. On dit que, plus avancé dans la vie, Burke riait parfois de quelques-unes des théories hasardées dans cette œuvre de sa jeunesse; mais nous doutons, avec un de ses biographes, qu’à aucune époque il les eût remplacées par des doctrines mieux liées, plus approfondies, plus concluantes. Son esprit n’était pas philosophique, à prendre ce mot dans le sens propre ; la dialectique dans l’abstraction ne lui allait pas. Il est remarquable que dans une matière qui touche par tant de points aux choses d’imagination, son style n’offre pas cette vivacité de couleur qui brille dans ses autres écrits. On dirait que, gêné par son sujet ou par son plan, mal à l’aise dans la déduction, il cherche avant tout, et cherche vainement la clarté, l’exactitude et la précision. Évidemment, en abordant les recherches spéculatives, il manquait sa vocation et forçait son talent.

Cependant son ouvrage eut un certain succès, et a conservé quelque réputation. Il dut placer l’auteur dans ce monde littéraire où il n’avait jusqu’alors aucun rang, et il lui donna crédit parmi les artistes, qui firent toujours cas de son jugement. On a conservé de ses lettres, qui sont d’intéressantes dissertations sur la peinture et la sculpture. Il jugeait beaucoup mieux l’art dans ses productions que dans ses principes. On raconte que, quelques années plus tard, le peintre irlandais Barry l’avait invité à visiter son atelier. Burke, en discutant le mérite d’un tableau, amena, sans y penser, le peintre à lui opposer quelque règle de goût empruntée à ces recherches sur le beau, dont il ne le savait pas l’auteur ; car l’ouvrage était anonyme. Burke contesta, récusa la citation comme sans autorité, et indigna tellement son contradicteur, qu’il fallut enfin pour le calmer lui révéler le nom qu’il ignorait, et l’artiste transporté lui sauta au cou. Barry devint le protégé et l’ami de Burke, qui le présenta dans le monde, le fit connaître de Reynolds, et même le décida, par ses conseils et ses secours, à faire un voyage en Italie. Les lettres qu’il lui écrivit pendant ce voyage sont remplies de bons avis pour l’homme et d’idées précieuses pour l’artiste. Pendant longtemps Barry, qui lui-même écrivait assez bien sur les arts, trouva chez Burke un utile protecteur, et s’il finit par perdre sa bienveillance, c’est que le caractère vain, inquiet, irritable du peintre lui rendait impossible une éternelle reconnaissance.

Mais avant de pouvoir patroner personne, Burke eut pendant des années besoin lui-même de protection. Ses premiers ouvrages ne l’enrichirent pas, et son père, mécontent de ne lui voir aucune profession, venait peu à son aide. En 1757, Burke rencontra à Bath la fille presbytérienne d’un docteur irlandais et catholique établi à Bristol. Il aima Jane Mary Nugent, et il l’épousa ; mais cette union, qui fit son bonheur, ne lui donna pas de fortune. Bientôt la naissance d’un fils, sur lequel il fit longtemps reposer de douces espérances, et dont la perte devait désoler les dernières années de sa vie, lui rendit encore plus nécessaire la prévoyance qui assure l’avenir. De tous temps, en Angleterre, le talent littéraire a été un moyen des meilleurs de se faire une position dans le monde. Les liaisons nombreuses que Burke avait formées à Londres commençaient la sienne. Elisabeth Montagu, qui dans le genre épistolaire a renouvelé sans l’égaler la réputation du nom qu’elle portait, écrivait à propos de l’ouvrage sur le beau : « L’auteur est dans ses écrits et sa conversation un homme ingénieux et ingénu, modeste et délicat, et sur les grands et sérieux sujets, rempli de ce respect, de cette vénération qu’une âme bonne et grande est assurée de ressentir, tandis que des insensés sautent par dessus l’autel devant lequel les sages s’agenouillent et paient leur mystérieux tribut. » La grave jeunesse de Burke devait produire cette impression. Des hommes dont le suffrage est une autorité se portaient déjà caution de la distinction de son esprit. Dès le commencement de son séjour à Londres, il avait formé des relations assez étroites avec Garrick, qui était presqu’un homme de lettres et un homme du monde. Une liaison plus intime, et qui devint une intime amitié, l’unissait à sir Joshua Reynolds, cet habile artiste et cet habile critique qui marquait dans la société, grâce à son talent, dont les œuvres sont chaque jour plus estimées, grâce à sa conversation, dont ses écrits portent plus d’un brillant témoignage. Samuel Johnson, ce juge difficile qui gouvernait l’opinion dans les matières d’esprit, et dont l’influence et la renommée ont surpassé les ouvrages, avait connu Burke à dîner chez Garrick, et il aperçut de bonne heure sa supériorité naissante. Il prisait très haut sa conversation, quoiqu’il lui refusât l’esprit de mots. Cette conversation, en effet, était admirée de tous les contemporains. Elle frappait à la première vue. « Un homme de sens, disait Johnson, ne pourrait rencontrer Burke par hasard, en s’arrêtant sous une porte pour éviter une averse, sans partir convaincu que c’est le premier homme de l’Angleterre. »

À trente ans néanmoins, le premier homme de l’Angleterre était encore obligé de travailler pour vivre. M. Prior, qui met beaucoup de soin aie disculper, comme d’une faute, de la gêne toujours honorable dans laquelle il vécut, dit que son père, enfin touché de ses succès, lui donnait alors deux cents livres sterling par an. Cela n’empêcha pas qu’il ne formât le projet de passer en Amérique, pour essayer du commerce, et peu s’en fallut que l’Angleterre ne perdît un des hommes qui l’ont le plus honorée. Il aurait brillé certainement parmi les fondateurs de la liberté des États-Unis ; cette révolution-là était dans son génie ; mais il resta à Londres, et il écrivit. C’est en 1757 qu’il publia, avec l’aide, dit-on, d’un collaborateur inconnu, un tableau des établissemens européens en Amérique, ouvrage qui lui fut suggéré par le livre de Raynal, et que Dugald Stewart appelait une esquisse de maître. C’est ainsi qu’un an après il fonda, avec le libraire Dodstey, une publication périodique, dont l’idée était heureuse, et dont l’existence a contribué à répandre utilement en Angleterre, la connaissance des faits de l’histoire contemporaine. On doit à Burke l’Annual Register. On sait que ce recueil, qui paraît tous les ans, rend compte des événemens écoulés dans l’intervalle d’un volume à l’autre, et donne les documens qui servent à les éclaircir. Les trois ou quatre premiers volumes passent pour être en grande partie de la main de Burke, et en tout temps il continua de s’intéresser à l’ouvrage et d’y contribuer quelquefois. Cette histoire annuelle du monde se publie tantôt depuis un siècle, et forme une collection d’un grand prix. Nulle composition n’était plus propre à former un homme public. On ne peut trop bien savoir les faits, quand on veut diriger les hommes.

Cependant sa situation restait précaire. L’agrément de son commerce multipliait ses relations. George, lord Lyttleton, dont les ouvrages historiques sont encore estimés, Fitzherbert, un membre du parlement qui aimait les lettres, Pulteney, comte de Bath, dès longtemps hors de la politique, cité pour sa conversation piquante, Anne Pitt, la sœur du grand Pitt, et dont Burke admirait l’esprit très original. Hume, qui lui fit connaître Adam Smith, et dont il trouvait l’histoire trop peu libérale et la philosophie trop peu religieuse, goûtaient tous son entretien, louaient son esprit, mais n’aidaient point à sa fortune. Heureusement dans le nombre de ses amis était son compatriote lord Charlemont, dont il parla toujours avec l’enthousiasme de la reconnaissance. C’est ce seigneur, l’ami de Montesquieu, le généreux défenseur de l’Irlande, qui présenta Burke à Gerrard Hamilton, nommé principal secrétaire du lord-lieutenant de cette île, quand en 1761 ce gouvernement fut donné à lord Halifax.

Hamilton avait débuté avec beaucoup d’éclat à la chambre des communes. On raconte que son premier discours parut si beau, qu’il désespéra de l’égaler et ne parla plus. Aussi l’appelait-on Hamilton au seul discours, singlespeech. La vérité est qu’il parla rarement, parce qu’il apprenait par cœur des discours écrits, et qu’ayant quitté la chambre des communes pour l’Irlande, il sembla renoncer, en Angleterre du moins, aux succès parlementaires. L’union n’était pas alors établie par la loi entre les deux îles. Le principal secrétaire accompagnait le lord-lieutenant, dont il était comme le ministre dans le parlement de Dublin. Burke partit avec Hamilton sur le pied mal défini de secrétaire, de conseil et d’ami. Dans cette position ambiguë, un collaborateur de cette vigueur d’esprit dut prendre une grande part au gouvernement de son pays ; mais cette part est restée secrète. On sait seulement que ses services lui valurent la troisième année une pension de trois cents livres sterling sur le fonds de l’établissement de l’Irlande, souvent grevé de dons plus abusifs. A ce prix, Hamilton crut apparemment acheter un dévouement absolu et s’acquérir envers un subordonné le droit de disposer à la fois de ses opinions, de son jugement, de son travail et de son temps; mais Burke ne pouvait renoncer au droit de penser et de dire sa pensée. Il n’approuvait pas toute l’administration de lord Halifax ; son indépendance se heurtait souvent à l’orgueil de Hamilton; il brisa le joug, et rendit, avec une dignité un peu hautaine, un bienfait que le bienfaiteur ne dédaigna pas de reprendre pour son compte, sous le nom d’un de ses agens. Tous les liens furent rompus, et Burke revint à Londres avec de nouveaux titres à l’estime et à l’intérêt de ses amis.

Il avait mis, pour ainsi dire, le pied dans la politique. Le mouvement était donné, et ne devait plus s’arrêter qu’avec sa vie. Ses relations et ses études n’eurent plus qu’un objet. Histoire constitutionnelle, précédens parlementaires, faits économiques, il voulait tout connaître. Assidu à suivre les travaux de la chambre des communes, il se formait à la parole dans une société de discussion (debating society) connue sous le nom de Société de Robin-Hood. En même temps, il ne négligeait pas le Club littéraire, institution dont il fut un des fondateurs avec Reynolds et Johnson.

Malgré sa liaison avec le célèbre docteur, il n’était nullement de son école en politique. À cette époque, le court passage de lord Bute au pouvoir, la rude manière de gouverner de George Grenville avaient soulevé l’opinion contre le favoritisme de cour et l’arbitraire ministériel. Diverses questions constitutionnelles, comme les droits des colonies en matière d’impôt, comme la légalité des mandats généraux d’arrestation qui intéressait la liberté individuelle, comme la destitution des membres militaires du parlement pour un vote indépendant sur cette question même, avaient vivement agité la tribune et la presse. Un mouvement d’opinion chaque jour plus prononcé laissait chaque jour le pouvoir plus isolé et plus affaibli. L’esprit ardent et généreux de Burke ne pouvait que suivre ce mouvement, ou plutôt il le devançait. On a dit qu’il n’avait été whig que par accident; cela est vrai, si l’on veut dire qu’il ne pouvait l’être que dans un temps où le débat n’était pas ouvert entre l’esprit de conservation et l’esprit de révolution, mais entre une cour justement soupçonnée de prétentions usurpatrices et un parti populaire jaloux de sauver ou de revendiquer les principes de la constitution établie ; le torisme était alors à peu près le synonyme d’absolutisme; c’est lui qui menaçait les institutions; être whig, c’était les défendre. En aucun temps, Burke n’a eu ni les goûts, ni les mœurs, ni les principes d’un courtisan. En aucun temps non plus, malgré l’étendue de son esprit, il ne s’est beaucoup soucié de l’abus qu’on pouvait faire de ses idées; jamais il n’a embrassé une opinion à demi pour la soutenir faiblement. Ce fut donc sans hésitation ni scrupule, ce ne fut ni par intérêt ni par imitation, mais avec conviction, mais avec feu, qu’il se jeta dans le parti du pays, comme s’appelait alors l’opposition. Il ne crut pas un moment faire ainsi preuve d’infidélité ou d’indifférence à la cause de la monarchie ni de l’ordre, qui ne lui semblait nullement en question. Ce sont là des craintes d’un autre temps, et c’était dès lors l’heureux privilège de l’Angleterre qu’on pouvait y combattre pour la liberté sans avoir les allures d’un tribun ni les passions d’un novateur.

En 1765, sans que la majorité eût changé dans le parlement, le ministère changea. Il se sentait miné à la cour et dans le public. Cette retraite honora Grenville sans le rendre populaire ; mais ses adversaires prirent sa succession, et lorsque le marquis de Rockingham eut formé son ministère, M. Fitzherbert lui présenta Burke, qu’il choisit pour son secrétaire particulier.

Il suffit de s’approcher du pouvoir pour rencontrer la délation. Presque aussitôt on dénonça (il paraît que ce fut le duc de Newcastle), on dénonça au premier ministre Burke comme un jacobite et un papiste déguisé. Il donna à l’instant sa démission ; mais Rockingham était un homme juste et bienveillant, capable de reconnaître la loyauté; il voulut garder Burke, qui devait être un si fidèle ami. Bientôt même le nouveau secrétaire entra dans la politique pour son propre compte. Par un arrangement avec lord Verney, qui fut nommé membre du conseil privé, il siégea au parlement pour le bourg de Wendover, Buckinghamshire. De ce jour, sa destinée fut accomplie. L’homme de lettres, dont la conversation était déjà éloquente, paraissait sur le théâtre où le talent n’a d’égal que le talent, là où il ne devait relever que de lui-même. Burke est du petit nombre de ceux qui, n’étant rien, sont arrivés à tout, car c’est être tout que se faire écouter d’un peuple libre. « Burke a la grandeur naturelle, disait Johnson; il lui faut la grandeur civile. »

La question pour laquelle avait été formé le cabinet était, pour employer les désignations abréviatives de la langue parlementaire, la question américaine. Elle fut l’occasion du premier discours de Burke (janvier 1766 ; il n’en reste pas de traces, ni d’aucun de ceux qu’il prononça jusqu’en novembre 1767; mais son début fut très brillant; Pitt lui adressa un de ces éloges que l’on regardait comme des passeports pour la renommée. Lord Charlemont, son ami, Richard Burke, son frère, William, son cousin, qui venait d’être élu et qui était sous-secrétaire d’état sous Conway, virent leurs plus présomptueuses espérances dépassées. « Probablement aucun homme avant lui, écrivait Johnson, ne s’était, à son premier coup d’essai, fait autant de réputation. » Il prit une part active à tous les débats. On sait que l’abolition de l’impôt du timbre aux colonies et l’interdiction de tout mandat d’arrêt conçu en termes généraux furent les deux mesures capitales qui signalèrent la session et caractérisèrent le ministère. Mais ce ministère était sans force, et presque aussitôt que les chambres furent dispersées, il disparut (huillet 1766). On doit louer en lui le désintéressement, cette honnêteté de libéralisme que les gens du monde trouvent puritaine, un des mérites assurément qu’il est le plus difficile de soutenir; car, dédaigné des prétendus habiles, il est détesté des prétendus honnêtes. La pruderie politique, comme on l’appelle, a besoin, pour se faire accepter, de se couvrir de l’éclat du talent, de s’armer de la puissance du caractère. À ces deux conditions le ministère Rockingham était loin de pleinement satisfaire. L’opinion lui tenait trop peu compte de sa probité pour lui passer la modestie et l’indécision. Il avait contre lui les hautes ambitions et les sordides intérêts, ceux qui concevaient dans le pouvoir plus de grandeur, et ceux qui ne l’appuyaient qu’à la condition de ses abus. Il tomba, et le tableau de ses principaux actes, tous marqués du sceau de l’équité et de la modération, devait, pourvu qu’on distinguât ses œuvres de sa manière, devenir sa meilleure apologie. Burke l’écrivit en deux pages, qui furent remarquées, sous ce titre : a Compte sommaire de la dernière administration. »

Pitt ou plutôt lord Chatham avait cependant formé ce cabinet incohérent, dont la politique, obscure dès sa formation, est encore un problème pour l’histoire. Burke eut à refuser plus d’un emploi; mais il jugea le ministère dès le premier jour avec une parfaite sagacité. Elle se montre dans sa correspondance avec lord Rockingham, que dans aucun cas l’honneur ni l’amitié ne lui permettaient d’abandonner. Jamais, au reste, il ne goûta la personne ni le talent de lord Chatham. L’inégalité impérieuse, la confiance hautaine, les variations que l’imagination, le tempérament et l’intérêt imprimaient à la conduite de ce singulier homme d’état, une supériorité qui se manifestait plutôt par des inspirations soudaines et des coups de génie que par des conceptions méditées avec profondeur, poursuivies avec méthode, accomplies avec persévérance, devaient effaroucher ou intimider l’esprit vif mais réfléchi, étendu mais sévère, régulier dans sa verve, opiniâtre avec enthousiasme, d’un homme de lettres scrupuleux et irritable, simple dans sa vie, consciencieux dans ses études, et qui n’agissait ni ne parlait que laborieusement préparé. Décidé à n’entrer point dans l’administration, Burke quitta même à dessein l’Angleterre. A son retour d’Irlande, il s’occupa de régler, suivant ses goûts, sa vie future. Il avait perdu son père et son frère aîné, et, joignant à leur héritage ce qu’il dut à la générosité du marquis de Rockingham, il acheta dans le Buckinghamshire le domaine de Gregories, près de Beaconsfield. Ce bien devint pour lui un séjour de prédilection. Il y fit des travaux utiles et des travaux d’agrément. Il se prit de goût pour l’agriculture, et l’on assure qu’il y devint habile; mais il ne devint jamais riche, et, quoi qu’en dise son biographe Prior, il parait avoir eu bien souvent à lutter contre de sérieux embarras de fortune.

