Cælius et la Jeunesse romaine au temps de César

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Cælius et la Jeunesse romaine au temps de César
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 41-74).
CÆLIUS
ET
LE JEUNESSE ROMAINE AU TEMPS DE CESAR.

Si l’on veut, en étudiant l’histoire des dernières années de la république romaine, se donner le plaisir piquant des contrastes, il suffit de placer la figure de Cælius en regard de celle de Brutus[1]. On ne saurait imaginer deux contemporains qui se ressemblent moins. Chacun d’eux avait précisément les qualités qui manquaient à l’autre ; ils étaient tout à fait opposés de caractère, d’opinions, de conduite, et si en somme leur destinée fut à peu près la même, on peut dire qu’ils avaient pris pour y arriver les routes les plus contraires.

Brutus cependant n’était parmi ses contemporains qu’une exception ; on admirait plus l’austérité de sa vie, son amour de la retraite et de l’étude, la fermeté de ses principes, l’ardeur de ses convictions, qu’on ne cherchait à les imiter. Ses vertus n’appartenaient qu’à lui, et, malgré le respect involontaire qu’elles inspiraient, on ne voit pas qu’elles aient exercé une influence sérieuse sur les mœurs de personne. Cælius au contraire est tout à fait de son temps ; il a vécu comme on vivait autour de lui. Toute la jeunesse d’alors, les Curion, les Dolabella, lui ressemblent. Ils sont tous, comme lui, corrompus de bonne heure, peu soucieux de leur dignité, prodigues de leur bien, amis des plaisirs faciles ; tous se jettent, dès qu’ils le peuvent, dans la vie publique avec une ambition inquiète, de grands besoins à contenter, peu de scrupules et point de croyances. Son histoire est donc celle de tous les autres, et l’avantage qu’on trouve à l’étudier, c’est de connaître d’un coup toute la génération dont il faisait partie. Or cette étude nous est facile, grâce à Cicéron. Malgré tant de différences de conduite et de principes, Cicéron a toujours éprouvé pour Cælius un attrait singulier ; il aimait la conversation de cet homme d’esprit aimable qui riait de tout, et se trouvait avec lui plus à l’aise qu’avec des gens comme Caton ou Brutus, dont la raideur l’effrayait. Il le défendit devant les tribunaux, quand une femme qu’il avait aimée essaya de le perdre, et ce plaidoyer est assurément un des plus agréables qui nous restent de lui. Plus tard, lorsqu’il fut forcé d’aller en Cilicie, il le choisit pour son correspondant politique. Par un hasard heureux, les lettres de Cælius nous sont parvenues avec celles de Cicéron, et il n’y en a point dans tout ce recueil qui soient plus spirituelles et plus piquantes. Rassemblons tous les détails qui y sont épars ; essayons de refaire, en les recueillant, l’histoire de Cælius, et par elle d’avoir une idée de ce qu’était alors la jeunesse romaine. Il n’est pas sans intérêt de la connaître, car elle a joué un rôle important, et c’est d’elle surtout que César s’est servi pour la révolution qu’il voulait accomplir.


I

Cælius ne sortait pas d’une famille illustre. Il était fils d’un chevalier romain de Pouzzoles qui avait fait le commerce et acquis de grands biens en Afrique. Son père, qui n’avait eu toute sa vie d’autre souci que de s’enrichir, montra, comme il arrive, plus d’ambition pour son fils que pour lui-même : il voulut qu’il devînt un homme politique, et comme il voyait qu’on n’arrivait aux dignités que par l’éloquence, il l’amena de bonne heure à Cicéron, pour qu’il en fît, s’il était possible, un grand orateur.

Ce n’était pas encore l’usage qu’on enfermât les jeunes gens dans les écoles des rhéteurs, et qu’on se contentât de les exercer à des causes imaginaires. Dès qu’ils avaient pris la robe virile, c’est-à-dire vers seize ans, on s’empressait de les conduire à quelque homme d’état en renom qu’ils ne quittaient plus. Admis à sa familiarité la plus intime, ils écoutaient ses entretiens avec ses amis, ses discussions avec ses adversaires ; ils le voyaient se préparer dans le silence aux grandes batailles de la parole, ils le suivaient dans les basiliques et sur le Forum, ils l’entendaient plaider des procès ou parler au peuple assemblé, et quand ils étaient devenus capables de parler eux-mêmes, ils débutaient à ses côtés et sous son patronage. Tacite regrette beaucoup cette éducation virile, qui, plaçant un jeune homme dans les conditions mêmes de la vérité, au lieu de le retenir parmi les fictions de la rhétorique, lux donnait le goût d’une éloquence naturelle et vraie, qui le fortifiait en le jetant du premier coup au milieu des combats véritables, et, selon son expression, lui enseignait la guerre sur le champ de bataille, pugnare in prœlio discebant. Cette éducation présentait cependant un grand danger. Elle lui apprenait trop vite des choses qu’il vaut mieux ignorer longtemps, elle le familiarisait avec les spectacles de scandale et de corruption qu’offre d’ordinaire la vie publique, elle lui faisait une maturité trop rapide et l’enflammait d’ambitions précoces. Ce jeune homme de seize ans qui vivait dans l’intimité de ces vieux hommes d’état sans scrupules, et à qui l’on découvrait sans précaution les plus basses manœuvres des partis, ne devait-il pas perdre quelque chose de la générosité et des délicatesses de son âge ? N’était-il pas à craindre que ce commerce corrupteur ne finît par lui donner le goût de l’intrigue, le culte du succès, un amour effréné du pouvoir, le désir d’arriver haut et vite par tous les moyens, et, comme en général les plus mauvais sont aussi les plus courts, la tentation de les employer de préférence ?

C’est ce qui arriva à Cælius. Pendant trois années entières, trois années honnêtes et laborieuses, il ne quitta pas Cicéron ; mais il s’aperçut à la fin qu’un jeune homme comme lui, qui avait sa fortune politique à faire, gagnerait davantage avec ceux qui voulaient détruire le gouvernement qu’avec celui qui essayait de le conserver, et il abandonna Cicéron pour s’attacher à Catilina. Le passage était brusque ; Cælius, à vrai dire, ne s’est jamais donné la peine de ménager les transitions. Dès lors, on le comprend, sa vie prit une autre tournure : il devint un séditieux et un brouillon hardi dont on redoutait la parole mordante sur le Forum et les violences au Champ-de-Mars. À l’élection d’un pontife, il frappa un sénateur. Quand il fut nommé questeur, tout le monde l’accusa d’avoir acheté les suffrages. Non content de troubler les comices à Rome, on le voit soulever, on ne sait pourquoi, un mouvement populaire à Naples. En même temps il ne négligeait pas ses plaisirs. Les débauchés de cette jeunesse bruyante, dont il faisait partie, troublaient à chaque instant la tranquillité publique. On racontait que les rues de Rome n’étaient plus sûres quand ils revenaient la nuit de leurs soupers, et qu’à l’exemple de ces jeunes étourdis que nous dépeignent Plaute et Térence, ils poursuivaient les femmes honnêtes qu’ils rencontraient sur leur passage. Toutes ces folies n’allaient pas sans de grandes dépenses, et le père de Cælius, quoiqu’il fût riche, n’était pas d’humeur à payer toujours. Sans doute en ce moment l’honnête négociant de Pouzzoles dut regretter l’ambition qu’il avait eue pour son fils, et trouver qu’il lui en coûtait cher d’avoir voulu faire de lui un homme politique. Cælius, de son côté, n’était pas d’un caractère à supporter aisément les réprimandes ; il quitta la maison paternelle, et, sous prétexte de se rapprocher du Forum et des affaires, il loua pour 10,000 sesterces (2,000 fr.) un logement sur le Palatin, dans la maison du fameux tribun Appius Clodius. Ce fut un événement grave dans sa vie, car c’est là qu’il connut Clodia.

Si l’on s’en tenait au témoignage de Cicéron, on aurait une détestable opinion de Clodia ; mais Cicéron est un témoin trop passionné pour être tout à fait juste, et la haine furieuse qu’il portait au frère le rend très suspect quand il parle de la sœur. D’ailleurs il ne faut pas oublier qu’il nous dit lui-même qu’elle avait conservé des relations avec de fort honnêtes gens, ce qui ne laisserait pas de surprendre s’il était vrai qu’elle eût commis tous les crimes qu’il lui reproche. Il est bien difficile de croire que des personnages importans dans la république et soucieux de leur réputation eussent continué de la voir, s’il était vrai qu’elle eût empoisonné son mari et qu’elle fût la maîtresse de ses frères. C’était un bruit public que Cicéron répétait avec complaisance, mais qu’il n’avait pas inventé. Beaucoup de gens à Rome le croyaient, les ennemis de Clodia affectaient de le dire, et l’on en faisait des vers malins qu’on inscrivait sur toutes les murailles. La réputation de Clodia était donc très mauvaise, et il faut bien avouer que, malgré quelques exagérations, elle la méritait en partie. Rien ne prouve qu’elle eût tué son mari, comme on l’en accusait : ces accusations d’empoisonnement étaient alors répandues et accueillies avec une incroyable légèreté, mais elle l’avait rendu fort malheureux pendant sa vie et n’avait pas paru très attristée de sa mort. Il est douteux, quoique le prétende Cicéron, qu’elle eût ses frères pour amans, mais il est malheureusement trop certain qu’elle en avait beaucoup d’autres. La seule excuse qu’on puisse alléguer pour elle, c’est que cette façon de vivre était alors assez ordinaire. Jamais les scandales de ce genre n’avaient été plus communs parmi les grandes dames de Rome. C’est qu’aussi la société romaine traversait une crise dont les causes, qui remontent loin, valent la peine d’être connues. Il faut en dire quelques mots pour qu’on puisse se rendre compte de la grave atteinte qu’avaient reçue les mœurs publiques.

Dans un pays où la famille était respectée comme à Rome, les femmes ne pouvaient manquer d’avoir beaucoup d’importance. Il était impossible que leur influence, qui était déjà si grande dans la maison, n’essayât pas d’en sortir, et la place honorable qu’elles tenaient dans la vie privée devait leur donner un jour la tentation d’envahir aussi la vie publique. Les vieux Romains, si jaloux de leur autorité, avaient le sentiment de ce péril, et ils n’ont rien négligé pour s’en défendre. On sait de quelle façon ils affectent de traiter les femmes : il n’est sorte de méchans propos qu’ils ne tiennent sur elles, ils les font attaquer au théâtre et se moquent d’elles jusque dans leurs discours politiques[2] ; mais il ne faut pas se méprendre sur le sens de ces railleries et trop plaindre celles qui en sont l’objet. On ne les attaque ainsi que parce qu’on les redoute, et toutes ces plaisanteries sont moins des insultes que des précautions. Ces rudes soldats, ces paysans grossiers ont appris, en vivant près d’elles, combien elles ont l’esprit délié et entreprenant, et par combien d’endroits elles valent mieux qu’eux ; aussi se donnent-ils beaucoup de peine pour les cantonner dans leur ménage, et cela ne suffit pas encore pour les rassurer : il faut que dans le ménage même elles soient soumises et bridées. On affecte de croire et de dire que ce sont des êtres faibles et emportés (indomita animalia), incapables de se gouverner tout seuls, et l’on s’empresse de pourvoir à leur direction. On les tient, sous ce prétexte, dans une tutelle éternelle ; elles sont toujours sous la main de leur père, de leur frère ou de leur mari ; elles ne peuvent ni vendre, ni acheter, ni trafiquer, ni rien faire sans un conseil qui les assiste : en agissant ainsi, on prétend les protéger ; en réalité c’est soi-même qu’on protège contre elles. Caton, leur grand ennemi, l’avoue ingénument dans un moment de franchise. « Souvenez-vous, lui fait dire Tite-Live à propos de la loi Oppia, de tous ces règlemens qu’ont faits nos ancêtres pour soumettre les femmes à leurs maris. Tout enchaînées qu’elles sont, vous avez peine à les dominer. Qu’arrivera-t-il si vous leur rendez la liberté, si vous les laissez jouir des mêmes droits que vous ? Croyez-vous que vous pourrez alors en être les maîtres ? Le jour où elles deviendront vos égales, elles vous seront supérieures. » Ce jour arriva justement vers l’époque dont nous nous occupons. Au milieu de l’affaiblissement des anciens usages, les lois contre les femmes ne furent pas plus respectées que les autres. Cicéron dit que des jurisconsultes galans leur fournirent des moyens ingénieux pour s’en affranchir sans avoir l’air de les violer. En même temps on s’habituait à leur voir prendre une place plus importante dans la société et à les compter pour beaucoup dans le gouvernement de la république. Presque tous les hommes politiques d’alors sont dirigés par leurs femmes ou par leurs maîtresses. C’est pour cela que les innombrables galanteries de César passaient, aux yeux de bien des gens, pour une habileté profonde : on supposait qu’il ne cherchait à plaire aux femmes que pour mener les maris.