Le général Conway était resté dans le nouveau ministère; Burke devint donc le leader ou le guide dans le parlement du parti de l’ancien cabinet. Pitt était retiré dans la chambre des lords, et Charles Fox n’était pas encore dans celle des communes; Burke s’en trouva le premier talent. Son opposition fut vive et brillante. Le ministère, que ne gouvernait pas son chef apparent, le duc de Grafton, cherchait des alliances, et Conway, qui voulait n’être resté au pouvoir que pour rapprocher les partis, essaya une conciliation que Burke, dans ses lettres, loue Rockingham d’avoir refusée (1er avril 1767). L’abandon que fit alors Conway des fonctions de secrétaire d’état, la séquestration étroite à laquelle Chatham malade se condamnait, la mort soudaine du chancelier de l’échiquier, Charles Townshend, vinrent ajouter à la nécessité d’une recomposition ministérielle. Lord North succéda à Townshend, et l’accession des amis du duc de Bedford, ancien collègue de Grenville, acheva d’altérer le caractère plus franchement libéral que le nom et la présence de Chatham auraient dû conserver à cette administration. Burke se prévalait de tous ces avantages, et contre un cabinet flottant et faible, il fit d’énergiques appels à l’opinion publique, qui commença à reconnaître sa voix.

Pas plus que l’orateur, l’écrivain ne manqua à sa cause. George Grenville avait publié ou fait publier une défense du ministère de lord Bute et du sien. George Grenville était ce qu’on appelle dans le monde politique un homme d’affaires. Il en avait toutes les qualités, excepté celles qui d’un homme d’affaires feraient un homme d’état. Exact, laborieux, passionné pour le bien public, indifférent aux plaisirs du monde et aux jouissances de l’esprit, il ne se plaisait que dans le maniement et la discussion des intérêts positifs du gouvernement. Les yeux constamment fixés sur la balance de-fin d’année, il était consterné et scandalisé toutes les fois que l’équilibre du doit et de l’avoir était sacrifié à la politique. Persuadé que lui seul comprenait le danger et pouvait le conjurer, il soutenait audacieusement que tout était perdu. A lire le pamphlet qu’il avait écrit ou signé, la guerre de sept ans était la ruine de l’Angleterre. Par un éclat trompeur, elle avait fasciné l’Europe et humilié la France, qui ne savait pas combien elle avait au fond gagné à ses défaites. On n’avait pu trop se hâter de conclure la paix, et le ministère de lord Bute, en se pressant de la signer, s’était dévoué pour arrêter le pays sur le, penchant de sa perte. Une dette écrasante, un commerce en déclin, des colonies en souffrance, des finances en désordre, tels sont les maux que par des mesures énergiques le cabinet Grenville commençait à réparer, et, après que le cabinet Rockingham les avait ramenés, augmentés, ils s’accroissaient encore sous ses successeurs. L’état était en péril, si l’on n’appelait pas ceux qui, seuls ayant prévu le mal, seuls le pouvaient guérir.

Burke entreprit une réfutation complète. Contre un antagoniste fort par les faits et les chiffres, il ne s’en tint pas à des considérations générales; il le suivit sur souterrain, et, discutant les questions techniques avec une clarté supérieure, il détruisit pièce à pièce tout l’échafaudage d’une spécieuse argumentation. Un écrit de ce genre ne saurait être analysé, et l’on admettra aisément, je pense, que l’auteur réussit à montrer qu’une guerre qui donne à un grand pays de la gloire et des conquêtes ne le ruine pas, quoi qu’elle lui coûte, et qu’inévitablement la paix après la victoire amène la richesse et la prospérité. Si le présent a ses dangers, tels que la crise du commerce et des colonies, ces dangers sont dus aux mesures irréfléchies et rudes auxquelles Grenville a attaché son nom. Or, loin de les désavouer, il ne propose que de les renouveler en les aggravant encore. La pire de toutes avait été l’établissement du droit de timbre. Jusque-là, le parlement d’Angleterre, sans douter de son droit de taxer les colonies, avait toujours douté qu’il fût sage d’en user pour accroître le revenu public. Les colonies, sans contester un droit dont elles ne ressentaient pas l’atteinte, jouissaient en paix de leurs institutions propres, qui pour leurs affaires intérieures leur assuraient tous les droits d’un peuple libre. Aucun débat inutile ne s’élevait sur les limites des deux prérogatives, « sur des questions qui sont plus du ressort de la métaphysique que de la politique, et qui ne peuvent jamais être remuées sans ébranler les fondemens des meilleurs gouvernemens qu’ait pu instituer la sagesse humaine. » C’est en rompant ce compromis, cette conciliation suffisante et toute pratique, qu’on a comme à plaisir allumé les passions d’un peuple sensible et fier. En trouvant la querelle ouverte entre la métropole et les colonies, le cabinet Rockingham n’avait pour la calmer qu’une conduite à tenir : abandonner l’exercice malencontreux du droit de taxer, sans abandonner le droit lui-même. Il était fâcheux sans doute de paraître céder; il l’était davantage, en persistant dans une faute, de perdre et le commerce et les colonies. Dans cette alternative, deux actes avaient été rendus, l’un qui déclarait la prérogative de la métropole, l’autre qui révoquait l’acte du timbre. Ces mesures, comme toutes celles du ministère, ne tendaient qu’à réparer le mal par un retour aux principes de conduite que l’administration précédente avait abandonnés. Le premier et le plus moral de tous ces principes, c’est que les hommes et les partis soient fidèles à eux-mêmes, c’est que, sous le prétexte de faire les affaires avant tout, on ne brise pas tous les liens de l’honneur politique.

Quoique cet ouvrage de Burke soit excellent et qu’il puisse même se lire avec intérêt, si l’on veut bien connaître les affaires anglaises à cette époque, on devra chercher encore ailleurs la plus haute mesure du talent de l’écrivain. Les Pensées sur les Causes des mécontentemens actuels, qu’il publia en 1770, sont à nos yeux le premier de ses écrits qui l’ait classé à son véritable rang. Le cabinet était changé; lord North était premier ministre; la haine publique, ne poursuivait spécialement aucun de ses collègues. Les atteintes portées du temps de Wilkes à la liberté des citoyens avaient vieilli. Lord Bute était sorti du pouvoir depuis sept ans. L’aveuglement obstiné qui devait conduire le roi et son conseil à la perte des colonies américaines n’inquiétait pas l’opinion et flattait même l’orgueil national. Cependant l’Angleterre était mécontente. Une vague inquiétude s’élevait sur la vertu même de ses institutions : répondaient-elles bien à la confiance qu’elles inspiraient? n’avaient-elles pas souffert de l’action du temps, des atteintes de la corruption? quelque révolution ne les menaçait-elle pas, qu’elle vînt d’un complot de la cour ou d’une explosion populaire? Il régnait dans les esprits beaucoup de défiance, d’irritation, d’anxiété, de découragement. La division des partis, et surtout de leurs chefs, semblait rendre impossible à l’opposition le succès, au pouvoir le gouvernement. Ce moment de l’histoire parlementaire mérite d’être étudié. Voici comment on pourrait, d’après Burke, rendre raison de la situation.

Tout le monde en effet était mécontent. Le gouvernement accusait les partis, le public s’en prenait au pouvoir; cependant le pays était riche et prospère. On ne saurait prétendre qu’en de tels conflits d’opinion jamais la nation n’ait tort; mais la présomption est en sa faveur. La nation n’est pas intéressée, par système ou par amour-propre, à persister dans une erreur; elle ne peut avoir de mauvaise intention; son intérêt est le bien public; elle se plaint parce qu’elle souffre. Toutefois, si elle se plaignait en 1770, ce n’est pas que ses griefs fussent les mêmes que ceux qui l’avaient irritée dans le siècle précédent, et les défenseurs du pouvoir prenaient ou donnaient le change, lorsqu’ils s’évertuaient à prouver qu’il n’y avait rien à craindre de ce qu’on avait justement craint sous les Stuarts. Les temps étaient changés, et avec les temps les abus et les dangers. Si l’on avait dû, au XVIIe siècle, s’alarmer pour les droits et l’existence du parlement, aujourd’hui le parlement n’était plus menacé, au moins de la même manière; mais il ne s’ensuivait pas que la prérogative de la couronne ne fût pas à redouter, et n’eût point puisé dans des circonstances nouvelles une nouvelle manière d’altérer la constitution. La royauté, placée par la révolution dans l’impuissance de reprendre les vieilles luttes, avait été forcée d’entrer en partage d’influence, en communauté d’action avec les hommes ou les familles qui avaient vu en 1688 triompher leurs principes et leur cause. Le parti whig était devenu le parti gouvernemental et presque le gouvernement. Pendant plus d’un demi-siècle la couronne était demeurée, sauf de courts intervalles, liée étroitement et comme solidaire avec les auteurs ou les représentans de la révolution. Sous Walpole, la cour et le ministère ne faisaient qu’un. Les Pelham avaient fini par en arriver au même point. Le roi George II s’était de bonne grâce, ou plutôt avec conviction, soumis à l’association; on peut dire qu’il était le roi des whigs. Cependant il naquit bientôt une secte de courtisans qui appelèrent cette association politique un assujettissement. Ou commença à dire que la royauté était subjuguée par une aristocratie. Les tories, d’anciens tories, ne manquèrent pas de répéter le reproche, attestant ainsi leur vieille aversion pour la dynastie comme jacobites, leur zèle pour la royauté comme cavaliers, dénonçant l’une comme faible, plaignant l’autre comme opprimée. Jusque dans le parti populaire il s’était rencontré des mécontens qui, par tactique ou par haine, avaient tenu un langage analogue. Il n’est pas sans exemple, même en Angleterre, que la minorité essaie de grandir le pouvoir exécutif contre la majorité, et une opposition, pour si peu qu’elle soit démocratique, n’est pas incapable de chercher contre le parti qui gouverne l’alliance de l’absolutisme. Cela s’est vu plus d’une fois depuis l’époque où Burke écrivait, même aujourd’hui le haut torisme ne s’interdit pas de spéculer sur cette faiblesse des partis populaires, et le brillant et insidieux écrivain qui en est devenu dans ce moment le plus véhément orateur a plus d’une fois accusé le gouvernement anglais de n’être qu’une copie de l’aristocratie vénitienne, espérant convier par là la démocratie à se jeter dans les bras de la monarchie administrative. Puisse ce conseil de Sinon n’être jamais écouté !

Au vrai, les cours seules sont le sol naturel de cette dangereuse politique, et sous le règne du second roi de la maison d’Hanovre, c’est dans la petite cour de la princesse de Galles que se forma une coterie qui ne rêvait pas moins que de pervertir la constitution britannique. Tant que le prince avait vécu, il avait intrigué et souvent avec l’opposition. Sa veuve continua religieusement de faire de Carlton House un monde à part et l’asile des disgraciés de la fortune parlementaire. Lord Bute, qui à tous les titres régnait dans ce palais, était d’une race écossaise, et comme tel il avait au moins conservé l’ancien loyalisme de sa race. Il ne connaissait, et même n’ambitionnait que l’influence attachée par la faveur occulte à un dévouement et à une habileté plus domestique que politique. C’est au point que lorsque l’avènement de George III le fit chef du ministère, il s’y trouva bientôt mal à l’aise et renonça sans nécessité et presque sans prétexte au gouvernement. Mais la politique qu’il semblait personnifier, et qui continua à rendre son nom odieux, persista après lui et domina en son absence. Elevé dans ces idées, le médiocre et obstiné George III se fit toujours un devoir (car les bigots appellent devoirs leurs passions) de mettre, comme on disait alors, la royauté hors de page. S’il n’eût pas échangé sa stupidité contre la folie, son règne aurait pu devenir funeste à la constitution et se terminer dans une crise révolutionnaire. Dès les premiers temps, il donna les mains à tous les efforts pour séparer la cour et le ministère. Tandis que constitutionnellement c’est le roi qui possède le pouvoir et les ministres qui l’exercent, les nouveaux Strafford renversèrent les rôles. Il fut entendu que sous le nom d’influence, il fallait assurer au roi et à sa coterie permanente une force en dehors de son gouvernement avoué, force qui paralysât l’autorité de ses ministres, c’est-à-dire son pouvoir officiel, lors même qu’elle ne parviendrait pas à le soumettre et à fabriquer un cabinet de courtisans. Pour atteindre ce but, il fallait le concours ou la tolérance du parlement. Le premier soin fut de dissoudre ces associations puissantes qui y avaient exercé une si grande autorité, d’entretenir ou de susciter la division dans l’ancien parti du gouvernement, de faire même appel à l’indépendance jalouse ou à l’envieuse versatilité, pour briser le joug de ces guides dont le talent impérieux pèse toujours un peu à ceux qu’ils conduisent. On s’efforça de persuader, soit par la critique toujours facile des partis et de leurs chefs, soit par la puissance corruptrice des faveurs innombrables dont la liste civile disposait en maîtresse, aux gens intéressés ou faibles, qu’il y avait plus de sûreté à s’attacher à la royauté qui dure qu’aux ministères qui changent; on tendit enfin à former un parti de la cour qui fût l’appoint nécessaire et bientôt peut-être le corps de bataille de la majorité gouvernementale. Cette intrigue avait, dès 1761, forcé à la retraite Pitt au milieu de ses triomphes. Par elle, le duc de Newcastle, suspect à raison non de son caractère, mais de la force de sa clientèle, avait été bientôt sacrifié à la vieille rancune des hôtes de Carlton House contre les Pelham. George Grenville, choisi parce qu’il ne pouvait arriver seul au pouvoir sans rompre tous ses liens de famille, n’avait pu se maintenir malgré sa manière presque absolue de gouverner, quand on vit que, plus jaloux de servir que de plaire, il préférait l’état à la cour, et voulait dominer dans le cabinet comme dans le parlement. Abandonnés par la couronne, les deux ministères suivans n’avaient pu se soutenir, ou du moins l’administration du duc de Grafton n’avait été qu’une suite inconsistante de remaniemens, et une déviation graduelle de l’esprit apparent et primitif de son institution. Toutes ces circonstances qui n’étaient point uniquement créées de mains de courtisans, et auxquelles contribuèrent inconsidérément, par leurs rivalités, leurs exigences et leurs variations, les premiers hommes des deux chambres, étaient de nature à seconder la propagation des nouvelles doctrines inconstitutionnelles, à discréditer les principes mêmes qui sont comme le droit des gens de la guerre parlementaire. Ainsi l’exclusion avait été successivement donnée à tous les hommes grands par la situation, le talent et la renommée, et un ministère était venu au monde qui, sans être formé de purs favoris, ne pouvait se passer de la faveur royale, qui, sans renfermer aucun des maîtres de la tribune, était assez rompu aux affaires et aux débats pour suffire aux besoins de chaque jour; un ministère qu’il eût été impossible de classer dans aucun parti, quoiqu’il ne fût l’adversaire déclaré d’aucun, prêt à les combattre tous au nom de la prérogative qui faisait sa force et son appui; un ministère enfin qui, par nécessité au moins autant que par conviction, devait s’appuyer sur la cour et convenir au goût du roi, grâce à la modestie de ses talens, à la petitesse de ses vues et à la fermeté de son attitude. On peut supposer, en effet, que George III n’eut jamais de ministre qui fût plus selon son cœur que lord North. Lorsque, beaucoup plus tard, le grand torisme conservateur eut été créé, comme une arme de défense forgée au feu de la révolution française, il put trouver que si la monarchie n’en souffrait pas, le monarque, rengagé dans les liens d’un parti, y perdait en indépendance propre et en influence personnelle. Aussi, tant qu’il fut capable de penser et de vouloir, accepta-t-il M. Pitt comme un sauveur, et jamais comme un favori.

Mais, à l’époque où Burke écrivait, cet avenir était au-delà de toute humaine prévoyance. Il ne savait qu’une chose, c’est qu’en dehors de tous les ministères il existait une cabale qui doublait en quelque sorte le cabinet. Il y avait, outre le parti du gouvernement, un parti des hommes du roi, des amis du roi, dissolvant ou négation de tous les partis, coterie d’intrigans et de docteurs, professant en principe que le choix des ministres était libre, que les ministres étaient d’autant plus au roi qu’ils avaient moins d’amis, et qu’enfin les chambres leur devaient aide et confiance par cela seul qu’ils étaient les ministres du roi. Ce système, sans violer la lettre de la constitution, pouvait la vicier dans son essence. « Cette infusion du favoritisme agissait dans le gouvernement comme un poison, dans le public comme un ferment. » De là tout le mal de la situation, de là le discrédit du pouvoir et le soulèvement de l’opinion. Il y avait urgence de raffermir sur ses véritables bases la constitution ébranlée.

La royauté pouvait la menacer par la corruption comme par l’usurpation. Le parlement pouvait se dénaturer en se subordonnant. Si la révolution l’avait associé au gouvernement, ce n’était pas pour qu’il cessât d’être un pouvoir de contrôle. C’est à mieux régler l’emploi des ressources abandonnées à la couronne, c’est à relever, à ranimer dans le parlement le sentiment de sa responsabilité que Burke concluait, après avoir admirablement décrit la situation que nous venons d’esquisser. Il espérait peu des réformes dont on parlait alors. Abréger la durée des parlemens lui paraissait un moyen certain, en multipliant des réélections ruineuses, de donner au pouvoir l’avantage sur les particuliers; car, entre eux et lui, la partie serait de moins en moins égale. Augmenter le nombre des places incompatibles avec les fonctions parlementaires, c’était écarter des influences avouables, sans détruire les pratiques occultes et les marchés clandestins par lesquels on achète ceux qu’on n’oserait récompenser. Ce qu’il réclame, c’est « l’interposition du peuple; le remède aux maux du parlement n’est pas dans le parlement même. » Que le peuple veille et agisse sur ses représentans, et pour cela qu’il les connaisse; que, dans toutes les questions importantes, la liste exacte des votans soit mise sous les yeux de tous. Burke se fie à cette publicité pour perdre à la fois et ceux qui trahissent leur parti, et ceux qui soutiennent tous les pouvoirs. Ainsi il espère rétablir la fidélité politique. Il faut voir avec quelle force de raison, avec quelle profonde connaissance des conditions d’un état libre, il explique, il justifie l’existence des partis, et montre que, sans les liens qui les unissent, les citoyens désarmés laissent périr entre leurs mains la liberté publique. Point de parti de l’opposition, point d’obstacle à l’arbitraire. Un pouvoir sans parti est faible, s’il n’est tyrannique. Cette formule dès lors inventée : « Non les hommes, mais les mesures, » est pour Burke une profession, d’indifférence politique; elle affranchit les individus de tout engagement; elle rabaisse au même niveau tous les talens et tous les caractères; elle pousse à l’anarchie, si elle ne mène au despotisme.

Telle est en gros l’idée de ce pamphlet, un des chefs-d’œuvre de la littérature politique. Je ne sais si l’on a fait aussi bien; on n’a pas fait mieux. Encore aujourd’hui, cet ouvrage de circonstance est cité comme un ouvrage de principes. C’est un livre classique; c’est, a-t-on dit, le Credo des whigs de l’Angleterre. Il faut le lire, si l’on veut comprendre le fond du gouvernement représentatif, curiosité innocente! On y trouvera toute la solidité et tout le piquant, toute l’élévation et toute la vivacité que ce genre d’écrit peut réunir, tout ce que la méditation de l’histoire et l’expérience des affaires peuvent enseigner sur un sujet donné à un esprit fécond et pénétrant, tout le vrai et rien que le vrai. Burke ne s’était pas encore élevé aussi haut; il a déjà toutes ses qualités, et ne laisse encore apercevoir aucun de ses défauts. Les premières ont pu grandir, mais alors les seconds ont paru. Comme il est un des hommes qui ont le mieux prouvé que l’imagination est une des facultés qui vieillissent le moins, qu’elle peut, au contraire, devenir avec l’âge et plus vive et plus riche, il a pu faire depuis des choses plus brillantes, mais non de meilleures choses; il a écrit avec encore plus de mouvement, avec encore plus d’éclat, mais il s’est quelquefois ébloui, quelquefois emporté; son talent n’a été parfait qu’une fois.

Johnson lui-même répondit indirectement à Burke. C’est alors du moins qu’il publia la Fausse Alarme, écrit mesquin d’un tory lettré, qui vous enseigne que la liberté n’a pas de meilleure garantie qu’un bon roi. Cela est digne de sa réponse à Junius, dont les lettres paraissaient alors et produisaient une vive sensation, encore accrue par le mystère de leur origine. Ce moment est cité comme celui où la presse politique a pris son rang. Burke et Junius ont doté leur pays d’une branche de littérature nouvelle. Jamais avant eux le talent ne s’était immortalisé par un pamphlet. Leurs deux noms se rapprochent si naturellement, qu’on a même essayé de n’en faire qu’un, et dès le temps où il parut, le succès de l’écrit de Burke fut tel qu’il donna crédit au bruit déjà répandu, qu’il pouvait bien être le terrible et impénétrable anonyme. Quoique, à mon avis, la supposition ne soit pas soutenable, elle fit fortune alors et depuis, et sir Philip Francis lui-même renvoyait quelquefois à Burke l’honneur qu’il refusait d’accepter.

Burke et Junius ont tous les deux un rare talent, mais chacun un talent bien différent. Celui de Junius est dur et orné, travaillé dans sa violence, et la passion qui l’échauffe ne dissimule pas l’art qui le guide. Il mêle la logique et l’invective; il aiguise ses mots et concentre une idée dans chaque phrase, mais répète l’idée en variant la phrase, car il a plus d’invention dans le style que dans la pensée. Quand il raisonne, il se serre davantage, il devient sec et nerveux; mais sa dialectique est plus forte que sa raison n’est puissante. Il est élevé, mais étroit, et l’on ne sent pas en lui un de ces riches esprits qui se prodiguent et ne s’épuisent pas. Burke assurément ne manque ai de vivacité ni de chaleur, et, quoique de fortes convictions l’animent, il se souvient en écrivant des secrets du métier. Telle est cependant son abondance naturelle, que ses écrits ressemblent à l’improvisation d’un homme qui a beaucoup pensé : ses idées se pressent et le débordent; il a peine à choisir dans le nombre, et il lui faut quelque effort pour leur donner de l’ordre et de la clarté. L’éclat même du style lui vient tout naturellement. Il est brillant, il est coloré, non parce qu’il s’efforce de l’être, mais parce que son imagination l’est pour lui. Il expose plutôt qu’il ne discute, et il a plus à cœur d’entraîner ses lecteurs que de désoler ses adversaires. Sans leur épargner les traits piquans et dédaigneux, il s’abstient en général de l’insulte, fuit les noms propres, et son indignation n’est pas de la rage. À ce temps surtout de la force de l’âge et de la maturité du talent, il conserve jusque dans le feu de la polémique cette sérénité d’âme qui laisse à l’esprit toute sa grandeur. Se convictions peuvent lui donner de la colère, mais la colère ne lui a pas donné ses convictions, et son regard s’étend bien au-delà des intérêts d’un moment, bien au-dessus de la foule qui l’environne. Même en écrivant sur les circonstances, il tend à la vérité durable. Aussi, tandis que les lettres de Junius ne seront un jour qu’une curiosité littéraire et anecdotique, et ne devront être étudiées que comme des invectives bien faites, les Pensées sur les Causes des mécontentemens actuels continueront de mériter l’attention des hommes d’état des pays libres, et resteront un des monumens de l’histoire du gouvernement britannique.

Pour identifier d’ailleurs Burke et Junius, il faudrait braver des invraisemblances qui deviennent de solides objections. Et d’abord le caractère moral de Burke proteste. Il était franc et loyal; il attaquait les doctrines et les hommes à visage découvert. Ses haines, qui ne connaissaient pas les déguisemens, ne descendaient pas à la calomnie; elles se fondaient, même les plus injustes, sur des motifs généraux et élevés, et ne l’auraient jamais abaissé aux indignes détours d’une noire vengeance ou d’une venimeuse envie. C’est dire qu’il n’eût pas écrit les lettres de Junius. Enfin, si la colère ou l’esprit de parti avaient pu jamais l’emporter jusque là, au moins n’aurait-il commis de pareils excès de plume que pour soutenir ses opinions et ses affections les plus chères, et que Junius ne partageait pas. Dédaigneux pour l’administration du marquis de Rockingham, Junius n’a d’égards, il n’a d’admiration que pour George Grenville, et son homme d’état de prédilection est celui même que Burke venait de traiter en adversaire déclaré. Sur la question des colonies, Junius suit le préjugé métropolitain, et Burke le brave. Des premiers, il a professé à l’égard de l’Amérique le système des concessions libérales, et il en a fait le thème habituel de ses discours et le trait saillant de sa politique. Et l’on voudrait qu’il eût trahi ses amitiés et ses opinions pour mieux cacher une œuvre de perfidie et se donner les émotions d’un libelliste éloquent !

Cependant il faut convenir que ce soupçon, qui nous semble injurieux, fut accrédité par l’admiration même qu’il inspirait. Il eut souvent à s’en défendre, et, chose singulière, il n’en est pas fort énergiquement défendu par M. Prior, qui est pourtant un biographe bien dévoué. M. Prior admet que si Burke n’a pas écrit les fameuses lettres, il doit en avoir assisté l’auteur. Il donne en preuves des analogies sans importance; mais il cite un fait qui en aurait davantage : c’est que Burke aurait dit à Reynolds qu’il savait le grand secret, en le priant de ne le point presser là-dessus. Il ajoute que Reynolds et Malone croyaient qu’on faisait faire un premier canevas par un certain Dyer, un ami de Chamier, mort en 1772, l’année où Junius a cessé d’écrire. Ce premier jet était soumis à Burke, qui retouchait l’œuvre et lui donnait ainsi cette forme étudiée, si différente de son style ordinaire. On prétend qu’à la mort de Dyer, William Burke, un cousin d’Edmund, entra dans sa chambre et y détruisit beaucoup de papiers. Enfin on ne manque pas de remarquer que l’éditeur des lettres de Junius reçut, par une voie secrète et avec un billet qui lui parut de sa main, quoique signé d’initiales différentes, le texte d’un discours de Burke, prononcé le 24 novembre 1767, dans un temps où la chambre des communes n’admettait pas de journalistes dans la galerie. Ce discours, d’un ton très vif, fut publié dans le Public Advertiser, et il a été placé, avec le billet d’envoi, par le fils de l’imprimeur de Junius, dans le recueil authentique de ses lettres.

Mais on ne dit pas sur quelle autorité on répète l’anecdote de Reynolds. Où est la preuve que Burke ait lui-même noté son discours, ou que, l’ayant rédigé, il l’ait transmis au journal, et non pas donné à des amis, à des écrivains de l’opposition, pour le répandre et le faire publier au besoin? Malone, que l’on cite, a écrit pour prouver que Junius était Gerrard Hamilton. Si ce Dyer dont on parle était l’ami de Chamier, il a indignement outragé son ami en se couvrant du redoutable pseudonyme. Puis, s’il est incontestable que Burke eut soupçonné dès l’origine, si, comme on le dit, c’était l’avis de lord Mansfield et de Blackstone, un des premiers adversaires de Junius, sir William Draper, qui partageait ses soupçons entre lord George Sackville et Burke, interrogea formellement ce dernier et obtint pour réponse une dénégation catégorique, dont il se déclara satisfait. Johnson a raconté que Burke non provoqué lui avait spontanément tenu le même langage. Enfin, répondant à un des Townshend, qu’on avait aussi soupçonné, Burke lui écrivait dans une lettre du 24 novembre 1771, qui a été conservée : «Je vous donne maintenant ma parole d’honneur que je ne suis pas l’auteur de Junius et que je ne connais pas l’auteur de ce papier. » En voilà plus qu’il ne faut pour prouver qu’il n’a point écrit des lettres où ne se reconnaissent ni ses opinions, ni son caractère, ni ses passions, ni ses intérêts, ni son style.

C’est dans la chambre des communes que nous devons chercher Burke, ai nous voulons le retrouver. Pour tracer l’histoire parlementaire d’un chef d’opposition, il faudrait raconter toute celle de son pays, et, passant avec les assemblées d’un débat à un autre, traiter successivement les questions dans l’ordre où elles se produisent, les abandonner quand elles font place à d’autres, y revenir quand elles reparaissent, multiplier les détails et les redites, porter dans le récit toute la confusion des affaires humaines. On sait quelle multitude de griefs et quelle variété de débats éleva l’opposition à cette époque. Burke la suivit ou la guida dans presque toutes les voies qu’elle s’ouvrit. Presque aucun discours de la couronne ne passa sans qu’il en fît la libre et sévère critique. Toutes les mesures pour garantir la pureté des élections eurent son appui. Comme pour attester qu’il n’était pas Junius lui-même, il défendit Junius et avec lui la liberté de la presse, en s’efforçant de faire régler les accusations d’office pour libelle, et d’assurer au jury, dans ces sortes de procès, la juste latitude de sa compétence. C’est dans un de ces derniers débats qu’il rencontra sur son chemin un jeune homme qui venait à dix-neuf ans d’entrer au parlement, et qui cherchait encore la voie où il devait glorieusement marcher. Charles Fox était le fils de Henri, premier lord Holland. Elevé, pour ainsi dire, dans le giron du gouvernement, il ne se doutait pas qu’il deviendrait l’orateur populaire que chacun sait. En avril 1769, il avait débuté par soutenir une des énormités de la chambre des communes contre Wilkes. « Il a parlé, dit Horace Walpole, avec insolence, mais avec une infinie supériorité de talent.» Le sergent Glynn ayant proposé une enquête sur l’administration de la justice criminelle, accusée communément de violence et d’arbitraire dans les affaires politiques. Fox s’éleva vivement contre cet appel à l’opinion du dehors, quand la pensée de la majorité devait seule être regardée comme la pensée de la nation (6 décembre 1770). Burke traita cette doctrine avec un assez rude dédain, et rien alors ne semblait préjuger que ces deux hommes dussent bientôt s’unir dans la plus libérale des oppositions, puis se séparer un jour encore, mais en sens inverse, Burke pour se ranger sous le drapeau conservateur, Fox pour agiter la bannière des révolutions.