Ainsi, par l’abolition des vieilles lois, par le changement des anciennes maximes, les femmes étaient devenues libres. Or il est à remarquer qu’en général le premier usage qu’on fait de la liberté reconquise, c’est d’en abuser. On ne peut pas jouir d’une manière calme de droits dont on a longtemps été privé, et il entre toujours dans ces premiers momens une sorte d’ivresse qu’il est malaisé de contenir. C’est ce qui advint à la société romaine de cette époque, et tous ces déréglemens qu’on remarque alors dans la conduite des femmes s’expliquent en partie par l’attrait et l’enivrement de la liberté nouvelle. Celles qui aiment l’argent, comme Terentia, la femme de Cicéron, se gâtant, de jouir du droit qu’on leurs a rendu de disposer de leur fortune, s’associent pour des profits douteux avec des affranchis et des hommes d’affaires, volent leurs maris sans scrupule et se jettent dans les spéculations et les trafics, où elles apportent, avec un instinct inouï de rapacité, ce goût de petite épargne et de mesquine économie qui leur est naturel. Celles qui préfèrent le plaisir à la fortune se livrent à tous les plaisirs avec une ardeur emportée. Les moins hardies profitent de la facilité du divorce pour passer d’un amour à l’autre sous le couvert de la loi. Les autres ne prennent pas même cette peine et étalent effrontément leurs scandales.

Clodia était de celles-là ; mais, parmi tous ses vices, qu’elle ne prenait aucun souci de cacher, on est bien forcé de lui reconnaître quelques qualités. Elle n’était pas cupide ; sa bourse était ouverte à ses amis, et Cælius ne rougit pas d’y puiser. Elle aimait les gens d’esprit et les attirait chez elle. Un moment elle voulut persuader à Cicéron, dont elle admirait beaucoup le talent, de renoncer pour elle à sa sotte Terentia et de l’épouser ; mais Terentia, qui s’en douta, parvint à les brouiller mortellement ensemble. Un vieux scoliaste dit qu’elle dansait mieux qu’il ne convient à une honnête femme. Ce n’était pas le seul art pour lequel elle eût du goût, et l’on a cru pouvoir induire d’un passage de Cicéron qu’elle faisait aussi des vers. Cultiver les lettres, rechercher les gens d’esprit, aimer les plaisirs délicats et distingués, tout cela ne semble d’abord avoir rien de blâmable ; au contraire ce sont chez nous les qualités qu’une femme du monde est tenue, de posséder ou de feindre. On pensait autrement à Rome, et, comme les courtisanes avaient seules alors le privilège de cette vie élégante et libre, toute femme qui recherchait leurs talens courait le risque d’être confondue avec elles et traitée par l’opinion publique avec la même rigueur ; mais Clodia ne se souciait pas de l’opinion. Elle apportait dans sa conduite privée, dans ses engagemens d’affection, les mêmes emportemens et les mêmes ardeurs que son frère dans la vie publique. Prompte à tous les excès et ne rougissant pas de les avouer, aimant et haïssant avec fureur, incapable de se gouverner et détestant toute contrainte, elle ne démentait pas cette grande et fière famille dont elle descendait, et jusque dans les vices la race se reconnaissait en elle. Dans un pays où l’on affichait le respect des vieux usages, dans cette terre classique du décorum (le mot et la chose sont romains), Clodia se faisait un plaisir de choquer les lois reçues ; elle sortait avec ses amis, elle se faisait accompagner par eux dans les jardins publics ou sur la voie Appienne, construite par son grand-aïeul. Elle abordait hardiment les gens qu’elle connaissait ; au lieu de baisser timidement les yeux, comme devait faire une matrone bien élevée, elle osait leur parler (Cicéron dit même qu’elle les embrassait quelquefois), et elle les invitait à ses repas. Les gens graves, posés, rigides, s’indignaient ; mais les jeunes gens, à qui ces hardiesses ne déplaisaient pas, étaient charmés, et ils allaient dîner chez Clodia.

Cælius i était alors à Rome un des jeunes gens à la mode. Il avait déjà une grandes réputation d’orateur ; on le redoutait pour la vivacité railleuse de sa parole. Il était courageux jusqu’à la témérité, toujours prêt à se lancer dans les entreprises les plus hasardeuses. Il dépensait sans compter, et traînait toujours derrière lui un cortège d’amis et de cliens. Peu de gens dansaient aussi bien que lui, personne ne le surpassait dans l’art de se mettre avec goût, et l’on citait dans Rome la beauté et la largeur de la bande de pourpre qui bordait sa toge. Toutes ces qualités, les sérieuses comme les futiles, étaient faites pour séduire Clodia. Le voisinage rendit entre eux la connaissance plus facile, et elle devint bientôt la maîtresse de Cælius.

La vie qu’ils menèrent alors, Cicéron, malgré sa réserve, permet de la deviner. Il parle à demi-mots de ces fêtes brillantes que Clodia donnait à son amant et à la jeunesse de Rome dans ses jardins des bords du Tibre ; mais c’est Baïes surtout qui fut, à ce qu’il semble, le théâtre de ces amours. Depuis quelque temps déjà, Baïes était devenu le rendez-vous ordinaire des élégans de Rome et de l’Italie. Les sources d’eaux chaudes qu’on y trouve en abondance servaient d’occasion ou de prétexte à ces réunions. Quelques malades qui s’y rendaient pour se guérir justifiaient une foule de gens bien portans, qui y venaient pour s’amuser. Le monde y affluait dès le mois d’avril, et pendant toute la belle saison il s’y nouait mille intrigues légères dont le bruit venait jusqu’à Rome, Les gens graves avaient grand soin qu’on ne les vît pas dans ce tourbillon, et plus tard Clodius accusa Cicéron comme d’un crime de l’avoir seulement traversé ; mais Cælius et Clodia ne tenaient pas à se cacher : aussi se livrèrent-ils sans contrainte à tous les plaisirs qu’on trouvait dans ce pays qu’Horace appelle le plus beau lieu du monde. Rome entière parla de leurs courses sur le rivage, de l’éclat et du bruit de leurs festins et de leurs promenades sur la mer, avec des barques qui portaient des chanteurs et des musiciens. Voilà tout ce que Cicéron nous raconte ou plutôt ce qu’il nous fait entrevoir, car, contre son habitude et à notre grand dommage, il a tenu cette fois à être discret pour ne pas compromettre son ami Cælius. Nous pouvons heureusement en savoir davantage et pénétrer plus profondément dans cette société que notre curiosité voudrait mieux connaître : il ne faut que nous adresser à celui qui fut, avec Lucrèce, le plus grand poète de ce temps, à Catulle. Catulle a vécu parmi ces personnages si dignes d’étude, et il a eu avec eux des rapports qui lui ont permis de les bien dépeindre. Tout le monde connaît cette Lesbie que ses vers ont immortalisée ; mais ce qu’on sait moins, c’est que Lesbie n’était pas une de ces fictions comme en imaginent souvent les poètes élégiaques. Ovide nous dit que ce nom cachait celui d’une dame romaine, probablement une grande dame, puisqu’il ne veut pas la nommer, et à la façon dont il en parle on voit bien que tout le monde alors la connaissait. Apulée, qui vivait beaucoup plus tard, est plus indiscret, et il nous apprend que Lesbie, c’est Clodia[3]. Catulle a donc été l’amant de Clodia et le rival de Cælius : il a fréquenté, lui aussi, cette maison du Palatin et ces beaux jardins du Tibre, et ses vers achèvent de nous faire connaître cette société, dont il a été l’un des héros.

J’ai dit tout à l’heure que Clodia n’aimait pas l’argent avec l’avidité des femmes galantes de ce temps et de tous les temps. L’histoire de Catulle le prouve bien. Ce jeune provincial de Vérone, quoiqu’il fût d’une famille honorable, n’était pas très riche, et après qu’il eut vécu quelque temps à Rome d’une vie de dissipations et de plaisirs, il ne lui restait plus rien. Son pauvre petit domaine fut bientôt chargé d’hypothèques. « Il n’est exposé, disait-il gaîment, ni au vent impétueux du nord ni aux fureurs de l’auster : c’est un ouragan de dettes qui souffle sur lui de tous côtés. Oh ! le vent horrible et empesté ! » Au tableau qu’il fait de quelques-uns de ses amis, encore plus pauvres et plus endettés que lui, on voit bien que ce n’est pas sur eux qu’il devait compter, et que sa bourse « pleine d’araignées » n’avait pas grand secours à en attendre. Ce n’était donc pas la fortune ou la naissance que Clodia pouvait aime dans Catulle, mais l’esprit et le talent. Ce qui le séduisit en elle, ce qu’il aima avec tant de passion, ce fut la distinction et la grâce. Ces qualités ne sont pas ordinairement celles des femmes qui vivent comme Clodia ; mais chez elle, si bas qu’elle fût descendue, on retrouvait encore la patricienne. C’est Catulle qui le dit dans une épigramme où il compare Lesbie à une beauté célèbre de ce temps :


« Quintia est belle pour beaucoup de gens. Moi, je la trouve grande, blanche, droite : voilà ses qualités, je les reconnais toutes. Mais que leur réunion forme la beauté, je le nie. Elle n’a rien de gracieux, et dans tout ce vaste corps il n’y a pas une miette d’esprit et d’agrément. C’est Lesbie qui est belle, plus belle que toutes, et elle a si bien pris la grâce pour elle qu’il n’en reste plus pour les autres. »


Une femme comme Clodia, qui avait un goût si décidé pour les gens d’esprit, devait se plaire à fréquenter la société au milieu de laquelle vivait Catulle. On voit bien, à ce qu’il nous en raconte, qu’il n’y en avait pas à Rome qui fût plus spirituelle et plus agréable. Elle réunissait des écrivains et des hommes politiques, des poètes et des grands seigneurs, différens de situation et de fortune, mais tous amis des lettres et du plaisir. C’était Cornificius, Quintilius Varus, Helvius Cinna, dont les vers avaient alors beaucoup de renommée, Asinius Pollion, qui n’était encore qu’un enfant de grande espérance ; c’était surtout Licinius Calvus, à la fois homme d’état et poète, l’une des figures les plus curieuses de ce temps, qui, à vingt et un ans, avait attaqué Vatinius avec tant de talent et de vigueur, que Vatinius épouvanté s’était tourné vers ses juges en leur disant : « Si mon ennemi est un grand orateur, il ne s’ensuit pas que je sois coupable ! » Il faut placer dans ce même groupe Cælius, qui par son esprit et ses goûts était bien digne d’en être, et au-dessus Cicéron, protecteur de toute cette jeunesse intelligente, fière de son génie et de sa gloire, et qui saluait en lui, selon l’expression de Catulle, le plus éloquent des fils de Romulus.