Pour le moment. Fox devint lord junior de l’amirauté dans l’administration de lord North. Il paraît cependant que des relations bienveillantes l’avaient déjà rapproché de Burke. Du moins celui-ci rappelait-il, au temps de leur grande rupture, que Fox avait été comme son élève, qu’on le lui avait amené à l’âge de quatorze ans, et qu’il avait formé sa jeunesse à la politique.

Mais il faut retracer avec de plus grands détails les débats mémorables où Burke porta au plus haut degré sa renommée d’orateur.

Le premier, qui occupa treize sessions, est le débat sur les affaires d’Amérique. Le second des discours de Burke conservés dans les recueils est celui qu’il prononça sur ce sujet dans la discussion de l’adresse de 1770, et peu après il proposa, dans la même question, la censure de la conduite du cabinet Les colonies anglaises étaient dans l’usage de faire suivre leurs affaires auprès de la métropole par des mandataires de leur choix. Quoique cette position, dont l’analogue existait en France il y a quelques années, m’ait toujours paru peu compatible avec l’indépendance du membre d’une assemblée représentative, Burke accepta en 1771 le titre d’agent de l’état de New-York, avec un traitement annuel de 1,000 livres sterling. Ces fonctions, qu’il ne garda qu’un temps, purent lui ôter de son autorité, mais servirent à lui donner, touchant les affaires d’outre-mer, des connaissances encore plus approfondies, « Cet homme est surprenant, disait en 1774 un ami de Franklin, il en sait plus sur l’Amérique que toute la chambre ensemble. » Franklin lui-même, pendant tout le temps qu’il resta à Londres comme délégué du Massachusets, eut de fréquentes entrevues avec Burke. On sait que l’habile docteur disait que dans tout le cours de sa mission il n’avait trompé le conseil privé qu’en lui disant la vérité; mais la vérité qui trompait les ministres éclairait Burke. Il voyait grossir l’orage, et dans la conversation de Franklin il puisait les moyens de le conjurer. C’est ainsi qu’il ne parlait que bien instruit. Une étude complète de son sujet, c’était sa manière de se préparer. Aussi la solidité est-elle un des mérites de ses discours. Quoique très étendus, il sont remplis; parfois ils ressemblent trop à des traités sur la matière, composés pour l’éducation de son auditoire. Ses qualités brillent éminemment dans son discours du 19 avril 1774 sur la taxation américaine, discours comparable aux plus beaux qu’il ait prononcés, le premier qu’il ait jugé digne de l’impression, et qui doit nous arrêter quelques instans.

On se rappelle que Grenville avait établi un droit de timbre aux colonies, et que Rockingham l’avait aboli. Le ministère de lord Chatham ou plutôt Charles Townshend, son chancelier de l’échiquier, fit adopter six taxes nouvelles, dont une sur le thé, et celle-ci resta seule, quand en 1769 le parlement eut révoqué les cinq autres. En 1774, M. Rose Fuller proposa de supprimer la sixième. Ce débat remettait en présence les deux systèmes, la résistance et la conciliation. Tous les cabinets étaient remis en scène, et Burke ne pouvait défendre Rockingham sans rencontrer devant lui Grenville et Townshend, dont une mort récente consacrait la mémoire, lord Chatham si redouté, et enfin Conway, qui avait été le collègue de Rockingham et de Townshend. On va voir comment il se tira de cette difficulté. La citation est longue, mais c’est un fragment d’histoire.


« Personne ne peut croire qu’à cette heure je songe à charger la vénérable mémoire d’un grand homme dont nous déplorons la perte en commun. Nos petits différends de parti ont été dès longtemps apaisés, et j’ai depuis lors marché plus avec lui, et certes de meilleur cœur avec lui, que jamais je n’avais marché contre lui. Sans aucun doute, M. Grenville était un personnage de premier ordre dans ce pays. Avec un esprit mâle, un cœur ferme et résolu, il avait une application que rien ne pouvait distraire ou lasser. Il prenait les affaires publiques non comme un devoir à remplir, mais comme un plaisir à goûter; il ne semblait trouver nulles délices hors de cette chambre, si ce n’est aux choses qui se rapportaient par quelque endroit à l’affaire qui s’y devait traiter. S’il était ambitieux, je dirai ceci pour lui, son ambition était de race noble et généreuse. Il voulait s’élever, non par la politique à vil prix des cours, mais pour se frayer une voie au pouvoir par les laborieux degrés du service public, et pour s’assurer un rang loyalement gagné dans le parlement, par la connaissance approfondie de sa constitution, par la pratique parfaite de toutes ses affaires.

« Monsieur, si un tel homme a pu tomber dans quelques erreurs, ce doit être nécessairement l’effet de défauts qui n’étaient pas dans sa nature. Il faut les chercher plutôt dans les habitudes particulières de sa vie, dans ces habitudes qui, si elles n’altèrent pas le fond du caractère, le teignent cependant de leurs propres couleurs. Il avait été élevé dans une profession; il avait été élevé pour la loi, une des premières et des plus nobles sciences, à mon avis, parmi les sciences humaines, une science qui fait plus pour aiguiser et fortifier l’intelligence que toutes les autres sortes d’études mises ensemble, mais une science qui n’est pas tout à fait propre, hormis chez les hommes bien heureusement nés, à ouvrir et à libéraliser l’esprit à un égal degré. Sortant de cette étude, il ne s’était pas largement répandu dans le monde, mais il s’était plongé dans les affaires, j’entends dans les affaires de bureau, avec toutes les méthodes et toutes les formes inflexibles et limitées qui dominent là. Il y a beaucoup à apprendre, sans aucun doute, à cette école, et il n’est point de connaissances qui ne soient précieuses; mais on peut dire avec vérité que les hommes trop versés dans les matières de bureau sont rarement des esprits d’une remarquable largeur. Leurs habitudes officielles les inclinent à penser que le fond d’une affaire n’est pas beaucoup plus important que la forme dans laquelle elle est conduite. Ces formes sont adaptées aux circonstances ordinaires, et partant les personnes nourries dans l’office administratif font admirablement bien aussi longtemps que les choses vont leur train accoutumé; mais lorsque les grandes routes sont coupées et que le torrent déborde, lorsqu’une scène nouvelle et orageuse s’ouvre, lorsque la pratique ne fournit aucun précédent, c’est alors qu’il faut une plus grande connaissance de la nature humaine, une plus vaste compréhension des choses que jamais l’officiel ne l’a donnée, que l’officiel ne la peut donner jamais. M. Grenville pensait mieux de la sagesse et de la puissance des législations humaines qu’elles ne le méritent réellement. Il supposait, et beaucoup ont à ses côtés supposé avec lui, que le florissant commerce de ce pays devait grandement à la loi, à la réglementation, et pas autant à la liberté; car il n’y a que trop de gens disposés à croire que les règlemens sont du commerce et que les taxes sont du revenu. »


Après avoir montré comment un aveugle attachement aux principes de l’acte de navigation avait conduit Grenville aux mesures financières et législatives qui avaient soulevé l’Amérique, l’orateur rappelle comment il a fallu les révoquer. Or on avait soutenu que cette révocation avait été arrachée à la faiblesse du ministère Rockingham et proposée à regret par Conway, alors secrétaire d’état.


« Mais je veux, mais je dois rendre justice à l’honorable gentleman qui nous guidait dans cette chambre. Bien loin de cette duplicité qu’on lui a indignement imputée, il jouait son rôle avec entrain et résolution. Nous nous sentions tous inspirés par l’exemple qu’il nous donnait, tous jusqu’à moi, le plus faible de la phalange. Je le déclare pour mon compte, je connaissais assez bien à qui l’aurait-on pu cacher? le véritable état des choses; mais de ma vie je ne suis venu le cœur si animé dans cette chambre. C’était pour un homme le moment de s’y montrer. Nous avions des ennemis puissans, mais nous avions des amis fidèles et déterminés, et une glorieuse cause. Nous avions un grand combat à rendre, mais nous avions les moyens de combattre; ce n’était pas comme aujourd’hui où nous avons les bras liés derrière le dos. Nous sûmes combattre ce jour-là, combattre et vaincre.

« Je me rappelle avec un plaisir mêlé de tristesse la situation de l’honorable gentleman qui fit la motion du rappel (le général Conway), dans cette crise où tout le commerce de cet empire inondait nos vestibules, dans une attente inquiète et tremblante, à l’heure presque où paraît l’aurore d’un jour d’hiver, espérant leurs destinées de vos résolutions. Et lorsque enfin vous eûtes prononcé en leur faveur et que vos portes, en s’ouvrant, laissèrent voir la figure de leur libérateur dans le triomphe bien mérité de cette importante victoire, il s’éleva de toute cette grave multitude une explosion involontaire de reconnaissance et de transport. Ils coururent vers lui comme des enfans vers un père longtemps absent; ils se pressaient autour de lui comme des captifs autour de leur rédempteur. Toute l’Angleterre, toute l’Amérique, s’unirent à leurs applaudissemens. Et il ne paraissait pas insensible à la meilleure des récompenses de la terre, l’amour et l’admiration de ses concitoyens, l’espérance dressait et la joie faisait briller son panache. J’étais auprès de lui, et son visage, pour employer l’expression de l’Écriture parlant du premier martyr, son visage était comme celui d’un ange. J’ignore comment les autres sentent, mais, si j’avais une fois connu une semblable situation, jamais je ne l’aurais échangée contre tout ce que les rois peuvent donner dans leur munificence. J’espérais que le danger et l’honneur d’un pareil jour seraient un lien qui nous tiendrait unis pour jamais, mais, hélas! avec bien d’autres rêves heureux cet espoir est dès longtemps évanoui « J’en ai fini avec la troisième période de votre politique, celle de la révocation des actes et du retour à votre ancien système, à votre ancienne tranquillité et à votre concorde. Monsieur, cette période n’a pas été aussi longue qu’elle a été heureuse; une autre scène s’est ouverte et d’autres acteurs ont paru sur le théâtre. L’état, dans la situation que j’ai décrite, fut confié aux mains de lord Chatham, nom grand et illustre, nom qui rend celui de ce pays respectable à tous sur le globe,. On peut dire de lui avec vérité :

Clarum et venerabile nomen
Gentibus, et multum nostræ quod proderat urbi.

« Monsieur, l’âge vénérable de ce grand homme, son rang mérité, son éloquence supérieure, ses éclatantes qualités, ses éminens services, la place immense qu’il remplit aux yeux du genre humain, et, plus que tout le reste, sa chute du pouvoir qui, telle que la mort, canonise et sanctifie un grand caractère, ne me permettraient de censurer aucune partie de sa conduite. Je puis craindre de le flatter; je suis sûr de n’être pas disposé à le blâmer. Que ceux qui l’ont trahi par leurs adulations l’insultent aujourd’hui dans leur malveillance. Mais ce que je n’oserais censurer, il peut m’être permis de le déplorer. Pour un homme de cette sagesse, il m’a paru se trop gouverner à cette époque par des maximes générales. je parle avec la liberté de l’histoire, et, je l’espère, sans offense. Une ou deux de ces maximes inspirées par une opinion qui n’était pas des plus indulgentes pour notre malheureuse espèce, et sûrement un peu trop générales, l’ont conduit à des mesures qui sont devenues bien funestes à lui-même, et, pour cette raison entre autres, fatales peut-être à son pays, mesures dont les effets, j’en ai peur, sont à jamais irréparables. Il a formé une administration si divisée, si bigarrée, il a composé une pièce de marqueterie si bizarre dans ses entrecroisemens, si changeante dans ses couleurs, un cabinet si diversement parqueté, une mosaïque si variée, un pavé de carreaux sans ciment, ici un morceau de pierre noire, là de pierre blanche, patriotes et courtisans, amis du roi et républicains, whigs et tories, traîtres amis et ennemis déclarés, que c’était véritablement un curieux spectacle, mais quelque chose de peu solide au toucher, de peu sûr pour qui voulait y poser le pied. Les collègues qu’il avait appareillés dans les mêmes bureaux étaient surpris de se rencontrer et obligés de se demander : « Monsieur, votre nom? — Monsieur, vous êtes mon supérieur. — Monsieur un tel. — Je vous demande mille pardons. » J’oserai dire qu’il est arrivé que des personnes eussent chacune moitié du même office sans s’être parlé de leur vie, jusqu’au jour où elles se rencontraient ainsi, sans savoir comment, couchant ensemble tout de leur long dans le même lit.

« Monsieur, lorsque, par suite de cet arrangement, il a eu en bloc une majorité d’ennemis et d’opposans dans le pouvoir, la confusion a été telle que ses propres principes ne pouvaient plus avoir d’effet ni d’influence sur la conduite des affaires. S’il venait à être atteint d’une attaque de goutte ou si quelque autre cause l’arrachait aux soins publics, des principes directement opposés aux siens étaient assurés de prédominer. A peine son plan a-t-il été mis en vigueur qu’il ne lui est plus resté un pouce de terrain pour se tenir debout. Sa combinaison ministérielle était à peine achevée qu’il a cessé d’être ministre. Sa face se voilait-elle un moment, tout le système flottait en pleine mer sans carte ni boussole. Ceux de ses amis parlementaires qui, pourvus des titres de divers départemens ministériels, avaient été admis à paraître jouer un rôle sous lui, avec une modestie qui sied à tous les hommes, et avec une confiance en lui dont l’excès même était justifié par ses talens supérieurs, n’osaient en aucune circonstance avoir une opinion de leur chef. Privés de l’influence qui les guidait, ils étaient tournés en tout sens, livrés en jouets à tout coup de vent, et se laissaient aisément entraîner dans tous les ports. Et comme ceux qui leur étaient associés dans le maniement du vaisseau étaient les plus directement opposés à ses mesures, à ses opinions, à son caractère, et de beaucoup les plus habiles et les plus puissans de la bande, ils l’emportaient facilement et s’emparaient des esprits vacans, inoccupés, délaissés, de ses amis, et tout aussitôt ils faisaient virer le vaisseau tout à fait hors de la direction de sa politique. Comme pour l’insulter aussi bien que pour le trahir, longtemps même avant la clôture de la première session de son administration, lorsque toutes les affaires étaient publiquement réglées, et avec un grand étalage, en son nom, ils ont fait passer un acte portant déclaration qu’il était hautement juste et utile de tirer un revenu de l’Amérique; car même alors, monsieur, même avant que cet astre éclatant se fût couché et tandis que l’horizon de l’Occident étincelait des feux de sa gloire descendante, du côté opposé du ciel un autre astre se levait qui devait à son tour dominer en maître la situation.

«Cette lumière aussi a passé, et elle s’est éteinte pour jamais. Vous comprenez, j’en suis sûr, que je parle de Charles Townshend, le reproducteur officiel de ce plan fatal, lui dont je ne saurais même aujourd’hui rappeler le souvenir sans quelque émotion. En effet, monsieur, il était les délices et l’ornement de cette chambre; il était le charme de toutes les sociétés qu’honorait sa présence. Peut-être ne s’est-il jamais élevé dans ce pays, ni dans aucun pays, un homme d’un esprit plus perçant et plus accompli, et, quand ses passions n’étaient pas intéressées, d’un jugement plus fin, plus exquis, plus pénétrant. S’il n’avait pas, comme ceux qui florissaient avant lui, un aussi grand fonds de savoir longtemps amassé, il savait, bien mieux qu’aucun homme à moi connu, comment rassembler en un moment tout ce qui était nécessaire pour établir, éclairer, décorer le côté de la question qu’il voulait soutenir. Il dominait sa matière en maître habile et puissant ; il excellait particulièrement dans l’exposition la plus lumineuse et le développement de son sujet; son mode d’argumentation n’était ni usé et vulgaire, ni abstrait et subtil. Il touchait cette chambre au point juste, entre le vent et l’eau, et, n’étant troublé par un zèle passionné pour aucune question en débat, jamais il n’était ni plus fatigant ni plus pressant que ne le demandaient les opinions préconçues et l’humeur actuelle de ses auditeurs, avec lesquels il était toujours à l’accord parfait. Il se conformait exactement au tempérament de la chambre, et il paraissait la guider, parce qu’il était toujours assuré de la suivre.

« Je demande pardon, monsieur, si, lorsque je parle de lui et d’autres grands hommes, je tombe dans l’apparence d’une digression en disant quelque chose de leur caractère. Dans cette histoire si bien remplie des révolutions de l’Amérique, le caractère de pareils hommes est d’une grande importance. Les grands hommes sont dans l’état comme les poteaux qui montrent le chemin ou marquent la frontière. Leur crédit à la cour ou dans le pays est la seule cause de toutes les mesures de gouvernement. Ce serait une œuvre d’envie bien étrangère, je m’en assure, aux dispositions que vous attendez de moi, que de signaler les erreurs dans lesquelles l’autorité de ces grands noms a entraîné la nation, sans rendre justice en même temps aux grandes qualités qui donnaient naissance à cette autorité. Le sujet est instructif pour tous ceux qui désirent se former sur tout ce qui les a précédés d’excellent. Il y a beaucoup de jeunes membres dans cette chambre, tant a été rapide dans ces derniers temps la succession des hommes publics, qui n’ont jamais vu ce prodige, Charles Townshend, et qui ainsi ne savent pas quelle fermentation il savait exciter en toute chose par l’ébullition violente du mélange de ses vertus et de ses émotions. Des émotions, il en avait sans doute, beaucoup d’entre nous se le rappellent, nous en contemplons aujourd’hui les effets; mais il. n’avait point d’émotions qui ne dussent leur origine à une noble cause, à une ardente, généreuse, peut-être immodérée passion pour la renommée, une passion, l’instinct des grandes âmes. Il rendait hommage à sa déesse partout où elle se montrait; mais il l’adorait surtout dans son asile favori, dans son temple de choix, la chambre des communes. Outre les caractères individuels qui composent le corps de cette assemblée, il est impossible, monsieur l’orateur, de ne pas remarquer que cette chambre a pour son propre compte un caractère collectif. Ce caractère aussi, sans être parfait, n’est pas de ceux qu’on pourrait haïr. Comme toutes les grandes réunions publiques d’hommes, vous avez un amour marqué pour la vertu et l’horreur du vice; mais, parmi les vices, il n’en est aucun que cette chambre abhorre autant que l’obstination. L’obstination, monsieur, est certainement un grand vice, et, dans le cours changeant des affaires politiques, elle est une cause fréquente de grandes calamités. Il arrive toutefois, et bien malheureusement, que toute la série des grandes et mâles vertus, la constance, la gravité, la magnanimité, le courage, la fidélité, la fermeté, sont étroitement voisines de cette odieuse disposition dont vous avez une horreur si juste, et, dans leur excès, toutes ces vertus n’y aboutissent que trop aisément. Celui qui étudiait avec une attention si minutieuse tous vos sentimens prenait assurément grand soin de ne pas les choquer par ce vice qui vous déplaît plus que tout autre. La crainte de déplaire à ceux à qui il fallait le plus plaire l’a entraîné quelquefois dans un autre extrême. Il avait voté, et dans l’année 1765 il avait parlé pour l’acte du timbre. Les choses et la disposition des esprits vinrent à changer; bref, l’acte du timbre commença à n’être plus en faveur dans cette chambre; il assista en conséquence à la réunion privée où furent préparées les résolutions tendantes à révoquer l’acte. Le jour suivant, il vota pour le rappel, et il aurait aussi parlé pour le soutenir, si une maladie, non pas politique, comme on le dit alors, mais à ma connaissance une maladie bien réelle, ne l’en avait empêché. A la session prochaine, la mode avait changé encore; ce rappel commençait à être en aussi mauvaise odeur dans cette chambre que l’acte du timbre dans la session précédente. Pour obéir à la disposition qui commençait à dominer, et à dominer surtout parmi les plus puissans, il déclara de très-bonne heure, dans l’hiver, qu’il fallait tirer un revenu de l’Amérique. Aussitôt il est enchaîné aux engagemens qu’il vient de prendre par des gens qui n’avaient pas d’objections à ces nouvelles expériences, dès qu’elles se faisaient aux dépens de personnes pour qui ils n’avaient pas de considération particulière. Tout le corps des courtisans le pousse alors dans l’abîme. Il semblait, à les entendre, que le roi fût dans une situation d’humiliation, tant qu’on n’aurait rien fait de ce genre

« Ici cet homme extraordinaire, le chancelier de l’échiquier, se trouva dans de grands embarras. Plaire universellement était l’objet de sa vie; mais taxer et plaire n’est pas plus donné aux hommes qu’unir la sagesse et l’amour ; cependant il le tenta. Pour faire goûter la taxe aux partisans du revenu américain, il fit un préambule où la nécessité d’un tel revenu était établie. Pour se rapprocher d’une distinction faite par les Américains, ce revenu fut assis sur un impôt à l’extérieur, un droit de port; mais aussi, pour le rendre plus doux à l’autre parti, ce fut un droit de subsides. Pour être agréable au parti colonial, ce droit fut établi sur les produits des manufactures anglaises. Pour satisfaire les négocians de la Grande-Bretagne, le droit fut insignifiant, et, hormis celui sur le thé qui touchait uniquement la dévouée compagnie des Indes, l’impôt ne portait sur aucun des grands objets de commerce. Pour neutraliser la contrebande américaine, le droit sur le thé fut réduit d’un shilling à 3 deniers; mais pour s’assurer la faveur de ceux qui voulaient taxer l’Amérique, le lieu de la perception fut changé, et, comme les autres taxes, c’est dans les colonies que celle-ci fut levée. Qu’ai-je besoin d’en dire davantage? Le plan filé si fin eut le sort ordinaire à toute politique raffinée; mais la conception originaire de ces droits et le mode d’exécution sont nés purement, exclusivement, de la passion de vos applaudissemens. Il était en vérité l’enfant de cette chambre, car il n’a jamais pensé, fait ni dit aucune chose, si ce n’est en songeant à vous. Chaque jour, il s’accommodait à votre disposition et s’ajustait devant elle comme devant un miroir. Il avait observé, et cela ne pouvait effectivement lui échapper, que plusieurs personnes, infiniment inférieures à lui sous tous les rapports, s’étaient antérieurement rendues considérables dans cette chambre par cette unique méthode. C’était une race d’hommes (j’espère de la bonté de Dieu qu’elle est éteinte) tels que s’ils se levaient de leurs places, homme vivant n’aurait pu deviner, d’après une adhésion comme à des partis, des opinions ou des principes, d’après un ordre ou système quelconque dans leur politique, ou d’après une suite ou liaison quelconque dans leurs idées, de quel côté ils allaient se ranger dans le débat. Il est surprenant combien cette incertitude même, principalement dans les momens critiques, appelait l’attention de tous les partis sur ces sortes de gens. Tous les yeux étaient fixés sur eux, toutes les oreilles ouvertes pour les entendre. Chaque parti attendait bouche béante, comptant tour à tour sur leur vote presque jusqu’à la fin de leur discours. Tandis que la chambre flottait dans cette incertitude, les écoutez ! écoutez! (the hear hims) tantôt s’élevaient d’un côté, tantôt résonnaient de l’autre, et le parti vers lequel ils tombaient, à la fin de cette danse en équilibre, les accueillait toujours avec une tempête d’applaudissemens. La fortune de pareils hommes était une tentation trop grande pour qu’il y pût résister, lui à qui l’on ne pouvait retirer une seule bouffée d’encens, sans lui faire plus de peine qu’il n’éprouvait de plaisir à en respirer les nuages amoncelés journellement autour de lui par la superstition prodigue de ses innombrables admirateurs. Il était candidat à des honneurs contradictoires, et son grand but était de réunir dans une commune admiration pour lui ceux qui n’étaient jamais réunis en aucune autre chose. De là naquit cet acte malheureux, sujet du débat de ce jour, fruit d’une disposition singulière, qui, après avoir créé pour plaire à l’un un revenu américain, l’abolit pour plaire à d’autres, et le ressuscite dans l’espérance de plaire à un troisième, et de cueillir quelque chose dans les idées de tous. »


La politique de Burke n’avait pas la majorité. La nouvelle Angleterre irritait la vieille Angleterre et ne l’intimidait pas ; mais cette lutte ruinait le commerce. Eclairée par ses intérêts, la ville de Bristol, qui était le Liverpool du temps, voulut offrir à Burke l’honneur gratuit de la représenter au parlement (1774). Séparé par quelque différend de lord Verney et par suite du bourg de Wendover, il recherchait les suffrages des électeurs de Malton, lorsqu’à l’appel de ceux de Bristol il se rendit dans leur ville et les harangua par deux fois. Un de ses discours a été souvent cité jadis à la tribune française. En se présentant comme le défenseur également dévoué de la liberté et de l’ordre, il y réclame avec franchise la liberté de l’élu après l’élection. La confiance oblige, l’opinion des commettans est d’un grand poids ; il faut toujours la consulter, mais non la suivre toujours. Celui qu’ils ont choisi leur doit le sacrifice de ses plaisirs, de son repos, de son bonheur ; mais son jugement, mais sa conscience, ne sont à personne ; il ne peut aliéner ces dons de la Providence. Le gouvernement n’est point une affaire de goût, mais de raison. Le parlement n’est pas une conférence de mandataires liés par des instructions ; c’est une assemblée politique où doit régner un seul intérêt, l’intérêt général. L’élu de Bristol n’est pas un membre de Bristol, mais un membre du parlement. Ainsi, en acceptant la mission, il s’engageait à l’indépendance.

À l’ouverture de la session, la crise américaine s’était aggravée. Les mesures prises pour fermer le port de Boston avaient engagé la lutte. Le premier congrès s’était assemblé à Philadelphie. La fusillade de Lexington annonçait la guerre civile. Des deux côtés de l’Atlantique, les esprits étaient diversement émus. Des pétitions demandant un accommodement commençaient à affluer sur le bureau de la chambre des communes. Ce mot de conciliation, lord North lui-même était forcé de le faire entendre, tout en renouvelant les actes de rigueur contre le commerce colonial. La majorité semblait ébranlée dans sa confiance au système jusqu’alors suivi. Après quelques variations, lord Chatham se prononçait. Il parut qu’un plan de pacification largement conçu pouvait encore réussir : Burke se chargea de le proposer (22 mars 1775).

Son discours est une œuvre de méditation et d’art. Il se fonde sur cette idée qu’avec un peuple de même race, avec des concitoyens, la paix ne peut être obtenue par la guerre; les moyens doivent être aussi pacifiques que le but. Il faut beaucoup céder, parce que le temps a marché et rend insuffisant ce qui, peu d’années auparavant, eût été efficace. Il faut beaucoup céder, parce que le peuple américain est un peuple fier. « L’Angleterre, monsieur, est une nation qui, je l’espère, respecte encore, qui autrefois adorait la liberté. » Les colons ont quitté cette première patrie, alors que cette passion était le plus vivement allumée. La taxation a toujours été une question décisive pour les droits du peuple. Cette question, on peut ne pas la résoudre, mais c’est à condition de ne point la poser et d’assimiler autant que possible, comme la principauté de Galles ou le comté palatin de Chester, les colonies à la métropole. Qu’on leur donne une représentation régulière, elles useront de leurs droits pour la grandeur du pays qui les aura reconnues.

Traduire ce discours est impossible. L’analyser c’est l’éteindre. Fox disait vingt ans après en plein parlement : « Que les jeunes membres lisent ce discours le jour et qu’ils le méditent la nuit; qu’ils le repassent et le repassent encore, qu’ils l’étudient, le gravent dans leur esprit, l’impriment dans leur cœur; c’est là qu’ils apprendront que la représentation est le souverain remède à tous les maux. » — Il n’y parut pas cependant cette fois, et les treize propositions conciliatrices furent écartées par la question préalable à 270 voix contre 78.

L’histoire de la sibylle est souvent celle des gouvernemens. Au début des grandes affaires, ils croient avoir bien des feuillets à lire avant d’arriver au dernier. Confians dans l’avenir, fiers de leurs forces, ils refusent ou dédaignent de céder; c’est le pis, disent-ils, qui puisse arriver, et il sera toujours temps. Mais l’occasion n’est pas si complaisante, et qui la renvoie quand elle s’offre s’expose à la poursuivre en vain lorsqu’elle a fui. Ce qui était décisif d’abord devient insignifiant, ce qui était facile devient impraticable, et l’on risque d’appeler la sibylle, lorsqu’elle a déchiré jusqu’à la dernière page du livre qui renfermait le secret de l’avenir.

Ainsi le ministère opposa une résistance opiniâtre soit aux instances répétées de l’opposition, soit aux leçons des événemens. La guerre avait commencé au combat de Bunker’shill; Washington commandait une armée; les Américains avaient proclamé leur indépendance. Aussi les motions parlementaires se succédaient-elles rapidement. A l’ouverture de la session de 1777, Burke éclata avec la dernière véhémence, et, dans un discours que l’on n’a plus, éleva aux nues l’héroïsme de ces nouveaux soldats de la liberté. « Est-ce aux vieux; Bretons, disait-il, d’insulter une telle vertu? Persisteront-ils à l’opprimer? » Et les débats atteignirent un tel degré de violence, que la partie de l’opposition qui suivait le drapeau de lord Rockingham forma le projet de quitter la scène et de s’abstenir de discuter plus long-temps. Cette retraite, qui ressemble à un acte de découragement quand elle n’est pas la tactique de la sédition, n’eût été justifiée ni par les principes ni par les circonstances. Deux adresses explicatives furent cependant écrites par Burke et au nom du parti, l’une au roi, l’autre aux colonies, et il envoya pour son compte, aux shériffs de Bristol, une longue apologie qui fut rendue publique. L’argument principal est celui-ci : les lois proposées contre l’Amérique sont inamendables, et, contre des mesures qui violent les principes de la constitution, l’absence est une protestation expressive et permise. Nous préférerons à ces hasardeux raisonnemens qui pourraient trop souvent autoriser soit l’inaction du représentant, soit la résistance du représenté, une nouvelle et frappante exposition de l’état de la question américaine, et surtout une réponse très élevée et très éloquente à ceux qui, ne voyant dans la politique qu’une lutte d’intérêts et d’ambitions privées, mettent sur la même ligne tous les systèmes, toutes les conditions, tous les hommes. Ce lieu commun de la sottise dénigrante ou de la perversité sceptique sert trop souvent de sagesse à une partie du public qui croit faire preuve d’esprit en ne distinguant ni le bien du mal ni le vrai du faux. Burke proteste énergiquement contre cette incrédulité politique qui ne saurait engendrer que la servitude. Que devient en effet la liberté, si la corruption est universelle? A quoi bon la résistance ou même la simple opposition? C’est pour décrier un peuple généreux luttant pour ses droits que l’on ruine ainsi les fondemens de la cause qu’il défend. On ne craint pas de mettre en poudre les principes même qui ont dans le passé sauvé et grandi l’Angleterre, depuis qu’il s’en prévaut contre elle et la menace de ses propres armes. Pour qu’elle conserve sa tyrannie sur une moitié de son empire, on est prêt à sacrifier sa liberté. L’artifice est bien digne d’une cour, diffamer une nation pour l’asservir, et remettre l’Amérique sous le joug, en rendant l’Angleterre digne de le recevoir!