Dans ces réunions de gens d’esprit, dont beaucoup étaient des personnages politiques, la politique n’était pas exclue : on y était très républicain, et c’est de là que sont sorties les plus violentes épigrammes contre César. On sait de quel ton sont écrites celles de Catulle ; Calvus en avait composé d’autres, que nous avons perdues, et qui étaient, dit-on, bien plus cruelles. La littérature, on le comprend, y tenait autant de place au moins que la politique. On ne manquait pas de se moquer à l’occasion des méchans écrivains, et l’on brûlait même solennellement, pour faire un exemple, les poèmes de Volusius. Quelquefois, à la fin des repas, quand le vin et le rire échauffaient les têtes, on se faisait des défis poétiques : les tablettes passaient de main en main, et chacun y écrivait les vers les plus malins qu’il pouvait trouver ; mais ce qui les occupait encore plus que tout le reste, c’était le plaisir. Tous ces poètes et ces politiques étaient jeunes et amoureux, et quelque agrément qu’ils aient pu trouver à railler Volusius ou à déchirer César, ils préféraient chanter leurs amours. C’est de là aussi que leur est venue leur gloire. La poésie élégiaque des Latins n’a rien à opposer à ces courtes et charmantes pièces que Catulle a écrites pour Lesbie. Properce mêle trop de mythologie à ses soupirs ; Ovide n’est qu’un débauché spirituel : Catulle seul a des accens qui pénètrent. C’est qu’aussi lui seul était blessé d’un amour sincère et profond. Jusque-là il avait mené une vie dissipée et folle, et son cœur s’était fatigué dans des liaisons passagères ; mais le jour où il a rencontré Lesbie, il a connu la passion. Quoi qu’on puisse penser de Clodia, l’amour de Catulle la relève, et il n’y a rien qui lui soit plus favorable que d’être entrevue à travers cette admirable poésie. Ces fêtes qu’elle donnait à la jeunesse de Rome, et sur lesquelles nous regrettions tout à l’heure de n’avoir pas assez de détails, les vers de Catulle les animent et semblent nous les rendre vivantes, car n’est-ce pas pour ces réunions charmantes, pour ces repas libres et somptueux, qu’il a composé ses plus beaux ouvrages ? C’est là sans doute, sous les ombrages des rives du Tibre, qu’a été chantée cette belle imitation qu’il avait faite pour Lesbie de l’ode la plus brûlante de Sapho. C’est peut-être au bord de la mer de Baïes, en face de Naples et de Caprée, sous ce ciel voluptueux, au milieu des séductions de ce pays enchanté, qu’ont été lus pour la première fois ces vers où tant de grâce se mêle à tant de passion, et qui sont si dignes de l’admirable paysage au milieu duquel je me plais à les placer :


« Vivons, aimons, ma Lesbie, et moquons-nous ensemble de tous les reproches des vieillards sévères. Le soleil meurt pour renaître ; mais nous, : quand notre courte lumière est une fois éteinte, c’est une nuit éternelle qu’il nous faut dormir sans réveil. Donne-moi mille baisers, puis cent, puis mille, puis cent encore, puis encore mille et cent nouveaux. Ensuite, quand nous nous serons embrassés des milliers de fois, nous embrouillerons le compte, pour ne plus le savoir et ne pas laisser aux jaloux un prétexte à nous envier en leur faisant connaître combien de baisers nous nous sommes donnés ! »


C’est un moment curieux pour la société romaine que celui où l’on y rencontre pour la première fois ces réunions polies, dans lesquelles on cause de tout, où les rangs sont mêlés, où les écrivains ont leur place à côté des hommes politiques, où l’on ose aimer ouvertement les arts et traiter l’esprit comme une puissance. On peut dire, pour employer une expression toute moderne, que c’est la vie du monde qui commence. Chez les vieux Romains, il n’y avait rien de semblable. Ils vivaient sur le Forum ou dans leurs maisons. Entre la foule et la famille ils ne connaissaient pas cette sorte d’intermédiaire qu’on appelle le monde, c’est-à-dire ces réunions délicates et choisies, nombreuses sans confusion, où l’on est à la fois plus libre qu’au milieu des inconnus de la place publique et cependant moins à son aise que dans l’intimité de la famille. Avant d’en venir là, il fallait attendre que Rome se fût civilisée et que la littérature y eût conquis sa place, ce qui n’arriva guère que vers le dernier siècle de la république. Et même il ne faut rien exagérer. Ce monde qui commence alors nous semble encore par momens bien grossier. Catulle nous apprend que dans ces agréables repas où on lisait de si belles poésies il y avait des convives qui volaient les serviettes. Les propos qu’on y tenait étaient souvent bien risqués, à en juger par certaines épigrammes du grand poète. Clodia, qui réunissait chez elle ces hommes d’esprit, avait de singuliers écarts de conduite. Les plaisirs distingués que recherche une femme du monde étaient loin de lui suffire, et elle finit par tomber dans des excès qui faisaient rougir ses anciens amis. Eux aussi, ces héros de la mode, dont on vantait partout le bon goût, qui parlaient avec tant d’agrément et faisaient des vers si tendres, ne se conduisaient guère mieux qu’elle et n’étaient pas beaucoup plus délicats. Ils eurent bien des reproches à se faire tant que dura leur liaison avec Clodia ; lorsqu’elle fut finie, ils commirent la faute impardonnable de ne pas respecter le passé et de manquer aux égards qu’on doit toujours à une femme qu’on a une fois aimée. Catulle déchira d’épigrammes grossières celle qui lui avait inspiré ses plus beaux vers. Cælius, faisant allusion au prix dont on payait les plus viles courtisanes, l’appela en plein Forum la femme au quart d’as (quadrantaria), et ce cruel surnom lui resta. On voit que cette société avait encore beaucoup de progrès à faire ; mais elle les fera vite, grâce à la monarchie qui va commencer. Tout change avec Auguste. Sous un régime nouveau, ces restes de grossièreté qui sentaient la vieille république disparaissent ; on se corrige si bien et l’on devient si difficile, que les délicats ne tardent pas à se moquer de Calvus et de Catulle, et que Plaute passe pour un barbare. On se polit, on se raffine, et en même temps on s’affadit. Un air de cour se répand sur la littérature galante, et le changement est si prompt qu’on ne met pas un quart de siècle pour tomber de Catulle à Ovide.

Les amours de Clodia et de Catulle finirent fort tristement. Clodia ne se piquait pas d’être fidèle, et elle ne justifiait que trop son amant quand il lui écrivait : « Les promesses que fait une femme, il faut les confier au vent ou les écrire sur l’eau qui s’enfuit. » Catulle, qui se savait trompé, s’en voulait de le souffrir. Il se raisonnait, il se grondait et ne se corrigeait pas. Malgré toute la peine qu’il prenait pour se donner du courage, l’amour était le plus fort. Après des luttes douloureuses qui déchiraient son cœur, il revenait triste et soumis aux pieds de celle qu’il ne pouvait s’empêcher parfois de mépriser, et qu’il aimait toujours. « J’aime et je hais, disaitil : vous me demandez comment cela peut se faire, je n’en sais rien ; mais je sens bien qu’il en est ainsi, et mon âme en est torturée. » Tant de souffrance et de résignation ne touchait guère Clodia. Elle s’enfonçait de plus en plus dans d’obscures amours, et il fallut bien que le pauvre poète, qui n’avait plus d’espérance, s’éloignât d’elle pour jamais. La rupture de Clodia et de Cælius fut beaucoup plus tragique. C’est par un procès criminel que leur amour se dénoua. Cette fois Cælius s’était lassé le premier. Clodia, on l’a vu, qui prenait ordinairement les avances, n’était pas habituée à ce dénoûment. Outrée d’être abandonnée, elle s’entendit avec les ennemis de Cælius, qui n’en manquait pas, et le fit accuser de plusieurs crimes, notamment d’avoir voulu l’empoisonner. Voilà, il faut l’avouer, un bien triste lendemain aux fêtes charmantes de Baïes ! Le procès dut être fort amusant, et il est à croire que le Forum ce jour-là ne manqua pas de curieux. Cælius y parut accompagné de ceux qui avaient été ses protecteurs, ses amis, ses maîtres, le riche Crassus et Cicéron. Ils s’étaient partagé sa défense, et c’est Cicéron qui se chargea spécialement de ce qui regardait Clodia. Quoiqu’il déclare, en commençant son discours, « qu’il n’est point l’ennemi des femmes, et encore moins d’une femme qui est l’amie de tous les hommes, » on pense bien qu’il ne laissa pas échapper une si bonne occasion de se venger de tout le mal que lui avait fait cette famille. Ce jour-là, Clodia paya pour tous les siens. Aussi jamais Cicéron n’avait-il été plus piquant et plus vif ; les juges durent beaucoup rire, et Cælius fut absous.

Dans son discours, Cicéron avait solennellement promis que son client allait changer de conduite. En effet, il était grand temps qu’il se rangeât, et sa jeunesse n’avait que trop duré. Il avait alors vingt-huit ans, et il lui fallait bien songer à devenir édile ou tribun, s’il voulait jouer ce rôle politique que son père avait ambitionné pour lui. On ne sait s’il tint rigoureusement dans la suite tous les engagemens que Cicéron avait pris en son nom ; peut-être a-t-il évité désormais de se compromettre dans des scandales trop éclatans, et le mauvais succès de ses amours avec Clodia l’a-t-il guéri de ces bruyantes aventures ; mais qu’il soit devenu un personnage austère, qu’il ait jamais vécu à la façon des vieux Romains, c’est ce qu’il est bien difficile de supposer. Nous voyons que quelques années plus tard, lorsqu’il était édile et qu’il avait sur les bras les affaires les plus sérieuses, il trouvait le temps de savoir et de raconter toutes les histoires galantes de Rome. Voici ce qu’il écrivait à Cicéron, alors proconsul de Cilicie :


« Il ne s’est rien passé de nouveau que quelques petites aventures que, j’en suis sûr, vous serez aise d’apprendre. Paula Valeria, la sœur de Triarius, a fait divorce sans aucune raison avec son mari, le jour même qu’il devait arriver de sa province ; elle va épouser Décimus Brutus. Ne vous en étiez-vous jamais douté ? Depuis votre absence, il est arrivé bien des choses incroyables en ce genre. Servius Ocella n’aurait persuadé à personne qu’il était un homme à bonnes fortunes, s’il n’avait été pris deux fois sur le fait dans l’espace de trois jours. Vous me demanderez où ? C’est en vérité où je ne voudrais pas[4], mais je vous laisse quelque chose à savoir des autres. Il ne me déplaît pas qu’un proconsul victorieux aille demander à tout le monde avec quelle femme un homme a été surpris. »


Évidemment celui qui a écrit cette lettre charmante ne s’est jamais aussi bien converti que Cicéron le faisait croire, et il me semble que le jeune étourdi qui faisait du tapage la nuit dans les rues de Rome et l’amant de Clodia se retrouvent encore dans l’homme d’esprit qui raconte avec tant d’agrément ces aventures légères. On peut donc affirmer sans témérité, quoique à partir de ce moment sa vie privée nous échappe, qu’il n’a jamais entièrement renoncé aux dissipations de sa jeunesse, et que tout magistrat, tout homme politique qu’il était, il a continué jusqu’à la fin de mêler le plaisir aux affaires.


II

Mais Cælius n’a pas été seulement un héros d’aventures galantes, et il ne s’est pas contenté de la gloire frivole de donner le ton pour l’élégance des manières à la jeunesse de Rome. Il avait des qualités plus sérieuses. Grâce aux leçons de Cicéron, il était devenu vite un grand orateur. Peu de temps après qu’il se fut échappé de cette honnête tutelle, il avait débuté avec éclat dans une cause où il luttait contre Cicéron lui-même, et cette fois le disciple battit le maître. Depuis ce succès, sa réputation n’avait fait que grandir. Il y avait au Forum des orateurs que les gens de goût admiraient davantage, et dont ils jugeaient le talent plus parfait ; il n’y en avait pas qu’on redoutât plus que lui, tant il était vif dans ses attaques et amer dans ses railleries. Il excellait à saisir le ridicule de ses adversaires, et à faire sur eux en quelques mots de ces récits ironiques et cruels qu’on ne pouvait plus oublier. Nous en avons conservé un que Quintilien cite comme un modèle du genre et qui fait bien connaître le talent de ce terrible railleur. Il s’agit, dans ce morceau, de cet Antoine qui avait été le collègue de Cicéron dans son consulat, et qui, en dépit de tous les éloges que lui prodiguent les Catilinaires, n’était qu’un médiocre intrigant et un grossier débauché. Après avoir, selon l’usage, pillé la Macédoine qu’il gouvernait, il avait attaqué quelques peuplades voisines pour se donner des titres au triomphe. Il comptait sur un succès facile, mais comme il s’occupait plus de ses plaisirs que de la guerre, il s’était fait battre honteusement. Cælius, qui l’attaqua à son retour, racontait ou plutôt imaginait, dans son plaidoyer, une de ces orgies pendant lesquelles le général ivre-mort se laissait surprendre par l’ennemi :


« Des femmes, ses officiers ordinaires, remplissaient la salle du festin, étendues sur tous les lits, ou couchées çà et là par terre. Quand elles apprennent que l’ennemi arrive, à moitié mortes de peur, elles essaient de réveiller Antoine ; elles crient son nom, elles le soulèvent par le cou. Quelques-unes murmurent des douceurs à son oreille, d’autres le traitent plus rudement et vont jusqu’à le frapper ; mais lui, qui reconnaît leurs voix et leurs attouchemens, tend les bras par habitude, saisit et veut embrasser la première qu’il rencontre. Il ne peut ni dormir, tant on crie pour l’éveiller, ni s’éveiller tant il est ivre. Enfin, sans pouvoir secouer ce demi-sommeil, il est emporté sur les bras de ses centurions et de ses maîtresses. »


Quand on possède un talent si acre et si incisif, il est naturel qu’on ait l’humeur agressive. Aussi rien ne convenait-il mieux à Cælius que les luttes personnelles. Quoique le métier d’accusateur ne fût pas très estimé à Rome, il ne perdait aucune occasion d’accuser. Il aimait et recherchait la discussion, parce qu’il était sûr d’y réussir, et qu’il avait de ces attaques violentes auxquelles on ne pouvait pas résistera II souhaitait d’être contredit, car la contradiction l’animait et lui donnait des forces. Sénèque raconte qu’un jour un de ses cliens, homme d’humeur pacifique, et qui sans doute avait souffert de ses brusqueries, se contentait, pendant un repas, de lui donner la réplique ; Cælius se fâcha de ne pouvoir se fâcher. « Osez donc me contredire, lui dit-il avec colère, afin que nous soyons deux ici. » Le talent de Cælius, tel que je viens de le dépeindre, convenait merveilleusement au temps où il a vécu. C’est ce qui achève d’expliquer la réputation dont il jouissait et l’importance qu’il avait prise parmi ses contemporains. Ce discuteur emporté, ce railleur impitoyable, cet accusateur véhément n’aurait pas été tout à fait à sa place dans des temps réguliers ; mais au milieu d’une révolution il devenait un auxiliaire précieux, que tous les partis se disputaient. Cælius était d’ailleurs homme d’état aussi bien qu’orateur. C’est l’éloge que Cicéron lui donne le plus souvent. « Je ne connais personne, lui disait-il, qui soit meilleur politique que vous. » Il connaissait à fond les hommes ; il avait la vue nette des situations ; il se décidait vite, qualité que Cicéron appréciait beaucoup chez les autres, car c’était celle qui lui manquait le plus, et quand une fois il était décidé, il se mettait à l’œuvre avec une vigueur et une violence qui lui avaient gagné les sympathies de la foule. À une époque où le pouvoir appartenait à ceux qui osaient le prendre, l’audace de Cælius semblait lui promettre un brillant avenir politique.

Cependant il avait aussi de grands défauts, qui lui venaient quelquefois de ses qualités mêmes. Il connaissait bien les hommes, c’est sans doute un grand avantage ; mais dans l’étude qu’il faisait d’eux c’étaient toujours leurs méchans côtés qui le frappaient de préférence. À force de les retourner en tous sens, son effrayante pénétration finissait toujours par mettre à nu quelque faiblesse. Ce n’était pas seulement pour ses adversaires qu’il réservait sa sévérité. Ses meilleurs amis n’échappaient pas à cette analyse trop clairvoyante. On voit, dans sa correspondance intime, qu’il connaît tous leurs défauts et qu’il ne se gêne pas pour les dire. Dolabella, son compagnon de plaisir, « est un bavard médiocre, incapable de garder un secret, même quand son indiscrétion devrait le perdre. » Curion, son associé ordinaire dans les intrigues politiques, « n’est qu’un brouillon sans consistance, changeant au moindre vent, et qui ne sait rien faire de raisonnable, » et cependant Curion et Dolabella, au moment où il les traitait de la sorte, avaient sur lui assez de crédit pour l’entraîner avec eux dans le parti de César. Quant à César lui-même, il ne parle pas mieux de lui, quoiqu’il se dispose à embrasser sa cause. Ce fils de Vénus, comme il l’appelle, ne lui paraît « qu’un égoïste qui se moque des intérêts de la république, et ne se soucie que des siens, » et il ne fait pas difficulté de reconnaître que dans son camp, où il va pourtant se rendre, il n’y a que « de malhonnêtes gens, qui ont tous des sujets de crainte dans le passé et de criminelles espérances pour l’avenir. » Avec une disposition d’esprit pareille et un penchant si décidé à juger sévèrement tout le monde, il était naturel que Cælius ne s’abandonnât complètement à personne, et que personne n’osât tout à fait compter sur lui. Pour servir utilement une cause, il faut s’y livrer tout entier. Or comment pourrait-on le faire, si l’on n’est pas capable de s’aveugler un peu sur elle et de n’en pas trop voir les mauvais côtés ? Ces personnages avisés et clairvoyans, uniquement occupés de la crainte d’être dupes, et qui portent toujours avec eux une vue si nette des défauts d’autrui, ne sont jamais que des amis tièdes et des alliés inutiles. En même temps qu’ils n’inspirent pas de confiance au parti qu’ils veulent servir, parce qu’ils font toujours leurs réserves en le servant, ils ne sont pas assez susceptibles d’enthousiasme pour former eux-mêmes un parti, et manquent toujours de ce degré de passion qui fait entreprendre de grandes choses. Aussi arrive-t-il que, comme ils ne peuvent être ni chefs ni soldats, et qu’il leur est impossible de s’attacher aux autres ou d’attacher les autres à eux, ils finissent par se trouver seuls.

Ajoutons que Cælius, qui n’avait pas d’illusion sur les personnes, ne semblait pas avoir non plus de préférence pour les opinions. Il n’avait jamais cherché la réputation d’être un homme à principes ni de mettre de l’ordre et de la suite dans sa vie politique. Là, comme dans ses affaires privées, il vivait d’expédiens. L’occasion, l’intérêt, l’amitié, lui faisaient une conviction de circonstance à laquelle il ne se piquait pas d’être longtemps fidèle. Il avait passé de Cicéron à Catilina lorsque Catilina lui avait semblé le plus fort ; il revint à Cicéron quand Cicéron fut victorieux. Il fut l’ami de Clodius tant qu’il resta l’amant de Clodia ; il abandonna le frère en même temps qu’il quittait la sœur, et embrassa brusquement le parti de Milon. Il a plusieurs fois passé, et sans avoir de scrupules ni d’embarras, du peuple au sénat et du sénat au peuple. Au fond, la cause qu’il servait lui importait peu, et il n’avait pas à faire beaucoup d’efforts pour s’en détacher. Au moment où il avait l’air de se donner le plus de mal pour elle, il en parlait d’un ton qui laissait penser qu’elle lui était très étrangère. Même dans les affaires les plus graves, et quand il s’agit du sort de la république, il ne semble pas supposer que cela le regarde en rien, et qu’il soit intéressé à son salut ou à sa perte. « C’est affaire à vous, dit-il, riches vieillards. » Mais lui, que lui importe ? comme il est toujours ruiné, il n’a jamais rien à perdre. Aussi tous les régimes lui sont-ils indifférens, et le seul intérêt sérieux qu’il prenne à ces luttes, dans lesquelles il joue pourtant un rôle si actif, c’est la curiosité. S’il se plonge avec tant d’ardeur dans les agitations de la vie publique, c’est qu’on y voit de plus près les événemens et les hommes, qu’on y peut faire des réflexions piquantes et qu’on y trouve des spectacles amusans. Lorsqu’il annonce à Cicéron, avec une perspicacité remarquable, la guerre civile qui s’approche et les malheurs qui vont arriver, il ajoute : « Si vous ne couriez pas quelques dangers, je dirais que la fortune nous prépare un grand et curieux spectacle. » Mot cruel, que Cælius a durement payé dans la suite, car ce n’est pas sans péril que l’on joue à ces jeux sanglans, et l’on devient souvent victime quand on pensait n’être que spectateur.

Lorsque cette guerre, qu’il annonçait ainsi à Cicéron, fut sur le point d’éclater, Cælius venait d’être nommé édile, et sa grande préoccupation était d’avoir des panthères de Cilicie pour les jeux qu’il voulait donner au peuple. En ce moment, après avoir plus ou moins séjourné dans tous les partis, il faisait profession de défendre la cause du sénat, c’est-à-dire qu’en parlant des sénateurs il disait « nos amis » et qu’il affectait de les appeler les « bons citoyens ; » ce qui ne l’empêchait pas, selon son habitude, d’avoir les yeux ouverts sur les fautes que pouvaient commettre les bons citoyens et de railler amèrement ses amis, quand l’occasion s’en présentait. Cicéron le trouvait froid et indécis ; il aurait voulu le voir s’engager davantage. Au moment de son départ pour la Cilicie, il ne cessait de lui vanter les grandes qualités de Pompée : « croyez-moi, lui disait-il, livrez-vous à ce grand homme, il vous accueillera volontiers ; » mais Cælius se gardait bien d’en rien faire. Il connaissait Pompée, dont il a tracé à plusieurs reprises des portraits piquans ; il l’admirait peu et ne l’aimait pas. S’il s’était tenu loin de lui au temps de sa plus grande puissance, ce n’était pas, on le comprend, pour se jeter dans ses bras quand cette puissance était menacée. À mesure que la crise qu’il avait prévue approchait, il mettait plus de soin à se tenir sur la réserve et attendait les événemens.

C’était du reste le moment où les plus honnêtes hésitaient. Ces irrésolutions, qui ne semblent pas avoir beaucoup surpris alors, ont été bien sévèrement traitées de nos jours. Cependant il est facile de les comprendre. Les questions ne se posent pas aux yeux des contemporains avec la même netteté qu’à ceux de la postérité. Quand on les regarde de loin, avec un esprit détaché de toute préoccupation, que d’ailleurs on embrasse à la fois les conséquences avec les principes et qu’on peut juger les causes par les résultats, rien n’est plus aisé que de se prononcer ; mais il n’en est plus ainsi quand on vit au milieu des événemens, et trop près d’eux pour en saisir l’ensemble, quand on a l’esprit prévenu par les engagemens antérieurs ou les préférences personnelles, et quand la décision qu’on va prendre compromet la sécurité et la fortune. Alors il n’est plus possible d’avoir le regard aussi ferme. Ce qui ajoutait en ce moment à la confusion, c’était l’état d’anarchie où se trouvaient les anciens partis de la république romaine. À dire vrai, il n’y avait plus de partis, mais des coalitions. Depuis cinquante ans, on ne luttait plus pour des questions de principes, mais seulement pour des intérêts de personnes. Les opinions n’étant plus disciplinées comme autrefois, il s’ensuivait que les esprits timides qui ont besoin de s’attacher aux traditions anciennes pour se conduire flottaient au hasard et changeaient souvent. Ces variations éclatantes de personnages honorables et respectés jetaient le trouble dans les consciences peu sûres et rendaient le droit obscur. César, qui connaissait ces indécisions et qui espérait en profiter, faisait son possible pour en augmenter les causes. Au moment même où il se préparait à détruire la constitution de son pays, il avait le talent de paraître la respecter plus que tout le monde. Un juge expert en ces matières, et qui connaît à fond les lois romaines, a déclaré après un mûr examen que César avait la légalité pour lui, et que les griefs dont il se plaignait étaient fondés[5]. Il se gardait bien alors de découvrir tous ses projets et de parler avec autant de franchise qu’il le fit plus tard, lorsqu’il fut le maître. Tantôt il se présentait comme le successeur des Gracques et le défenseur des droits populaires ; tantôt il affectait de dire, pour rassurer tout le monde, que la république n’était pas intéressée dans le débat, et il réduisait la querelle à une lutte d’influence entre deux compétiteurs puissans. Pendant qu’il rassemblait ses légions dans les villes de la Haute-Italie et qu’il enrôlait les jeunes Cisalpins, il ne parlait que de son désir de conserver la paix publique ; à mesure que ses adversaires devenaient plus violens, il se faisait plus modéré, et jamais il n’avait proposé des conditions si acceptables que depuis qu’il était sûr que le sénat ne voulait pas les écouter. De l’autre côté au contraire, dans le camp où devaient se trouver les modérés et les sages, il n’y avait qu’emportement et maladresse. On traitait d’ennemis publics ceux qui témoignaient quelque répugnance pour la guerre civile ; on ne parlait que de proscrire et de confisquer, et l’exemple de Sylla était dans toutes les bouches. Il arrivait donc que, par une contradiction étrange, c’était dans le camp où l’on faisait profession de défendre la liberté qu’on réclamait avec le plus d’insistance des mesures exceptionnelles, et tandis que l’homme qui attendait tout de la guerre et dont l’armée était prête offrait la paix, ceux qui n’avaient pas un soldat sous les armes s’empressaient de la refuser. Ainsi des deux côtés les rôles étaient changés, et chacun paraissait parler et agir contrairement à ses intérêts ou à ses principes. Est-il surprenant qu’au milieu d’obscurités pareilles, et parmi tant de raisons d’hésiter, d’honnêtes gens, comme Sulpitius et Cicéron, dévoués à leur pays, mais plus faits pour le servir en des temps de calme que dans ces crises violentes, ne se soient pas décidés du premier coup ?