Pour suivre Burke dans la pratique de ses idées, pour le voir cinq ans encore débattre tous les incidens successifs d’une guerre perpétuée par les mêmes passions et les mêmes fautes, il faudrait copier les pages quelquefois décolorées des recueils parlementaires, car tous ses discours n’ont pas été imprimés avec une égale exactitude. On ne connaît même que par un extrait de quatre pages la mémorable philippique où, pendant trois heures et demie, il dénonça au monde l’emploi des tribus sauvages comme auxiliaires dans la guerre de l’indépendance (6 février 1778). Aucun sujet ne prêtait plus à la déclamation passionnée, et l’on sait par quels mouvemens d’éloquence impétueuse Chatham émut la chambre des lords. Les paroles de Burke produisirent un effet égal. Un membre demanda qu’elles fussent imprimées et affichées à la porte de toutes les églises. Un autre membre félicita les ministres que le public fût exclu de la galerie, car ni leur maison, ni leur vie n’aurait été en sûreté. « Qui n’a pas entendu Burke ce jour-là, écrivait sir George Savile, ne connaît pas le plus éclatant triomphe que puisse remporter l’éloquence humaine.» Mais le ministère avait encore plus de cent voix de majorité. Chaque jour, les faits donnaient plus raison à la politique de l’opposition, et rendaient plus difficile d’y revenir; car à mesure qu’elles étaient plus nécessaires, les concessions devenaient plus humiliantes et moins efficaces. Les revers engageaient l’honneur, l’orgueil du moins, à la plus funeste persistance. La hauteur provocante du gouvernement affaiblie par des retours de modération sans à-propos et d’indulgence sans sincérité, la prétention de pousser vivement la lutte en laissant une porte ouverte à l’accommodement, la confiance dans la force, sans l’art de l’employer, l’insolence et l’insuffisance des moyens, la raideur et l’inertie, tout devait amener la défaite comme un dénouement naturel. L’insurrection triompha; la guerre civile aboutit à une révolution, et l’opposition fut au pouvoir.

Mais, avant de l’y suivre et pour mieux juger de la situation de Burke quand ses amis devinrent ministres, voyons, en revenant sur nos pas, par quels autres actes il l’avait fondée, illustrée, et un peu compromise.

L’Irlande, traitée comme une colonie, était condamnée au monopole de l’Angleterre, et ne pouvait recevoir que d’elle les produits des établissemens britanniques dans les autres parties du monde. Un bill fut proposé pour lever en partie ces iniques restrictions, et cette fois d’accord avec le ministère, Burke l’appuya avec autant de franchise que de raison. On a remarqué qu’en toute occasion, à une époque où l’économie politique naissait à peine, il en professa les plus saines maximes. Supérieur aux préjugés du temps, il paraissait avoir pressenti les vérités de la science. Sur ce point, les précédens ne lui imposaient pas, et la tradition le touchait peu. Son esprit, guidé par ses principes généraux de liberté, devançait l’opinion et tendait à la liberté du commerce. C’est un des éloges qu’on aime le plus à lui décerner maintenant; mais les armateurs de Bristol étaient moins éclairés : ils lui cherchèrent querelle, et l’accusèrent de représenter l’Irlande plutôt que leur cité. Il répondit par deux lettres qui attestent à la fois les lumières de son esprit et l’indépendance de son caractère, et fidèle à ses principes sur la liberté de conscience parlementaire, il sût déplaire à ses commettans plutôt que de leur sacrifier la politique et la justice.

Avant de comparaître de nouveau devant eux, il acquit cependant de nouveaux titres à la popularité. Le 15 décembre 1779, il annonça et le 11 février suivant il proposa son célèbre bill pour la réforme économique. C’était une attaque aux sinécures, à l’abus des pensions, à l’irrégularité des dépenses de la liste civile. Disons mieux, c’était le feu porté dans l’arsenal de la corruption.

C’est une des premières fois que nous rencontrons ce mot de réforme destiné à une telle fortune dans l’histoire du gouvernement anglais. Une réforme sérieuse est une des entreprises les plus difficiles que puisse former un homme d’état. Rien n’est plus simple pour un parti. Le plus souvent il part d’une idée absolue, et une idée absolue conduit d’ordinaire à un changement radical. Qu’il y ait des pays et surtout des temps où l’on ne puisse guère procéder autrement, il serait téméraire de le nier contre le témoignage de l’histoire ; mais c’est avouer qu’il y a des pays et surtout des temps faits pour les révolutions. Idée absolue et suppression radicale sont généralement des moyens révolutionnaires. Excellent pour la destruction, l’emploi de ces moyens ne rend pas facile de remplacer ce qu’on a retranché, de rebâtir après avoir démoli. Peut-être est-ce une tâche au-dessus de la sagesse humaine que celle de refaire intégralement de quoi remplir le vide qu’elle a creusé, car cette tâche ressemble à de la création. La réforme est au contraire le triomphe du véritable homme politique. Elle demande autant de courage, quoiqu’elle suppose moins de témérité. Elle doit être entreprise au nom d’une idée générale, quoiqu’elle n’émane pas d’une idée absolue, car il faut qu’elle se rattache à un système, et qu’elle ait un autre but qu’elle-même. Autrement, elle se réduirait à une simple amélioration administrative. Elle exige dans son auteur une sûreté de jugement qui en marque le but et le moment, qui en détermine la portée, — un esprit pratique qui tienne compte des faits et ne s’y asservisse pas, une raison ferme que ne troublent ni les difficultés apparentes, ni les obstacles réels, ni les objections bruyantes, ni les objections spécieuses, — la persévérance et l’autorité du caractère qui surmontent sans trouble et sans emportement la résistance opiniâtre des intérêts, des préjugés et des passions; car il faut qu’une réforme vienne à propos, qu’elle devance la nécessité sans être prématurée, qu’elle soit mesurée et non timide, efficace et non perturbatrice, et que, fondée sur une grande idée et un intérêt public, elle satisfasse l’expérience et la raison, en ne blessant que la routine et l’égoïsme. L’honneur d’un homme public est d’attacher son nom à une réforme heureuse.

Burke était propre à cette noble tâche. Ses convictions une fois faites, elles le passionnaient assez pour qu’il les servît avec vigueur. Peu fait pour les spéculations philosophiques, il aimait cependant ces généralités moyennes, ces axiomata media dont parle Bacon, que les Anglais affectionnent, et qui sont comme les règles naturelles de la politique.. Il était excessivement laborieux, et sa sagacité puissante, aidée d’une puissante mémoire, embrassait toutes les difficultés d’une question, tous les détails d’une affaire. Dans l’étude des faits, il ne se contentait pas à demi; il n’omettait rien, il épuisait tout. S’il était peu propre à traiter avec les hommes, à ménager et à manéger les esprits, à désarmer des opposans, à diriger des auxiliaires, la force de sa conviction, la hauteur de son talent, l’abondance de ses idées, sa confiance dans la vérité et en lui-même, son émotion communicative, le rendaient propre à braver tous les obstacles et à marcher résolument au but.

La pensée générale de sa proposition était d’assurer par de nouvelles garanties l’indépendance du parlement; le moyen était une réforme économique. On sait combien de dons pécuniaires, de profusions autorisées par l’usage, motivées, soit par des circonstances dès longtemps oubliées, soit par des institutions ou des prérogatives qui n’existaient plus ou qui n’existaient que de nom, combien de droits, d’offices ou de pouvoirs qui n’avaient plus leur raison d’être, constituaient à la royauté un véritable approvisionnement de moyens d’influence permis ou tolérés, et ces abus avaient une origine historique qui semblait en faire des conditions organiques de la monarchie.

La réforme de Burke, et qui devait être, il le dit lui-même, substantielle et systématique, se fonde sur un certain nombre de principes qu’il établit en commençant et qui aboutissent à cinq bills spéciaux. J’aurais voulu en donner une idée et analyser un plan qui dévoile tout l’intérieur d’une curieuse administration; mais, pour faire accepter ces détails arides, il faudrait y joindre l’exposition lucide et piquante qui gagna au discours de Burke la faveur de la chambre. Lord Brougham appelle ce discours le manuel du réformiste, « Le projet, dit quelque part Gibbon, qui était alors membre du parlement, a été conçu avec habileté, présenté avec éloquence, soutenu par de nombreux suffrages. Je ne pourrai jamais oublier le plaisir avec lequel le fécond et ingénieux orateur a été écouté par tous les côtés de la chambre et même par ceux dont il supprimait l’existence. » On peut en croire l’illustre historien, car il était du nombre. Il figurait parmi les lords commissaires du commerce et des colonies. Aussi, quand le bill eut été pris en considération et qu’on débattit la clause de la suppression d’un bureau où Locke, Prior, Addison avaient précédé Gibbon, Burke lui rendit-il un juste hommage, et il demanda qu’on ouvrît aux grands écrivains une autre académie des belles lettres que le bureau du commerce. Ce fut en effet la seule clause qu’on adopta; les autres succombèrent sous de faibles majorités, et le projet échoua pour cette fois; mais bientôt d’autres motions plus générales et qui tendaient au même but vinrent prouver de nouveau que la question était mûre. Dunning, appuyé par Burke, obtint de la chambre quelques résolutions contre ceux de ses membres qui accepteraient de la liste civile des pensions ou des sinécures, et proposa de déclarer que l’influence de la couronne avait augmenté, qu’elle augmentait et qu’elle devait être restreinte.

C’est de cette époque, on peut le dire, que l’esprit de réforme devint en Angleterre sérieux et puissant. Jusque-là, les institutions de 1688 s’étaient maintenues sans changement essentiel. Peu d’abus graves avaient été supprimés; quelques abus nouveaux s’étaient introduits. La proposition d’abréger la durée du parlement ou de modifier la composition de la chambre élective avait été mise en avant comme l’expression des griefs plutôt que des vœux publics. On sentait qu’il manquait quelque chose à l’indépendance, à la pureté, à la responsabilité des assemblées, et, sans bien s’expliquer le mal, on y cherchait un remède. Burke, qui innova dans la politique par une morale plus sévère, contribua puissamment à déterminer un mouvement qu’il ne devait pas suivre dans toutes ses directions. Quoiqu’il exaltât en théorie l’utilité des partis et la valeur des engagemens qui les unissent, toute solidarité lui pesait, et il n’acceptait pas indistinctement tous les nouveaux mots d’ordre que se donnait l’opposition. Ainsi il avait refusé son concours à un comité du Buckinghamshire pour la réforme parlementaire : elle touchait, disait-il, au fondement de la constitution, et il la combattit même en plein parlement, mais il avait appuyé la motion présentée en faveur des catholiques par sir George Savile, un des défenseurs les plus respectés des idées de généreuse justice. Un bill avait, en 1778, aboli quelques-unes des incapacités qui pesaient sur ces moins populaires de tous les dissidens. Ce bill devint le prétexte et le cri des émeutes menaçantes qui, sous les auspices de lord George Gordon, troublèrent Londres en 1780. Burke, dans ces jours de désordre, se vit, au moment où il voulait entrer à Westminster, entouré par un attroupement, et, sommé violemment de rendre compte de sa participation à des actes hostiles à la religion protestante, il répondit sans détour ni faiblesse. Cependant, lorsqu’au mois de septembre il fallut se faire réélire, il eut à s’expliquer, devant les électeurs de Bristol, sur l’accusation de n’être qu’un Irlandais en matière religieuse comme en matière de commerce. Le cri de la passion : No popery, retentissait autour de Guildhall, où, devant un meeting nombreux, il se défendit noblement. Le vrai protestantisme, disait-il, n’était point l’oppression d’une église par une autre : si tel avait été le premier pas de la réformation, un second restait à faire, et le protestantisme ne serait réellement victorieux que lorsque toutes les consciences seraient libres. Il fut toujours bien inspiré devant les électeurs. Il leur parla toujours un langage mâle et hardi, et n’acheta jamais leurs suffrages au prix d’une seule vérité. Cette fois, il semblait d’abord qu’on l’eût compris, et il se rendit le front levé au lieu de l’élection ; mais trois jours après, il vit le résultat douteux ; la lutte s’annonçait très-vive, et, en quelques mots brefs et sévères, il déclara qu’il se retirait. Le bourg de Malton lui offrit un humble asile pour tout le reste de sa vie publique.

À l’ouverture du nouveau parlement, l’opposition se sentit plus forte, Burke renouvela sa motion de la réforme économique, et trouva un auxiliaire nouveau dans le jeune Pitt, qui parlait pour la première fois (février 1781). Ainsi Fox en commençant l’avait combattu, et Pitt à son début l’appuyait. Mais les réformes ne s’accomplissent guère, si le pouvoir n’est aux mains de ceux qui les proposent. Ce n’est qu’en 1782, sous l’administration du marquis de Rockingham, que plusieurs bills successifs réalisèrent les vues de Burke et abolirent deux cent seize places inutiles. S’il eut l’honneur d’ouvrir cette voie de réforme où quelques-uns des derniers ministères de la Grande-Bretagne ont de nos jours marché à si grands pas, n’oublions point que de ce premier et grand essai date un notable progrès d’indépendance et de dignité parlementaire. Jusqu’alors, en matière de places et de pensions, il régnait un relâchement de principes incroyable. À dater de cette époque, les mœurs politiques se sont épurées, ennoblies, et c’est aujourd’hui à de tout autres conditions qu’au dernier siècle qu’en Angleterre un homme public peut se dire un honnête homme. Le mouvement naturel de la société portait dans ce sens ; mais la sévérité et l’élévation d’esprit de Burke y fut aussi pour quelque chose. Ses discours et ses écrits ont le caractère d’un historien moraliste, et son influence eut le caractère de son talent.

Il put appuyer le succès de ses idées par l’exemple du désintéressement personnel, car au mois de mars 1782 il était payeur-général des forces, poste très-lucratif qu’avaient occupé Robert Walpole, lord Holland, lord Chatham. Il fit sur cet emploi des réformes qui rendirent au trésor 47,000 livres sterling par an et qui réduisirent de 25,300 les émolumens auxquels il avait droit.

Mais comment Burke n’était-il pas ministre ? Comment ne siégeait-il pas, dans le même cabinet, avec Rockingham dont il s’était montré l’ami si fidèle, avec Fox, auquel l’unissait alors tant de confiance et d’affection ? Burke avait été dix-sept ans un des chefs et pendant quelques années le chef de l’opposition dans les communes. Son talent était du premier ordre, sa considération égalait son talent. M. Prior convient que trois ans plus tôt il eût été un ministre influent ; mais, en qualité de tory très-décidé, le biographe s’en prend à l’esprit exclusif et aristocratique des whigs. Cette raison ne peut s’admettre : le parti de Rockingham et de Fox n’était pas alors ce noyau du parti whig auquel on a depuis adressé ce reproche. Le duc de Bedford et tous les siens n’y figuraient pas, et Fox en particulier était bien loin d’appartenir à l’aristocratie de 1688, ni d’être lié par d’invariables antécédens de famille au côté libéral de l’opinion whig. M. Prior convient que la position de Burke avait baissé. Voilà qui est plus vrai. Nous avons nous-même indiqué quelques circonstances qui avaient pu diminuer son influence. On voit dans ses lettres qu’il était accusé d’avoir conduit l’opposition avec trop de violence. Il consultait peu, il se concertait peu; il agissait sous l’empire de pensées formées par la méditation et par l’étude. Son talent, littérairement oratoire, était plus propre à illustrer un parti qu’à le servir, et ne satisfaisait pas aux nécessités journalières du débat. Il s’inquiétait trop peu des dispositions de ses adversaires ou de ses amis ; il ne savait pas mener les hommes, et l’on peut conjecturer que l’opinion s’était établie qu’il ne devait pas, peut-être qu’il ne voulait pas être ministre. A raison même de son importance et du genre de son esprit, on devait le redouter dans l’intérieur d’un conseil, et il me semble entendre les raisons que les hommes d’expérience et d’habileté, que tous les médiocres qui prétendent à ce titre, donnaient apparemment pour prouver qu’il n’était pas propre aux affaires. M. Royer-Collard, à qui l’on pourrait d’ailleurs découvrir des points de ressemblance avec Burke, a eu quelque chose de cette situation parmi ses amis, et, quoiqu’il fût incontestablement le premier d’entre eux, on les a vus rarement disposés à l’avouer pour chef, encore moins à le porter au pouvoir. Au reste, Burke lui-même ne parut pas se regarder comme appelé au ministère. Peut-être avait-il trop attaqué la cour, c’est-à-dire le roi, pour ignorer que sa présence dans le conseil, difficile à obtenir, affaiblirait le crédit du cabinet. Peut-être même les circonstances qui l’en éloignaient et tout ce qui l’isolait parmi les siens, son indépendance, sa sévérité, le ton de ses opinions, le portaient à éviter de paraître ambitieux, et moitié naturel, moitié affectation, il secondait, par un puritanisme d’orgueil et de désintéressement, la timidité ou l’ingratitude de ses amis, en les autorisant à n’être pas ambitieux pour lui. Toutefois il est difficile que Burke n’ait pas ressenti ce procédé avec quelque amertume. Il ne le montra pas, il essaya même de ne pas se l’avouer, et rien dans sa conduite, rien dans sa correspondance ou dans ses conversations ne semble avoir trahi la mauvaise humeur ou le désappointement. Nous ne disons pas cela pour justifier les ministres de 1782 : un parti doit se défendre de ces jalousies, de ces pruderies, de ces défiances, et soutenir, et entourer, et grandir toujours ce qui le décore et l’ennoblit. Fox surtout nous paraît peu excusable; sans doute il avait pris la tête de l’opposition, mais il y avait présomption ou négligence à ne pas entrer au pouvoir mieux accompagné. D’ailleurs sa place de leader de la chambre des communes était si bien marquée, que Burke lui-même ne la lui eût pas disputée, et pour Fox aucune rivalité n’était à craindre.

On sait, au reste, que cette administration ne dura qu’un moment. Une mort soudaine lui enleva son chef. De tous ceux qui pouvaient aspirer à sa succession, le secrétaire d’état des affaires étrangères, lord Shelburne, parut presque aussitôt appelé à la recueillir. C’est lui qui est mort avec le titre de marquis de Lansdowne, et ce nom réveille aujourd’hui de tels sentimens de respect et d’affection, que l’on a peine à concevoir que celui qui l’a porté le premier inspirât la défiance et l’antipathie. Il est certain cependant que lord Shelburne, qui avait de l’esprit, de l’expérience, des opinions libérales et philosophiques, qui a fourni dans les affaires une carrière honorable et joui d’une sorte de faveur dans la société française, était un des hommes avec qui l’association dans le pouvoir rencontrait le plus de difficultés et de répugnances. Fox, qui proposait le duc de Portland pour la première place, déclara qu’il ne restait pas si son collègue Shelburne l’obtenait, et il se retira. Burke le suivit, on a même dit que cette scission était principalement son ouvrage. Quoi qu’il en soit, elle fut peut-être un grand événement; elle sépara Fox de Pitt, qui resta du côté du ministère et y entra même comme chancelier de l’échiquier. Qui sait quelle influence exerça cette séparation sur les destinées de la Grande-Bretagne ?

Dès le mois de juillet, Burke attaqua vivement lord Shelburne, en défendant la démission de Fox, et tous deux réunis mirent le cabinet en minorité (février 1783). Pitt fut député à Fox pour négocier un rapprochement; mais il fallait accepter la primauté de Shelburne. Inflexible sur ce point, Fox se condamnait à l’impuissance dans sa victoire, s’il ne se donnait des alliés. Le ministère conservait dans ses rangs une partie de l’ancienne opposition. Il avait pour ennemis naturels lord North et ses amis, encore nombreux. Fox ne voulait pas se réconcilier avec Shelburne; il ne pouvait détacher Pitt; une seule alliance lui restait, celle de North. Il osa s’y résoudre et fit le ministère de la coalition. Le duc de Portland en était le chef; North, secrétaire d’état pour l’intérieur; Fox, pour les affaires étrangères; Burke redevint payeur général.

A peine sorti du gouvernement, Pitt proposa la réforme parlementaire et le rencontra pour antagoniste. Cette question fameuse, qui avait commencé à s’agiter dans les premières années de l’administration de lord North, n’était pas encore devenue une permanente question de cabinet, ni, en des sens divers, le mot de ralliement des partis. Chatham, dans les derniers temps de sa vie, avait accueilli l’idée d’une réforme; mais il l’avait conçue à sa manière. Il ne voulait qu’augmenter le nombre des membres sérieusement élus, de ceux qui représentaient les comtés, mais sans dépouiller aucun bourg de la franchise électorale. Junius avait également résisté à tout dessein de porter atteinte aux droits acquis. Burke, chez qui le profond respect de la tradition constitutionnelle s’unissait aux idées d’amélioration, pouvait donc sans inconséquence repousser des projets d’innovation que, sans inconséquence également, le jeune Pitt pouvait appuyer avec ce ton d’autorité qu’il avait naturellement.

Ce n’est pas à propos de cette question que sa conduite nous étonne. Une autre question était à l’ordre du jour et devait amener de graves conséquences. La compagnie des Indes orientales, en possession plus que séculaire d’un monopole commercial, avait été conduite à se créer un empire ; mais elle en avait, dans les derniers temps, reculé si loin les limites, le pouvoir politique de ses agens avait pris de si grandes proportions, ses actes avaient fini par intéresser à si haut point, non-seulement la richesse et le négoce, mais la puissance et l’honneur de l’Angleterre, que les chambres, engagées souvent par les conséquences de sa conduite, avaient dû s’en enquérir plus sévèrement, et que tous les ministères avaient projeté de réviser les principes de son organisation, de régler son action et de la soumettre plus directement à la surveillance de l’état. Dans ces vastes et riches contrées, où tout offrait une proie, où rien ne mettait un frein aux passions du plus fort, où l’on ne connaissait ni la loi, ni la publicité, ni l’opinion, une compagnie dont le pouvoir se mesurait aux nécessités de son commerce, dont l’ambition était excitée par la cupidité, qui soutenait ses spéculations par sa diplomatie et sa diplomatie par la guerre, qui faisait enfin sa fortune par la conquête, avait dû tout permettre à ses lointains délégués pour la servir, et n’interdire qu’au malhabile ou au malheureux la violence, la fraude, la rapacité, la tyrannie. Lord Clive avait couvert de la gloire des armes des perfidies que l’Orient seul pouvait souffrir. Lord Chatham le protégeait, car il aimait les victorieux; mais le pouvoir de la compagnie lui semblait exorbitant, et en 1767 il avait pensé à lui enlever le droit de possession et d’agrandissement territorial. En 1773, on reconnut la nécessité de lui poser des limites. Un emprunt, pour lequel elle avait besoin d’une autorisation législative, la mettait à la discrétion du parlement, et un acte de régularisation, regularing act, plaça toutes les présidences de l’Inde anglaise sous un gouverneur-général résidant à Calcutta, en établissant dans cette ville une cour de justice à la nomination de la couronne. En même temps les directeurs furent tenus de communiquer au gouvernement toute la partie de leur correspondance qui avait rapport aux questions territoriales. Le gouverneur-général et quatre conseillers associés à son administration étaient nommés pour cinq ans par l’acte même qui les instituait. La première place fut donnée à Warren Hastings, simple agent de la compagnie, placé par elle à la tête de la présidence du Bengale, et lord North fit entrer dans son conseil Philip Francis, qui peut-être vendit à ce prix le silence de Junius.

Cette administration n’avait pas marché paisiblement. Bientôt ses divisions intérieures et la conduite de son chef firent souhaiter aux ministres le rappel de Hastings; mais il ne pouvait être révoqué que sur une demande de la cour des directeurs qui représentaient la compagnie. Celle-ci soutenait son agent, et quand on vit approcher la rupture avec la France, on ne put regretter d’avoir laissé la garde de l’Inde à un homme habile et entreprenant, dont l’esprit plein de ressources n’était entravé dans ses hardies combinaisons, ni par la faiblesse du caractère, ni par la sévérité de la conscience. Cependant, vers la fin de la guerre d’Amérique, la chambre des communes, dont l’attention était éveillée par les plaintes du parti opposé au gouverneur-général, avait formé pour l’examen de ces affaires deux comités : l’un sous la conduite de Henry Dundas, l’autre de Burke, et ce dernier s’était plongé dans ce nouveau travail avec son ardeur accoutumée. Déjà souvent l’Inde l’avait occupé dans le parlement. Jamais elle n’était l’objet d’un débat sans qu’il prît la parole. Sa curiosité infatigable eut bientôt pénétré jusqu’au fond de ce grand sujet. Sa vive imagination se familiarisa avec les lieux, les faits, les hommes; sa haine pour l’iniquité et la violence prit feu contre un despotisme qui ne devait qu’à la distance son impunité. Il savait et jugeait l’histoire de l’Inde anglaise comme un historien sensible et sévère; la justice même se passionnait dans cette âme ardente. Des rapports émanés du comité qu’il dirigeait, le neuvième et le onzième, passent pour être de lui, et ils sont insérés dans ses œuvres. Ces deux pièces ont tout le mérite du genre, l’ordre, la clarté, la solidité, et l’on y peut apercevoir les premiers fondemens de l’accusation célèbre dont il mit tant d’années à élever de ses mains le formidable édifice.

Entre le pouvoir immense par le fait du gouvernement établi au Bengale et le pouvoir de surveillance du ministère et du parlement, l’indépendance d’une compagnie à demi souveraine formait un milieu opaque et résistant, qui rendait tout contrôle illusoire. Aidé des conseils de Burke, encouragé par lord North, qui dans son premier ministère avait été sur le point de réduire la compagnie des Indes à ses attributions commerciales. Fox, à la fin de 1783, proposa un bill qui supprimait la cour des directeurs de la compagnie, et confiait à Londres le haut gouvernement de ses possessions à sept commissaires nommés dans l’acte pour quatre ans, et dont le chef devait être le comte Fitzwilliam. Auprès de ce bureau, neuf directeurs assistans, choisis parmi les actionnaires, auraient été chargés seulement des affaires du commerce. Les vacances dans le bureau supérieur auraient été remplies par nomination royale. C’était toute une révolution, surtout dans la Cité. On conçoit quelle y devait être la puissance de la compagnie des Indes, et avec quelle énergie elle dut résister au projet qui la détrônait. Elle employa tous les moyens, fit jouer tous les ressorts, ameuta l’opinion. Son patronage, ce qui veut dire en bon anglais la quantité de places qu’elle avait à donner, était l’instrument d’une influence qu’elle exploitait dans son intérêt, et qu’elle prêtait clandestinement à la cour et à son parti. Tout cela allait être régularisé, soumis à la publicité et livré à un pouvoir officiel, plus dépendant du parlement que de la couronne. L’état se ressaisissait d’un empire qu’il n’aurait dû jamais abandonner; mais l’état était représenté par l’administration actuelle, qui allait recueillir l’honneur et la force attachés à cette grande innovation. Il se forma donc une masse redoutable d’opposans au bill de Fox, qui dut y suspendre son existence ministérielle. Les membres du dernier cabinet ne pouvaient laisser échapper une si belle occasion de revanche. Pitt surtout, avec une habileté qui ressemblait fort à l’intrigue, et que Burke à toutes les époques lui a sévèrement reprochée, se mit à la tête de tous les mécontens. Intérêts, abus, préjugés, il souleva tout contre une réforme qu’il savait nécessaire. Lui aussi, il fit sa coalition. Il épousa jusqu’aux griefs de la cour, et les éleva à la hauteur d’un scrupule constitutionnel. On soutenait, en effet, avec une apparence de raison, que la nomination législative d’un comité ou bureau administratif était une atteinte à la prérogative royale, et sans aucun doute le principe de la responsabilité aurait dû ramener plus immédiatement au pouvoir exécutif la direction d’une nature d’affaires qui étaient en elles-mêmes du ressort du gouvernement général. Cette considération fut développée avec autant de force qu’un chef d’accusation. Fox se vit personnellement attaqué avec une violence inouïe. Tous les ressentimens suscités par la coalition éclatèrent sous cette forme. Burke ne fit pas défaut dans la lutte. Son discours, fort travaillé et très étendu, suivant son usage, est presque en entier consacré à l’exposition des torts de la compagnie. Mille faits curieux de l’histoire de l’Inde et des débuts de l’administration de Hastings sont vivement retracés, et il en ressort l’urgence d’une réforme profonde. Toutes les objections sont imputées à des intérêts occultes, à des intrigues de courtisans. L’objection constitutionnelle elle-même n’est pas prise fort au sérieux, et Burke se contente d’observer que la prérogative royale ne doit rien perdre au nouveau projet, puisque, dans l’état présent des choses, ni les directeurs, ni le gouverneur-général, ni son conseil institué par l’acte de 1773, ne sont à la nomination de la couronne.


« J’ai parlé du bill, dit Burke sn finissant; que je dise maintenant un mot de son auteur. Je devrais l’abandonner à ses nobles sentimens, si l’indigne et illibéral langage employé contre lui par de la tout exemple de la liberté parlementaire ne rendait quelques paroles nécessaires, moins pour donner satisfaction à lui qu’à mes propres affections. Il faut donc que je dise que ce sera une honorable distinction pour notre âge que la délivrance du plus grand nombre d’êtres de la race humaine, qui ait jamais été aussi lourdement opprimé par la plus grande tyrannie qui ait existé jamais, soit échue en partage à des talens et à des sentimens égaux à la grandeur de la tâche; que l’œuvre soit échue à un homme qui possède l’étendue d’esprit pour concevoir, le courage pour entreprendre, l’éloquence pour soutenir une si grande me sure de hasardeuse générosité. Son courage ne saurait être attribué à l’ignorance de l’état des hommes et des choses. Il sait bien quels pièges sont semés sur son chemin et par l’animosité personnelle, et par des intrigues de cour, et peut-être par l’illusion populaire; mais il a risqué son repos, sa sécurité, son intérêt, son pouvoir, même sa popularité chérie, pour le bien d’un peuple qu’il n’a jamais vu. C’est la route qu’ont avant lui prise tous les héros. On l’accuse, on l’outrage pour les motifs qu’on lui suppose. Il se souviendra que la calomnie entre comme élément nécessaire dans toute véritable gloire; il se souviendra que non-seulement c’était l’usage des Romains, mais qu’il est dans la nature et la constitution des choses que la diffamation et l’injure soient des parties essentielles d’un triomphe. Ces pensées soutiendront une âme qui ne vit que pour l’honneur, sous le poids d’accusations passagères; car il travaille à faire un grand bien, un bien comme il s’en rencontre rarement et dans la destinée d’un homme et en même temps dans ses désirs, chose presque aussi rare. Qu’il emploie sa journée, qu’il lâche les rênes à la bienveillance de son cœur. Il est maintenant sur une hauteur où le vont chercher les regards du genre humain. Il peut vivre longtemps, il peut beaucoup faire; mais il a atteint le sommet : jamais il ne pourra s’élever au-dessus de ce qu’il fait aujourd’hui.

« Il a des défauts, mais ce sont des défauts qui, bien qu’ils puissent ternir son éclat et quelquefois entraver la marche de ses talens, n’ont rien par eux-mêmes qui puisse éteindre le feu des grandes vertus. Dans ces défauts, pas un atome de tromperie, d’hypocrisie, nul orgueil, nulle arrogance, nul despotisme de tempérament, nulle insensibilité aux maux de l’humanité. Il a les défauts qui pourraient se retrouver dans un descendant du Henri IV de la France, comme ils se rencontraient dans ce père de son pays. Henri IV souhaitait vivre assez pour voir une poule dans le pot de chaque paysan de son royaume. Ce sentiment de bonté familière vaut tous les mots brillans que l’on rapporte de lui. Mais il désirait peut-être plus qu’il ne pouvait accomplir, et la générosité de l’homme dépassait le pouvoir du monarque. Mais celui dont je parle, lui, un sujet, peut au moins dire dans ce jour avec vérité qu’il assure le riz dans le pot de tout homme aux Indes. Un poète de l’antiquité regardait comme une des premières distinctions chez un prince qu’il voulait célébrer, qu’à travers une longue suite de générations il eût été l’ancêtre d’un habile et vertueux citoyen qui, par des moyens pacifiques, avait réformé des gouvernemens oppressifs et supprimé des guerres de rapine.