Cælius aussi hésitait ; mais ce n’était pas tout à fait pour les mêmes raisons que Cicéron ou Sulpitius. Tandis qu’eux se demandaient avec anxiété où était le droit, Cælius cherchait seulement où était la force. C’est ce qu’il avouait lui-même avec une franchise singulière. « Dans les dissensions intestines, écrivait-il à Cicéron, aussi longtemps qu’on lutte par les moyens légaux et sans avoir recours aux armes, on doit s’attacher au parti le plus honnête ; mais quand on en vient à la guerre, il faut se tourner vers les plus forts et regarder, le parti le plus sûr comme le meilleur. » Du moment qu’il se contentait de comparer les forces des deux rivaux, son choix devenait plus facile ; pour se décider, il suffisait d’ouvrir les yeux. On voyait d’un côté onze légions, soutenues par des auxiliaires éprouvés et commandées par le plus grand général de la république, parmi lesquelles trois, composées de vétérans qui avaient fait la guerre des Gaules, étaient échelonnées sur les frontières et prêtes à entrer en campagne au premier signal ; de l’autre, peu ou point de troupes exercées, mais une grande abondance de jeunes gens d’illustres familles, aussi incapables de commander que peu disposés à obéir, et beaucoup de ces grands noms qui honorent plus un parti qu’ils ne le servent ; ici un régime tout militaire et la discipline d’un camp, là des querelles, des discussions, des rancunes, des rivalités d’influences, des dissentimens d’opinion, enfin toutes les habitudes et tous les inconvéniens de la place publique transportés dans un camp. Ce sont les embarras ordinaires d’un parti qui prétend défendre la liberté, car il est difficile d’imposer silence à des gens qui se battent pour conserver le droit de parler, et toute autorité devient vite suspecte quand on a pris les armes pour s’opposer à un abus d’autorité ; mais c’était surtout le caractère des deux chefs qui faisait la différence des deux partis. César paraissait à tout le monde, même à ses plus grands ennemis, un prodige d’activité et de prévoyance. Quant à Pompée, on voyait bien qu’il ne commettait que des fautes, et il n’était pas plus possible alors qu’aujourd’hui d’expliquer sa conduite. La guerre ne l’avait pas surpris ; il disait à Cicéron qu’il l’avait prévue depuis longtemps. C’était peu de la prévoir, il avait paru la souhaiter ; c’est sur son avis qu’on avait refusé les propositions de César, et la majorité du sénat n’avait rien fait sans le consulter. Il avait donc vu venir la crise de loin, et pendant toute cette longue guerre diplomatique qui précéda les hostilités véritables, il avait eu le temps nécessaire pour se préparer. Aussi, quoiqu’il n’en parût rien, tout le monde croyait-il qu’il était prêt. Lorsqu’il disait avec sa jactance ordinaire qu’il n’avait qu’à frapper du pied la terre pour en faire sortir des légions, on supposait qu’il voulait parler de levées secrètes, d’alliances inconnues, qui au dernier moment lui amèneraient des troupes. Il avait une assurance qui redonnait du courage aux plus épouvantés. En vérité, une sécurité si étrange au milieu d’un danger si réel, chez un homme qui avait conquis des royaumes et conduit de si grandes affaires, passe l’imagination.

D’où pouvait donc venir à Pompée cette confiance ? Manquait-il de données exactes sur les forces de son adversaire ? croyait-il véritablement, comme il le disait, que ses troupes étaient mécontentes, ses généraux infidèles, et que personne ne le suivrait dans la guerre qu’il allait faire à son pays ? ou comptait-il sur la fortune de ses premières années, sur le prestige de son nom, sur ces hasards heureux qui lui avaient donné tant de victoires ? Ce qui est certain, c’est qu’au moment où les vétérans d’Alise et de Gergovie se réunissaient à Ravenne et se rapprochaient du Rubicon, l’imprudent Pompée affichait un grand mépris pour le général et pour ses troupes, vehementer contemnebat hunc hominem ! Mais cette forfanterie ne dura guère ; à la nouvelle que César marchait résolument sur Rome, elle tomba tout d’un coup, et ce même homme que Cicéron nous montrait tout à l’heure dédaignant son rival et prédisant sa défaite, il nous le fait voir, à quelques jours de distance, épouvanté et fuyant jusqu’au fond de l’Apulie sans oser s’arrêter ou tenir ferme nulle part. Nous avons la lettre que Pompée écrivit alors aux consuls et à Domitius, qui essayait au moins de résister dans Corfinium : « Sachez, leur dit-il, que je suis dans une grande inquiétude (scitote me esse in summâ sollicitudine). » Quel contraste avec les paroles insolentes de tout à l’heure ! Voilà bien le style d’un homme qui se réveillant en sursaut d’espérances exagérées, passe brusquement d’un excès à l’autre. Il n’avait rien préparé, parce qu’il était trop assuré du succès, il n’ose rien entreprendre parce qu’il est trop certain de la défaite. Il n’a plus de confiance ni d’espoir en personne ; toute résistance lui paraît inutile ; il ne compte même plus sur le réveil de l’esprit patriotique, et il ne lui vient point à la pensée de faire un appel suprême à la jeunesse républicaine des municipes italiens. À chaque pas que César fait en avant, il recule davantage. Brindes même, avec ses fortes murailles, ne le rassure pas ; il songe à quitter l’Italie et ne se croit en sûreté que s’il parvient à mettre la mer entre César et lui.

Cælius n’avait pas attendu si tard pour se déclarer. Avant même que la lutte ne fût engagée, il lui avait été facile de voir de quel côté était la force et où serait la victoire. Il avait alors fait hardiment volte-face, et s’était mis au premier rang parmi les amis de César. Il se déclara en soutenant avec sa vigueur ordinaire la proposition de M. Calidius, qui demandait qu’on renvoyât Pompée dans sa province d’Espagne. Quand l’espoir d’une solution pacifique fut tout à fait perdu, il quitta Rome avec ses amis Curion et Dolabella, et vint trouver César à Ravenne. Il le suivit dans sa marche triomphale à travers l’Italie ; il le vit pardonner à Domitius, qui s’était fait prendre dans Corfinium, poursuivre Pompée et l’enfermer étroitement dans Brindes. C’est dans l’enivrement de ces succès rapides qu’il écrivait à Cicéron : « Avez-vous jamais vu d’homme plus sot que votre Pompée qui nous jette dans de si grands troubles et y tient une conduite si puérile ? Au contraire avez-vous rien lu, rien entendu qui surpasse l’ardeur de César dans l’action et sa modération dans la victoire ? Que pensez-vous donc de nos soldats, qui, au plus fort de l’hiver, malgré les difficultés d’un pays sauvage et glacé, ont fini la guerre en se promenant ? »

Une fois qu’il se fut engagé lui-même, Cælius n’eut plus d’autre pensée que d’entraîner avec lui Cicéron. Il savait qu’il ne pouvait rien faire qui fût plus agréable à César. Tout victorieux qu’il était, César, qui ne se faisait pas d’illusion sur ceux qui le servaient, sentait bien qu’il lui manquait quelques honnêtes gens pour donner à son parti une meilleure apparence. Le grand nom de Cicéron aurait suffi pour corriger le mauvais effet que produisait son entourage. Malheureusement Cicéron était fort difficile à décider. Il passa tout le temps qui sépare le passage du Rubicon de la prise de Brindes à changer d’opinion tous les jours. Des deux côtés on tenait également à se l’attacher, et les deux chefs eux-mêmes le sollicitaient, mais d’une façon très différente. Pompée, toujours maladroit, lui écrivait des lettres courtes, impérieuses : « Prenez au plus tôt la voie Appienne, venez me trouver à Lucérie, à Brindes, vous y serez en sûreté. » Singulier langage d’un vaincu qui s’obstine à parler en maître ! César était bien plus habile. « Venez, lui disait-il, venez m’aider de vos conseils, de votre nom, de votre gloire ! » Ces ménagemens, ces avances d’un général victorieux, qui sollicitait humblement quand il avait le droit de commander, ne pouvaient pas laisser Cicéron insensible. En même temps, pour être plus sûr de le gagner, César lui faisait écrire par ses amis les plus chers, Oppius, Balbus, Trebatius, surtout Cælius, qui savait si bien le moyen de le prendre. On l’attaquait à la fois par toutes ses faiblesses ; on ranimait de vieilles rancunes contre Pompée ; on l’attendrissait par le tableau des malheurs qui menaçaient sa famille ; on enflammait sa vanité en lui montrant l’honneur de réconcilier les partis et de pacifier la république.

Tant d’assauts devaient finir par ébranler une âme aussi faible. Au dernier moment, il semblait décidé à demeurer en Italie, dans quelque maison de campagne isolée ou dans quelque ville neutre, vivant hors des affaires, ne prenant parti pour personne, mais prêchant à tout le monde la modération et la paix. Déjà il avait commencé un beau traité sur la concorde des citoyens ; il voulait l’achever dans ce loisir, et comme il avait bonne opinion de son éloquence, il espérait bien qu’elle ferait tomber les armes des mains les plus obstinées. C’était une chimère sans doute ; cependant il ne faut pas oublier que Caton, qui n’est pas suspect, regrettait que Cicéron y eût si tôt renoncé. Il le blâmait d’être venu à Pharsale, où sa présence n’était pas d’un grand secours pour les combattans, tandis qu’il pouvait, en demeurant neutre, conserver son influence sur les deux rivaux et servir entre eux d’intermédiaire. Mais un seul jour renversa tous ces beaux projets. Lorsque Pompée quitta Brindes, où il ne se croyait plus en sûreté, et s’embarqua pour la Grèce, César, qui comptait sur cette nouvelle pour retenir Cicéron, s’empressa de la lui transmettre. Ce fut précisément ce qui le fit changer d’opinion. Il n’était pas un de ces hommes, comme Cælius, qui tournent avec la fortune et se décident pour le succès. Au contraire il se sentit rapproché de Pompée dès qu’il le vit malheureux. « Je n’ai jamais souhaité partager sa prospérité, disait-il ; que je voudrais avoir partagé son malheur ! » Quand il sut que l’armée républicaine était partie, et avec elle presque tous ses anciens amis politiques, quand il sentit que sur cette terre italienne il n’y avait plus de magistrats, plus de consuls, plus de sénat, il fut saisi d’une profonde douleur ; il lui sembla que le vide s’était fait autour de lui, et que le soleil même, activant son expression, avait disparu du monde. Bien des gens venaient le féliciter de sa prudence, mais lui se la reprochait comme un crime. Il accusait amèrement sa faiblesse, son âge, son amour du repos et de la paix. Il n’avait plus qu’une pensée, c’était de partir au plus vite. « Je ne puis supporter mes regrets, disait-il ; mes livres, mes études, ma philosophie ne me servent de rien. Je suis comme un oiseau qui veut s’envoler, et je regarde toujours du côté de la mer. »

Dès lors sa résolution était prise. Cælius essaya en vain de le retenir au dernier moment par une lettre touchante où il lui montrait sa fortune perdue et l’avenir de son fils compromis. Cicéron, quoique très ému, se contenta de répondre avec une fermeté qui ne lui était pas ordinaire : « Je suis heureux de voir que vous preniez autant de souci pour mon fils ; mais si la république subsiste, il sera toujours assez riche avec le nom de son père ; si elle doit périr, il subira le sort commun de tous les citoyens. » Et bientôt après il passa la mer pour se rendre dans le camp de Pompée. Ce n’est pas qu’il comptât sur le succès : en s’associant à un parti dont il connaissait toutes les faiblesses, il savait bien qu’il allait volontairement prendre sa part d’un désastre. « Je viens, disait-il, comme Amphiaraüs, me jeter vivant dans le gouffre. » C’était un sacrifice qu’il croyait devoir faire à sa patrie, et il convient de lui en tenir d’autant plus de compte qu’il le faisait sans illusion et sans espérance.

Pendant que Cicéron allait ainsi rejoindre Pompée, Cælius accompagnait César en Espagne. Tout commerce entre eux devenait dès lors impossible ; aussi leur correspondance, qui avait été jusque-là très active, s’arrête-t-elle à ce moment. Il reste cependant encore une lettre, la dernière qu’ils se soient écrite, et qui forme un contraste étrange avec celles qui précèdent. Cælius l’adressait à Cicéron quelques mois à peine après les événemens dont je viens de parler, mais dans des circonstances très différentes. Quoiqu’elle ne nous soit parvenue que très mutilée, et que le sens de toutes les phrases ne soit pas facile à rétablir, on y voit clairement que celui qui l’écrivait était en proie à une irritation violente. Ce partisan zélé de César, qui cherchait à convertir les autres à son opinion, est devenu, subitement un ennemi furieux ; cette cause, qu’il défendait tout à l’heure avec tant de chaleur, il ne l’appelle plus qu’une cause détestable, et il trouve « qu’il vaut mieux mourir que d’y rester. » Que s’était-il donc passé dans l’intervalle ? Par quels motifs Cælius avait-il été entraîné à ce dernier changement, et quelle en fut l’issue ? Il vaut la peine de le raconter, car ce récit pourra jeter quelque jour sur la politique du dictateur, et surtout faire mieux connaître son entourage.


III

Dans son traité de l’Amitié, Cicéron affirme qu’un tyran ne peut pas avoir d’amis. En parlant ainsi, il songeait à César, et il faut l’avouer que cet exemple semble lui donner raison. On ne manque pas de courtisans quand on est le maître, et César, qui les payait bien, en a eu plus que tout autre ; mais d’amis sincères et dévoués, on ne lui en connaît guère. Peut-être en avait-il parmi ces serviteurs plus obscurs dont l’histoire n’a pas conservé le souvenir[6], mais aucun de ceux qu’il plaça au premier rang et qu’il appela à partager sa fortune ne lui demeura fidèle. Ses libéralités n’ont fait que des ingrats, sa clémence n’a désarmé personne, et il a été trahi par ceux auxquels il avait le plus prodigué de faveurs. Les seuls qu’on puisse appeler véritablement ses amis, c’étaient ses soldats, les vétérans qui restaient de la grande guerre des Gaules ; c’étaient ses centurions, qu’il connaissait tous par leur nom, et qui se faisaient si bravement tuer pour lui sous ses yeux : ce Scœva, qui à Dyrrhachium eut son bouclier percé de deux cent trente flèches ; ce Crastinus, qui lui disait le matin de Pharsale : « Ce soir, tu me remercieras mort ou vivant. » Ceux-là le servirent fidèlement, il les connaissait et comptait sur eux ; mais il savait bien qu’il ne pouvait pas se fier à ses généraux. Quoiqu’il les eût comblés d’argent et d’honneurs après la victoire, ils étaient tous mécontens. Quelques-uns, les plus honnêtes, se sentaient tristes en songeant qu’ils avaient détruit la république et versé leur sang pour établir le pouvoir absolu. Le plus grand nombre n’avait pas ces scrupules, mais tous trouvaient qu’on avait mal payé leurs services. La générosité de César, si grande qu’elle fût, n’avait pas suffi à les satisfaire. On leur avait livré la république, ils étaient préteurs et consuls, ils gouvernaient les provinces les plus riches, et cependant ils ne cessaient de se plaindre. Tout leur servait de prétexte pour murmurer. Antoine s’était fait adjuger à vil prix la maison de Pompée ; quand on vint chercher l’argent, il se mit en colère et ne paya qu’en injures. Sans doute il dut trouver ce jour-là qu’on lui manquait d’égards et appeler César un ingrat. Il n’est point rare de voir ces hommes de guerre, si braves en face de l’ennemi et admirables un jour de bataille, redevenir, dans la vie ordinaire, de vulgaires ambitieux, pleins de basses jalousies et de convoitises insatiables. Ils commençaient par murmurer et se plaindre, ils finirent presque tous par trahir. Parmi ceux qui tuèrent César se trouvaient ses meilleurs généraux peut-être, Sulpitius Galba, le vainqueur des Nantuates ; Basilus, un de ses plus brillans officiers de cavalerie ; Decimus Brutus et Trebonius, les héros du siège de Marseille. Quant à ceux qui n’étaient pas du complot, ils ne se conduisirent guère mieux ce jour-là. Lorsqu’on lit dans Plutarque le récit de la mort de César, on a le cœur serré de voir que personne n’ait essayé de le défendre. Les conjurés n’étaient qu’une soixantaine, et il y avait plus de huit cents sénateurs. La plupart d’entre eux avaient servi dans son armée ; tous lui devaient l’honneur de siéger dans la curie, dont ils n’étaient pas dignes, et ces misérables, qui tenaient de lui leur fortune et leur dignité, qui mendiaient sa protection et vivaient de ses faveurs, le regardèrent tuer sans rien dire. Tout le temps que dura cette lutte horrible, tandis que, « comme une bête assaillie par des chasseurs, il se débattait entre ces épées tirées contre lui, » ils demeurèrent immobiles sur leurs sièges, et tout leur courage fut de s’enfuir quand Brutus, à côté du cadavre sanglant, essaya de parler. Cicéron se souvenait de cette scène, dont il avait été témoin, lorsqu’il disait plus tard : « C’est le jour où tombent les oppresseurs de leur patrie qu’on voit bien qu’ils n’avaient pas d’amis. »

Quand les généraux de César, qui avaient tant de motifs de lui rester fidèles, le trahissaient, pouvait-il compter davantage sur ces alliés douteux qu’il avait recrutés sur le Forum, et qui, avant de le servir, avaient servi toutes les causes ? Pour accomplir ses desseins, il avait besoin d’hommes politiques ; il lui en fallait le plus grand nombre possible, afin que le gouvernement nouveau ne parût pas être un régime tout militaire. Aussi n’était-il pas difficile, et les prenait-il sans choisir. C’étaient les malhonnêtes gens de tous les partis qui étaient venus à lui de préférence. Il les accueillait bien, quoiqu’il les estimât peu, et les traînait partout à sa suite. Cicéron en avait été fort effrayé quand César vint le voir avec eux à Formies. « Dans toute l’Italie, disait-il, il n’y a pas un coquin qui ne soit avec lui, » et Atticus, si réservé d’ordinaire, ne pouvait s’empêcher d’appeler ce cortège une troupe infernale. Quelque habitué qu’on soit à voir l’initiative de révolutions pareilles prise par des gens qui n’ont pas grand’chose à perdre, il y a lieu cependant d’être surpris que César n’ait pas trouvé quelques alliés plus honorables. Ceux qui lui sont le plus ennemis sont bien forcés de reconnaître que dans ce qu’il voulait détruire tout ne méritait pas d’être conservé. La révolution qu’il méditait avait des motifs sérieux, il était naturel qu’elle eût aussi des partisans sincères. Comment donc se fait-il que, parmi ceux qui l’aidèrent à changer un régime dont beaucoup se plaignaient, dont tout le monde avait souffert, il y en ait si peu qui semblent agir par conviction, et que presque tous au contraire ne soient que des conspirateurs à gages travaillant sans sincérité pour un homme qu’ils n’aiment pas et à une œuvre qu’ils jugent mauvaise ?

Peut-être faut-il expliquer la composition du parti de César par les moyens ordinaires qu’il prenait pour le recruter. On ne voit pas que lorsqu’il voulait gagner quelqu’un à sa cause, il ait perdu son temps à lui démontrer les défauts du gouvernement ancien et les mérites de celui qu’il voulait mettre à sa place. Il employait des argumens plus simples et plus sûrs : il payait. C’était bien connaître les hommes de son temps, et il ne se trompait pas en pensant que, dans une société toute livrée au luxe et aux plaisirs, les croyances affaiblies ne laissaient plus de place qu’aux intérêts. Il organisa donc sans scrupule un vaste système de corruption. La Gaule lui en fournit les moyens. Il la pilla aussi vigoureusement qu’il l’avait vaincue, « s’emparant, dit Suétone, de tout ce qu’il trouvait dans les temples des dieux, et prenant les villes d’assaut, moins pour les punir que pour avoir un prétexte de les dépouiller. » C’est avec cet argent qu’il se faisait des partisans. Ceux qui venaient le voir ne s’en allaient jamais les mains vides. Il ne négligeait même pas de faire des présens aux esclaves et aux affranchis qui avaient quelque influence sur leurs maîtres. Pendant qu’il était absent de Rome, l’habile Espagnol Balbus et le banquier Oppius, qui étaient ses hommes d’affaires, distribuaient des largesses en son nom : ils venaient discrètement au secours des sénateurs embarrassés ; ils se faisaient les trésoriers des jeunes gens de grande famille qui avaient épuisé les ressources paternelles. Ils prêtaient sans intérêt, mais on savait bien par quels services il faudrait un jour se libérer. C’est ainsi qu’ils achetèrent Curion, qui se fit payer très cher : il avait plus de 60 millions de sesterces de dettes (12 millions de francs). Cælius et Dolabella, qui n’étaient guère mieux dans leurs affaires, furent probablement conquis par les mêmes moyens. Jamais corruption ne s’étendit sur une plus large échelle et ne s’étala avec plus d’impudence. Presque tous les ans, pendant l’hiver, César revenait dans la Gaule cisalpine avec les trésors des Gaulois. Alors le marché était ouvert, et les grands personnages arrivaient à la file. Un jour, à Lucques, il en vint tant à la fois qu’on compta deux cents sénateurs dans l’appartement et cent vingt licteurs à la porte.

En général, la fidélité des gens qu’on achète ne dure pas beaucoup plus longtemps que l’argent qu’on leur a donné ; or, en leurs mains, l’argent ne dure guère, et le jour où l’on se lasse de fournir à leurs prodigalités, il faut commencer à se méfier d’eux. Il y avait de plus ici, pour tous ces amis politiques de César, une raison particulière qui devait faire d’eux, un jour ou l’autre, des mécontens. Ils avaient grandi au milieu des orages de la république ; ils s’étaient jetés de bonne heure dans cette vie active et bruyante, et ils en avaient pris le goût. Personne n’avait usé et abusé plus qu’eux de la liberté de la parole ; ils lui devaient leur influence, leur pouvoir, leur renommée. Par une étrange inconséquence, ces hommes qui travaillaient de toutes leurs forces à établir un gouvernement absolu étaient ceux qui pouvaient le moins se passer des luttes de la place publique, de l’agitation des affaires, des émotions de la tribune, c’est-à-dire de ce qui n’existe que dans les gouvernemens libres. Il n’y avait personne à qui le pouvoir despotique dût paraître bientôt plus lourd qu’à ceux qui n’avaient pu supporter même le joug léger et équitable de la loi. Aussi ne tardèrent-ils pas à s’apercevoir de la faute qu’ils avaient commise. Ils comprirent qu’en aidant un maître à confisquer la liberté des autres, ils avaient livré la leur. En même temps il leur était bien facile de voir que le nouveau régime qu’ils avaient établi de leurs mains ne pouvait pas leur rendre ce que l’ancien leur aurait donné. Qu’était-ce en effet que ces dignités et ces honneurs dont on prétendait les payer, quand un seul homme possédait la réalité du pouvoir ? Il y avait sans doute encore des préteurs et des consuls ; mais quelle comparaison pouvait-on faire entre ces magistrats dépendans d’un homme, soumis à ses caprices, dominés par son autorité, obscurcis et comme effacés par sa gloire, et ceux de l’ancienne république ? De là devaient naître inévitablement des mécomptes, des regrets, et souvent aussi des trahisons. Voilà comment ces alliés que César avait recrutés dans les divers partis politiques, après lui avoir été fort utiles, ont tous fini par lui causer de grands embarras. Aucun de ces esprits remuans et indociles, indisciplinés de nature et d’habitude, n’a consenti volontiers à subir une discipline, et ne s’est résigné de bon cœur à obéir. Dès qu’ils n’étaient plus sous les yeux du maître et contenus par sa main puissante, les anciens instincts reprenaient chez eux le dessus ; ils redevenaient à la première occasion les séditieux d’autrefois, et dans cette ville pacifiée par le pouvoir absolu, à chaque absence de César les troubles recommençaient. C’est ainsi que Cælius, Dolabella, Antoine, ont compromis la tranquillité publique, qu’ils étaient chargés de maintenir. Curion, le chef de cette jeunesse ralliée au gouvernement nouveau, mourut trop vite pour avoir eu le temps d’être mécontent ; mais à la façon légère et dégagée dont il parlait déjà, de César dans ses conversations intimes, au peu d’illusion qu’il semblait avoir sur lui, on peut conjecturer qu’il aurait fait comme les autres.