Indote proh quanta juvenis, quantumque daturus
Ausoniæ populis ventura in sæcula civem.
Ille super Gangem, super exauditus et Indos,
Implebit terras voce; et furialia bella
Fulmine compescet linguæ.

Voilà ce qui se disait du prédécesseur du seul homme à l’éloquence duquel ou puisse sans injustice comparer celle de l’auteur du présent bill. Mais le Gange et l’Indus sont le domaine de la renommée de mon honorable ami, et non pas de celle de Cicéron. Je l’avoue, c’est avec joie que je pressens la récompense de ceux dont tout le crédit, tout le pouvoir, toute l’autorité n’existe que pour le bien de l’humanité, et ma pensée s’étend à tout ce peuple, à tous les êtres de races et de noms divers qui, relevés par ce bill, auront à bénir l’ouvrage de ce parlement et la confiance accordée par la meilleure chambre des communes au plus digne de l’obtenir. Les petites critiques de parti ne seront plus entendues, lorsque la liberté et le bonheur se feront sentir. Il n’y a pas une langue, une nation, une religion dans l’Inde qui ne bénisse le soin tutélaire et la noble bienfaisance de cette chambre et de celui qui vous a proposé ce grand ouvrage. Vos noms ne seront jamais séparés devant le trône de la divine bonté, dans quelque langue et dans quelque rite qu’il soit demandé grâce pour les pécheurs et récompense pour ceux qui imitent la divinité dans sa charité universelle pour ses créatures. Ces hommages, vous les méritez, et ils vous seront, assurément rendus, lorsque tout ce jargon d’influence, de parti et de patronage sera plongé dans l’oubli. J’ai dit ce que je pense et ce que je sens pour l’auteur de ce projet. Un de mes honorables amis, en parlant de son mérite, a été accusé d’avoir fait un panégyrique étudié. Je ne sais ce qui en était; mais le mien, j’en suis sûr, est un panégyrique étudié; c’est le fruit de beaucoup de méditation, le résultat d’une observation de près de vingt années. Pour ma part, je suis heureux d’avoir assez vécu pour voir ce jour. Je me sens plus que payé de dix-huit ans de travaux, puisque enfin je suis en mesure de prendre par un humble vote ma part de l’abolition d’une tyrannie qui existe pour la honte de ce pays et pour la destruction d’une aussi nombreuse portion de l’espèce humaine. »


Mais le complot ourdi contre le projet, et surtout contre le ministère, était puissant. Le bill, après avoir réuni des majorités considérables dans les épreuves préliminaires, finit par ne passer qu’à 208 voix contre 201. La chambre des lords s’anima pour la prérogative royale, et rejeta le projet à 19 voix de majorité. Le roi avait pris personnellement l’affaire à cœur, et son intervention fut si peu cachée, qu’il n’attendit pas, selon l’usage, la démission du cabinet. Il fit demander aux secrétaires d’état leurs sceaux, et les remit à lord Temple, qui expédia aux autres ministres leurs lettres de renvoi, et résigna trois jours après, Pitt étant nommé premier lord de la trésorerie et chancelier de l’échiquier. Ce fut comme un coup d’état constitutionnel fort dans le goût de George III, qui dut enfin se croire roi, mais qui ne devait pas recommencer, car il venait de se donner un maître. Le procédé était nouveau envers la chambre des communes, qui fut vivement offensée; on lui arrachait des ministres qui possédaient sa confiance. Aussi ne crurent-ils pas d’abord que le pouvoir leur échappât pour longtemps. Les règles ainsi que les probabilités du jeu étaient en leur faveur, et cependant vingt-deux ans se passèrent avant que Fox redevînt ministre.

Les partis étaient décomposés. La diversité des calculs, la rivalité des ambitions, l’incompatibilité des caractères, ou plutôt des amours-propres, avaient amené ce résultat plus que la division sérieuse et systématique des opinions. Au contraire, on peut dire que l’absence d’une de ces questions fondamentales qui classent les hommes et les partis avait surtout contribué à éparpiller toutes les forces parlementaires. En de tels momens, l’individualité reprend le dessus. Les intérêts et les caprices personnels, l’humeur, la rancune, la vanité, décident de tout. Ce ne sont pas les beaux jours du gouvernement représentatif. Cette situation aurait dû être insupportable pour un esprit tel que celui de Burke, défenseur décidé de la consistance des opinions et des conduites, grand prôneur de la fidélité aux principes, aux antécédens et aux amitiés; mais il avait approuvé la coalition, cet acte si sévèrement reproché à Fox, et qui plus qu’aucun autre pouvait être regardé comme un signal de décomposition des partis. Toute coalition, même honorable dans son principe, a, j’en conviens, un air d’intrigue, et besoin d’apologie. Cependant, lorsque l’on considère à quels hommes ce genre d’apologie a été nécessaire, il faut ou que la tentation soit irrésistible, ou plutôt que l’action, en elle-même toujours hasardeuse, soit quelquefois imposée par une nécessité publique ou par une noble ambition. Comme tant d’autres actions, elle doit se juger par ses motifs et par ses conséquences. Si l’on n’a sacrifié aucun principe en formant l’alliance, si on l’a formée avec un grand but, si ce but on a eu le bonheur de l’atteindre, l’opinion, non contente d’absoudre l’entreprise, doit la glorifier. Aussi les coalitions sont-elles plus difficiles à ceux qui viennent du côté du pouvoir qu’à ceux qui sortent de l’opposition, car si ce n’est pour quelque réforme devenue nécessaire, pour quelque innovation amenée à maturité que les hommes du parti gouvernemental l’abandonnent, la coalition cesse d’être irréprochable. Elle peut l’être, si elle a pour but ce que M. Canning a tenté, ou ce que sir Robert Peel a fait. Dans l’alliance de North et de Fox, c’est donc le rôle du premier surtout qui aurait besoin d’excuse; c’est à lui, non au second, qu’auraient dû s’adresser les reproches de l’histoire, si, par une inégalité dont nous ne nous plaignons pas, on ne jugeait toujours les amis de la liberté avec une sévérité plus exigeante. Visant plus haut, ils ont droit à moins d’indulgence. Toutefois on expliquera difficilement, à l’honneur de lord North, que le chef d’un ministère ennemi des concessions, tombé du pouvoir pour avoir couvert de sa responsabilité l’entêtement royal, ait pu, avec une parfaite conséquence de principes et une scrupuleuse conviction, s’engager dans une combinaison perdue pour avoir, dit-on, livré aux chambres la prérogative de la couronne. Quant à Fox, il ne paraît point qu’il ait fait dans ce ministère rien qu’il n’eût fait dans un autre, et du moins aucun sacrifice de principe ne lui saurait être reproché. Mais voici la faute : lorsqu’on a dit et pensé de la conduite, de la capacité, des doctrines et du caractère d’un homme d’état, tout ce qui s’était pu lire depuis dix ans dans les discours de l’opposition, l’union avec cet homme d’état n’est permise qu’à la dernière extrémité et quand le salut public la commande. Or cette excuse manque à Fox. Malheureusement les hommes supérieurs sont sujets à une illusion, qui même n’en est pas toujours une : ils se figurent volontiers que le pouvoir leur revient de droit, et que leur présence dans le gouvernement est une condition du salut public. Walpole pensait peut-être ainsi, quand il attaquait ses anciens collègues, Stanhope et Sunderland. Une semblable conviction dirigea certainement Chatham dans tout« sa carrière. Elle fit sa gloire lorsqu’en 1757 il s’allia au duc de Newcastle; elle l’égara quand en 1766 il composa le cabinet inexplicable du duc de Grafton. Un homme d’état que nous avons nommé, Peel, eut assurément la même confiance en soi, et bien en a pris à son pays et à sa renommée. Quant à Fox, il avait débuté avec un tel éclat, il s’était senti porté au premier rang par des qualités si solides et si brillantes, qu’il avait bien pu, lui aussi, se persuader que le ministère lui appartenait, et qu’il devait à tout prix gouverner. Ses partisans n’étaient pas éloignés de le croire, et Horace Walpole incline à cette idée dans ses lettres. Burke, dans l’orgueil de son amitié, pouvait concevoir pour son ami de ces présomptueuses pensées, et, qui sait? en garder quelque chose pour lui-même. Ainsi s’explique en partie leur conduite à tous deux dans le pouvoir et dans l’opposition. Le public est d’ordinaire fort sévère pour ces illusions des hommes supérieurs; il ferait mieux cependant de garder ses rigueurs pour celles des hommes médiocres, car ceux-là aussi se croient quelquefois une mission.

Pitt, qui avait formé le nouveau cabinet, fit alors un acte audacieux. Après avoir tâté la chambre par un bill sur l’Inde qu’elle rejeta, il osa dissoudre le parlement (mars 1784). On aurait cru que l’opinion décernerait le pouvoir à Fox plutôt qu’à lui, car sa réputation était alors bien inférieure à celle de son rival, et pourtant la réélection lui donna raison. Cent soixante opposans restèrent sur le champ de bataille. On les appela les martyrs de Fox; c’est le titre d’un martyrologe protestant. Fox et Burke furent réélus; mais le changement avait été si brusque, Pitt avait paru si téméraire, il était si jeune et si nouveau, que les vieux athlètes ne pouvaient croire encore à sa victoire. Ils en doutèrent longtemps, et ils agirent en conséquence. Burke demeura toute sa vie si touché et pour ainsi dire si scandalisé de ce résultat, qu’il ne le pardonna jamais à Pitt, et que, même en se rapprochant de lui, il n’eut jamais ni goût pour sa personne ni admiration pour ses talens. Il l’appelait le sublime de la médiocrité.

La situation d’hommes politiques qui ont perdu la majorité n’est jamais facile. Elle ne fut point favorable à Burke. Il n’avait pas comme Fox ce caractère ouvert et simple, cette humeur facile et liante, cette flexibilité de talent, cet art de discussion, qui séduisaient jusqu’à ses adversaires et le rendaient populaire encore quand ses opinions cessaient de l’être. Plus âgé que lui de vingt et un ans, plus homme de lettres et moins homme politique, Burke avait plus de raideur dans l’esprit, des prétentions plus tranchantes, un ton plus absolu et plus intolérant. Transporté dans un monde nouveau, entouré de jeunes ambitieux dont il était peu connu, il ne se préserva pas assez de l’impatience et du dédain. Inhabile aux ménagemens, irrité, dégoûté, il ne sut pas s’accommoder au temps, et la chambre des communes devint pour lui un auditoire sévère, hostile même. Ses discours avaient toujours paru trop longs et trop fréquens. Le respect et l’habitude avaient empêché longtemps qu’on ne l’en fît apercevoir; mais le respect et l’habitude manquaient à la nouvelle chambre. Burke s’en aperçut plus d’une fois. Un jour, il s’était levé tenant à la main un rouleau de papier d’une grosseur effrayante. Un membre de la classe de ceux qu’on nomme country gentlemen eut l’impertinence de dire qu’il espérait que l’orateur n’avait pas l’intention de lire cette énorme liasse de pièces, en y joignant un long discours par dessus le marché. Burke interdit et indigné sortit de la chambre sans trouver une parole. « La fable est réalisée, dit George Selwyn, si fameux par ses bons mots; un âne qui brait donne la chasse à un lion. »

On peut faire remonter à cette époque la décadence parlementaire de Burke. Cependant il ne se découragea pas, et il eut encore de bien beaux jours, mais ses échecs furent nombreux. Dès l’ouverture de la session, il proposa avec Windham, Irlandais de grande espérance qui venait d’entrer au parlement et qui s’attacha étroitement à lui, d’adresser des représentations au roi sur la dernière dissolution. Cette mesure avait eu, disait-il, un caractère insolite, celui d’une condamnation prononcée du haut du trône contre le parlement. La dernière chambre, la meilleure chambre des communes, avait été dénoncée au peuple comme usurpatrice des droits du prince. Cette calomnie de cour avait égaré l’opinion. Le discours de la couronne faisait encore une leçon à la chambre sur les limites de son pouvoir. Celle-ci ne pouvait accepter ni remontrance ni menace, et c’était lui faire injure que de paraître en attendre moins d’indépendance que de la chambre précédente. Une défense raisonnée de la conduite tenue dans l’affaire du bill de l’Inde venait ensuite. Burke n’a jamais été tory sur ce point. Sa motion, qui était au fond une attaque envers la nouvelle chambre, fut rejetée sans débat. Il publia son discours avec une préface où il cachait mal son humeur contre le parlement. Le dépit d’une défaite imprévue perça désormais dans ses discours. Il reprochait même à Fox de ne pas sentir assez vivement leur commune offense. Neuf ans plus tard, dans le fort de sa colère contre la révolution française, il se plaignait encore qu’il ne l’eût pas bien secondé dans ses efforts pour faire repentir le premier ministre de la manière odieuse dont il s’était élevé au pouvoir, et, dans sa rancune implacable, il accusait Pitt d’avoir intrigué avec la cour, les dissidens religieux et tous les factieux du dehors, pour décrier et affaiblir la chambre des communes. Il est remarquable que Windham, qui, dix ans après, entra dans l’administration de Pitt, continua toute sa vie de juger comme Burke la dissolution de 1784, et d’en regarder le résultat comme funeste.

Une guerre sans relâche fut donc faite au cabinet. Pitt n’avait pas renoncé à ses idées de réforme parlementaire; il appuya une motion à cette fin de l’alderman Sawbridge, qui passait pour républicain. Il en fit une lui-même, soutenu par Fox et combattu par des ministres. Chaque fois il eut contre lui Burke et la majorité. Ce dernier lui demanda un jour ironiquement comment il pouvait se plaindre du système actuel de représentation, lui qui s’en était si bien servi? Quant à son bill de l’Inde, la vive critique qu’en fit Burke a été, dit-on, justifiée par l’expérience. Il contenait cependant les principes de l’organisation qui s’est maintenue jusqu’à nous. L’idée d’une commission de gouvernement ou de surveillance au-dessus de la compagnie ne pouvait être abandonnée. Aucun ministère ne pouvait songer à laisser la compagnie à elle-même. Seulement, cette commission, sous le nom de bureau du contrôle, dut être composée de membres du conseil privé et présidée par un ministre spécial, dont cette présidence, même serait le titre. Aujourd’hui, les membres de ce bureau sont des ministres et ne forment en réalité qu’un comité du cabinet; mais la nouvelle organisation, au moment où elle fut adoptée, ne faisait pas tomber les griefs élevés contre l’administration antérieure de la compagnie, et Pitt était loin de défendre tout le passé.

L’Inde est la région du monde où les Anglais ressemblent le plus aux Romains. Avec une poignée de fonctionnaires ou de magistrats, avec quelques légions, ils y gouvernent, sur un territoire immense, près de quatre-vingts millions de sujets, qui conservent leurs lois, leur culte et leurs mœurs. Ce pouvoir sans égal s’exerce avec équité et modération; mais il n’a pu s’établir ainsi. La tyrannie est presque toujours la compagne de la conquête, et de terribles proconsuls ont plus d’une fois porté parmi ces peuplades tremblantes les faisceaux du peuple-roi. L’âme pure et sévère de Burke devait s’émouvoir à ce spectacle. Il ne consentait pas à séparer la politique de la justice. Et en même temps la grandeur des choses, la nouveauté des scènes frappait, échauffait son imagination. On a parfois trouvé aux imaginations irlandaises quelque chose d’oriental. Telle était celle de Burke; elle ne pouvait que se plaire et s’exalter à l’aspect de ce monde de l’Asie ouvert devant elle, où les événemens, les monumens, la nature, tout prend un caractère pittoresque et poétique. Aussi, trouvant là comme une inspiration nouvelle, le vit-on rajeunir en quelque sorte son talent, le grandir à des proportions inconnues, et, suivant le penchant de son esprit, exagérer souvent les idées, les formes et les couleurs. Son goût comme sa colère put passer les bornes, car il se crut tout permis : il peignait l’Orient et combattait la tyrannie.


CHARLES DE REMUSAT.