Il est facile maintenant de comprendre quelles raisons avait Cælius de se plaindre, et comment cette ambition, que les dignités de l’ancienne république n’avaient pas contentée, finit par se trouver mal à l’aise dans le régime nouveau. On s’explique alors la lettre étrange qu’il avait écrite à Cicéron, et cette déclaration de guerre qu’il faisait à César et à son parti. Le mécontentement s’était glissé chez lui de bonne heure. Dès le début de la guerre civile, quand on le félicitait des succès des siens, il répondait tristement : « Que me fait cette gloire, qui n’arrive pas jusqu’à moi ? » C’est qu’il commençait à comprendre que dans le nouveau gouvernement il n’y avait plus de place que pour un homme, et qu’à lui seul allait appartenir désormais, la gloire comme le pouvoir. César l’emmena avec lui dans son expédition d’Espagne, sans lui donner, parait-il, l’occasion de s’y distinguer. De retour à Rome, il fut nommé préteur, mais il n’eut pas la prétoire urbaine, qui était la plus honorable, et Trebonius lui fut préféré. Cette préférence, qu’il regarda comme un outrage, lui causa un violent dépit. Il résolut de s’en venger, et n’attendit qu’une occasion. Elle lui sembla venue quand il vit César partir avec toutes ses troupes pour la Thessalie à la poursuite de Pompée. Il crut qu’en l’absence du dictateur et de ses soldats, au milieu des émotions de l’Italie, dans laquelle circulaient mille bruits contradictoires sur les résultats de la lutte, il pourrait tenter un coup décisif. Le moment était bien choisi ; mais ce qui l’était mieux encore, c’était la question même sur laquelle Cælius résolut d’engager le combat. Rien ne fait plus d’honneur à son habileté politique que d’avoir discerné si nettement les côtés faibles du parti victorieux, et d’avoir vu d’un coup d’œil la meilleure position qu’on pouvait prendre pour l’attaquer avec succès.

Quoique César fût maître de Rome et de l’Italie, et qu’on prévît que l’armée républicaine ne l’arrêterait pas, il lui restait encore de grandes difficultés à surmonter. Cælius le savait bien ; il n’ignorait pas que dans les luttes politiques le succès est souvent une épreuve pleine de dangers. Après que l’ennemi est vaincu, on a les siens à maintenir, ce qui donné quelquefois plus de peine. Il faut résister à des convoitises qu’on a tolérées : jusque-là, ou même qu’on a paru encourager, quand le moment de les satisfaire semblait éloigné ; il faut surtout se défendre contre les espérances exagérées que la victoire fait naître chez ceux qui l’ont remportée, et qu’elle ne pourra pas réaliser. D’ordinaire, tant qu’on n’est pas le plus fort et qu’on veut se faire des partisans, on n’épargne pas les promesses ; mais le jour qu’on arrive au pouvoir, il est bien difficile de tenir tous les engagemens qu’on a pris, et ces beaux programmes d’opposition qu’on a acceptés et répandus deviennent alors de grands embarras. César était le chef reconnu du parti démocratique ; c’est de là que lui venait sa force. « Je viens, avait-il dit en entrant en Italie, je viens rendre la liberté à la république asservie par une poignée d’aristocrates. » Or le parti démocratique, dont il se proclamait ainsi le mandataire, avait son programme tout préparé. Ce n’était plus tout à fait celui des Gracques. Après un siècle de luttes souvent sanglantes, les haines s’étaient envenimées, et les folles résistances de l’aristocratie avaient rendu le peuple plus exigeant. Chacun des chefs qui, depuis Caïus Gracchus, s’étaient proposés à le conduire, afin de l’entraîner plus sûrement à sa suite, avait formulé pour lui quelque demande nouvelle. Clodius avait prétendu établir le droit illimité d’association et gouverner la république par les sociétés secrètes. Catilina promettait la confiscation et le pillage ; aussi son souvenir était-il resté très populaire ; Cicéron parle des repas funèbres qu’on célébrait en son honneur et des fleurs dont on couvrait son tombeau. César, qui se présentait pour leur succéder, ne pouvait pas tout à fait répudier leur héritage ; il fallait bien qu’il promît qu’il achèverait leur œuvre et satisferait aux vœux de la démocratie. En ce moment, elle ne paraissait pas se soucier beaucoup de réformes politiques : elle avait le libre accès à toutes les dignités, elle avait le droit de suffrage, dont elle trafiquait pour vivre ; ce qu’elle voulait, c’était une révolution sociale. Être nourri sans rien faire aux frais de l’état, au moyen de distributions gratuites très fréquemment répétées, s’approprier les meilleures terres des alliés en envoyant des colonies dans les villes italiennes les plus riches ; arriver à une sorte de partage des biens, sous prétexte de reprendre à l’aristocratie le domaine public qu’elle s’était approprié, tel était l’idéal ordinaire des plébéiens ; mais ce qu’ils demandaient avec le plus d’insistance, ce qui était devenu le mot d’ordre de tout ce parti, c’était l’abolition des dettes, ou, comme on disait, la destruction des registres des créanciers (labulœ novœ), c’est-à-dire la violation autorisée de la foi publique, et la banqueroute générale décrétée par la loi. Ce programme, si violent qu’il fût, César avait paru l’accepter en se proclamant le chef de la démocratie. Tant que la lutte fut douteuse, il s’était bien gardé de faire des réserves, de peur d’affaiblir son parti par des divisions. Aussi croyait-on que, dès qu’il serait victorieux, il se mettrait à l’œuvre pour le réaliser.

César toutefois n’était pas seulement venu pour détruire un gouvernement, il voulait en fonder un autre, et il n’ignorait pas que sur la spoliation et la banqueroute on ne peut rien établir de solide. Après s’être servi sans remords du programme de la démocratie pour renverser la république, il comprit qu’un rôle nouveau commençait pour lui. Le jour où il fut maître de Rome, son instinct d’homme d’état et son intérêt de souverain en firent un conservateur. En même temps qu’il tendait la main aux hommes modérés des partis anciens, il n’avait pas de scrupule à rentrer souvent dans les traditions de l’ancien régime.

Il est certain que l’œuvre de César, à la prendre dans son ensemble, est loin d’être celle d’un révolutionnaire. Beaucoup de ses lois ont été louées par Cicéron après les ides de mars ; c’est assez dire qu’elles n’étaient pas conformes aux vœux et aux espérances de la démocratie. Il envoya quatre-vingt mille citoyens pauvres dans des colonies, mais au-delà de la mer, en Afrique et en Grèce. Il ne pouvait pas songer à abolir tout à fait les libéralités que l’état faisait au peuple de Rome, mais il les restreignit. Au lieu de trois cent vingt mille citoyens qui y prenaient part sous la république, il n’en admit plus que cent cinquante mille ; il ordonna que ce nombre ne serait pas dépassé et que tous les ans le préteur remplacerait ceux de ces privilégiés de la misère qui seraient morts dans l’année. Loin de rien changer au régime prohibitif qui était en vigueur sous la république, il établit des droits d’entrée sur les marchandises étrangères. Il publia une loi somptuaire, beaucoup plus sévère que les précédentes, qui réglait en détail la façon dont il fallait s’habiller et se nourrir, et la fit exécuter avec une rigueur tyrannique. Les marchés étaient gardés militairement, de peur qu’on y vendît rien de ce que la loi défendait d’acheter, et on autorisait les soldats à pénétrer dans les maisons et à saisir jusque sur les tables les comestibles prohibés. La surveillance fut si bien faite qu’il ne resta plus de ressource aux gourmets que d’inventer des assaisonnemens merveilleux pour les légumes les plus simples : il paraît qu’ils y avaient très bien réussi, car Cicéron raconte qu’au festin augural de Lentulus, quoiqu’on s’en fût tenu au régime de la loi, il trouva moyen de se rendre malade. « Moi, dit-il, qui résistais aux huîtres et aux murènes, je me suis laissé prendre par des cardons et des mauves ! » Ces mesures, qui gênaient le commerce et l’industrie, qui par conséquent nuisaient aux intérêts du peuple, César les avait empruntées aux traditions des gouvernemens aristocratiques. Elles ne pouvaient donc pas être populaires ; mais ce qui l’était encore moins, c’étaient les restrictions qu’il apporta au droit de réunion. Ce droit, auquel la démocratie tenait plus qu’à tout autre, avait été respecté jusqu’aux derniers temps de la république, et le tribun Clodius s’en était habilement servi pour épouvanter le sénat et faire régner la terreur sur le Forum. Sous prétexte d’honorer les dieux lares de chaque carrefour, il s’était formé des associations de quartier (collegia compitalicia) qui contenaient des citoyens pauvres et des esclaves. Religieuses d’abord, ces sociétés étaient bientôt devenues politiques. À l’époque de Clodius, elles formaient une sorte d’armée régulière de la démocratie, et jouaient le même rôle dans les émeutes de Rome que chez nous les sections en 93. À côté de ces associations permanentes, et sur le même modèle, il s’en formait de temporaires toutes les fois qu’avait lieu quelque grande élection. On enrôlait les gens par quartier, on les divisait en décuries et en centuries, on leur choisissait des chefs qui les menaient voter militairement, et comme en général ce n’était pas pour rien que le peuple donnait son suffrage, on désignait par avance un personnage important, nommé sequester, entre les mains duquel on déposait la somme que promettait le candidat, et des distributeurs (divisores) chargés, après le vote, de la répartir entre chaque tribu. Voilà comment s’exerçait à Rome le suffrage universel à la fin de la république, et de quelle façon cette race, naturellement amie de la discipline, était parvenue à discipliner le désordre. César, qui s’était souvent servi de ces associations secrètes, qui avait dirigé par elles les élections et dominé les délibérations du Forum, ne voulut plus les souffrir quand il n’en eut plus besoin. Il pensa qu’un gouvernement régulier ne subsisterait pas longtemps, s’il laissait fonctionner auprès de lui ce gouvernement occulte. Il ne recula donc pas devant des mesures sévères pour se débarrasser de ce désordre organisé. Au grand scandale de ses amis, il supprima d’un seul coup toutes les sociétés politiques, ne laissant exister que les plus anciennes, qui n’offraient pas de dangers.

C’étaient là des mesures vigoureuses et qui devaient blesser bien des gens ; aussi n’osa-t-il les prendre que plus tard, après Munda et Thapsus, quand son autorité n’était plus contestée par personne, et qu’il se sentait assez fort pour résister à la démocratie, son ancienne alliée. Quand il partit pour Pharsale, il avait encore beaucoup de ménagemens à garder ; la prudence lui commandait de ne pas mécontenter ses amis, lorsqu’il lui restait tant d’ennemis sur les bras. D’ailleurs il y avait certaines questions qu’on ne pouvait pas remettre, tant la démocratie les avait prises à cœur et exigeait une solution immédiate. Telle était surtout l’abolition des dettes. César s’en occupa dès son retour d’Espagne ; mais ici encore, malgré les difficultés de sa situation, il ne fut pas aussi radical qu’on le supposait. Placé entre ses instincts de conservateur et les exigences de son parti, il s’arrêta à un terme moyen : au lieu d’abolir complètement les dettes, il se contenta de les réduire. il ordonna d’abord que toutes les sommes payées jusque-là pour les intérêts seraient déduites du capital ; ensuite, pour rendre plus facile le paiement de la somme ainsi diminuée, il régla que les propriétés des débiteurs seraient estimées par des arbitres, qu’on en fixerait non pas la valeur actuelle, mais celle qu’elles avaient avant la guerre civile, et que les créanciers seraient obligés de les prendre à ce taux. Suétone dit que de cette façon la créance était diminuée de plus du quart. Assurément ces mesures nous paraissent encore très révolutionnaires. Nous ne comprenons pas ces interventions du pouvoir pour spolier sans motif des particuliers d’une partie de leur fortune, et rien ne nous semble plus injuste que de voir la loi elle-même déchirer des contrats qui sont placés sous sa sauvegarde ; mais alors l’impression ne fut pas la même. Les créanciers, qui craignaient qu’on ne leur laissât rien, s’estimaient très heureux de ne pas tout perdre, et les débiteurs, qui avaient compté être tout à fait libérés, se plaignaient amèrement qu’on voulût leur faire payer quelque chose. De là des mécomptes et des murmures. « En ce moment, écrivait Caelius, à l’exception de quelques usuriers, tout le monde ici est pompéien. »

Pour un ennemi caché comme Caelius, l’occasion d’éclater était bonne. Il s’empressa de la saisir et de profiter de cette désaffection dont il était témoin. Sa tactique était hardie. Prendre pour lui ce rôle de démocrate avancé, ou, comme on dirait aujourd’hui, de socialiste, dont César ne voulait pas, former de tous ces mécontens un parti plus radical et s’en déclarer le chef, tel fut le plan qu’il imagina. Pendant que les arbitres nommés pour évaluer les biens des débiteurs s’acquittaient de leur mieux de leurs fonctions délicates et que le préteur de la ville, Trebonius, jugeait les contestations qui s’élevaient à propos de leur arbitrage, Cælius fit placer sa chaise curule à côté du tribunal de Trebonius, et, s’érigeant de sa propre autorité en juge des arrêts de son collègue et de son supérieur, il déclara qu’il appuierait les réclamations de ceux qui auraient à s’en plaindre ; mais, soit que Trebonius contentât tout le monde, soit plutôt qu’on eût peur de César, personne n’osa se présenter. Ce premier échec ne découragea pas Cælius : il pensa au contraire que plus la situation devenait difficile, plus il fallait payer d’audace, et, malgré l’opposition du consul Servilius et de tous les. autres magistrats, il publia deux lois fort hardies, l’une qui faisait remise à tous les locataires d’un an de loyer, l’autre qui abolissait entièrement toutes les dettes. Cette fois le peuple sembla disposé à venir en aide à celui qui prenait si résolument son parti : des troubles eurent lieu ; le sang coula, comme autrefois, sur le Forum ; Trebonius, attaqué par une multitude furieuse, fut renversé de son tribunal et ne se sauva que par miracle. Cælius triomphait et croyait sans doute qu’une révolution nouvelle allait commencer ; mais, par une singulière coïncidence, il allait se trouver victime de la même erreur que Brutus. Dans des causes tout à fait opposées, ces deux hommes si différens se trompaient de la même façon : tous les deux avaient trop compté sur le peuple de Rome. L’un lui rendait la liberté et le croyait capable de la désirer et de la défendre, l’autre l’appelait aux armes en lui promettant de lui faire part de la fortune des riches ; mais le peuple n’écouta ni l’un ni l’autre, car il n’était pas plus susceptible de mauvaises passions que de nobles instincts. Son rôle était fini, il en avait le sentiment : le jour où il avait abdiqué entre les mains du pouvoir absolu, il avait semblé perdre entièrement la mémoire du passé. Dès lors on le voit renoncer à toute initiative politique, et rien n’est plus capable de l’arracher à son apathie. Ces droits souhaités avec tant d’ardeur et conquis avec tant de peine, ces convoitises entretenues avec tant de soin par les chefs populaires, le tribunat et les lois agraires, tout lui devient indifférent. C’est déjà ce peuple de l’empire si admirablement peint par Tacite, le plus misérable de tous les peuples, complaisant à tous les succès, cruel pour tous les revers, qui accueille tous ceux qui triomphent avec les mêmes applaudissemens, et dont le seul rôle dans toutes les révolutions consiste à former, quand la lutte est finie, le cortège du vainqueur.

Un peuple pareil ne pouvait être un appui sérieux pour personne, et Cælius avait tort de compter sur lui. Si, par un reste d’habitude, il avait un jour paru sensible à ces grandes promesses qui l’avaient ému tant de fois, alors qu’il était libre, cette émotion ne fut que passagère, et il suffit de quelques cavaliers qui traversaient Rome par hasard pour le faire rentrer dans l’ordre. Le consul Servilius fut armé par le sénat de la fameuse formule qui suspendait tous les pouvoirs légaux et concentrait l’autorité dans une seule main. Aidé de ces troupes de passage, il défendit à Cælius d’exercer les fonctions de sa charge, et, comme il résistait, il fit briser sa chaise curule[7] et l’arracha de la tribune, d’où il ne voulait pas descendre. Cette fois le peuple resta tranquille, et pas une voix ne répondit à celle qui essayait de réveiller dans ces âmes éteintes les anciennes passions. Cælius rentra chez lui la rage dans le cœur. Après un déshonneur aussi public, il ne pouvait plus rester dans Rome. Aussi s’empressa-t-il de la quitter, disant à tout le monde qu’il allait s’expliquer avec César ; mais il avait bien d’autres projets. Puisque Rome l’abandonnait, Cælius allait essayer de soulever l’Italie et de renouveler la guerre sociale. C’était une entreprise audacieuse, et cependant, avec l’aide d’un homme intrépide dont il s’était ménagé l’appui, il ne désespérait pas d’y réussir. Il y avait alors en Italie un ancien conspirateur, Milon, qui s’était fait redouter par ses violences pendant cette anarchie qui suivit le consulat de Cicéron. Condamné plus tard pour assassinat, il s’était réfugié à Marseille. César, en rappelant tous les bannis, avait excepté celui-là, dont il redoutait l’audace incorrigible ; mais, sur l’invitation de Cælius, il était revenu en cachette et attendait les événemens. Cælius alla le trouver, et tous deux écrivirent des lettres pressantes aux municipes italiens pour leur faire de grandes promesses et les exciter à prendre les armes. Les municipes restèrent tranquilles. Cælius et Milon furent bien forcés alors de se servir de la dernière ressource qui leur restait. Abandonnés par les citoyens libres de Rome et de l’Italie, ils s’adressèrent aux populations serviles, ouvrant les prisons d’esclaves et appelant à eux les pâtres de l’Apulie et les gladiateurs des jeux publics. Quand ils eurent, par ces moyens, rassemblé quelques partisans, ils se séparèrent pour tenter isolément la fortune, mais aucun des deux ne réussit. Milon, qui avait osé attaquer une ville importante défendue par un préteur avec une légion, fut tué d’un coup de pierre. Cælius, après, avoir essayé vainement de faire déclarer pour lui Naples et la Campanie, fut contraint de rétrograder jusqu’à Thurium. Là, il rencontra des cavaliers espagnols et gaulois qu’on envoyait de Rome, et comme il s’avançait pour leur parler et leur promettait de l’argent s’ils voulaient le suivre, ils le tuèrent.

Ainsi périt à trente-quatre ans cet intrépide jeune homme qui avait espéré balancer la fortune de César. Jamais plus vastes desseins n’eurent une fin aussi misérable. Après avoir montré une incroyable audace et formé des projets de plus en plus hardis à mesure que les premiers échouaient, après avoir en quelques mois essayé successivement de soulever le peuple de Rome, l’Italie, les esclaves, il mourut obscurément de la main de quelques barbares qu’il voulait porter à trahir leur devoir, et sa mort, survenue au moment où tous les yeux étaient fixés sur Pharsale, passa presque inaperçue. Qui oserait dire pourtant que cette fin, si triste qu’elle soit, n’était pas méritée ? N’était-il pas juste, après tout, qu’un homme qui avait toujours vécu d’aventures pérît comme un aventurier ? Ce n’était pas un politique achevé, quoi que prétende Cicéron ; il lui a manqué, pour l’être, d’avoir une croyance et de se dévouer à la servir. L’instabilité de ses sentimens, les inconséquences de sa conduite, cette sorte de scepticisme qu’il affectait pour toutes les opinions, n’ont pas moins nui à son talent qu’à son caractère. S’il avait su mettre plus d’unité dans sa vie, s’il s’était attaché de bonne heure à quelque parti honnête, ses qualités, trouvant un emploi digne d’elles, auraient atteint leur perfection. Il aurait pu succomber sans doute, mais mourir à Pharsale ou à Philippes est encore un honneur dont la postérité tient compte. Au contraire, comme il a changé d’opinions autant de fois que d’intérêts ou de caprices, comme il a tour à tour servi les partis les plus opposés sans croire à la justice d’aucun, il n’a jamais été qu’un orateur incomplet et qu’un politique de hasard, et il est mort sur un grand chemin comme un malfaiteur vulgaire. Cependant, malgré ses fautes, l’histoire a quelque peine à le maltraiter. Les écrivains anciens ne parlent jamais de lui qu’avec une secrète complaisance. L’éclat qui entoura sa jeunesse, les agrémens de son esprit, l’élégance qu’il sut conserver jusque dans les plus tristes désordres, une sorte de franchise hardie qui l’empêchait de chercher des prétextes honorables pour des choses qui ne l’étaient pas, cette vue nette des situations dans la vie politique, cette connaissance des hommes, cette fécondité de ressources, cette vigueur de résolution, cette intrépidité à tout oser et à jouer sans cesse sa tête, tant de brillantes qualités mêlées à de si grands défauts ont désarmé les juges les plus rigoureux. Le sage Quintilien lui-même, si peu fait pour comprendre cette nature emportée, n’a pas osé cependant être sévère pour lui. Après avoir loué les grâces de son esprit et son éloquence mordante, il se contente d’ajouter pour toute morale : « C’était un homme qui méritait de se conduire mieux et de vivre plus longtemps, dignus vir cui mens melior et vita longior contigisset ! »

Au moment où mourut Cælius, cette jeunesse élégante dont il était le modèle, et que les vers de Catulle et les lettres de Cicéron nous ont permis de connaître, avait déjà disparu en partie. Il ne restait presque aucun de ces jeunes gens qui brillaient aux fêtes de Baïes et qu’on applaudissait au Forum. Catulle était mort le premier, au moment où son talent, mûri par l’âge, devenait plus sérieux et plus élevé. Son ami Calvus allait le suivre de près, emporté à trente-cinq ans, sans doute par les fatigues de la vie publique. Curion avait été tué par les soldats de Pompée, comme Cælius le fut par ceux de César. Dolabella seul survivait, mais pour périr quelques années plus tard dans d’affreuses tortures. C’était une génération révolutionnaire que la révolution moissonnait, car il est vrai de dire, selon le mot célèbre, que dans tous les temps comme dans tous les pays elle dévore ses enfans.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1863.
  2. Au temps des Gracques, le censeur Metellus s’exprimait ainsi dans un discours où il attaquait très vivement les célibataires : « Citoyens, si l’on pouvait vivre sans femmes, nous nous passerions tous de cet embarras (omnes ea molestia careremus) ; mais, puisque la nature a voulu qu’il fût aussi impossible de s’en passer qu’il est désagréable de vivre avec elles, sachons sacrifier les agrémens d’une vie si courte aux intérêts de la république, qui doit durer toujours. » Cette façon d’encourager les gens à se marier semblait apparemment très efficace, puisqu’au moment où l’on se mariait moins que jamais, Auguste crut devoir faire relire devant le peuple le discours du vieux Metellus.
  3. Un savant allemand, M. Schwab, dans un livre qu’il vient de publier sur Catulle, a mis hors de doute la vérité de cette assertion d’Apulée.
  4. Probablement avec quelque femme qu’aimait Cælius. Cicéron, en répondant à cette lettre, lui dit que le bruit de ses exploits est parvenu jusqu’au mont Taurus. Beaucoup supposent qu’il s’agit d’exploits amoureux.
  5. Voyez l’excellent mémoire de M. Th. Mommsen intitulé : Die Rechtsfrage zwischen Cæsar und dem Senat. Breslau 1857.
  6. Il y aurait de l’injustice à passer sous silence le nom de Matius, dont il reste une si belle lettre à propos de la mort de César. Celui-là était pour César un ami véritable ; mais il faut remarquer que ce n’est pas parmi ceux qu’il avait faits préteurs ou consuls et dont il paya si souvent les dettes qu’il l’avait trouvé. Matius ne remplit jamais aucune fonction politique, et sans la correspondance de Cicéron son nom ne serait pas arrivé jusqu’à nous.
  7. Un détail curieux, conservé par Quintilien, nous apprend qu’au milieu de ces graves affaires, dans lesquelles il jouait sa vie, Cælius conservait la légèreté de son caractère et son humeur railleuse. Après que sa chaise curule eut été brisée, il en fit construire une autre tout en lanières de cuir et l’apporta au consul. Tous les spectateurs éclatèrent de rire. On racontait que Servilius avait, dans sa jeunesse, reçu les étrivières.